Vies des hommes illustres/Marcus Crassus

Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 3p. 155-206).


MARCUS CRASSUS.


(De l’an 117 environ, à l’an 53 avant J.-C.)

Marcus Crassus naquit d’un père qui avait exercé la censure et obtenu le triomphe. Il eut deux frères, et fut élevé avec eux dans une petite maison. Ses frères étaient mariés du vivant même des parents ; et tous venaient s’asseoir à la même table. C’est de là, sans doute, c’est à cause de cette éducation, que Crassus fut toujours sobre et modéré dans sa manière de vivre. Un de ses frères étant mort, il en épousa la veuve ; et ce fut d’elle qu’il eut ses enfants. Sous le rapport de la continence, il ne le cédait à quelque autre Romain que ce fût. Pourtant, dans un âge déjà avancé, on l’accusa d’un commerce honteux avec Licinnia, une des vestales. Licinnia, mise en jugement par un certain Plotinus, fut reconnue innocente. Elle avait, dans le faubourg, une belle maison que Crassus désirait acheter à bas prix ; et voilà pourquoi il était toujours auprès de cette femme, et lui faisait une cour assidue ; ce qui avait éveillé les soupçons. Et ce fut, pour ainsi parler, l’avarice de Crassus qui le dégagea de l’accusation de corruption : les juges le renvoyèrent absous. Pour lui, il ne lâcha Licinnia que quand il fut possesseur de la maison.

Suivant les auteurs romains, le seul défaut qui faisait ombre sur les nombreuses vertus de Crassus, c’était son avarice. Mais on peut dire que ce défaut, qui était à lui seul plus fort que tous ceux qu’il avait en lui, avait éclipsé tous les autres. Les plus grandes preuves que l’on donne de son avarice, ce sont les moyens qu’il employait pour acquérir, et l’immensité de sa fortune. Il ne possédait d’abord pas plus de trois cents talents[1] ; et, dans la suite, pendant son administration politique, il consacra à Hercule la dixième partie de ses biens, donna un banquet au peuple, et distribua à ses frais à chaque citoyen du blé pour trois mois ; et, malgré ces prodigalités, lorsqu’avant de partir pour son expédition contre les Parthes il dressa un état de sa fortune, il trouva que le total de ses fonds montait encore à sept mille cent talents[2]. Et la plus grande partie de ses biens, s’il faut dire une vérité déshonorante pour lui, il l’amassa par le feu et la guerre ; les calamités publiques lui furent une large source de revenus.

Lorsque Sylla, maître de la ville, mettait en vente les biens de ses victimes, qu’il considérait comme les dépouilles d’ennemis vaincus, et dont il voulait faire partager l’usurpation au plus grand nombre possible de Romains et aux plus considérables, Crassus ne refusa ni d’accepter en don ni d’acheter aucun de ces biens. Outre cela, considérant que les fléaux les plus ordinaires de Rome étaient les incendies et l’écroulement des maisons causé par la pesanteur et le grand nombre des étages, il se procura des esclaves charpentiers et maçons ; et il en avait plus de cinq cents. Ensuite, lorsqu’une maison brûlait, il l’achetait et en même temps les maisons adjacentes, que les propriétaires, effrayés, dans l’incertitude de l’événement, lui vendaient à vil prix. Il devint ainsi possesseur de la plus grande partie de Rome.

Quoiqu’il eût à lui tant d’ouvriers, il ne bâtit lui-même d’autre maison que celle qu’il habitait : « Ceux qui aiment à bâtir, disait-il, n’ont pas besoin d’ennemis pour les ruiner ; ils se ruinent eux-mêmes. » Il avait plusieurs mines d’argent, et des terres d’un grand rapport, avec beaucoup de laboureurs pour les faire valoir ; cependant tout cela n’était rien en comparaison du revenu que lui procuraient ses esclaves, tant ils étaient nombreux et distingués par des talents divers : c’étaient des lecteurs, des copistes, des banquiers, des régisseurs, des officiers de table. Il assistait aux leçons qu’il leur faisait donner, suivait leurs progrès, les instruisait lui-même, persuadé qu’il est réellement du devoir du maître de former ses esclaves, comme étant des instruments vivants de l’économie domestique. Et il avait raison d’agir ainsi, s’il pensait, comme il le disait, qu’on doit administrer ses biens par ses esclaves, et ses esclaves par soi-même. En effet, la science économique, en tant qu’elle s’applique aux choses inanimées, n’est qu’un trafic ; quand elle s’applique aux hommes, elle rentre dans la politique. Mais Crassus avait tort en ceci, qu’il pensait et disait souvent qu’un homme n’est pas riche, quand il ne peut pas entretenir à ses frais une armée. « On n’alimente pas la guerre avec un revenu réglé, » disait Archidamus. Par conséquent, les sommes qu’elle exige sont toujours impossibles à déterminer. Crassus était donc bien loin de partager le sentiment de Marius. Celui-ci avait distribué quatorze arpents de terre à chacun de ses soldats ; on l’informa qu’ils en demandaient davantage : « À Dieu ne plaise qu’il y ait un seul Romain, répondit-il, qui croie trop petite une terre suffisante pour le nourrir ! »

Cependant Crassus, malgré son avarice, se montrait libéral envers les étrangers ; sa maison était ouverte à tout le monde ; et il prêtait à ses amis sans intérêts ; mais il redemandait rigoureusement le capital, lorsque arrivait le terme fixé pour le remboursement : de sorte qu’un prêt gratuit devenait plus lourd qu’un prêt à gros intérêts. Pour les repas auxquels il avait des convives invités, sa table était simple et n’avait rien que de populaire ; il est vrai que cette simplicité était relevée par une propreté et un gracieux accueil, plus agréables que ne l’eût été la somptuosité même.

Pour ce qui est de l’étude des lettres, il s’appliqua particulièrement à l’art oratoire, et au genre qui est utile à plus de monde. Devenu un des plus habiles orateurs romains de son temps, il surpassa par l’étude et le travail ceux que la nature avait doués plus heureusement que lui. Il n’y avait pas, dit-on, d’affaire si petite, si peu importante, qu’il n’y vînt bien préparé. Quelquefois pourtant, quand Pompée, César, ou Cicéron refusaient de parler dans une affaire, il lui arriva de remplir le rôle de défenseur. Cela le faisait aimer comme un homme obligeant et secourable. On aimait aussi la politesse et l’affabilité toute populaire avec laquelle il présentait la main et saluait ; car jamais il ne rencontrait un Romain qui le saluât, à qui, si petit et de si basse condition qu’il fût, il ne rendit le salut en l’appelant par son nom. Il était, dit-on, très-versé dans l’histoire, et il avait acquis quelques connaissances en philosophie par l’étude des écrits d’Aristote, et par les leçons d’Alexandre[3]. Cet Alexandre était un homme d’une nature douce et patiente : sa manière d’être avec Crassus nous en donne la mesure. En effet, il serait difficile de dire s’il était plus pauvre quand il entra chez Crassus, ou quand il en sortit. Seul de ses amis, il l’accompagnait toujours dans ses voyages ; et il recevait pour la route un costume de voyage, qu’au retour Crassus lui redemandait. Ô prodige de patience ! Et pourtant Alexandre ne professait point cette doctrine, que la pauvreté est chose indifférente. Mais nous parlerons de ceci dans la suite[4].

Lorsque Cinna et Marius l’emportèrent, ils firent bientôt voir qu’ils ne revenaient point pour le bien de l’État, mais au contraire pour la ruine et la mort des meilleurs citoyens. Aussi firent-ils égorger tous ceux qui furent arrêtés, et entre autres le père et le frère de Crassus. Lui-même, tout jeune encore, échappa d’abord au danger ; mais, lorsqu’il se vit environné, poursuivi par les tyrans, comme une bête fauve, alors prenant avec lui trois de ses amis et dix de ses serviteurs, il se sauva en toute hâte, et arriva en Espagne. Déjà il avait été dans cette province, quand son père y commandait les armées, et il s’y était fait des amis. Mais tous, effrayés, redoutaient la cruauté de Marius, comme si Marius avait été près d’eux. C’est dans cette disposition qu’il les trouva : aussi n’osa-t-il se découvrir à aucun ; et il se jeta dans une terre située sur le bord de la mer, et qui appartenait à Vibius Paciacus[5]. Il s’y trouvait une caverne d’une belle grandeur : Crassus s’y cacha, et envoya vers Vibius un de ses esclaves pour le sonder ; déjà même les vivres commençaient à lui manquer. Vibius apprit avec plaisir qu’il était sauvé, puis il s’informa du nombre des gens qu’il avait avec lui, et du lieu de sa retraite. Cependant il n’alla pas le voir lui-même ; mais, faisant venir sur-le-champ l’intendant de ses terres, il lui donna ordre de faire préparer tous les jours un repas, de l’emporter lui-même, de le déposer auprès du rocher, et de se retirer en silence, sans s’abandonner à la curiosité, sans chercher à en connaître davantage ; et il lui promit, s’il était curieux, la mort, et, s’il s’acquittait de ce service fidèlement, la liberté.

La caverne n’est pas éloignée de la mer. Les deux masses escarpées qui la forment par leur réunion n’y laissent pénétrer qu’une brise douce et légère ; si l’on entre dans l’intérieur, on voit une voûte qui s’élève à une hauteur prodigieuse ; et ce qui augmente encore la largeur de la caverne, ce sont des enfoncements formant comme autant de vastes salles qui communiquent l’une avec l’autre. On n’y manque ni d’eau ni de lumière : une source y forme un ruisseau très-agréable, qui coule au pied de la roche ; les fentes naturelles du rocher reçoivent la lumière extérieure par le point où les parois se rejoignent, et y font luire le jour. L’air intérieur est pur et sans humidité, grâce à l’épaisseur de la pierre même, qui la rend impénétrable à la vapeur extérieure, laquelle va se perdre dans le ruisseau voisin.

C’est là que vivait Crassus. L’homme de Vibius venait chaque jour apporter les vivres ; il ne voyait pas les gens pour qui il venait ; il ne les connaissait pas, mais eux l’apercevaient : ils savaient l’heure à laquelle il venait, et guettaient son arrivée. Les repas qu’il apportait n’étaient point seulement suffisants, mais composés de mets abondants et agréables. Car Vibius voulait traiter Crassus avec toute la libéralité possible. Aussi, ayant réfléchi que Crassus était dans la fleur de la jeunesse, il voulut lui procurer quelques-uns des plaisirs de son âge. Ne satisfaire qu’aux besoins nécessaires, c’était, pensait-il, le fait d’un homme qui n’agit que par obligation et non par affection pure. Il prit donc deux esclaves fort belles femmes, et s’en alla avec elles au bord de la mer. Quand ils furent sur les lieux, il leur montra par où il fallait monter, et leur recommanda d’entrer avec confiance dans la caverne. Crassus, en les voyant venir, crut d’abord qu’il était découvert, et que l’on connaissait le lieu de sa retraite. « Que voulez-vous ? leur demanda-t-il ; qui êtes-vous ? » Et elles, suivant leurs instructions : « Nous cherchons, répondirent-elles, notre maître qui est ici caché. » Crassus, qui comprit bien que c’était une aimable galanterie de Vibius, reçut les deux esclaves ; et elles vécurent avec lui tout le temps qu’il resta dans cet endroit : c’étaient elles qui rapportaient et faisaient connaître à Vibius ce dont il avait besoin. Fénestella[6] dit avoir vu lui-même une de ces deux femmes vieille déjà, et l’avoir plusieurs fois entendue rappeler et raconter le fait de grand cœur.

C’est ainsi que Crassus passa huit mois, se dérobant à toutes les recherches. Lorsqu’il eut appris la mort de Cinna, il se fit connaître, et un assez grand nombre de gens de guerre accoururent vers lui. Il en choisit deux mille cinq cents, et se mit à parcourir les villes. Plusieurs historiens rapportent qu’il en pilla une, Malaca[7]. Mais on dit qu’il le niait, et qu’il s’élevait avec force contre cette imputation. Après cela, ayant rassemblé des navires, il passa en Libye, et se rendit auprès de Métellus Pius, homme considéré, qui y avait formé un corps d’armée redoutable. Mais son séjour n’y fut pas long ; car il se brouilla avec Métellus, et, mettant à la voile, il alla rejoindre Sylla qui le traita avec les plus grands égards.

Sylla, de retour en Italie, voulait occuper tous les jeunes gens qu’il avait dans son parti, et il donna à chacun d’eux une mission particulière. Crassus, envoyé chez les Marses pour y lever des troupes, demandait une escorte : c’était dans un pays ennemi qu’il devait aller : « Je te donne pour escorte, répondit Sylla avec colère, et d’un ton d’emportement, ton père, ton frère, tes amis, tes proches, égorgés contre toutes les lois, contre toute justice, et dont je poursuis par tous mes actes les meurtriers. » Crassus, ému et enflammé par ces paroles, partit sans hésiter, s’avança intrépidement à travers une population ennemie, et rassembla une armée nombreuse ; et depuis lors il se montra rempli de zèle dans les affaires de Sylla.

