Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 2/Masolino da Panicale

MASOLINO DA PANICALE,
peintre florentin.

L’homme qui réussit à s’approcher des dernières limites d’une science ou d’un art, doit, selon moi, éprouver une joie indicible. Heureuse et tranquille doit être la vie de celui dont les travaux ne restent point stériles. Et si, par hasard, la mort vient arrêter sa marche, sa mémoire lui survivra. Que chacun n’épargne donc ni peines, ni fatigues, pour arriver à la perfection ; car, si sa course se trouve interrompue, on lui tiendra compte, au moins, de ses bonnes intentions et de ses efforts.

Masolino da Panicale eut pour maître Lorenzo Ghiberti, et, dès sa jeunesse, se montra excellent orfévre. Ghiberti le regardait comme le plus intelligent de ses élèves, et le plus adroit à réparer les figures de ses portes.

Masolino était donc déjà habile ciseleur, lorsque, à l’âge de dix-neuf ans, il se consacra entièrement à la peinture, qu’il apprit de Gherardo Starnina.

Il alla ensuite à Rome, pour étudier. Pendant son séjour dans cette ville, il décora une salle de la mai

masolino da panicale.
son Orsino, sur le mont Giordano. Mais l’air de ce

pays étant contraire à sa santé, il revint à Florence, où il peignit, dans l’église del Carmine, près de la chapelle del Crocifisso, un saint Pierre qui existe encore aujourd’hui (1). Cette figure, qui fut très-admirée par les artistes, lui fit allouer la chapelle des Brancacci, où il représenta, outre les Évangélistes, plusieurs traits de l’histoire de saint Pierre : sa Vocation à l’apostolat, le Reniement, la Prédication, la Tempête, et la Guérison miraculeuse de Pétronille. Dans ce dernier tableau, on voit, devant le portique du temple, un pauvre malade demandant l’aumône à saint Pierre, lequel, n’ayant ni or ni argent à lui donner, le rappelle à la santé avec un signe de croix. Ces compositions se distinguent par un style large, un coloris harmonieux, un dessin plein de vigueur et de relief, et certaines qualités entièrement nouvelles et en dehors de la manière de Giotto. Masolino fut surpris par la mort, avant d’avoir mené à fin cette entreprise. Il peignait avec facilité, et terminait ses ouvrages avec un soin et un amour incroyables. Sa mort, causée par l’excès du travail, l’enleva prématurément à l’âge de trente-sept ans, et détruisit ainsi toutes les espérances qu’il avait fait concevoir. Ses productions datent de l’an 1440 environ (2).

Paolo Schiavo, l’auteur de la Madone et des figures qui ornent l’encoignure des Gori, à Florence, s’efforça de suivre la manière de notre artiste.

J’ai souvent considéré les ouvrages de Masolino, et je trouve son style très-différent de celui de ses prédécesseurs. Ses figures sont plus majestueuses, ses têtes plus vraies et plus expressives ; ses draperies, pleines de souplesse, offrent des plis naturellement formés. Il commença aussi à donner plus de grâce et de beauté aux têtes et aux costumes des femmes et des enfants, et à comprendre la perspective. L’entente du jeu des ombres et de la lumière, et l’étude de la plastique, l’amenèrent à bien rendre les raccourcis les plus difficiles. Mais il réussit surtout dans la peinture à fresque. Son coloris est suave et harmonieux, au delà de toute expression.

Il est évident que Masolino se serait placé au premier rang, s’il eût possédé le dessin dans toute sa perfection, et il est probable qu’il y serait arrivé, s’il eût vécu plus longtemps ; car il réunissait déjà à une manière large et facile un coloris moelleux et délicat, et même un dessin qui ne manquait ni de vigueur, ni de relief (3).



