Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/26

GHERARDO STARNINA,
peintre florentin.

Les voyages sont bons pour adoucir le caractère. Loin de sa patrie, l’homme le plus intraitable devient affable, souple, patient. Je ne connais point de meilleur remède pour chasser la bile et les humeurs âcres. Gherardo, fils de Jacopo Starnini et peintre florentin, n’était pas d’une méchante nature, et cependant sa raideur et sa brutalité lui auraient joué quelque mauvais tour, s’il n’eût été apprendre en Espagne la courtoisie et l’urbanité. Il s’opéra en lui un tel changement que, lorsqu’il revint à Florence, ses plus mortels ennemis lui vouèrent une amitié que justifiaient sa douceur et sa politesse.

Gherardo naquit à Florence l’an 1354. Il manifesta de bonne heure de grandes dispositions pour le dessin, et fut placé dans l’atelier d’Antonio de Venise. Au bout de quelques années, il se sentit assez fort pour se séparer de son maître et travailler à son propre compte. À Santa-Croce, dans la chapelle des Castellani, il peignit à fresque pour Michele di Vanni plusieurs sujets tirés de la vie de saint Antoine et de saint Nicolas. Ces ouvrages, d’un bon style et d’une exécution soignée, le firent remarquer par certains Espagnols qui le conduisirent dans leur pays, et le présentèrent au roi qui l’accueillit favorablement. Gherardo n’eut pas de peine à abandonner sa patrie, où sa vie était journellement menacée par des citoyens qu’il avait maltraités, lorsque Michele di Lando fut nommé gonfalonier. Ses travaux pour le roi d’Espagne lui valurent de riches récompenses. Empressé de montrer sa fortune à ses parents et à ses amis, Gherardo revint à Florence. Tous ses compatriotes le revirent avec plaisir. Il ne tarda pas à être chargé de représenter l’Histoire de saint Jérôme dans la chapelle consacrée à ce saint, dans l’église del Carmine. Les attitudes de ses figures sont variées et expressives, et quelques-uns de ses costumes sont imités de ceux que portaient les Espagnols d’alors. Une de ces compositions se distingue par une grâce et une naïveté charmantes. Saint Jérôme est à l’école. Le magister ordonne à un enfant de tenir sur son dos un de ses camarades pendant qu’il lui administre les étrivières. La pauvre petite victime se débat comme un beau diable, et dans sa douleur essaie de mordre l’oreille du complice de son bourreau. On admire également le saint Jérôme, à l’article de la mort, dictant son testament à quelques moines. Les uns écrivent, les autres regardent leur maître dont ils écoutent religieusement les paroles. Cet ouvrage rendit le nom de Gherardo fameux dans toute l’Italie. On l’appela à Pise pour décorer le chapitre de San-Niccolà, mais il ne voulut pas quitter Florence, et envoya à sa place son élève, Antonio Vite de Pistoia, qui représenta, à la satisfaction des Pisans, la Passion de Jésus-Christ, telle que nous la voyons aujourd’hui.

Après avoir achevé l’Histoire de saint Jérôme, comme nous l’avons déjà dit, et la chapelle des Pugliesi, Gherardo peignit sur la façade du palais des Guelfes un saint Denis évêque, et deux anges au-dessus de la ville de Pise. Cet ouvrage lui fut commandé par la commune de Florence, qui voulait ainsi consacrer le souvenir de la vente que Gabriel Maria, seigneur de Pise, avait faite de cette ville aux Florentins, moyennant deux cent mille écus, après un siége de treize mois soutenu par Giovanni Gambacorta. Cette fresque est exécutée avec tant de soin, que les pluies et les vents du nord n’ont aucunement altéré sa beauté et sa fraîcheur (1).

La renommée de Gherardo était immense, lorsque la mort envieuse vint l’arrêter dans son plus bel essor, et détruire toutes les espérances qu’il avait fait concevoir. Elle le frappa à l’âge de quarante-neuf ans. Il fut honorablement enseveli dans l’église de Sant’-Iacopo-sopra-Arno.

Gherardo laissa plusieurs élèves qui ne méritent pas d’occuper notre attention. Masolino da Panicale seul se distingua comme peintre et comme orfévre de talent.

Gherardo introduisit son portrait dans le tableau du testament de saint Jérôme dont nous avons parlé plus haut. On reconnaît son profil sous le capuchon de ce moine dont le manteau est bouclé. Nous possédons de la main de Gherardo plusieurs bons dessins à la plume sur parchemin (2).

