Vingt ans après/Chapitre 92

CHAPITRE XCII.

COMME QUOI AVEC UNE PLUME ET UNE MENACE ON FAIT PLUS VITE ET MIEUX QU’AVEC L’ÉPÉE ET DU DÉVOÛMENT.


lettrine D’Artagnan connaissait sa mythologie : il savait que l’occasion n’a qu’une touffe de cheveux par laquelle on puisse la saisir, et il n’était pas homme à la laisser passer sans l’arrêter par le toupet. Il organisa un système de voyage prompt et sûr en envoyant d’avance des chevaux de relais à Chantilly, de façon qu’il pouvait être à Paris en cinq ou six heures. Mais avant de partir, il réfléchit que pour un garçon d’esprit et d’expérience, c’était une singulière position que de marcher à l’incertain en laissant le certain derrière soi.

— En effet, se dit-il au moment de monter à cheval pour remplir sa dangereuse mission, Athos est un héros de roman pour la générosité ; Porthos, une nature excellente, mais facile à influencer ; Aramis, un visage hiéroglyphique, c’est-à-dire toujours illisible. Que produiront ces trois éléments quand je ne serai plus là pour les relier entre eux ?… la délivrance du cardinal peut-être. Or, la délivrance du cardinal, c’est la ruine de nos espérances, et nos espérances sont jusqu’à présent l’unique récompense de vingt ans de travaux près desquels ceux d’Hercule sont des œuvres de pygmée.

Il alla trouver Aramis.

— Vous êtes, vous, mon cher chevalier d’Herblay, lui dit-il, la Fronde incarnée. Méfiez-vous donc d’Athos, qui ne veut faire les affaires de personne, pas même les siennes. Méfiez-vous surtout de Porthos, qui, pour plaire au comte, qu’il regarde comme la Divinité sur la terre, l’aidera à faire évader Mazarin, si Mazarin a seulement l’esprit de pleurer ou de faire de la chevalerie.

Aramis sourit de son sourire fin et résolu à la fois.

— Ne craignez rien, dit-il, j’ai mes conditions à poser. Je ne travaille pas pour moi, mais pour les autres, et il faut que ma petite ambition aboutisse au profit de qui de droit.

— Bon, pensa d’Artagnan, de ce côté je suis tranquille.

Il serra la main d’Aramis et alla trouver Porthos.

— Ami, lui dit-il, vous avez tant travaillé avec moi à édifier notre fortune, qu’au moment où nous sommes sur le point de recueillir le fruit de nos travaux, ce serait une duperie ridicule à vous que de vous laisser dominer par Aramis, dont vous connaissez la finesse, finesse qui, nous pouvons le dire entre nous, n’est pas toujours exempte d’égoïsme ; ou par Athos, homme noble et désintéressé, mais aussi homme blasé, qui, ne désirant plus rien pour lui-même, ne comprend pas que les autres aient des désirs. Que diriez-vous si l’un ou l’autre de nos deux amis vous proposait de laisser aller Mazarin ?

— Mais je dirais que nous avons eu trop de mal à le prendre pour le lâcher ainsi.

— Bravo ! Porthos ; et vous auriez raison, mon ami ; car avec lui, vous lâcheriez votre baronnie, que vous tenez entre vos mains, sans compter qu’une fois hors d’ici, Mazarin vous ferait pendre.

— Bon ! vous croyez ?

— J’en suis sûr.

— Alors je le tuerais plutôt lui, que de le laisser échapper.

— Et vous auriez raison. Il ne s’agit pas, vous comprenez, quand nous avons cru faire nos affaires, d’avoir fait celles des frondeurs, qui d’ailleurs n’entendent pas les questions politiques comme nous, qui sommes de vieux soldats.

— N’ayez pas peur, cher ami, dit Porthos, je vous regarde par la fenêtre monter à cheval, je vous suis des yeux jusqu’à ce que vous ayez disparu, puis je reviens m’installer à la porte du cardinal, à une porte vitrée qui donne dans la chambre. De là je verrai tout, et au moindre geste suspect, j’extermine.