C’est à partir de ces événements que commença, dit-on, sa rivalité de gloire et sa jalousie contre Pompée. Pompée, plus jeune que Crassus, et né d’un père décrié dans Rome et qui avait été l’objet de la plus violente haine des citoyens, se couvrit de tant d’éclat dans ces circonstances, il devint si grand, que Sylla faisait pour lui ce qu’il ne faisait guère pour de plus âgés, ses égaux en honneur : quand Pompée venait à lui, il se levait pour le recevoir, se découvrait la tête, et il lui donnait le titre d’imperator[8] C’était pour Crassus un sujet de dépit qui le dévorait ; et pourtant il lui était réellement inférieur en mérite, et d’ailleurs il perdait tout le mérite de ses belles actions par les deux maladies innées en lui, l’amour du lucre et la sordide avarice.

Ainsi, il paraît que s’étant emparé de la ville de Tudertia[9] en Ombrie, il détourna à son profit la plus grande partie du butin, et qu’il en fut accusé auprès de Sylla. Mais, dans l’affaire qui eut lieu aux portes de Rome, et qui fut la plus grande et la dernière des batailles de cette guerre, Sylla fut vaincu, le corps qu’il commandait ayant été mis en déroute avec une perte assez considérable ; Crassus, qui commandait l’aile gauche, fut vainqueur, poursuivit l’ennemi jusqu’à ce que la nuit fût arrivée, et alors il dépêcha vers Sylla un courrier, lui demander à souper pour ses soldats, et lui annoncer son succès. Durant les proscriptions et la vente des biens confisqués, il se mit en fort mauvais renom, en achetant à vil prix des biens considérables, et en s’en faisant donner d’autres gratuitement. On rapporte que dans le Brutium il proscrivit un homme, sans ordre de Sylla, uniquement dans le but de s’approprier sa fortune. C’est pourquoi Sylla, qui en eut connaissance, ne l’employa plus dans aucune affaire politique. Au reste, Crassus savait fort bien s’emparer des esprits en les flattant ; mais il était également aisé à tout le monde de le prendre lui-même par la flatterie. Un autre trait particulier de son caractère, c’est qu’étant extrêmement avide de lucre, il haïssait et blâmait fortement ceux qui lui ressemblaient.

Mais une chose le chagrinait, c’était de voir Pompée réussir dans ses commandements, triompher avant d’être devenu sénateur, et recevoir de ses concitoyens le surnom de Magnus, c’est-à-dire Grand. Quelqu’un lui disait un jour : « Voici venir le grand Pompée. — Quelle est donc sa taille ? » demanda-t-il en riant. Force lui fut pourtant de renoncer à l’égaler comme homme de guerre : alors il se jeta dans la politique, et, par son obséquiosité, ses plaidoyers, ses sommes prêtées, en appuyant de ses éloges et de ses démarches ceux qui briguaient quelque faveur populaire, il parvint à acquérir une puissance et une considération qu’il pût opposer à celle que Pompée devait à ses grands et nombreux travaux militaires. Il y avait dans leur position respective cela de singulier que la renommée et le crédit de Pompée étaient plus grands quand il était hors de Rome, grâce à ses exploits, mais que, quand il était dans Rome, souvent Crassus avait la supériorité. Cela venait de la gravité et de la hauteur que Pompée affectait dans toute sa conduite : il évitait la foule, il se tenait éloigné du Forum ; vainement on demandait sa protection, il ne l’accordait qu’à peu de personnes, et difficilement, afin de conserver entier son crédit, et de l’employer pour lui-même avec plus d’avantage. Crassus, au contraire, toujours prêt à rendre service, ne se faisait point rare, ou d’un accès difficile : on le voyait toujours en affaires, toujours occupé des intérêts d’autrui. L’humanité de Crassus, et sa facilité à se communiquer à tout le monde, lui donnaient la supériorité sur l’imposante réserve de Pompée. Quant à la dignité du port, à la force persuasive de la parole, et à la grâce attrayante du visage, on dit qu’en cela ils étaient égaux.

Cependant ce vif sentiment d’émulation ne dégénéra jamais chez Crassus en haine ni en malveillance. Il voyait avec déplaisir Pompée et César plus honorés que lui ; mais son ambition de les égaler ne produisit jamais en lui ni aigreur ni malignité. Il est vrai que César, pris en Asie par des pirates qui le retinrent captif, s’écriait : « Ô Crassus ! quelle joie pour toi d’apprendre ma captivité ! » Néanmoins ils ont été bons amis dans la suite ; et un jour que César, sur le point de partir pour l’Espagne en qualité de préteur, n’avait pas d’argent, et que ses créanciers étaient tombés sur lui et avaient saisi ses bagages, Crassus ne l’abandonna pas : il le dégagea de leurs mains, en se faisant sa caution pour une somme de huit cent trente talents[10].

Rome était alors divisée en trois factions, celles de Pompée, de César, de Crassus. Caton avait plus de réputation que de crédit, et il était plus admiré que puissant. Les gens sages et modérés étaient pour Pompée ; les hommes fougueux et légers se laissaient aller aux espérances de César. Crassus tenait le milieu entre ces deux partis, se servait de l’un et de l’autre, et changeait souvent d’opinions en politique : il n’était ni ami constant, ni ennemi irréconciliable ; il abandonnait avec la plus grande facilité ses affections ou ses ressentiments, suivant ses intérêts : ainsi plus d’une fois on l’a vu, dans un court espace de temps, se porter défenseur et adversaire des mêmes hommes et des mêmes lois. Il pouvait beaucoup par la faveur dont il jouissait, mais non moins par la crainte qu’on avait de lui. On demandait à Sicinius, cet homme qui suscita tant d’embarras aux magistrats et aux démagogues de son temps, pourquoi il laissait Crassus seul passer tranquillement, sans l’attaquer : « Il a du foin à la corne[11], » répondit-il. C’était l’usage à Rome, lorsqu’un bœuf était sujet à frapper de la corne, de lui attacher du foin alentour, pour avertir les passants de se garder de lui.

C’est vers ce temps-là qu’eut lieu ce soulèvement des gladiateurs et ce pillage de l’Italie, qu’on appelle généralement la guerre de Spartacus : voici quelle en fut l’origine. Un certain Lentulus Batiatus nourrissait à Capoue des gladiateurs, la plupart Gaulois ou Thraces. Étroitement enfermés, non pour quelque méfait, mais par l’injustice de celui qui les avait achetés, et qui les forçait de donner leurs combats en spectacle, ils formèrent le projet de s’échapper, au nombre de deux cents. Le complot ayant été découvert, soixante-dix d’entre eux, informés à temps, prévinrent toutes les mesures, enlevèrent de la maison d’un rôtisseur des couteaux de cuisine et des broches, et se précipitèrent hors de la ville. Sur la route ils rencontrent des chariots chargés d’armes de gladiateurs, et destinés pour une autre ville : ils les pillèrent et s’en armèrent. Ensuite, s’étant saisis d’une position forte, ils élurent trois chefs, dont le premier était Spartacus[12], Thrace de nation et de race numide. C’était un homme d’une grande force de corps et d’âme, d’une douceur et d’une intelligence supérieures à sa fortune, et plus dignes d’un Grec que d’un Barbare.

On raconte que lorsqu’il fut amené à Rome, dans les premiers temps de sa captivité, pour y être vendu, on vit, pendant qu’il dormait, un serpent entortillé autour de son visage. Sa femme, qui était de la même nation que lui, et en outre devineresse et initiée aux mystères de Bacchus, déclara que c’était le présage d’une puissance grande et terrible, à laquelle il devait arriver et dont la fin serait heureuse[13]. Cette femme était encore avec lui alors, et elle l’accompagna dans sa fuite. Ils repoussèrent d’abord quelques troupes envoyées contre eux de Capoue ; ils leur enlevèrent leurs armes de guerre, et, charmés de cet échange, ils rejetèrent, comme déshonorantes et barbares, leurs armes de gladiateurs. Ensuite le préteur Clodius[14] envoyé de Rome contre eux avec trois mille hommes, les assiégea dans leur fort sur la montagne[15], où conduisait un seul sentier, difficile et étroit, dont Clodius gardait l’entrée : le reste de la montagne n’était que rochers abrupts et glissants ; de nombreuses vignes sauvages en couvraient le sommet. Les gens de Spartacus coupèrent les sarments qui pouvaient servir à leur dessein ; et, en les entrelaçant les uns avec les autres, ils en firent des échelles solides, et assez longues pour aller du haut de la montagne jusqu’à la plaine. Par ce moyen, ils descendirent sains et saufs tous, à l’exception d’un seul, qui était resté à cause des armes. Quand ils furent descendus, il les leur fit glisser jusqu’en bas ; et, après les avoir toutes jetées ainsi, il se sauva comme les autres. Cette manœuvre se faisait à l’insu des Romains : dès qu’ils se virent enveloppés et brusquement chargés par les gladiateurs, ils prirent la fuite, et laissèrent leur camp au pouvoir de l’ennemi. Alors se joignirent à eux beaucoup de bouviers et de pâtres des environs, tous hommes agiles, et propres pour les coups de main. Ils en armèrent quelques-uns de pied en cap ; les autres, ils en firent des coureurs et des troupes légères.

Un second préteur fut envoyé contre eux, Publius Varinus. Ils défirent d’abord en bataille son lieutenant Furius, qui les avait attaqués avec deux mille hommes. Cossinius, conseiller de Varinus, et son collègue dans le commandement, détaché contre eux avec un corps considérable, fut sur le point d’être surpris et enlevé par Spartacus, pendant qu’il était aux bains de Salines[16]. Cossinius échappa difficilement et à grand’peine, laissant Spartacus maître de ses bagages. Spartacus s’attache à lui, le poursuit l’épée dans les reins, lui tue beaucoup de monde, et s’empare de son camp : Cossinius lui-même est tué dans l’action. Le préteur à son tour fut battu en plusieurs rencontres, et finit par perdre ses licteurs et même son cheval. Ces exploits avaient rendu Spartacus grand et redoutable. Cependant son plan était sage et modéré : n’ayant point l’espoir de l’emporter sur la puissance romaine, il conduit son armée vers les Alpes, persuadé que ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est de franchir les montagnes, et de s’en aller chacun dans leurs foyers, les uns en Thrace, les autres dans la Gaule. Mais eux, forts de leur nombre, et enorgueillis de leurs succès, ils ne voulurent pas l’écouter, et ils se mirent à courir et à piller l’Italie. Ce n’était donc plus l’indignité et la honte d’un pareil soulèvement qui importunait le Sénat : il éprouvait une véritable crainte, il voyait un véritable danger : aussi ordonna-t-il aux deux consuls de se mettre en campagne, comme pour une des plus fâcheuses et des plus grandes guerres que l’on eût eu à soutenir. Un corps de Germains s’était séparé des troupes de Spartacus, par orgueil et par une confiance téméraire : Gellius, un des consuls, tomba brusquement sur ce corps, et l’extermina. Lentulus, l’autre consul, avait environné Spartacus avec des forces considérables. Spartacus s’élança sur lui, combattit, vainquit ses lieutenants, et enleva tout le bagage. Puis, s’étant remis en marche vers les Alpes, il rencontra Cassius, qui commandait dans la Gaule circumpadane, et qui venait au-devant de lui avec dix mille hommes : une bataille s’engagea ; Cassius vaincu perdit beaucoup de monde, et c’est à peine s’il échappa lui-même.

À la nouvelle de ces revers, le Sénat, irrité contre les consuls, leur défendit d’agir, et confia à Crassus la conduite de cette guerre. Beaucoup des personnages des plus distingués voulurent le suivre dans cette expédition, attirés par sa renommée, et par l’amitié qu’ils lui portaient. Crassus s’en alla donc camper dans le Picénum, pour y attendre Spartacus, qui se dirigeait de ce côté. Il ordonna à Mummius, son lieutenant, de prendre deux légions, de faire un grand circuit pour suivre l’ennemi pas à pas, avec défense expresse d’engager de combat, ou même d’escarmoucher. Mais, à peine Mummius eut-il la moindre espérance, qu’il livra bataille ; et il fut vaincu. Beaucoup périrent, beaucoup se sauvèrent sans leurs armes. Crassus fit un accueil sévère à Mummius ; il donna de nouvelles armes aux soldats, mais en les en rendant responsables, en leur faisant prêter le serment de les conserver. Ensuite, prenant les cinq cents soldats qui, se trouvant à la tête des bataillons, avaient commencé la fuite, il les partagea en cinquante dizaines, et il fit mettre à mort un homme de chacune, désigné par le sort. C’était une punition anciennement usitée, mais tombée depuis longtemps en désuétude, et qu’il faisait revivre. L’ignominie attachée à ce châtiment qui s’inflige en présence de toute l’armée, et le spectacle terrible du supplice, sont bien propres à jeter l’effroi dans les âmes. Après avoir ainsi corrigé ses troupes, Crassus les conduisit à l’ennemi.