De même que Luca della Robbia, Masolino da Panicale fit son apprentissage dans un atelier d’orfévrerie. Lorenzo Ghiberti était son maître. À quelle meilleure école pouvait-il se trouver ? Nous ne nous étonnerons donc pas si ses travaux, comme le dit Vasari, se distinguèrent par un style large, un dessin plein de vigueur et de relief, et par certaines qualités entièrement nouvelles et en dehors de la manière de Giotto. Les exemples du Ghiberti devaient être féconds, pour peu qu’ils ne tombassent point sur un terrain trop ingrat, et Masolino était de ces natures généreuses qui rendent plus qu’on ne leur prête. Lorsqu’il abandonna son premier métier, il ne se contenta pas d’apporter à la peinture l’élégance et la pureté qu’il avait empruntées aux portes de bronze du baptistère ; il voulut la doter aussi de son chef, et il l’initia aux secrets du clair-obscur. Le premier, il enseigna à substituer à la sécheresse et à la crudité dont étaient empreintes les œuvres des élèves de Giotto, une douce harmonie de tons, jointe à de hardis contrastes d’ombres et de lumière ; en un mot, cette puissance d’effet que, plus tard, sous divers apects, le Vinci, le Giorgione, le Titien et Michel-Ange de Caravage, devaient pousser à un si haut degré. Mais on ne nous pardonnera probablement pas d’avoir osé lier les noms de ces princes de l’art à celui de notre obscur plébéien. Quels rapports, nous dira-t-on, peuvent exister entre le Vinci, qui, comme un diamant, enchâsse la lumière dans les ombres ; entre le Giorgione, dont le Titien lui-même ne saurait surpasser la magie ; entre Michel-Ange de Caravage, qui, selon l’expression d’Annibal Carrache, broie de la chair dans les ténèbres ; quels rapports entre ces hommes et Masolino, ce pâle Florentin qui grelotte à côté de son disciple Masaccio ? Dans le mince filet d’eau qui, sous l’herbe, se dérobe aux yeux, on ne soupçonne pas la source du grand fleuve qui, plus loin, déroule sur la grève ses nappes majestueuses. Ainsi de Paolo Uccello, que nous connaissons déjà ; ainsi de Melozzo, que nous ne tarderons pas à rencontrer ; ainsi de Masolino da Panicale. Mais, répliquera-t-on, que nous parlez-vous de Giorgione, de Titien ? Florence a-t-elle jamais fait, a-t-elle jamais pu faire l’aumône à Venise ? Nous expliquerons ailleurs quels échanges de principes et de moyens eurent lieu, de tout temps, entre les diverses écoles italiennes ; comment aucune d’elles ne voulut rester étrangère aux acquisitions de ses rivales. Nous montrerons ailleurs l’enchaînement, la fusion de leurs progrès et de leurs innovations. Enfin, quand le moment sera arrivé, nous dirons combien elles ont toujours été étroitement unies, sans cependant jamais se confondre. Alors apparaîtra l’unité de l’art italien, unité d’autant plus merveilleuse, que les principes et les moyens les plus opposés y auront concouru. Quant à présent, nous nous bornerons à constater que Masolino, en vulgarisant l’emploi du clair-obscur, donna un nouvel essor à la peinture, et prépara une véritable révolution, dont sa mort prématurée l’empêcha de recueillir les honneurs. Sans plus chercher à déterminer quelle influence il exerça sur l’art en général, il nous reste à apprécier le caractère et le mérite de ses ouvrages, malheureusement trop rares. On ne saurait mieux s’en rendre compte, qu’en comparant ses peintures de la chapelle des Brancacci, plus connue sous le nom del Carmine, avec celles de Spinello d’Arezzo et de Lorenzo di Bicci, le dernier représentant de l’école de Giotto. Chez Masolino, l’amélioration du coloris, du dessin, de l’expression, de la perspective, des raccourcis et même de la composition, est telle que l’on a peine à croire qu’un siècle ne le sépare pas de Spinello et de Lorenzo di Bicci. Nous acceptons donc, sans restriction, les éloges que le Vasari lui a donnés, et ils ne nous semblent nullement exagérés, n’en déplaise à un de nos savants écrivains, dont l’impartialité a sans doute faibli devant les exigences de la cause qu’il défend. Mais quelle justice attendre d’un adepte de l’école rétrograde, lorsqu’il s’agit d’un réformateur, d’un innovateur impie, dont les funestes conseils, les contagieux exemples, gâtèrent si complètement le jeune et intéressant Masaccio ?

NOTES.

(1) Ce saint Pierre a été jeté à terre ainsi que le saint Paul de Masaccio, lorsque, l’an 1675, on construisit la somptueuse chapelle de Sant’-Andrea-Corsini.

(2) Masolino mourut en 1415 ; il faut donc dater ses œuvres de l’an 1400 à l’an 1405, comme le veut Baldinucci, Dec. X, sec. 2, p. 108.

(3) La vie de Masolino se termine dans la première édition du Vasari par le distique suivant, passablement ridicule si l’on songe que l’enfant dont on plaint la mort avait trente-sept ans :

Hunc puerum rapuit mors improba ; sed tamen omnes
  Pingendo senes vicerat ille prius.