Salle 6 (recueil)/Vieillesse

(Redirigé depuis Vieillesse)
Traduction par Denis Roche.
Salle 6Librairie Plon (p. 247-256).


L’architecte Ouzélkov, conseiller d’État, venu pour réparer l’église du cimetière dans sa ville natale, où il avait grandi, où il s’était instruit et où il s’était marié, s’y reconnaissait à peine en descendant de wagon ; tout avait changé.

Quinze ans auparavant, quand il était allé s’établir à Pétersbourg, les gamins prenaient des souslics à l’endroit où maintenant s’élevait la gare. Une maison à quatre étages, « Vienne-Hôtel », s’érigeait à l’entrée de la rue principale, là où s’étendait jadis une informe barrière. Mais rien, ni maison, ni barrière n’avaient autant changé que les gens. Questionnant le garçon de son hôtel, Ouzélkov apprit que plus de la moitié des personnes dont il se souvenait étaient mortes, s’étaient ruinées ou étaient oubliées.

– Et Ouzélkov, demanda-t-il au vieux garçon, te le rappelles-tu ? Ouzélkov, l’architecte qui divorça ! Il avait une maison dans la rue de Svirbeevsk… Je suis sûr que tu t’en souviens !

– Je ne m’en souviens pas, monsieur…

– Comment ne pas s’en souvenir ! L’affaire fit du bruit ; les cochers eux-mêmes la savaient. Souviens-toi ! Ce fut l’avocat Châpkine qui fit prononcer le divorce… Un coquin, tricheur reconnu, celui que l’on fouetta au cercle…

– Ivane Nikolâitch ?

– Mais oui, mais oui !… Vit-il ? Est-il mort ?

– Il vit, Dieu merci, il vit !… Il est maintenant notaire, il a une étude, il vit bien… Il a deux maisons dans la Kirpîtchnaia. Il a marié sa fille il n’y a pas longtemps…

Ouzélkov fit les cent pas, réfléchit et, à force de s’ennuyer, décida d’aller voir Châpkine. Il était midi ; il sortit de l’hôtel, et se dirigea lentement vers la rue Kirpîtchnaia. Il trouva Châpkine à son étude et, lui aussi, le reconnut à peine. L’avocat agile, découplé, à figure vive et effrontée, constamment ivre, qu’il avait été, était devenu un vieillard discret, débile, à cheveux gris.

– Vous ne me reconnaissez plus ? lui demanda l’architecte. Je suis votre ancien client, Ouzélkov.

– Ouzélkov ?… chercha le notaire, quel Ouzélkov ? Ah !…

Il se souvint, le reconnut et fut stupéfait. Les exclamations, les questions, les souvenirs se pressèrent.

– Ah ! je ne m’attendais pas ! gloussait Châpkine, je ne pensais pas ! Que vous offrirai-je bien ? Voulez-vous du champagne ? des huîtres ? Je vous ai, mon cher, autrefois, tant ratiboisé d’argent, que je ne sais quel régal vous offrir…

– Je vous en prie, répondit Ouzélkov, ne vous dérangez pas ; je n’ai pas le temps de rien prendre. Il me faut aller tout de suite au cimetière pour examiner l’église. Je suis chargé de la réparer.

– À merveille ! fit Châpkine. Nous grignotons un hors-d’œuvre, nous buvons, et je vous accompagne. J’ai d’excellents chevaux. Je vous conduirai et je vous mettrai en rapport avec le staroste [1]. Laissez-moi tout arranger… Mais qu’avez-vous, mon ange ? On dirait que vous voulez vous écarter de moi. Me craignez-vous ? Asseyez-vous plus près… Maintenant, il n’y a plus à me craindre… Ah ! avant, effectivement, j’étais un habile gaillard, un bourreau d’homme ; il n’y avait pas à s’approcher trop près. Mais maintenant, plus calme que de l’eau, plus bas que l’herbe ! J’ai vieilli. Je suis marié. J’ai des enfants. Il est temps de songer à la mort.