Spartacus se retirait par la Lucanie vers la mer. Dans le détroit se trouvaient des pirates ciliciens : cette rencontre lui inspira l’envie de faire une tentative sur la Sicile. En jetant dans l’île deux mille hommes, il y aurait ranimé la guerre des esclaves : éteinte depuis peu, il ne fallait qu’une faible étincelle pour l’allumer de nouveau. Les Ciliciens lui donnèrent leur parole, et reçurent ses présents ; mais ils le trompèrent, et remirent à la voile. Spartacus reprit sa marche, s’éloignant de la mer, et assit son camp dans la presqu’île de Rhégium. Crassus arrive, et la seule inspection des lieux lui suggère ce qu’il faut faire : il entreprend de fermer l’isthme par un retranchement ; c’était un moyen de préserver ses soldats de l’oisiveté, et d’ôter à l’ennemi les moyens de se procurer des vivres. C’était un grand et difficile ouvrage : il l’acheva pourtant et l’exécuta entièrement, contre toute attente, en peu de temps. Une tranchée fut tirée d’une mer à l’autre, au travers de l’isthme, sur une longueur de trois cents stades[17], une largeur et une profondeur de quinze pieds. Au-dessus de ce fossé s’élevait un mur d’une hauteur et d’une force prodigieuses. D’abord Spartacus ne fit guère que montrer du mépris pour cet ouvrage ; mais, quand le butin vint à lui manquer, et qu’il voulut se porter en avant, il s’aperçut qu’il était bloqué par la muraille ; et, ne pouvant en tirer de la presqu’île, il profita d’une nuit de neige, pendant laquelle soufflait un vent froid, pour combler avec de la terre, des branches d’arbres et autres matériaux, une petite portion de la tranchée ; et il fit passer de l’autre côté le tiers de son armée.

Crassus craignit que Spartacus ne pensât à marcher droit sur Rome ; mais la division qui se mit entre les ennemis le rassura. Un corps nombreux se sépara de Spartacus, et s’en alla camper seul près d’un lac de la Lucanie, dont les eaux changent de nature de temps en temps : après avoir été douces, elles redeviennent saumâtres au point de n’être point potables. Crassus marcha sur eux, et les chassa du lac ; mais il ne put en tuer beaucoup, ni les poursuivre, à cause de l’apparition soudaine de Spartacus, qui arrêta les fuyards. Crassus avait écrit au Sénat qu’il faudrait rappeler de Thrace Lucullus, et d’Espagne Pompée ; mais il s’en repentit, et il se hâta de terminer la guerre avant qu’ils arrivassent, sentant bien que c’est à celui qui serait venu à son secours, et non point à lui-même que l’on attribuerait le succès. Déterminé à attaquer d’abord ceux qui s’étaient détachés des autres et qui marchaient séparément sous les ordres de Caïus Cannicius et de Castus, il envoya six mille hommes pour se saisir d’une hauteur qui offrait un poste avantageux, en leur recommandant de tâcher de n’être point aperçus. Ceux-ci essayaient en effet d’échapper à la vue de l’ennemi, en couvrant leurs casques de branches d’arbres ; mais deux femmes qui faisaient des sacrifices pour l’ennemi en avant du camp les aperçurent ; et ils se trouvèrent dans un grand danger. Heureusement Crassus arriva tout à coup, et il livra le plus sanglant combat qui se fût encore donné dans cette guerre : il resta sur le champ de bataille douze mille trois cents ennemis ; et l’on n’en trouva que deux qui fussent blessés par derrière ; tous les autres étaient tombés à leur poste, combattant, et faisant face aux Romains.

Spartacus, après leur défaite, se replia sur les hauteurs de Pétilie[18]. Quintus, un des lieutenants de Crassus, et le questeur Scrofa l’y suivaient de près. Tout à coup il revient sur eux, les met dans une déroute complète : c’est à peine s’ils parviennent à se sauver en emportant le questeur blessé. Ce fut ce succès même qui perdit Spartacus. Les esclaves, remplis d’une confiance excessive, ne voulurent plus battre en retraite : ils refusèrent d’obéir à leurs chefs ; et, comme ceux-ci se mettaient en marche, ils les entourèrent en armes, et les forcèrent de revenir sur leurs pas à travers la Lucanie, et de les mener contre les Romains.

S’ils étaient pressés d’en finir, Crassus ne l’était pas moins : déjà l’on annonçait que Pompée approchait ; et il ne manquait pas de gens qui répétaient dans les comices, que c’était à lui qu’était réservée cette victoire ; qu’à peine arrivé il livrerait bataille, et que la guerre serait terminée. Pressé donc d’en venir à une affaire décisive, Crassus s’en alla camper auprès de l’ennemi, et se mit à creuser une tranchée. Les esclaves s’élancèrent sur les travailleurs et les attaquèrent. Puis, des renforts arrivant successivement des deux côtés, Spartacus se vit dans la nécessité de mettre en bataille toute son armée ; ce qu’il fit. Lorsqu’on lui amena son cheval, il tira son épée et dit : « Vainqueur, j’aurai beaucoup et de beaux chevaux de l’ennemi ; vaincu, je n’en ai plus besoin. » Et il tua le cheval. Ensuite il poussa vers Crassus à travers les armes, en s’exposant à tous les coups : il ne put l’atteindre, mais il tua deux centurions qui s’étaient attaqués à lui. À la fin, ceux qui l’accompagnaient s’enfuirent ; resté seul, il fut enveloppé et frappé à mort en se défendant courageusement.

Crassus avait su profiter de la fortune : il s’était conduit en capitaine habile, il ne s’était pas épargné dans le danger ; et cependant le succès ne put échapper encore à la gloire de Pompée : ceux qui échappèrent, il les rencontra et les détruisit. Aussi écrivait-il au Sénat : « Crassus a vaincu les esclaves fugitifs à force ouverte ; j’ai arraché les racines de la guerre. » Pompée triompha avec beaucoup d’éclat de Sertorius et de l’Espagne ; Crassus n’essaya pas de demander le grand triomphe : il obtint le petit triomphe appelé ovation ; encore trouva-t-on qu’il y avait peu de noblesse et de dignité à triompher pour une guerre d’esclaves. On a vu dans la vie de Marcellus en quoi ce genre de triomphe diffère de l’autre, et d’où lui vient son nom[19].

Après cela, Pompée était appelé tout droit au consulat. Crassus avait tout lieu d’espérer d’être nommé consul avec lui : il ne dédaigna pas cependant de solliciter ses bons offices. Celui-ci saisit avec plaisir l’occasion de lui être utile ; car il désirait que Crassus fût toujours son obligé de quelque façon que ce put être. Aussi montra-t-il beaucoup d’empressement et d’ardeur à l’appuyer ; et il alla même jusqu’à déclarer en pleine assemblée qu’il n’aurait pas moins de reconnaissance pour avoir obtenu ce collègue que pour le consulat. Toutefois, ils ne demeurèrent pas dans ces sentiments de bienveillance mutuelle, lorsqu’ils furent entrés en charge. Divisés d’opinions sur presque tous les points, toujours se contrariant, toujours se querellant, ils passèrent leur consulat sans rien faire d’important ni d’utile. Seulement Crassus fit un grand sacrifice à Hercule, donna au peuple un banquet de dix mille tables, et distribua à chaque citoyen du blé pour trois mois.

Vers la fin de leur charge, un jour qu’ils tenaient l’assemblée du peuple, on vit paraître un homme qui n’était pas des plus distingués : c’était un chevalier romain, mais qui vivait à la campagne en simple particulier ; il se nommait Onatius Aurélius[20]. Cet homme monta à la tribune, et raconta une vision qu’il avait eue pendant son sommeil : « Jupiter m’est apparu, dit-il, et il m’a ordonné de vous dire publiquement de ne pas souffrir que vos consuls déposent leur magistrature avant d’être devenus amis. » Lorsqu’il eut ainsi parlé, le peuple invita les consuls à se réconcilier ; Pompée restait debout, immobile ; alors Crassus, lui tendant la main le premier : — « Citoyens, dit-il, je ne crois faire rien de bas, ni d’indigne de moi, en offrant le premier mon affection et mon amitié à Pompée, puisque vous lui avez donné le nom de Grand, quand il n’avait pas encore de barbe, et que vous lui avez décerné le triomphe, quand il n’était pas encore sénateur. »

Voilà tout ce qu’il y eut dans le consulat de Crassus qui mérite d’être mentionné. Sa censure passa entièrement inutile et inoccupée : il n’y fit ni la révision du Sénat, ni la revue des chevaliers, ni le dénombrement des citoyens, quoiqu’il eût pour collègue l’homme le plus facile qu’il y eût à Rome, Lutatius Catulus. On rapporte toutefois que Crassus, ayant voulu faire passer une mesure aussi violente qu’injuste, qui tendait à rendre l’Égypte tributaire des Romains, Catulus s’y opposa avec énergie, et qu’à la suite d’une contestation acharnée, ils abdiquèrent volontairement leur charge.

Lors de la conjuration de Catilina, qui fut si grande et qui faillit renverser Rome, Crassus fut en butte à quelques soupçons, et il vint un homme qui le dénonça comme complice ; mais personne ne crut à cette déposition. Cependant Cicéron, dans un de ses discours, fait bien clairement peser cette imputation sur Crassus et César ; mais il n’a publié ce discours qu’après la mort de tous les deux. Dans celui qu’il a écrit sur son consulat, Cicéron dit que Crassus vint la nuit le trouver, lui remit une lettre où il était question de Catilina, et lui donna les preuves de la réalité de la conjuration, sur laquelle il faisait informer. Ce qu’il y a de certain, c’est que Crassus eut toujours depuis de la haine pour Cicéron. S’il ne lui fut pas ouvertement nuisible, c’est qu’il en fut empêché par son fils. Car le jeune Publius aimait les lettres et les sciences, et il avait pour Cicéron un vif attachement ; jusque là que quand celui-ci fut mis en jugement, il prit comme lui un habit de deuil, et décida les autres jeunes gens à faire la même chose. À la fin même il parvint à réconcilier son père avec Cicéron.

César, à son retour de sa province, se prépara à briguer le consulat. Il voyait Crassus et Pompée brouillés encore une fois, et il ne voulait pas, en demandant la protection de l’un, se faire de l’autre un ennemi ; et, si ni l’un ni l’autre ne l’appuyait, il n’espérait pas réussir. Il négocia donc entre eux une réconciliation : il leur remettait sans cesse sous les yeux, il leur faisait comprendre, que se ruiner mutuellement c’était servir l’agrandissement des Cicéron, des Catulus, des Caton ; tandis qu’on ne parlerait pas de ces gens-là, si, réunissant leurs intérêts et se liant d’une amitié solide, ils conduisaient l’État par une force unique, une pensée unique. Il les persuada, les remit en bonne intelligence, et forma ce triumvirat dont la puissance irrésistible détruisit l’autorité du Sénat et du peuple romain. César n’avait point accru la force de Pompée et de Crassus en les réconciliant ; mais il s’était rendu, par le moyen de l’un et de l’autre, le plus grand des trois. Appuyé de leur crédit, il fut élu consul à une grande majorité. Il se conduisit bien dans son consulat ; et ils lui firent donner par décret le commandement d’une armée et le gouvernement de la Gaule, l’établissant pour ainsi dire dans la citadelle qui dominait la ville. Persuadés qu’ils se partageraient tranquillement le reste entre eux, ils l’affermirent dans le commandement qui lui était échu.

En cela Pompée était guidé par une ambition démesurée ; la pensée de Crassus avait pour principe son amour des richesses, auquel se joignait une ardeur, une passion nouvelle, née des exploits de César : l’amour des trophées et des triomphes. Supérieur à César sous tous les rapports, il ne voulut pas lui céder pour la gloire militaire ; et il ne se donna ni relâche ni repos, jusqu’à ce qu’il finît par une mort sans gloire et par une calamité publique. César étant descendu de la Gaule dans la ville de Lucques, bien des Romains allèrent l’y trouver ; Pompée et Crassus y eurent avec lui des conférences particulières, dans lesquelles ils résolurent de se rendre plus maîtres encore des affaires, et de réunir entre leurs mains tout le gouvernement : César devait rester toujours en armes, Pompée et Crassus prendre d’autres provinces et d’autres commandements. Pour arriver à ce but, il n’y avait qu’une route, c’était la demande d’un deuxième consulat : eux le demanderont ; César les secondera en écrivant à ses amis, et en donnant des congés à beaucoup de ses soldats pour qu’ils aillent donner leur suffrage dans les comices.