— Bravo ! pensa d’Artagnan. De ce côté, je crois, le cardinal sera bien gardé.

Et il serra la main du seigneur de Pierrefonds et alla trouver Athos.

— Mon cher Athos, dit-il, je pars. Je n’ai qu’une chose à vous dire : vous connaissez Anne d’Autriche ; la captivité de M. de Mazarin garantit seule ma vie ; si vous le lâchez, je suis mort.

— Il ne me fallait rien moins qu’une telle considération, mon cher d’Artagnan, pour me décider à faire le métier de geôlier. Je vous donne ma parole que vous retrouverez le cardinal où vous le laissez.

— Voilà qui me rassure plus que toutes les signatures royales, pensa d’Artagnan. Maintenant que j’ai la parole d’Athos, je puis partir.

D’Artagnan partit effectivement seul, sans autre escorte que son épée et avec un simple laissez-passer de Mazarin pour parvenir près de la reine.

Six heures après son départ de Pierrefonds il était à Saint-Germain.

La disparition de Mazarin était ignorée ; Anne d’Autriche seule la savait et cachait son inquiétude à ses plus intimes. On avait retrouvé dans la chambre de d’Artagnan et de Porthos les deux soldats garrottés et bâillonnés. On leur avait immédiatement rendu l’usage des membres et de la parole ; mais ils n’avaient rien à dire autre chose que ce qu’ils savaient, c’est-à-dire comme ils avaient été harponnés, liés et dépouillés. Mais de ce qu’avaient fait Porthos et d’Artagnan une fois sortis par où les soldats étaient entrés, c’est ce dont ils étaient aussi ignorants que tous les autres habitants du château.

Bernouin seul en savait un peu plus que les autres. Bernouin ne voyant pas revenir son maître et entendant sonner minuit, avait pris sur lui de pénétrer dans l’orangerie. La première porte, barricadée avec les meubles, lui avait déjà donné quelques soupçons ; mais cependant il n’avait voulu faire part de ses soupçons à personne et avait patiemment frayé son passage au milieu de tout ce déménagement. Puis il était arrivé au corridor, dont il avait trouvé toutes les portes ouvertes. Il en était de même de la porte de la chambre d’Athos et de celle du parc. Arrivé là, il lui fut facile de suivre les pas sur la neige. Il vit que ces pas aboutissaient au mur ; de l’autre côté il retrouva la même trace, puis des piétinements de chevaux, puis les vestiges d’une troupe de cavalerie tout entière qui s’était éloignée dans la direction d’Enghien. Dès lors il n’avait plus conservé aucun doute que le cardinal eût été enlevé par les trois prisonniers, puisque les prisonniers étaient disparus avec lui, et il avait couru à Saint-Germain pour prévenir de cette disparition la reine.

Anne d’Autriche lui avait recommandé le silence, et Bernouin l’avait scrupuleusement gardé ; seulement elle avait fait venir M. le Prince, auquel elle avait tout dit, et M. le Prince avait aussitôt mis en campagne cinq ou six cents cavaliers, avec ordre de fouiller tous les environs et de ramener à Saint-Germain toute troupe suspecte et qui s’éloignerait de Rueil dans quelque direction que ce fût.

Or, comme d’Artagnan ne formait pas une troupe puisqu’il était seul, puisqu’il ne s’éloignait pas de Rueil, puisqu’il allait à Saint-Germain, personne ne fit attention à lui, et son voyage ne fut aucunement entravé.

En entrant dans la cour du vieux château, la première personne que vit notre ambassadeur fut maître Bernouin en personne, qui, debout sur le seuil, attendait des nouvelles de son maître disparu.

À la vue de d’Artagnan, qui entrait à cheval dans la cour d’honneur, Bernouin se frotta les yeux et crut se tromper. Mais d’Artagnan lui fit de la tête un petit signe amical, mit pied à terre, et, jetant la bride de son cheval au bras d’un laquais qui passait, il s’avança vers le valet de chambre, qu’il aborda le sourire sur les lèvres.