C’est surtout à l’égard du quatorzième siècle que l’histoire de la peinture a soulevé de grandes difficultés et d’interminables discussions. La brillante apparition du Giotto, les magnifiques destinées de son école, ont enorgueilli les Florentins à ce point qu’ils ont prétendu avoir donné et enseigné la peinture, non seulement à l’Italie, mais à l’Europe entière.

Cette prétention, assurément fort exagérée, a été repoussée avec une exagération égale : personne n’a voulu avoir reçu de Florence, et chacun a voulu lui avoir prêté. Nous ne serons pas assez mal conseillés pour entrer ici dans cette vieille et fastidieuse polémique, où le nom de notre auteur est si souvent invoqué. Mais il nous a semblé que nous ne devions pas clore ce volume sans avoir montré qu’il n’y avait pas en ceci oubli de notre part.

Ne serait-il pas également absurde de prétendre faire accepter une conclusion absolue pour un sens ou pour un autre, dans une question aussi délicate, et qui met en émoi tant de susceptibilités ? Les villes italiennes trouveront toujours de quoi défendre leurs prétentions, et montrer que l’art et ses progrès n’ont point été dans ces temps la possession exclusive de Florence. En effet, pourquoi les Grecs, si Grecs il y a, n’eussent-ils pas instruit dans leur art tous les Italiens à la fois ? Pourquoi la religion chrétienne n’eût-elle pas tiré un tribut pareil des vestiges de l’art grec et de l’art romain, aussi bien à Venise, à Naples, à Milan, à Rome, que dans la seule Florence ? L’art antique couvrait l’Italie entière de ses débris. L’Italie entière commerçait avec la Grèce du Bas-Empire et s’ouvrait aux Grecs voyageurs. Beaucoup de ces villes purent donc avoir leur Cimabue ou leur Giotto, à la consécration duquel il n’a manqué peut-être qu’un historien aussi accrédité et en aussi bonne position que le Vasari. Mais une fois ceci accordé, peut-on nier la haute influence de l’art florentin et son active propagation dans le quatorzième siècle ? Est-il nécessaire d’apporter ici des témoignages positifs, péniblement rassemblés, pour établir que les Florentins, les Pisans, les Siennois, les gens de Lucques, de Pistoia, d’Arezzo, de Fiesole et de tous les points de la Toscane, se répandirent dès lors, non seulement en Italie, mais dans toute l’Europe. Les progrès de Florence surtout ont servi à l’avancement de l’art. Florence envoyait partout ses maîtres et recevait de tous côtés ses disciples. Nous avons parlé des excursions du Giotto, à Milan, à Bologne, à Vérone, à Padoue. La plupart des peintres de ces deux dernières villes, sœurs de Venise, suivirent pendant longtemps les principes du Giotto, avec autant de fidélité que le purent faire à Florence même les Stefano et les Gaddi. Le célèbre Giusto de Padoue qui, après le départ du Giotto, tint dans cette ville le premier rang, était en réalité Florentin. C’étaient aussi des Florentins, et probablement des élèves du Giotto, que ce Giorgio et que ce Giovanni, qui furent appelés par Amédée IV et Amédée-le-Grand pour aider aux commencements de l’école piémontaise. Les écoliers du Giotto et de Taddeo Gaddi, les imitateurs de Buffalmacco et de l’Orcagna, ne firent pas non plus faute à Bologne, quoi qu’en dise le très savant et trop partial Malvasia. N’est-il pas enfin incontestable que du seul atelier des Gaddi sortirent Vicino de Pise, Jacopo de Casentino, Giovanni et Michele de Milan, Antonio de Ferrare, Stefano de Vérone, et Antonio de Venise, à peu près dans le même temps que Gherardo Starnina, et un peu plus tard le Dello, également Florentin, allaient, non introduire les premiers rudiments de la peinture en Espagne, mais au moins faire participer les écoles espagnoles aux acquisitions de Florence ?

NOTES.

(1) Si Gherardo naquit en 1354 et vécut quarante-neuf ans, comme le dit Vasari, il mourut donc en 1403. Mais alors comment Gherardo aurait-il pu peindre le saint Denis, en souvenir de la vente de la ville de Pise qui eut lieu le 9 octobre 1406 ? Peut-être Gherardo vécut-il cinquante-neuf ans, et non quarante-neuf comme le suppose le P. Richa, tom. III, p. 252.

(2) Dans la première édition de Vasari, on lit l’épitaphe suivante composée en mémoire de Gherardo :

Gerardo Starninæ Florentino summæ inventionis et elegantiæ pictori. Hujus pulcherrimis operibus Hispaniæ maximum decus et dignitatem adeptæ viventem maximis honoribus et ornamentis auxerunt, et fatis functum egregiis verisque laudibus meritò semper concelebrarunt.