Ensuite Crassus et Pompée retournèrent à Rome, et l’on ne tarda pas à suspecter leurs démarches ; et le bruit courait partout que le bien n’avait pas été le but de leur rencontre. Dans le Sénat, Marcellinus et Domitius demandèrent à Pompée s’il briguerait le consulat ; et il répondit : « Peut-être oui, peut-être non. » Et, comme ils insistèrent pour connaître sa pensée : « Je le briguerai, dit-il, pour les citoyens justes, non pour les méchants. » Cette réponse parut pleine d’orgueil et de vanité dédaigneuse. Crassus en fit une plus modérée : il dit que, si cela était utile à l’État, il briguerait cette magistrature ; que, sinon, il s’en abstiendrait.

Cela fut cause que plusieurs compétiteurs osèrent se mettre sur les rangs, entre autres Domitius. Mais, lorsque Crassus et Pompée eurent avoué leur candidature, en faisant ouvertement des démarches, tous se retirèrent par crainte, à l’exception de Domitius. Caton, son parent et son ami, ranimait son courage, l’exhortait, l’excitait à ne pas perdre l’espoir : Domitius, suivant lui, combattait pour la liberté commune. Ce n’était pas le consulat qu’il fallait à Pompée et à Crassus, mais la tyrannie. Le but qu’ils se proposaient, ce n’était pas d’obtenir une magistrature, mais de ravir les provinces et les commandements militaires. Ainsi parlait et pensait Caton ; et il entraîna Domitius presque de force au Forum, et beaucoup se réunirent à eux. La surprise était grande d’ailleurs : « Ces hommes, se disait-on, pourquoi prétendent-ils à un second consulat ? pourquoi encore une fois ensemble ? pourquoi pas avec d’autres ? Nous ne manquons pas de citoyens qui certes ne seraient point indignes d’être collègues de Crassus et de Pompée. »

Pompée s’effraya de ces propos, et il n’épargna, pour réussir, aucune injustice ni aucune violence. La pire des voies de fait qu’il employa, c’est l’embuscade qu’il dressa contre Domitius. Celui-ci se rendait au Forum avant le jour, avec quelques personnes : les gens de Pompée tuèrent l’esclave qui portait la torche devant lui, et blessèrent plusieurs personnes, entre autres Caton. Lorsqu’ils les eurent mis en fuite et enfermés dans la maison de Domitius, Pompée et Crassus furent proclamés consuls. Bientôt après ce fut un nouvel acte de violence : ils environnèrent de gens armés la salle du Sénat ; et, après avoir chassé Caton du Forum et tué plusieurs citoyens qui le soutenaient, ils firent continuer à César son commandement pour cinq autres années, et se firent décerner à eux-mêmes pour provinces la Syrie et les deux Espagnes. Puis ils les tirèrent au sort : la Syrie échut à Crassus, et le gouvernement des Espagnes à Pompée.

Tous apprirent avec plaisir le résultat du sort. La foule désirait que Pompée ne fût pas éloigné de la ville ; et Pompée, amoureux de sa femme, était bien aise de rester auprès d’elle le plus possible. Crassus fit paraître tant de joie de la décision du sort, qu’il semblait regarder cette bonne fortune comme la plus grande qui lui fût jamais arrivée. Avec des étrangers, et en public, c’est à peine s’il pouvait se contenir ; avec les personnes de sa société, il se laissait aller à de vains discours, et qui ne convenaient qu’à un jeune homme, et non à son âge et à son caractère ; car jamais il n’avait été vaniteux ou fanfaron. Mais alors il se laissa tout à fait emporter et aveugler : ses succès ne devaient plus se borner à la Syrie, ni aux Parthes ; mais il allait montrer que les exploits de Lucullus contre Tigrane, de Pompée contre Mithridate, n’étaient que des jeux d’enfants ; et il s’élançait en espérance jusque dans la Bactriane, dans l’Inde, et jusqu’à la mer extérieure. Cependant le décret concernant le partage ne comprenait point la guerre parthique ; mais tout le monde savait que c’était l’idée fixe de Crassus. César même lui écrivait de la Gaule, pour louer son projet et l’exciter à cette guerre.

Mais le tribun Atéius voulait s’opposer à son départ ; et à lui se joignaient beaucoup de personnes qui trouvaient mauvais qu’on s’en allât faire la guerre à des gens qui n’avaient aucun tort, et avec lesquels il existait des traités. Crassus, qui craignait les suites de cette opposition, pria Pompée de lui prêter son appui, et de l’accompagner hors de la ville, parce que Pompée exerçait une grande influence sur la foule. Beaucoup se préparaient à se mettre sur le chemin de Crassus, et à pousser des clameurs contre lui. Pompée s’avança vers eux : ses regards et son visage serein les calmèrent ; ils se retirèrent en silence, et ouvrirent un passage au milieu d’eux à Pompée et à Crassus. Cependant Atéius se présente au-devant de Crassus, et le somme à haute voix de suspendre sa marche, protestant contre son entreprise ; puis il donne ordre à un huissier de l’appréhender au corps, et de l’arrêter. Les autres tribuns ne le permirent point, et l’huissier relâcha Crassus. Alors Atéius se met à courir ; il arrive avant lui à la porte de la ville, il pose à terre un brasier allumé, et, y répandant des parfums et des libations, il prononce des imprécations effrayantes, et invoque par leurs noms des divinités terribles et étranges[21]. Les Romains disent que ces imprécations inusitées et anciennes avaient une telle vertu, que jamais ceux qui en avaient été l’objet n’en pouvaient éviter l’effet ; que celui-là même s’en trouve mal qui les a employées ; qu’aussi ne sont-elles pas prononcées dans des occasions ordinaires, ni par beaucoup de personnes. On blâma alors Atéius d’avoir compris, dans cet anathème formidable, la ville même, dont l’intérêt pourtant était le motif de son indignation contre Crassus.

Crassus se rendit à Brundusium. La mer était encore agitée par les vents d’hiver : cependant il n’attendit point, mit à la voile, et perdit plusieurs vaisseaux. Après avoir rallié ses forces, il se mit en route par terre à travers la Galatie. Là, trouvant le roi Déjotarus, qui était déjà fort vieux, occupé à bâtir une nouvelle ville, il lui dit en plaisantant : « Comment donc ! ô roi, tu commences à bâtir à la douzième heure du jour ! » Et le Galate : « Mais toi, puissant général, lui répondit-il en riant, à ce que je vois, tu n’es pas parti de bien bonne heure pour faire la guerre aux Parthes. » Crassus passait soixante ans, et paraissait plus vieux encore qu’il ne l’était réellement. À son arrivée, les choses, dans le commencement, répondirent à ses espérances. Il jeta sans obstacle un pont sur l’Euphrate, fit passer le fleuve en sécurité à son armée, et occupa plusieurs villes de la Mésopotamie, qui se soumirent volontairement. Dans une autre, où régnait en souverain un certain Apollonius, cent de ses soldats furent tués : alors il marcha contre elle avec toutes ses forces, s’en rendit maître, pilla les richesses, et vendit les hommes. Les Grecs nommaient cette ville Zénodotia[22]. Pour l’avoir prise, il se laissa proclamer par son armée imperator : à cela il gagna beaucoup de honte, et il parut n’avoir que des sentiments peu élevés et de bien faibles espérances de faire de plus grandes choses, puisqu’il était si satisfait d’un si petit avantage. Après avoir jeté dans les villes qui s’étaient rendues des garnisons qui montaient à sept mille hommes d’infanterie et mille hommes de cheval, il retourna prendre ses quartiers d’hiver en Syrie pour y attendre son fils qui venait de Gaule d’auprès de César : il avait déjà reçu des prix de valeur, et lui amenait mille cavaliers d’élite.

Ce qui fut la première faute de Crassus, après toutefois l’entreprise de cette expédition, qui est la plus grande de toutes ses fautes, c’est que, quand il aurait dû marcher en avant et occuper Babylone et Séleucie, villes toujours hostiles aux Parthes, il donna à l’ennemi le temps de faire ses préparatifs. Et puis on lui reprochait sa conduite en Syrie, qui était d’un trafiquant bien plus que d’un général d’armée. Au lieu de passer en revue les armes de ses soldats, de les exercer par des combats gymniques, il ne faisait que calculer les revenus des villes ; il restait de longs jours à manier, à compter au poids et à la balance les trésors de la déesse d’Hiérapolis[23]. En même temps il écrivait aux peuplades et aux principautés, en leur fixant un contingent de soldats ; et il en faisait remise pour de l’argent. Tout cela le déshonorait et le rendait méprisable à leurs yeux.

Le premier présage de ses malheurs lui vint de cette même déesse, que les uns croient être Vénus, les autres Junon, d’autres la Nature, qui a tiré de l’humidité le principe et la semence de toutes choses, et qui a fait connaître aux hommes les sources de tous les biens. Comme il sortait du temple avec son fils, le jeune Crassus glissa et tomba à la porte, et le père tomba sur lui.

Pendant qu’il tirait ses troupes de leurs quartiers d’hiver et qu’il les rassemblait, des ambassadeurs lui arrivèrent de la part de l’Arsacès[24], chargés de lui porter ce peu de paroles : « Si cette armée a été envoyée par les Romains, la guerre se fera sans trêve, implacable. Si, comme on le dit, c’est contre la volonté de sa patrie, et pour satisfaire sa cupidité particulière, que Crassus est venu porter ses armes chez les Parthes, et qu’il a envahi leurs terres, l’Arsacès montrera de la modération, il aura pitié de Crassus, et il laissera une libre sortie aux soldats romains, qu’il regarde comme ses prisonniers bien plus que comme des troupes établies en garnison dans ses villes. » À cela Crassus répondit d’un ton de bravade qu’il ferait savoir ses intentions dans Séleucie. Vagisès, le plus âgé des ambassadeurs, se mit à rire, et lui montrant la paume de sa main : « Crassus, lui dit-il, il aura poussé du poil là dedans avant que tu n’aies vu Séleucie. » Ils s’en retournèrent donc annoncer au roi Hyrodès qu’il fallait faire la guerre.

Cependant il arriva des villes de la Mésopotamie dans lesquelles les Romains avaient des garnisons quelques-uns de leurs gens qui s’en étaient échappés contre toute attente : ils apportaient des nouvelles propres à faire réfléchir. Ils avaient vu de leurs propres yeux la multitude des ennemis, les combats qu’ils avaient livrés à l’attaque des villes ; et, comme c’est l’ordinaire, ils faisaient dans leur récit les choses encore plus épouvantables qu’elles n’étaient. « Il est impossible, disaient-ils, quand ils poursuivent, de leur échapper ; quand ils fuient, de les atteindre. Ils ont des traits inconnus plus rapides que la vue, qui vous atteignent et vous traversent avant que vous ayez aperçu qui les lance. Les armes de leurs cavaliers bardés de fer, ou brisent tous les obstacles, ou ne cèdent à aucun choc. » Quand les soldats entendirent ces nouvelles, leur confiance diminua. On avait cru que les Parthes ne différaient nullement des Arméniens et des Cappadociens, que Lucullus avait chassés, poursuivis jusqu’à s’en lasser, et que le plus difficile de la guerre serait la longueur de la marche, la peine de courir après des hommes qui n’en viendraient pas aux mains. Et voilà qu’au lieu de ces espérances, on s’attendait à des combats, à de grands dangers. Aussi plusieurs même des principaux officiers pensaient que Crassus devait s’arrêter, et remettre toute la chose en délibération. De ce nombre était le questeur Cassius. Les devins mêmes disaient tout bas que toujours les entrailles des victimes avaient donné à Crassus des signes contraires et funestes. Mais il ne voulait entendre ni à leurs avis, ni aux avis de ceux qui lui conseillaient autre chose que de pousser en avant.

Ce qui contribua surtout à l’affermir dans sa résolution, ce fut l’arrivée d’Artabaze, roi des Arméniens. Ce prince vint au camp avec six mille cavaliers ; et l’on disait que ce n’était que la garde et l’escorte du roi. Il promit dix mille autres cavaliers tout armés et trente mille fantassins, qui se nourriraient aux frais de leur pays. Mais il conseillait à Crassus d’envahir la Parthie par l’Arménie, où il aurait en abondance toutes les provisions nécessaires à son armée, que lui fournirait le roi lui-même, et où il marcherait en sûreté, couvert par des montagnes et des hauteurs continues, et sur un terrain incommode pour la cavalerie, qui faisait toute la force des Parthes. Crassus se montra extrêmement satisfait[25] de sa bonne volonté et de ses magnifiques offres de secours. Mais il lui dit qu’il marcherait à travers la Mésopotamie, où il avait laissé beaucoup et de braves Romains. Sur cette réponse, l’Arménien s’en alla avec sa cavalerie.