— Monsieur d’Artagnan ! s’écria celui-ci, pareil à un homme qui a le cauchemar et qui parle en dormant ; monsieur d’Artagnan !

— Lui-même, monsieur Bernouin.

— Et que venez-vous faire ici ?

— Apporter des nouvelles de M. de Mazarin, et des plus fraîches même.

— Qu’est-il donc devenu ?

— Il se porte comme vous et moi.

— Il ne lui est donc rien arrivé de fâcheux ?

— Rien absolument. Il a seulement éprouvé le besoin de faire une course dans l’Île-de-France, et nous a priés, M. le comte de la Fère, M. du Vallon et moi, de l’accompagner. Nous étions trop ses serviteurs pour lui refuser une pareille demande. Nous sommes partis hier soir et me voilà.

— Vous voilà !

— Son Éminence avait quelque chose à faire dire à Sa Majesté, quelque chose de secret et d’intime, une mission qui ne pouvait être confiée qu’à un homme sûr, de sorte qu’elle m’a envoyé à Saint-Germain. Ainsi donc, mon cher monsieur Bernouin, si vous voulez faire quelque chose qui soit agréable à votre maître, prévenez Sa Majesté que j’arrive et dites-lui dans quel but.

Qu’il parlât sérieusement ou que son discours ne fût qu’une plaisanterie, comme il était évident que d’Artagnan était, dans les circonstances présentes, le seul homme qui pût tirer Anne d’Autriche d’inquiétude, Bernouin ne fit aucune difficulté d’aller la prévenir de cette singulière ambassade, et comme il l’avait prévu, la reine lui donna l’ordre d’introduire à l’instant même M. d’Artagnan.

D’Artagnan s’approcha de sa souveraine avec toutes les marques du plus profond respect. Arrivé à trois pas d’elle, il mit un genou en terre et lui présenta la lettre.

C’était, comme nous l’avons dit, une simple lettre, moitié d’introduction, moitié de créance. La reine la lut, reconnut parfaitement l’écriture du cardinal, quoiqu’elle fût un peu tremblée, et comme cette lettre ne lui disait rien de ce qui s’était passé, elle demanda des détails.

D’Artagnan lui raconta tout avec cet air naïf et simple qu’il savait si bien prendre dans certaines circonstances.

La reine, à mesure qu’il parlait, le regardait avec un étonnement progressif ; elle ne comprenait pas qu’un homme osât concevoir une telle entreprise, et encore moins qu’il eût l’audace de la raconter à celle dont l’intérêt et presque le devoir était de la punir.

— Comment, monsieur, s’écria, quand d’Artagnan eut terminé son récit, la reine, rouge d’indignation, vous osez m’avouer votre crime ! me raconter votre trahison !

— Pardon, madame, mais il me semble, ou que je me suis mal expliqué, ou que Votre Majesté m’a mal compris ; il n’y a là-dedans ni crime ni trahison. M. de Mazarin nous tenait en prison, M. du Vallon et moi, parce que nous n’avions pu croire qu’il nous ait envoyés en Angleterre pour voir tranquillement couper le cou au roi Charles Ier, le beau-frère du feu roi votre mari, l’époux de madame Henriette, votre sœur et votre hôte, et que nous avons fait tout ce que nous avons pu pour sauver la vie du martyr royal. Nous étions donc convaincus, mon ami et moi, qu’il y avait là-dessous quelque erreur dont nous étions victimes, et qu’une explication entre nous et Son Éminence était nécessaire. Or, pour qu’une explication porte ses fruits, il faut qu’elle se fasse tranquillement, loin du bruit des importuns. Nous avons en conséquence emmené M. le cardinal dans le château de mon ami, et là nous nous sommes expliqués. Eh bien ! Madame, ce que nous avions prévu était vrai, il y avait erreur. M. de Mazarin avait pensé que nous avions servi le général Cromwell, au lieu d’avoir servi le roi Charles, ce qui eût été une honte qui eût rejailli de nous à lui, de lui à Votre Majesté ; une lâcheté qui eût taché à sa tige la royauté de votre illustre fils. Or, nous lui avons donné la preuve du contraire, et cette preuve, nous sommes prêts à la donner à Votre Majesté elle-même, en en appelant à l’auguste veuve qui pleure dans le Louvre où l’a logée votre royale munificence. Cette preuve l’a si bien satisfait, qu’en signe de satisfaction il m’a envoyé, comme Votre Majesté peut le voir, pour causer avec elle des réparations naturellement dues à des gentilshommes mal appréciés et persécutés à tort.

— Je vous écoute et vous admire, monsieur, dit Anne d’Autriche. En vérité, j’ai rarement vu un pareil excès d’impudence.

— Allons, dit d’Artagnan, voici Votre Majesté qui, à son tour, se trompe sur nos intentions comme avait fait M. de Mazarin.

— Vous êtes dans l’erreur, monsieur, dit la reine, et je me trompe si peu, que dans dix minutes vous serez arrêté et que dans une heure je partirai pour aller délivrer mon ministre à la tête de mon armée.

— Je suis sûr que Votre Majesté ne commettra point une pareille imprudence, dit d’Artagnan, d’abord parce qu’elle serait inutile et qu’elle amènerait les plus graves résultats. Avant d’être délivré, M. le cardinal serait mort, et Son Éminence est si bien convaincue de la vérité de ce que je dis, qu’elle m’a au contraire prié, dans le cas où je verrais Votre Majesté dans ces dispositions, de faire tout ce que je pourrais pour obtenir qu’elle change de projet.

— Eh bien ! je me contenterai donc de vous faire arrêter.

— Pas davantage, madame, car le cas de mon arrestation est aussi bien prévu que celui de la délivrance du cardinal. Si demain, à une heure fixe, je ne suis pas revenu, après-demain matin M. le cardinal sera conduit à Paris.

— On voit bien, monsieur, que vous vivez, par votre position, loin des hommes et des choses ; car autrement vous sauriez que M. le cardinal a été cinq ou six fois à Paris, et cela depuis que nous en sommes sortis, et qu’il y a vu M. de Beaufort, M. de Bouillon, M. le coadjuteur, M. d’Elbeuf, et que pas un n’a eu l’idée de le faire arrêter.

— Pardon, madame, je sais tout cela ; aussi n’est-ce ni à M. de Beaufort, ni à M. de Bouillon, ni à M. le coadjuteur, ni à M. d’Elbeuf, que mes amis conduiront M. le cardinal, attendu que ces messieurs font la guerre pour leur propre compte, et qu’en leur accordant ce qu’ils désirent M. le cardinal en aurait bon marché ; mais bien au parlement, qu’on peut acheter en détail sans doute, mais que M. de Mazarin lui-même n’est pas assez riche pour acheter en masse.

— Je crois, dit Anne d’Autriche en fixant son regard, qui, dédaigneux chez une femme, devenait terrible chez une reine, je crois que vous menacez la mère de votre roi !