Lorsque Crassus fit passer la rivière à son armée près de Zeugma[26], il éclata des tonnerres extraordinaires ; de fréquents éclairs frappaient les soldats au visage. Un vent formé par le mélange d’un nuage et d’un tourbillon enflammé fondit sur les radeaux, en mit en pièces une partie, et les brisa les uns contre les autres. Deux fois la foudre tomba dans le champ sur lequel il devait camper. Un de ses chevaux de bataille magnifiquement enharnaché emporta l’écuyer qui le montait, plongea dans le courant, et disparut. On dit même que la première aigle, quand on l’éleva, se retourna d’elle-même en arrière. Outre cela, il arriva que, quand le passage eut été effectué et qu’on distribua aux soldats leurs rations, les premières choses qu’on leur donna furent des lentilles et du sel, que les Romains regardent comme des signes de deuil, et qu’ils font servir dans les funérailles. Crassus harangua ses soldats, et il lui échappa une parole qui jeta parmi eux une vive agitation : il dit qu’il faisait détruire le pont afin qu’aucun d’eux ne retournât. En sentant l’inopportunité de son expression, il aurait dû la corriger et expliquer à des gens qu’elle effrayait ce qu’il avait voulu dire ; il négligea de le faire par entêtement. Enfin, comme il offrait le sacrifice expiatoire d’usage, il laissa tomber les entrailles que le devin lui présentait. Alors, voyant que les assistants en étaient très-péniblement affectés, il dit en souriant : « Ce que c’est que la vieillesse ! du moins les armes ne m’échapperont pas des mains. »

Après le sacrifice, il se mit en marche le long du fleuve, avec sept légions, un peu moins de quatre mille cavaliers, et à peu près autant de vélites. Quelques-uns de ses avant-coureurs, qui étaient allés à la découverte, revinrent lui annoncer qu’il n’y avait pas un homme dans la plaine, mais qu’ils avaient rencontré des pas de chevaux nombreux dont les empreintes indiquaient qu’ils avaient rebroussé chemin. Cela remplit Crassus de belles espérances ; et ses troupes n’eurent plus absolument que du mépris pour les Parthes, comptant qu’ils n’en viendraient pas aux mains. Néanmoins Cassius, dans ses conversations avec Crassus, lui conseillait encore, comme le meilleur parti, de retirer son armée dans une des villes que l’on occupait, et d’y attendre des renseignements certains sur l’ennemi ; ou sinon, de marcher sur Séleucie, le long du fleuve. Ses bâtiments de transport l’entretenaient dans l’abondance des vivres, en arrivant tous ensemble et en même temps que lui aux lieux des campements ; le fleuve le couvrait, et empêchait qu’il ne fût enveloppé. Il devait donc combattre toujours à avantage égal, et en ayant l’ennemi en face.

Tandis que Crassus examinait ce plan et en délibérait, survint un chef de tribu arabe, nommé Ariamnès[27]. C’était un homme fourbe et trompeur : de tous les maux que la fortune réunit pour la perte des Romains, il fut le plus grand et le plus décisif. Quelques-uns de ceux qui avaient fait partie de l’expédition de Pompée connaissaient cet homme comme ayant été utile à Pompée par son dévouement, et comme ayant paru attaché aux Romains. Il venait alors vers Crassus, d’intelligence avec les généraux du roi, et lâché par eux pour essayer de le guider le plus loin possible du fleuve et de ses parages, pour le jeter dans ces plaines immenses où il serait facile de l’envelopper. Car ils préféraient tout autre parti à celui d’attaquer de front les Romains. Ce Barbare, qui ne manquait pas d’éloquence, vint donc vers Crassus. Il commença par faire l’éloge de Pompée, comme d’un bienfaiteur ; et, tout en félicitant Crassus sur sa belle armée, il le blâma de ses lenteurs, de ses retards, de ses préparatifs sans fin, comme s’il eût dû avoir besoin d’armes et non pas plutôt de mains et de pieds agiles pour atteindre des hommes qui, depuis longtemps déjà, ne cherchaient qu’à enlever ce qu’ils avaient de plus précieux en biens et en personnes, et à prendre leur élan vers la Scythie et l’Hyrcanie. « Et encore que tu dusses combattre, lui disait-il, il aurait fallu te hâter, pour ne pas laisser le temps au roi de se rassurer, aux troupes de se réunir. Car maintenant il jette en avant Suréna et Sillacès pour attirer sur eux tes coups et ta poursuite ; mais lui, on ne le voit nulle part. »

Tout cela était faux. Hyrodès avait partagé son armée en deux corps ; lui-même il ravageait l’Arménie pour se venger d’Artavasdès[28], et il avait envoyé Suréna contre les Romains. Et ce n’était point les mépriser, comme quelques-uns le prétendent. En effet, il n’était pas possible que le même homme dédaignât pour adversaire Crassus, un des premiers personnages de Rome, et qu’il s’en allât guerroyer contre un Artavasdès, courir les campagnes de l’Arménie et les dévaster. Non ; je crois plutôt que, par crainte du danger, il voulait observer de loin et attendre l’événement. Voilà pourquoi il lança devant lui Suréna, pour tâter l’ennemi et l’entraîner à sa suite.

Suréna n’était pas un homme ordinaire. Par sa richesse, sa naissance, sa gloire, il était le premier après le roi ; par son courage et son habileté, il l’emportait sur tous les Parthes de son temps. Pour la taille et la beauté du corps, il n’avait point d’égal. Quand il était en marche, il menait toujours avec lui mille chameaux chargés de ses bagages, et deux cents chariots portant ses concubines. Mille chevaux de grosse cavalerie et un plus grand nombre de cavalerie légère formaient son escorte. En tout il n’avait pas moins de dix mille hommes, tant cavaliers que valets et esclaves. Pour ce qui est de sa naissance, il possédait le privilège héréditaire de ceindre le premier le diadème aux rois des Parthes à leur avènement. Hyrodès, le roi actuel, avait été chassé : c’est lui qui l’avait ramené chez les Parthes ; la grande ville de Séleucie, c’est Suréna qui l’avait prise pour lui, en montant le premier sur les murailles, et en mettant en fuite de sa propre main ceux qui les défendaient. Il n’avait pas alors trente ans, et il avait une fort grande réputation de prudence et de sagesse dans les conseils. C’est par ces qualités surtout qu’il détruisit Crassus, lequel, par sa confiance téméraire et son orgueil d’abord, et ensuite par le découragement où le jetèrent ses revers, donna tant de prise aux pièges que lui tendit Suréna.

Donc le Barbare, l’ayant persuadé, l’entraîna loin du fleuve, et le conduisit, à travers les plaines, par une route d’abord douce et aisée, mais qui devint ensuite fort fatigante. On arriva dans un sable profond, dans des plaines sans arbres, sans eau, et où l’œil n’apercevait aucune borne qui fit espérer quelque repos. Non-seulement la soif et la difficulté de la marche faisaient perdre courage aux soldats, mais ils éprouvaient un abattement inconsolable à l’aspect de ces lieux, où l’on ne voyait nulle part, ni une plante, ni un filet d’eau, ni une colline, ni un germe de verdure : ce n’était partout qu’une mer immense de sables déserts qui environnait l’armée. Cela fit déjà soupçonner une trahison.

Sur ces entrefaites, arrivèrent de la part d’Artavasdès l’Arménien des courriers qui dirent à Crassus que, retenu lui-même par une grande guerre contre Hyrodès, qui était venu fondre sur lui, il ne pouvait pas lui envoyer de secours. Il engageait Crassus à tourner de son côté, à se joindre aux Arméniens pour lutter ensemble contre Hyrodès ; ou, sinon, à toujours éviter dans ses marches et dans ses campements les lieux propres à la cavalerie, à toujours suivre les pays montagneux. Crassus, par une colère stupide, ne renvoya point de lettre au prince, et répondit de vive voix qu’il n’avait pas alors le temps de penser aux Arméniens, mais qu’il reviendrait, et qu’il se vengerait de la trahison d’Artavasdès. Alors Cassius fut saisi d’une nouvelle indignation : il avait cessé de présenter à Crassus ses avis, qui lui étaient importuns ; mais, prenant à part le Barbare, il l’accablait de reproches : « Ô le plus pervers des hommes ! lui disait-il, quel mauvais génie t’a conduit vers nous ? par quels breuvages empoisonnés, par quels maléfices as-tu persuadé à Crassus de plonger son armée dans un désert sans bornes et sans fond, et de la faire marcher sous la conduite d’un chef de brigands nomades plutôt que sous les ordres d’un général des Romains ? » Et l’artificieux Barbare tombait à ses genoux, le rassurait, et l’invitait à avoir patience encore quelque temps. Quant aux soldats, il se mêlait à eux, courait le long de leurs files, et il leur lançait en riant ces plaisanteries : « Hé ! vous autres ! vous croyez donc voyager à travers la Campanie, pour désirer ainsi des fontaines, des bocages, de l’ombre, et des bains aussi, sans doute, et des hôtelleries ? Vous oubliez donc que vous traversez les frontières des Arabes et des Assyriens ? » C’est ainsi que le Barbare tachait de calmer les Romains. Avant que sa trahison devînt manifeste, il monta à cheval et partit, non pas à l’insu de Crassus, mais après lui avoir persuadé qu’il s’en allait travailler à jeter le trouble chez les ennemis.

On rapporte que ce jour-là Crassus sortit de sa tente, vêtu non de la pourpre, comme c’est la coutume des généraux romains, mais d’habits noirs : il est vrai qu’il en changea aussitôt qu’il s’en aperçut. Plusieurs des enseignes restaient comme fixées en terre ; et ceux qui les portaient eurent beaucoup de peine à les enlever. Crassus n’en fit que rire, et il pressa la marche en forçant l’infanterie de suivre la cavalerie. Tout à coup un petit nombre des hommes qu’on avait envoyés à la découverte accoururent, et rapportèrent que les autres avaient été tués par l’ennemi, qu’ils avaient eux-mêmes eu bien de la peine à échapper, et que l’ennemi venait les attaquer, nombreux et plein de confiance. L’alarme fut générale ; et Crassus, frappé de cette nouvelle et hors de lui, rangea son armée à la hâte, sans se donner le temps de se reconnaître. D’abord, suivant l’avis de Cassius, il amincit les lignes de son infanterie, pour l’étendre le plus possible dans la plaine afin de n’être pas enveloppé, et distribua la cavalerie sur les ailes. Ensuite il changea de plan. En resserrant ses colonnes, il forma un carré profond, faisant face partout, et dont chaque côté se composait de douze cohortes. Entre chaque cohorte était rangée une troupe de gens de cheval, de manière qu’il n’y eût pas un point privé de l’appui de la cavalerie, et que toute la masse pût s’avancer, également défendue de tous côtés. Il confia l’une des deux ailes à Cassius, l’autre au jeune Crassus ; lui-même se plaça au centre.

On se mit en marche dans cet ordre, et l’on arriva à un ruisseau que l’on appelle le Balissus. Ce ruisseau n’avait pas beaucoup d’eau ; mais il fit un grand plaisir en ce moment aux soldats, qui souffraient de la sécheresse et de la chaleur, outre la fatigue d’une marche extrêmement pénible et du manque d’eau. Aussi la plupart des officiers furent d’avis qu’il fallait dresser les tentes et passer la nuit dans cet endroit, et, après avoir reconnu, autant que possible, le nombre et l’ordonnance des ennemis, marcher sur eux au point du jour. Mais Crassus, animé par son fils et les cavaliers de celui-ci, qui lui conseillaient de les conduire en avant et de livrer bataille, donna ordre que ceux qui auraient besoin de manger et de boire le fissent debout dans les rangs. Puis, avant que tous eussent achevé, il se mit en marche, non au pas et en faisant des haltes fréquentes, comme quand on s’avance pour combattre, mais rapidement et tout d’un trait jusqu’à ce qu’on aperçût les ennemis. Contre l’attente générale, ils n’apparurent aux Romains ni nombreux ni dans un terrible appareil. C’est que Suréna avait placé ses masses derrière la première ligne, et qu’il avait voilé l’éclat de leurs armes, en donnant l’ordre de les couvrir d’étoffes et de peaux. Lorsqu’ils se furent approchés, et que le général eut fait élever le signal du combat tout d’abord la plaine fut remplie d’une clameur terrible et d’un bruissement effrayant. Car les Parthes ne s’excitent pas au combat par le son du clairon et de la trompette ; mais ils font un grand bruit de tous côtés, en frappant sur des vases d’airain avec des marteaux creux couverts de cuir ; et ces instruments rendent un son sourd et affreux, comme un mélange de rugissements sauvages et de roulements de tonnerre. Ils ont fort bien observé que le sens de l’ouïe est celui qui porte le plus aisément le trouble dans l’âme, qui émeut le plus vite les passions, et transporte le plus vivement l’homme hors de lui-même.