— Madame, dit d’Artagnan, je menace parce qu’on m’y force. Je me grandis parce qu’il faut que je me place à la hauteur des événements et des personnes. Mais croyez bien une chose, madame, aussi vrai qu’il y a un cœur qui bat pour vous dans cette poitrine, croyez bien que vous avez été l’idole constante de notre vie, que nous avons, vous le savez bien, mon Dieu ! risquée vingt fois pour Votre Majesté. Voyons, madame, est-ce que Votre Majesté n’aura pas pitié de ses serviteurs, qui ont depuis vingt ans végété dans l’ombre, sans laisser échapper dans un seul soupir les secrets saints et solennels qu’ils avaient eu le bonheur de partager avec vous ? Regardez-moi, moi qui vous parle, madame, moi que vous accusez d’élever la voix et de prendre un ton menaçant. Que suis-je ? un pauvre officier sans fortune, sans abri, sans avenir, si le regard de ma reine, que j’ai si longtemps cherché, ne se fixe pas un moment sur moi. Regardez M. le comte de la Fère, un type de noblesse, une fleur de la chevalerie ; il a pris parti contre sa reine, ou plutôt, non pas, il a pris parti contre son ministre ; et celui-là n’a pas d’exigences, que je crois. Voyez enfin M. du Vallon, cette âme fidèle, ce bras d’acier, il attend depuis vingt ans de votre bouche un mot qui le fasse par le blason ce qu’il est par le sentiment et par la valeur. Voyez enfin votre peuple, qui est bien quelque chose pour une reine, votre peuple qui vous aime et qui cependant souffre ; que vous aimez et qui cependant a faim ; qui ne demande pas mieux que de vous bénir et qui cependant vous… Non, j’ai tort ; jamais votre peuple ne vous maudira, madame. Eh bien ! dites un mot et tout est fini, et la paix succède à la guerre, la joie aux larmes, le bonheur aux calamités.

Anne d’Autriche regarda avec un certain étonnement le visage martial de d’Artagnan, sur lequel on pouvait lire une expression singulière d’attendrissement.

— Que n’avez-vous dit tout cela avant d’agir ? dit-elle.

— Parce que, madame, il s’agissait de prouver à Votre Majesté une chose dont elle doutait, ce me semble : c’est que nous avons encore quelque valeur et qu’il est juste qu’on fasse quelque cas de nous.

— Et cette valeur ne reculerait devant rien, à ce que je vois ? dit Anne d’Autriche.

— Elle n’a reculé devant rien dans le passé, dit d’Artagnan ; pourquoi donc ferait-elle moins dans l’avenir ?

— Et cette valeur en cas de refus, et par conséquent en cas de lutte, irait jusqu’à m’enlever moi-même au milieu de ma cour pour me livrer à la Fronde, comme vous voulez livrer mon ministre ?

— Nous n’y avons jamais songé, madame, dit d’Artagnan avec cette forfanterie gasconne qui n’était chez lui que de la naïveté ; mais si nous l’avions résolu entre nous quatre, nous le ferions bien certainement…

— Je devais le savoir, murmura Anne d’Autriche, ce sont des hommes de fer.

— Hélas ! madame, dit d’Artagnan, cela me prouve que c’est seulement d’aujourd’hui que Votre Majesté a une juste idée de nous.

— Bien, dit Anne, mais cette idée, si je l’ai enfin…

— Votre Majesté nous rendra justice. Nous rendant justice, elle ne nous traitera plus comme des hommes vulgaires. Elle verra en moi un ambassadeur digne des hauts intérêts qu’il est chargé de discuter avec vous.

— Où est le traité ?

— Le voici.

Anne d’Autriche jeta les yeux sur le traité que lui présentait d’Artagnan.

— Je n’y vois, dit-elle, que les conditions générales. Les intérêts de M. de Conti, de M. de Beaufort, de M. de Bouillon, de M. d’Elbeuf et de M. le coadjuteur y sont établis. Mais les vôtres ?

— Nous nous rendons justice, madame, tout en nous plaçant à notre hauteur. Nous avons pensé que nos noms n’étaient pas dignes de figurer près de ces grands noms.

— Mais vous, vous n’avez pas renoncé, je présume, à m’exposer vos prétentions de vive voix ?

— Je crois que vous êtes une grande et puissante reine, madame, et qu’il serait indigne de votre grandeur et de votre puissance de ne pas récompenser dignement les bras qui ramèneront Son Éminence à Saint-Germain.

— C’est mon intention, dit la reine ; voyons, parlez.

— Celui qui a traité l’affaire (pardon si je commence par moi, mais il faut bien que je m’accorde l’importance, non pas que j’ai prise, mais qu’on m’a donnée) ; celui qui a traité l’affaire du rachat de M. le cardinal doit être, ce me semble, pour que la récompense ne soit pas au-dessous de Votre Majesté, celui-là doit être fait chef des gardes, quelque chose comme colonel des mousquetaires.

— C’est la place de M. de Tréville que vous me demandez là ?

— La place est vacante, madame, et depuis un an que M. de Tréville l’a quittée, il n’a point été remplacé.

— Mais c’est une des premières charges militaires de la maison du roi !

— M. de Tréville était un simple cadet de Gascogne comme moi, madame, et il a occupé cette charge vingt ans.

— Vous avez réponse à tout, monsieur, dit Anne d’Autriche.

Et elle prit sur un bureau un brevet qu’elle remplit et signa.

— Certes, madame, dit d’Artagnan en prenant le brevet et en s’inclinant, voilà une belle et noble récompense ; mais les choses de ce monde sont pleines d’instabilité, et un homme qui tomberait dans la disgrâce de Votre Majesté perdrait cette charge demain.

— Que voulez-vous donc alors ? dit la reine, rougissant d’être pénétrée par cet esprit aussi subtil que le sien.

— Cent mille écus pour ce pauvre capitaine des mousquetaires, payables le jour où ses services n’agréeront plus à Votre Majesté.

Anne hésita.

— Et dire que les Parisiens, reprit d’Artagnan, offraient l’autre jour par arrêt du parlement, six cent mille livres à qui leur livrerait le cardinal mort ou vivant ; vivant pour le pendre, mort pour le traîner à la voirie !

— Allons, dit Anne d’Autriche, c’est raisonnable, puisque vous ne demandez à une reine que le sixième de ce que proposait le parlement.

Et elle signa une promesse de cent mille écus.

— Après ? dit-elle.

— Madame, mon ami du Vallon est riche, et n’a par conséquent rien à désirer comme fortune ; mais je crois me rappeler qu’il a été question entre lui et M. de Mazarin d’ériger sa terre en baronnie. C’est même, autant que je puis me le rappeler, une chose promise.

— Un croquant ! dit Anne d’Autriche ; on en rira.

— Soit, dit d’Artagnan. Mais je suis sûr d’une chose, c’est que ceux qui riront devant lui ne riront pas deux fois.

— Va pour la baronnie, dit Anne d’Autriche.

Et elle signa.

— Maintenant, reste le chevalier ou l’abbé d’Herblay, comme Votre Majesté voudra.

— Il veut être évêque ?

— Non pas, madame, il désire une chose plus facile.

— Laquelle ?

— C’est que le roi daigne être le parrain du fils de Mme  de Longueville.

La reine sourit.

— Madame de Longueville est de race royale, madame, dit d’Artagnan.

— Oui, dit la reine, mais son fils ?

— Son fils, madame, doit en être, puisque le mari de sa mère en est.

— Et votre ami n’a rien à demander de plus pour Mme  de Longueville ?

— Non, madame, car il présume que Sa Majesté le roi, daignant être le parrain de son enfant, ne peut pas faire à la mère pour les relevailles, un cadeau de moins de cinq cent mille livres, en conservant, bien entendu, au père le gouvernement de la Normandie.

— Quant au gouvernement de la Normandie, je crois pouvoir m’engager, dit la reine ; mais quant aux cinq cent mille livres, M. le cardinal ne cesse de me répéter qu’il n’y a plus d’argent dans les coffres de l’état.

— Nous en chercherons ensemble, madame, si Votre Majesté le permet, et nous en trouverons.

— Après ?

— Après, madame ?

— Oui.

— C’est tout.

— N’avez-vous donc pas un quatrième compagnon ?

— Si fait, madame, M. le comte de la Fère.

— Que demande-t-il ?

— Il ne demande rien.

— Rien ?

— Non.

— Il y a au monde un homme qui pouvant demander, ne demande pas ?

— Il y a M. le comte de la Fère, Madame ; M. le comte de la Fère n’est pas un homme.

— Qu’est-ce donc ?

— M. le comte de la Fère est un demi-dieu.

— N’a-t-il pas un fils, un jeune homme, un parent, un neveu, dont Comminges m’a parlé comme d’un brave enfant, et qui a rapporté avec M. de Châtillon les drapeaux de Lens ?