À ce bruit, les Romains furent saisis de stupeur. Tout à coup les Parthes, jetant bas les voiles qui couvraient leurs armes, parurent comme tout en feu : leurs casques et leurs cuirasses, de fer margien[29], brillaient d’un éclat vif et éblouissant ; leurs chevaux étaient bardés de fer et d’airain. À leur tête paraissait Suréna : c’était un homme grand et beau, bien fait de sa personne ; et son air efféminé semblait démentir sa réputation de bravoure : il aimait à se parer à la manière des Mèdes, à se peindre le visage, à bien séparer ses cheveux sur le front ; les autres Parthes laissaient croître encore leurs cheveux à la manière des Scythes, pour se donner un air plus terrible.

Ils voulurent d’abord charger les Romains à coups de piques, pour pousser et enfoncer les premiers rangs ; mais, lorsqu’ils virent la profondeur de ce corps, dont tous les boucliers se tenaient, dont les hommes ne faisaient qu’un tout inébranlable, ils se retirèrent ; et l’on eût dit qu’ils rompaient leurs rangs et se dispersaient. Sans que les Romains s’en aperçussent, ils enveloppaient leur carré dans un vaste cercle. Crassus fit sortir des rangs et lança à la course ses vélites ; mais ceux-ci n’allèrent pas loin. Accueillis par une grêle de flèches, ils se replièrent au sein de la phalange. C’est ce qui commença le désordre et la crainte : on s’effrayait à la vue de ces traits, lancés avec tant de roideur et de force qu’ils brisaient toutes les armures, et traversaient aussi bien les corps durs que ceux qui cèdent. Les Parthes se retirèrent à distance, et ils commencèrent à lancer des flèches de loin de tous les côtés à la fois, sans s’occuper de viser juste ; car les Romains étaient si serrés et si épais que, quand on aurait voulu manquer son coup, il aurait été impossible de ne pas atteindre un homme. Et ils portaient des coups d’une force et d’une violence extrêmes : leurs arcs étaient si puissants, si grands, d’une courbure si flexible, qu’ils lançaient le trait avec une irrésistible impétuosité. Les Romains se trouvaient donc dès lors dans une situation fort fâcheuse. S’ils restaient fermes dans leurs rangs, ils recevaient des blessures ; s’ils essayaient d’en venir aux mains, ils ne pouvaient faire de mal à l’ennemi, et ils n’en étaient pas moins maltraités. Car les Parthes leur échappaient tout en leur lançant des flèches : ce qu’ils font mieux qu’aucune autre nation, sauf celle des Scythes. Et cela est sagement fait, puisqu’en repoussant l’ennemi, outre qu’ils se sauvent, ils ôtent à la fuite ce qu’elle a de honteux.

Tant que les Romains espérèrent qu’après avoir épuisé leurs flèches les Parthes cesseraient le combat ou qu’ils en viendraient aux mains, ils soutinrent bravement l’attaque. Mais, lorsqu’on sut que près de se tenaient un grand nombre de chameaux chargés de flèches, et que les premiers rangs qui avaient donné en allaient reprendre en faisant un circuit, alors Crassus, ne voyant plus de terme à ses maux, perdit courage. Il envoya vers son fils un courrier, lui ordonnant d’observer le moment, et de forcer ceux qu’il aurait en face à engager le combat de près, avant qu’il fût complètement enveloppé. Car c’était principalement sur lui que les escadrons des Parthes tombaient et chargeaient, en cherchant à le tourner. Le jeune homme prit treize cents cavaliers, parmi lesquels les mille qui lui venaient de César, avec cinq cents archers et huit cohortes de soldats armés de boucliers qui étaient le plus près de lui ; il leur fit faire un demi-tour, et les conduisit à la charge. Les Parthes qui caracolaient autour de lui, soit qu’ils se conformassent aux ordres donnés, comme quelques-uns le pensent, soit qu’ils manœuvrassent pour éloigner Crassus de son père le plus possible, tournèrent le dos et prirent le galop. « Ils n’osent pas nous attendre !  » s’écrie Crassus, et il pousse son cheval ; avec lui se lancent Censorinus et Mégabacchus[30], celui-ci remarquable par son courage et sa force, l’autre par sa dignité sénatoriale et son éloquence : c’étaient deux amis de Crassus, à peu près du même âge que lui. L’infanterie, en voyant la cavalerie ainsi lancée, ne resta pas en arrière, entraînée elle-même par l’ardeur et la joie que lui causait l’espérance de la victoire. On se croyait vainqueur ; on croyait l’ennemi en déroute, et l’on s’avança fort loin. Mais alors on reconnut la ruse : ceux qui semblaient fuir firent volte-face ; et, une foule d’autres se joignant à eux, tous revinrent à la charge. Les Romains firent halte, pensant que l’ennemi en viendrait aux mains, en les voyant en si petit nombre. Mais non ; les Parthes leur opposèrent leur grosse cavalerie ; et les autres cavaliers, voltigeant sans ordre autour d’eux, remuaient jusqu’au fond les monceaux de sable dont la plaine était couverte, et soulevaient une poussière immense. C’est à peine si les Romains pouvaient se voir et se parler ; ils tournoyaient dans un espace resserre, et, retombant les uns sur les autres, ils étaient criblés de flèches, et mouraient non d’une mort facile et prompte, mais dans les convulsions et les tortures d’une mort atroce : ils se roulaient sur le sable avec les flèches enfoncées dans leur corps, et expiraient des blessures qu’ils empiraient eux-mêmes en s’efforçant d’arracher les pointes recourbées des flèches qui avaient pénétré dans leurs veines et dans leurs nerfs : ils voulaient briser dans la plaie ces pointes à force de les tirer, et ils ne faisaient que se blesser eux-mêmes. Beaucoup mouraient ainsi ; ceux qui vivaient encore étaient incapables d’agir. Et lorsque Publius donna l’ordre de charger sur cette cavalerie bardée de fer, ils lui montrèrent leurs mains clouées à leurs boucliers, et leurs pieds traversés et fixés au sol, de sorte qu’il leur était tout aussi impossible de fuir que d’attaquer. Il s’élança donc lui-même à la tête de ses cavaliers, et, chargeant vigoureusement, il joignit l’ennemi. Mais il avait trop de désavantage dans ses moyens d’attaque et de défense : il frappait avec des javelines courtes et faibles sur des cuirasses de cuir cru et de fer ; et c’était avec des épieux que les Parthes frappaient ses Gaulois, dont les corps étaient légèrement armés et découverts. C’est en eux cependant qu’il avait le plus de confiance ; et avec eux il fit des prodiges de valeur. Ils saisissaient les épieux, embrassaient par le milieu du corps et jetaient à bas de leurs chevaux ces hommes dont les mouvements étaient embarrassés par le poids de leur armure. Plusieurs quittaient leurs propres chevaux et se glissaient sous ceux des ennemis ; ils leur plongeaient leurs épées dans le ventre. Ces animaux, bondissant de douleur, mouraient en écrasant sous leurs pieds, en même temps pêle-mêle, leurs cavaliers et les ennemis. Ce qui incommodait le plus les Gaulois, c’était la chaleur et la soif, qu’ils n’étaient pas accoutumés à supporter. Et puis la plus grande partie de leurs chevaux avaient péri en allant s’enterrer sur les épieux. Ils furent donc contraints de se replier sur leur infanterie ; et ils emmenèrent Publius, qui déjà se trouvait fort mal de ses blessures.

Il y avait près d’eux un monticule de sable : ils le virent et s’y retirèrent, et, attachant leurs chevaux au centre de cet espace, ils formèrent le cercle autour d’eux, les boucliers serrés et joints ensemble. Ils croyaient pouvoir ainsi repousser plus facilement les Barbares. Le contraire arriva. Dans une plaine unie, les premiers rangs procurent en quelque sorte un instant de relâche à ceux qui sont derrière ; mais là, l’inégalité du terrain les élevait au-dessus les uns des autres, et, ceux de derrière étant le plus découverts, il était impossible qu’ils échappassent aux coups : ils étaient tous également atteints, et ils avaient la douleur de périr d’une mort sans gloire, et sans pouvoir se venger de leurs ennemis.

Publius avait avec lui deux des Grecs qui habitaient dans ce pays, à Carrhes[31] ; ils se nommaient Hiéronyme et Nicomachus. Ces deux hommes lui conseillaient de s’enfuir avec eux, et de s’ouvrir un chemin pour se retirer à Ischnes[32], ville qui avait pris le parti des Romains, et qui n’était pas éloignée. « Il n’y a pas de mort si terrible, répondit-il, qui puisse épouvanter Publius, et lui faire abandonner des hommes qui meurent pour lui. » Il les engagea à se sauver eux-mêmes, et, leur tendant la main, il les congédia. Pour lui, ne pouvant se servir de sa main, qu’une flèche avait transpercée, il ordonna à son écuyer de le frapper de son épée, et il lui présenta le flanc. On rapporte que Censorinus mourut de la même manière. Mégabacchus se tua lui-même, et les principaux officiers en firent autant. Ceux qui restaient périrent sous le fer des ennemis, en combattant avec valeur jusqu’au dernier moment. Il n’y en eut, dit-on, pas plus de cinq cents qui furent pris vivants. Les Barbares, après avoir coupé la tête de Publius, marchèrent aussitôt sur Crassus. Or, voici dans quelle position il se trouvait.

Depuis qu’il avait commandé à son fils de charger les Parthes, on était venu lui annoncer que les ennemis étaient en grande déroute et chaudement poursuivis ; en même temps il voyait que ceux qu’il avait en tête ne le pressaient plus comme auparavant, car la plupart s’étaient écoulés sur l’autre point. Alors, reprenant courage et ralliant ses troupes, il se mit en retraite vers des collines, s’attendant à voir bientôt son fils revenir de la poursuite. Publius lui avait envoyé plusieurs courriers, pour lui apprendre le danger qu’il courait ; mais les premiers étaient tombés au milieu des Barbares, qui les avaient tués ; les autres parvinrent à leur échapper, et lui apprirent que Publius était perdu, s’il ne lui envoyait un prompt et puissant secours. Crassus, en proie à plusieurs passions contraires, incapable de raisonnement, et ne sachant quel parti prendre, entraîné d’un côté par la crainte de tout perdre, de l’autre par le désir de secourir son fils, se décida enfin à faire avancer son armée.

Dans ce moment, les ennemis arrivaient avec des cris et des chants de victoire, qui les rendaient plus terribles encore ; leurs mille tambours mugissaient encore une fois autour des Romains ; et ceux-ci s’attendaient à un deuxième combat. Les Parthes, portant la tête de Publius au bout d’une lance, s’approchèrent en la montrant ; et ils demandaient d’un ton insultant quels étaient ses parents et sa famille, puisqu’il était impossible qu’un jeune homme aussi noble et d’une valeur aussi brillante fût fils d’un père aussi lâche et aussi dépourvu de cœur que Crassus. Ce spectacle, plus que tous les autres objets effrayants, brisa l’âme des Romains, et leur ôta toute force morale. Leur cœur ne s’alluma point du désir de la vengeance, comme il aurait dû faire ; tous n’éprouvaient que frisson et tremblement. C’est alors, c’est dans ce moment douloureux que Crassus se montra le plus magnanime : « Romains, s’écria-t-il en parcourant ses lignes, cette perte, cette douleur ne regardent que moi seul. La grandeur de la fortune et de la gloire romaines repose en vous, intacte, invaincue, tant que vous vivez. Si vous avez pitié d’un père privé d’un fils distingué entre tous par sa vaillance, montrez-la, cette pitié, dans votre courroux contre l’ennemi. Ravissez-leur cette joie, vengez-vous de leur cruauté. Ne vous laissez point abattre par ce qui nous arrive, puisqu’il faut que ceux qui tendent à de grandes choses éprouvent toujours quelque malheur. Ce n’est pas sans qu’il en ait coûté du sang que Lucullus a vaincu Tigrane, et Scipion Antiochus. Nos ancêtres ont perdu en Sicile mille vaisseaux, en Italie bien des généraux et des préteurs ; et il n’en est pas un dont la défaite les ait empêchés de rester les maîtres de ceux qui avaient d’abord été vainqueurs. Car ce n’est point par la faveur de la Fortune, mais par une fermeté inébranlable et par leur courage à affronter les périls extrêmes, que les Romains sont parvenus à ce degré de puissance où ils sont aujourd’hui. »

Telles étaient ses paroles et ses exhortations ; mais il voyait que bien peu l’écoutaient et s’animaient en l’écoutant ; puis, lorsqu’il commanda de pousser le cri de guerre, il fut convaincu de la consternation de l’armée, car ce cri fut bien faible, rare, inégal. Les Barbares, au contraire, poussèrent un cri éclatant, plein de force et de confiance. L’action commença : la cavalerie des Parthes, se répandant sur les ailes, prit les Romains en flanc, et les attaqua à coups de flèches. En même temps, la première ligne, armée de ses épieux, resserra les Romains sur un petit espace. Quelques-uns seulement, pour ne pas mourir frappés de leurs flèches, se jetèrent sur eux avec l’audace du désespoir ; ils ne leur faisaient guère de mal, mais ils mouraient d’une mort prompte, sous des coups épouvantables et d’un effet soudain : le large fer des épieux poussé à travers l’homme pénétrait jusque dans le corps du cheval ; et souvent le coup était porté avec une telle roideur que deux hommes étaient percés à la fois.