— Il a, comme Votre Majesté le dit, un pupille qui s’appelle le vicomte de Bragelonne.

— Si l’on donnait à ce jeune homme un régiment, que dirait son tuteur ?

— Peut-être accepterait-il.

— Peut-être !

— Oui, si Votre Majesté elle-même le priait d’accepter.

— Vous l’avez dit, monsieur, voilà un singulier homme. Eh bien, nous y réfléchirons, et nous le prierons peut-être. Êtes-vous content, monsieur ?

— Oui, Votre Majesté. Mais il y a une chose que la reine n’a pas signée.

— Laquelle ?

— Et cette chose est la plus importante.

— L’acquiescement au traité ?

— Oui.

— À quoi bon ? je signe le traité demain.

— Il y a une chose que je crois pouvoir affirmer à Votre Majesté, dit d’Artagnan : c’est que si Votre Majesté ne signe pas cet acquiescement aujourd’hui, elle ne trouvera pas le temps de le signer plus tard. Veuillez donc, je vous en supplie, écrire au bas de ce programme, tout entier de la main de Mazarin, comme vous le voyez :

« Je consens à ratifier le traité proposé par les Parisiens. »

Anne était prise, elle ne pouvait reculer, elle signa. Mais à peine eut-elle signé que l’orgueil éclata en elle comme une tempête et qu’elle se prit à pleurer.

D’Artagnan tressaillit en voyant ces larmes. Dès ce temps les reines pleuraient comme de simples femmes.

Le Gascon secoua la tête. Ces larmes royales semblaient lui brûler le cœur.

— Madame, dit-il en s’agenouillant, regardez le malheureux gentilhomme qui est à vos pieds, il vous prie de croire que sur un geste de Votre Majesté tout lui serait possible. Il a foi en lui-même, il a foi en ses amis, il veut avoir foi en sa reine ; et la preuve qu’il ne craint rien, qu’il ne spécule sur rien, c’est qu’il ramènera M. de Mazarin à Votre Majesté sans conditions. Tenez, madame, voici les signatures sacrées de Votre Majesté ; si vous croyez devoir me les rendre, vous le ferez. Mais, à partir de ce moment, elles ne vous engagent plus à rien.

Et d’Artagnan, toujours à genoux, avec un regard flamboyant d’orgueil et de mâle intrépidité, remit en masse à Anne d’Autriche ces papiers qu’il avait arrachés un à un et avec tant de peine.

Il y a des moments, car si tout n’est pas bon, tout n’est pas mauvais dans ce monde ; il y a des moments où dans les cœurs les plus secs et les plus froids, germe, arrosé par les larmes d’une émotion extrême, un sentiment généreux, que le calcul et l’orgueil étouffent si un autre sentiment ne s’en empare pas à sa naissance. Anne était dans un de ces moments-là. D’Artagnan en cédant à sa propre émotion, en harmonie avec celle de la reine, avait accompli l’œuvre d’une profonde diplomatie ; il fut donc immédiatement récompensé de son adresse ou de son désintéressement, selon qu’on voudra faire honneur à son esprit ou à son cœur du motif qui le fit agir.

— Vous aviez raison, monsieur, dit Anne, je vous avais méconnu. Voici les actes signés que je vous rends librement ; allez et ramenez-moi au plus vite le cardinal.

— Madame, dit d’Artagnan, il y a vingt ans, j’ai bonne mémoire, que j’ai eu l’honneur, derrière une tapisserie de l’Hôtel-de-Ville, de baiser une de ces belles mains.

— Voici l’autre, dit la reine, et pour que la gauche ne soit pas moins libérale que la droite (elle tira de son doigt un diamant à peu près pareil au premier), prenez et gardez cette bague en mémoire de moi.

— Madame, dit d’Artagnan en se relevant, je n’ai plus qu’un désir, c’est que la première chose que vous me demandiez, ce soit ma vie.

Et, avec cette allure qui n’appartenait qu’à lui, il se releva et sortit.

— J’ai méconnu ces hommes, dit Anne d’Autriche en regardant s’éloigner d’Artagnan, et maintenant il est trop tard pour que je les utilise : dans un an le roi sera majeur !

Quinze heures après, d’Artagnan et Porthos ramenaient Mazarin à la reine, et recevaient, l’un son brevet de lieutenant capitaine des mousquetaires, l’autre son diplôme de baron.

— Eh bien ! êtes-vous contents ? demanda Anne d’Autriche.

D’Artagnan s’inclina, Porthos tourna et retourna son diplôme entre ses doigts en regardant Mazarin.

— Qu’y a-t-il donc encore ? demanda le ministre.

— Il y a, monseigneur, qu’il avait été question d’une promesse de chevalier de l’ordre à la première promotion.

— Mais, dit Mazarin, vous savez, monsieur le baron, qu’on ne peut être chevalier de l’ordre sans faire ses preuves.

— Oh ! dit Porthos, ce n’est pas pour moi, monseigneur, que j’ai demandé le cordon bleu.

— Et pour qui donc ?

— Pour mon ami, M. le comte de la Fère.

— Oh ! celui-là, dit la reine, c’est autre chose : les preuves sont faites ; il l’aura.

— Il l’a, dit Mazarin.

Le même jour le traité de Mazarin était signé, et l’on proclamait partout que le cardinal s’était enfermé pendant trois jours pour l’élaborer avec plus de soin.

Voici ce que chacun gagnait à ce traité :

M. de Conti avait Damvilliers, et, ayant fait ses preuves comme général, il obtenait de rester homme d’épée et de ne pas devenir cardinal. De plus, on avait lâché quelques mots d’un mariage avec une nièce de Mazarin, ces quelques mots avaient été accueillis avec faveur par le prince, à qui il importait peu avec qui on le marierait, pourvu qu’on le mariât.

M. le duc de Beaufort faisait sa rentrée à la cour avec toutes les réparations dues aux offenses qui lui avaient été faites et tous les honneurs qu’avait droit de réclamer son rang. On lui accordait la grâce pleine et entière de ceux qui l’avaient aidé dans sa fuite, la survivance de l’amirauté que tenait le duc de Vendôme son père et une indemnité pour ses maisons et châteaux, que le parlement de Bretagne avait fait démolir.

Le duc de Bouillon recevait des domaines d’une égale valeur à sa principauté de Sédan, une indemnité pour les huit ans de non-jouissance de cette principauté, et le titre de prince accordé à lui et à ceux de sa maison.

M. le duc de Longueville, le gouvernement du Pont-de-l’Arche, cinq cent mille livres pour sa femme et l’honneur de voir son fils tenu sur les fonts de baptême par le jeune roi et la jeune Henriette d’Angleterre.

Aramis stipula que ce serait Bazin qui officierait à cette solennité et que ce serait Planchet qui fournirait les dragées.

Le duc d’Elbeuf obtint le paiement de certaines sommes dues à sa femme, cent mille livres pour l’aîné de ses fils et vingt-cinq mille pour chacun des trois autres.

Il n’y eut que le coadjuteur qui n’obtint rien. On lui promit bien de négocier l’affaire de son chapeau avec le pape ; mais il savait quels fonds il fallait faire sur de pareilles promesses venant de la reine et de Mazarin. Tout au contraire de M. de Conti, ne pouvant devenir cardinal, il était forcé de demeurer homme d’épée.

Aussi, quand tout Paris se réjouissait de la rentrée du roi fixée au surlendemain, Gondi, seul au milieu de l’allégresse générale, était-il de si mauvaise humeur, qu’il envoya chercher à l’instant deux hommes qu’il avait l’habitude de faire appeler quand il était dans cette disposition d’esprit.

Ces deux hommes étaient l’un le comte de Rochefort, l’autre le mendiant de Saint-Eustache. Ils vinrent avec leur ponctualité ordinaire, et le coadjuteur passa une partie de la nuit avec eux.