Le combat dura ainsi jusqu’à la nuit : alors les Parthes se retirèrent, en disant qu’ils voulaient bien accorder à Crassus cette nuit-là seulement pour pleurer son fils, à moins que, après avoir fait de plus sages réflexions sur sa situation, il n’aimât mieux se rendre auprès de l’Arsacès que d’y être traîné. Et ils dressèrent leurs tentes près de celles des Romains. Ils étaient remplis des plus grandes espérances ; quant aux Romains, la nuit fut bien triste pour eux : ils ne s’occupèrent ni de donner la sépulture aux morts, ni de panser les blessés, qui expiraient dans les douleurs les plus cruelles : chacun pleurait sur soi-même. Car il paraissait impossible d’échapper, soit qu’on attendit le jour dans cette position, soit qu’on se jetât pendant la nuit à travers ces plaines sans bornes. Les blessés étaient encore un grand embarras : les emporter, c’était se gêner dans la fuite, et la rendre plus lente ; si on les abandonnait, leurs cris apprendraient à l’ennemi le départ des autres. Pour Crassus, bien qu’on le crût la cause de tous ces maux, cependant tous désiraient de le voir et de l’entendre. Mais lui, retiré à l’écart dans un coin obscur, couché à terre et la tête voilée, il offrait à la multitude un exemple des vicissitudes de la Fortune ; aux gens sensés, des suites de la folie et de l’ambition. Il ne lui avait pas suffi d’être le premier et le plus grand entre tant de milliers d’hommes ; et, parce que deux hommes lui étaient préférés, il croyait que tout lui manquait.

Alors donc les lieutenants Octavius et Cassius voulurent le relever et lui rendre le courage. Lorsqu’ils virent qu’il était complètement abattu, ils convoquèrent eux-mêmes les centurions et les chefs de bandes, et ils délibérèrent avec eux. Il fut décidé qu’on ne resterait point ; et on leva le camp sans trompette, et d’abord en silence. Mais, lorsque ceux qui ne pouvaient suivre s’aperçurent qu’on les abandonnait, leurs gémissements et leurs clameurs remplirent le camp de désordre et de confusion. Le trouble et l’épouvante s’emparèrent de ceux qui déjà avaient pris les devants : ils s’imaginèrent que les ennemis accouraient après eux. À force de retourner sur leurs pas, de se mettre en bataille, de charger sur des bêtes de somme ceux des blessés qui les suivaient, et de faire descendre les moins malades, ils perdirent un temps considérable. Il n’y eut qu’Ignatius qui, avec trois cents cavaliers, arriva jusqu’à Carrhes vers le milieu de la nuit. Il appela en langue romaine les hommes en sentinelles sur les murs ; et, ceux-ci lui ayant répondu, il leur recommanda d’aller dire à Coponius, leur commandant, qu’il y avait eu une grande bataille entre Crassus et les Parthes. Et, sans dire rien autre chose, ni qui il était, il marcha vers le pont, et sauva les gens qui étaient avec lui ; mais on l’a blâmé d’avoir abandonné son général. Cependant, ce mot jeté en passant à Coponius fut utile à Crassus. Coponius, réfléchissant, à la précipitation de celui qui avait parlé et à l’obscurité de son discours, qu’il n’avait rien de bon à annoncer, commanda aussitôt à ses troupes de prendre les armes ; et, dès qu’il fut informé que Crassus était en marche, il alla au-devant de lui, recueillit et fit entrer l’armée dans la ville.

Les Parthes s’étaient bien aperçus pendant la nuit de la retraite des Romains ; cependant ils ne les poursuivirent point. Mais, dès le point du jour, ils entrèrent dans le camp ; et ceux qu’on y avait laissés, et qui n’étaient pas moins de quatre mille, furent égorgés. Leur cavalerie prit en outre beaucoup de fuyards qui erraient par la plaine. Le lieutenant Varguntinus[33] perdit d’un seul coup avant le jour quatre cohortes, qui s’étaient égarées de la route. Retirées sur un tertre, environnées par l’ennemi, elles furent massacrées, à l’exception de vingt hommes seulement, qui se précipitèrent en avant l’épée nue à travers les Barbares : ceux-ci, étonnés, se retirèrent, leur ouvrirent un passage, et les laissèrent s’en aller ensuite au pas jusque dans Carrhes.

Suréna reçut un faux avis que Crassus s’était échappé avec les principaux personnages de son armée, et que la foule qui s’était écoulée dans Carrhes n’était qu’un ramas d’hommes sans importance. Il crut donc avoir perdu le fruit de sa victoire ; néanmoins il doutait encore, et désirait savoir la vérité, afin de rester là et de faire le siège de la ville, ou bien de laisser les Carrhéniens et de se mettre à la poursuite de Crassus. Pour cela il dépêcha un homme qu’il avait auprès de lui, et qui savait les deux langues, avec ordre de s’approcher des murs et d’appeler en langue romaine Crassus lui-même ou Cassius, et de leur dire que Suréna voulait avoir avec eux une entrevue. L’interprète étant venu faire cette proposition, on la rapporta à Crassus, qui l’accepta. Bientôt après arrivèrent, de l’armée des Barbares, des Arabes qui connaissaient fort bien de vue Crassus et Cassius, parce qu’ils avaient été dans le camp des Romains avant la bataille. Ceux-ci, ayant vu Cassius sur les murs, lui dirent que Suréna était disposé à traiter, et qu’il leur accordait de se retirer sains et saufs, pourvu qu’ils devinssent amis du roi, et qu’ils abandonnassent la Mésopotamie. « Suréna, disaient-ils, croit ce parti plus avantageux aux uns et aux autres que d’en venir aux dernières extrémités. » Cassius accepta ; et, comme il demandait qu’on fixât le lieu et l’heure de l’entrevue de Suréna et de Crassus, ils dirent que cela serait fait ; et, ayant tourné bride, ils s’en allèrent.

Donc Suréna, charmé de tenir ces deux personnages, et de pouvoir les assiéger, amena ses Parthes le lendemain au point du jour. D’abord les Parthes accablèrent les Romains d’injures, et leur déclarèrent que, s’ils voulaient obtenir une capitulation, il fallait leur livrer Crassus et Cassius enchaînés. Indignés d’avoir été ainsi trompés, les Romains dirent à Crassus de renoncer à l’espérance vaine et éloignée du secours des Arméniens : ils ne voulaient plus que fuir. Mais il fallait que ce projet ne fût connu d’aucun des Carrhéniens avant l’heure de l’exécution. Cependant il fut connu d’Andromachus, le plus perfide de tous : cet homme l’apprit de Crassus ; et Crassus avait en lui tant de confiance, qu’il le choisit même pour guide. Aussi rien n’échappa aux Parthes : Andromachus les informait de tout.

Les Parthes n’ont pas coutume de combattre de nuit ; il ne leur est même pas aisé de le faire : et c’est pendant la nuit que Crassus s’en allait. Andromachus manœuvra de manière à ne pas laisser les Parthes trop en arrière, pour qu’ils pussent atteindre les Romains. Il guidait ceux-ci tantôt par une route, tantôt par une autre ; à la fin, il détourna l’armée de son chemin, et l’engagea dans des marais profonds et des lieux tout coupés de fossés, à travers lesquels avançaient avec peine et par mille détours ceux qu’il traînait après lui. Il y en eut plusieurs qui jugèrent, à ces marches et contre-marches, qu’Andromachus ne pouvait avoir de bonnes intentions, et qui ne voulurent plus le suivre. Cassius retourna vers la ville de Carrhes ; et ses guides, qui étaient des Arabes, lui conseillant d’attendre que la lune eût dépassé le Scorpion : « Pour moi, répondit-il, je crains encore plus le Sagittaire[34]. » Et il se mit à chevaucher vers l’Assyrie, avec cinq cents cavaliers. D’autres, conduits par des guides fidèles ; occupèrent un terrain montagneux qu’on appelle les Sinnaques[35], et ils s’y établirent en sûreté avant le jour. Ils étaient environ cinq mille, sous le commandement d’un brave officier, nommé Octavius.

Pour Crassus, le jour le surprit engagé par l’artifice d’Andromachus dans ces terrains difficiles et dans ces marais. Il avait avec lui quatre cohortes armées de boucliers, fort peu de cavaliers, et cinq licteurs. Après bien des fatigues, il rentrait à peine dans le grand chemin avec ses gens, que déjà les ennemis étaient sur lui. Il était encore à douze stades[36] d’Octavius. Il se retira sur une autre crête de montagne, d’un accès moins difficile, mais aussi moins sûre : elle était dominée par les Sinnaques, et s’y rattachait par une longue chaîne qui s’étend dans cette direction à travers la plaine. C’est donc en vue de la troupe d’Octavius qu’il se trouvait dans cette position critique. Octavius accourut le premier des hauteurs à son secours, avec un petit nombre de ses gens ; il fut bientôt suivi de tous les autres, qui se reprochèrent leur lâcheté. Et tous ensemble fondirent sur les ennemis, les repoussèrent de la crête, et, plaçant Crassus au milieu d’eux et le couvrant de leurs boucliers, ils s’écrièrent fièrement que les Parthes n’avaient pas un trait qui pût atteindre le corps de leur général en chef, tant qu’ils ne seraient pas tous morts en combattant pour le défendre.

Suréna, remarquant que l’ardeur des Parthes s’émoussait, et que, si la nuit survenait et que les Romains se saisissent des montagnes, ils seraient alors tout à fait hors de prise, tendit un piège à Crassus. On lâcha quelques-uns des prisonniers, qui, dans le camp, avaient entendu des Barbares s’entretenir ensemble : ceux-ci disaient à dessein que le roi ne voulait pas faire aux Romains une guerre sans trêve, mais acquérir leur amitié par la reconnaissance, en traitant Crassus avec humanité. Les Barbares cessèrent le combat ; et Suréna, s’étant avancé vers le coteau d’un pas tranquille, avec ses principaux officiers, débanda son arc, et tendit la main vers Crassus, en l’invitant à une entrevue. « C’est malgré lui, disait-il, que le roi vous a fait éprouver sa vigueur et sa puissance. Maintenant, il veut de lui-même vous montrer sa clémence et sa bonté, en vous promettant et en vous donnant la liberté de vous en aller sains et saufs. »

Les Romains accueillirent les paroles de Suréna avec une ardeur et une joie extrêmes. Mais Crassus, qui n’avait jamais trouvé chez les Parthes que tromperie, et qui ne voyait pas de motif raisonnable à un changement si soudain, n’y crut point, et en délibérait avec ses officiers. Les soldats se mirent à crier qu’il y devait aller, puis à l’injurier, à le traiter de lâche. Ils lui reprochent qu’il les livre à la mort en les forçant de combattre contre des ennemis auxquels il n’ose pas même aller parler tandis qu’ils sont sans armes. Il essaya d’abord de les prier, puis de leur dire que, s’ils voulaient prendre patience le reste du jour dans ce terrain montagneux et escarpé, ils pourraient aisément se sauver pendant la nuit. Et il leur montrait la route, et il les invitait à ne point rejeter l’espérance d’un salut prochain. Mais l’irritation croissait contre lui, et ils frappaient sur leurs armes en le menaçant. Crassus, effrayé, descendit du coteau, et, se retournant vers les siens, dit seulement ces paroles : « Octavius, et toi, Pétronius, et vous tous, officiers romains ici présents, vous voyez la nécessité qui m’est imposée ; et vous êtes témoins des traitements ignominieux et de la violence à laquelle je suis en butte. Mais dites à tout le monde, dites, si vous échappez à ce danger, que c’est par la perfidie des ennemis, et non par la trahison de ses concitoyens, que Crassus a péri. »

Octavius n’eut pas le courage de rester, et il descendit avec lui. Les licteurs voulaient le suivre : Crassus les renvoya. Les premiers des Barbares qui vinrent à sa rencontre furent deux Grecs métis. Ils sautèrent à bas de leurs chevaux, saluèrent profondément Crassus, et, lui adressant la parole en grec, ils l’engagèrent à dépêcher quelques hommes, pour reconnaître que Suréna et ses gens s’avançaient sans armes et sans épées. Crassus leur répondit : « Si j’avais fait le moindre cas de la vie, je ne serais point venu me mettre en votre pouvoir. » Cependant il envoya les deux frères Roscius pour demander de quoi l’on traiterait, et combien on serait dans l’entrevue. Suréna les fit tout d’abord arrêter et mettre sous bonne garde ; puis lui-même il s’avança à cheval avec ses principaux officiers, et soudain : « Hé quoi ! s’écria-t-il, le général en chef des Romains est à pied, et nous à cheval ! » Et il donna ordre qu’on lui amenât un cheval ; et, comme Crassus disait que ni l’un ni l’autre n’avait tort, puisqu’ils se rendaient à l’entrevue chacun à la manière de son pays, Suréna reprit que, dès ce moment, il y avait traité et paix entre le roi Hyrodès et les Romains, mais qu’il fallait en aller signer les conditions au bord du fleuve : « Car, ajouta-t-il, vous ne vous souvenez guère de vos conventions, vous autres Romains. » Et il tendit la main à Crassus. Celui-ci voulant faire venir son cheval : « Tu n’en as pas besoin, reprit Suréna ; en voici un que le roi te donne. » En même temps on amena un cheval dont le frein était d’or ; les écuyers enlevèrent Crassus, le placèrent dessus, et, marchant à ses côtés, ils se mirent à frapper le cheval, pour presser sa marche. Octavius, le premier, saisit la bride du cheval pour l’arrêter ; ensuite Pétronius, un des tribuns de légion, puis les autres, se mirent à la traverse, tâchant de retenir le cheval, et d’écarter ceux qui pressaient Crassus des deux côtés On commença par se pousser et s’agiter en tumulte, puis on en vint aux coups ; et Octavius, tirant son épée, tua l’écuyer d’un des Barbares ; mais lui-même il tomba mort, frappé par derrière. Pétronius, embarrassé et ne pouvant se servir de ses armes, reçut un coup sur sa cuirasse, et sauta à bas de son cheval sans avoir été blessé. Crassus fut tué par un Parthe nommé Promaxéthrès. Suivant d’autres, ce n’est pas Promaxéthrès qui le tua ; mais, quand Crassus fut étendu à terre, c’est lui qui lui coupa la tête et la main droite. Mais on parle de ces faits par conjectures plutôt que d’après une connaissance certaine ; car, de tous ceux qui étaient présents, les uns périrent en combattant autour de Crassus, les autres se précipitèrent aussitôt vers la montagne.

Les Parthes allèrent à eux en leur disant que Crassus avait reçu son châtiment ; et Suréna engagea les autres à descendre avec confiance. Les uns descendirent et se livrèrent à lui ; les autres se dispersèrent pendant la nuit. Il s’en échappa un petit nombre ; les Arabes donnèrent la chasse au reste, les prirent et les massacrèrent. On rapporte qu’il y eut en tout vingt mille morts et dix mille prisonniers.

Suréna envoya à Hyrodés, en Arménie, la tête et la main de Crassus ; puis il fit répandre par des courriers jusqu’à Séleucie le bruit qu’il amenait Crassus vivant, et il prépara une pompe burlesque, qu’il appelait par dérision un triomphe. Un des prisonniers, qui ressemblait à Crassus (c’était un nommé Caïus Paccianus), fut revêtu d’un costume barbare, dressé à répondre aux noms de Crassus et de général, placé sur un cheval, et conduit dans cet appareil. Devant lui s’avançaient sur des chameaux des trompettes et des licteurs. Aux faisceaux étaient attachées des bourses, et aux haches des têtes de Romains fraîchement coupées. Derrière marchaient des courtisanes de Séleucie, musiciennes qui chantaient des chansons bouffonnes et railleuses sur la mollesse et la lâcheté de Crassus. Cette farce était faite pour le peuple. Mais ensuite Suréna assembla le Sénat de Séleucie, et il y apporta les livres obscènes d’Aristide, intitulés Milésiaques[37]. Et certes il n’y avait pas là supposition de sa part. On avait réellement trouvé ce livre dans le bagage de Rustius[38] ; et Suréna en avait pris occasion de se répandre en injures et en violentes critiques contre les Romains, qui, même en faisant la guerre, ne pouvaient s’abstenir de lire et de faire de pareilles infamies. Cependant les habitants de Séleucie reconnurent le grand sens d’Ésope, en voyant Suréna mettre dans la poche de devant de la besace, les obscénités milésiennes, et dans celle de derrière la Sybaris parthique qu’il traînait à sa suite dans ses chars de concubines. En effet, son armée ressemblait, mais dans un sens inverse, à ces vipères et à ces scytales[39], dont on parle tant : l’extérieur et le front en étaient terribles et sauvages ; on n’y voyait que lances, arcs et chevaux ; mais à la queue de la phalange ce n’était plus que courtisanes, cymbales, chants, que nuits entières données au commerce des femmes. Certainement Rustius était blâmable ; mais bien impudents étaient les Parthes de blâmer les Milésiaques, quand ils avaient eu pour rois plusieurs Arsacides nés de courtisanes milésiennes et ioniennes.

Tandis que ces faits s’accomplissaient, Hyrodès avait déjà fait la paix avec Artavasdés l’Arménien ; et ils étaient convenus du mariage de la sœur d’Artavasdés avec Pacorus, fils d’Hyrodès. Ils se donnaient réciproquement des festins et des banquets, dans lesquels on récitait ordinairement des poésies grecques. Car Hyrodès n’ignorait ni la langue ni la littérature des Grecs. Artavasdés lui-même faisait des tragédies, et il écrivait des discours et des histoires, dont une partie a été conservée jusqu’à nos jours. Lorsqu’on apporta la tête de Crassus à la porte de la salle, les tables venaient d’être enlevées, et un acteur tragique, nommé Jason, de Tralles[40], chantait le rôle d’Agave dans les Bacchantes d’Euripide, à la grande satisfaction des spectateurs. Sillacès se présenta à l’entrée de la salle ; et, après s’être prosterné, il jeta aux pieds d’Hyrodès la tête de Crassus. Les Parthes firent retentir des applaudissements et des cris de joie ; et les officiers de service firent asseoir à table[41] Sillacès par ordre du roi. Jason passa son costume de Penthée à un personnage du chœur, et, prenant la tête de Crassus, avec le délire d’une bacchante et saisi d’un enthousiasme réel, il se mit à chanter ces vers[42] :

Nous apportons des montagnes ce cerf qui vient d’être tué ;
Nous allons au palais ; applaudissez à notre chasse ;


à-propos qui plut fort à tout le monde. Et, lorsqu’en continuant le dialogue avec le chœur, il arriva à prononcer ces mots :

Qui l’a tué[43] ?
— C’est à moi, c’est à moi qu’en revient l’honneur,


Promaxéthrès, qui était au festin, s’élança de table, et lui prit des mains la tête, en s’écriant : « C’est à moi de chanter le morceau plutôt qu’à lui. » Le roi, charmé de cet incident, lui donna la récompense d’usage, et fit don d’un talent à Jason.

Tel est l’exode[44] par lequel finit, comme une tragédie, l’expédition de Crassus.

Cependant Hyrodés reçut la juste punition de sa cruauté, et Suréna de sa perfidie. Suréna fut peu de temps après mis à mort par Hyrodés, jaloux de sa gloire. Hyrodès perdit Pacorus vaincu dans une grande bataille par les Romains ; il tomba malade lui-même et devint hydropique, et Phraate, son fils, conspira contre lui et lui donna du poison. La maladie reçut et absorba en elle-même le poison et ils se chassèrent l’un l’autre : Hyrodès se sentait soulagé ; mais alors Phraate prit la route la plus courte : il l’étrangla.



  1. Environ dix-huit cent mille francs de notre monnaie
  2. Plus de quarante millions de notre monnaie.
  3. Probablement celui qui lut surnommé Polyhistor, à cause de la variété de ses connaissances, et qui vécut du temps de Sylla ; il était, selon les uns, de Milet, selon les autres, de Cotyée en Phrygie.
  4. Plutarque a oublié cette promesse, et c’est ce qui a fait adopter par quelques-uns une autre interprétation des mots ἀλλὰ ταῦτα μὲν ὕστερον. Ricard, entre autres, traduit : Mais cela n’eut lieu que longtemps après. J’ai mieux aimé prêter à Plutarque un oubli qu’une sottise.
  5. D’autres lisent Pacianus.
  6. Historien latin qui avait composé des Annales de l’histoire romaine en plusieurs livres. Il vécut sous Auguste, et ne mourut qu’au commencement du règne de Tibère.
  7. Ville de la Bétique, aujourd’hui Malaga, dans l’Andalousie.
  8. Ce titre ne se donnait ordinairement qu’aux généraux qui commandaient en chef et qui avaient remporté quelque grande victoire : c’étaient les soldats qui le décernaient.
  9. On pense que c’est la ville que les Latins nommaient Tuder.
  10. Environ cinq millions de notre monnaie.
  11. On connaît le vers où Horace applique la même expression aux poëtes satiriques : Fenum habet in cornu, longe fuge, dans la quatrième satire du premier livre.
  12. Les deux autres se nommaient Chrysus et Œnomaüs.
  13. On vit l’accomplissement de cette prédiction dans la façon glorieuse dont mourut Spartacus, les armes à la main, à la tête de ses compagnons, et faisant des prodiges de valeur.
  14. Claudius Glaber, suivant Florus, et, suivant les épitomés de Tite-Live, Claudius Pulcher.
  15. D’après les épitomés de Tite Live cette montagne était le Vésuve, qui n’était point encore un volcan terrible avec son cratère au sommet.
  16. Salines était dans la Campanie.
  17. Environ quinze lieues.
  18. Ville de Lucanie, et dont on attribuait la fondation à Philoctète.
  19. Voyez la Vie de Marcellus dans le deuxième volume.
  20. Dans la Vie de Pompée, cet homme est appelé Caïus Aurélius.
  21. Probablement les dieux infernaux, auxquels, dans certaines circonstances, on donnait des noms extraordinaires.
  22. C’était, suivant Étienne de Byzance, une ville de la Mésopotamie, dans la province d’Osrhoëne.
  23. C’est Hiérapolis de Carie.
  24. C’était le nom commun à tous les rois des Parthes ; le nom propre de celui dont il est question ici était Hyrodès, suivant Plutarque, ou, suivant d’autres, Orodès.
  25. Je lis, avec Reiske, οὐ μετρίως ἠγάπησε, au lieu de μετρίως sans négation. Appien dit positivement que Crassus témoigna une vive reconnaissance à Artabaze ; et on ne voit pas bien pourquoi il l’aurait remercié assez froidement, comme le dit le texte vulgaire de Plutarque.
  26. Ville de Syrie, sur l’Euphrate, qui avait pris son nom du pont, ζεύγμα, qu’Alexandre y avait fait construire.
  27. Appien le nomme Acbarus, et Dion, Augarus.
  28. C’est le même que Plutarque a nommé plus haut Artabaze.
  29. Il paraît que le pays des Murgiens était voisin de l’Hyrcanie.
  30. On ne sait pas ce que c’était que ce Mégabacchus ; en tout cas, ce nom n’est pas celui d’un Romain.
  31. Ville de la Mésopotamie.
  32. Ischnes, ou Ichnes, était aussi en Mésopotamie, vers les bords de l’Euphrate.
  33. Le véritable nom est plutôt Varguntéius, comme l’écrivaient les Romains.
  34. Allusion à la force principale de l’armée des Parthes, qui étaient les archers.
  35. Près du Tigre.
  36. Un peu plus d’une demi-lieue.
  37. C’était la chronique scandaleuse de Milet, rédigée sous forme de fables ou de nouvelles.
  38. On propose de lire ici Roscius, un des deux frères dont il a été parlé plus haut.
  39. C’est l’espèce de reptile appelé musaraigne.
  40. Tralles était une ville de Carie.
  41. Il n’y a point là de contradiction avec ce qui vient d’être dit, que les tables venaient d’être enlevées : on enlevait les tables à chaque service.
  42. Bacchantes, vers 1168. Mais le texte de Plutarque diffère légèrement de celui d’Euripide.
  43. Il y a, dans le texte d’Euripide : « Quelle est celle qui l’a frappé ? »
  44. L’exode, dans la tragédie antique, était une sorte d’épilogue qui servait à compléter le dénouement, en fixant définitivement le sort des principaux personnages qui avaient figuré dans l’action.