Les deux hommes mangèrent, burent et repartirent dans un traîneau à deux chevaux pour le cimetière, hors de la ville.

– Oui, c’était un bon temps ! se ressouvenait Châpkine dans le trajet ; on se le rappelle et, en vérité, on n’y croit pas… Vous rappelez-vous la façon dont vous avez divorcé ? Près de vingt ans ont passé ; je parie que vous avez tout oublié, et moi je me souviens de tout comme si c’était hier. Mon Dieu, que je me suis donné du mal alors ! J’étais un gaillard retors, chicaneur, une tête brûlée… Comme j’étais impatient en ce temps-là de m’employer à une affaire de chicane, surtout quand les honoraires étaient bons, comme dans votre procès ! Qu’est-ce que vous m’avez payé alors ? cinq mille ? six mille roubles ? Comment ne pas se donner du mal pour ce prix-là ? Vous êtes parti pour Pétersbourg et vous m’avez laissé toute l’affaire sur les bras ; fais comme tu sauras ! Votre défunte épouse, Sôphia Mikhâilovna, bien que d’une famille de marchands, était fière et avait de l’amour-propre. La payer pour qu’elle prît les torts était difficile, extrêmement difficile !… Je viens, par exemple, une fois conférer avec elle. Dès qu’elle m’aperçoit, elle crie à sa bonne : « Mâcha, je t’avais recommandé de ne pas recevoir de canailles ! » J’essayais ceci et cela ; je lui écrivais ; je tâchais de la rencontrer à l’improviste : rien ne prenait ! Il fallut faire agir un tiers. Je me suis longtemps démené avec elle, et ce n’est que quand vous avez consenti à donner dix mille roubles qu’elle a commencé à fléchir. Dix mille roubles, elle n’a pas pu résister ! Elle s’est mise à pleurer, elle m’a craché au visage, mais elle a consenti ; elle a pris tous les torts pour elle.

– Il me semble que ce n’est pas dix mille roubles, mais quinze mille qu’elle a exigés ? fit Ouzélkov.

– Oui, oui, quinze mille ! Je me trompais, dit Châpkine déconcerté. Au reste, vieille affaire, il n’y a pas à s’en cacher : je lui ai donné dix mille roubles, et les cinq mille autres, je vous les ai pris en escompte. Je vous ai trompés tous les deux. Vieille affaire, il n’y a pas à en avoir honte… Et à qui prendre, Boris Pétrôvitch, jugez-en, sinon à vous ? Vous étiez un homme riche, gorgé… Vous vous étiez marié à l’aise, vous divorciez à l’aise ! Vous gagniez énormément. Dans une entreprise, je m’en souviens, vous aviez raflé vingt mille roubles… De qui tirer de l’argent, sinon de vous ? Et, il faut l’avouer, l’envie aussi me torturait… Vous amassiez, on mettait chapeau bas devant vous, et moi, pour un rouble, on me fouettait ; au cercle, on me souffletait. Mais à quoi bon se souvenir ? Il est temps d’oublier !

– Dites-moi, je vous prie, comment vécut ensuite Sôphia Mikhâïlovna, demanda Ouzélkov.

– Avec ses dix mille roubles ? Très mal ? Dieu sait si ce fut une rage qui la prit, ou si sa conscience et sa fierté la tourmentaient, ou si peut-être elle vous aimait, toujours est-il qu’elle se mit à boire. L’argent reçu, elle se mit à courir en troika avec des officiers. Ivrognerie, dissipation, débauche… Elle allait avec des officiers au restaurant, et ce n’était pas pour y boire du porto ou quelque chose de plus doux. Elle tâchait d’attraper du cognac, pour que ça la brûlât, pour que ça lui ôtât l’esprit.

– Oui, elle était excentrique… Ce que j’en ai subi avec elle !… Tout d’un coup, quelque chose ne lui allait pas et elle commençait à être nerveuse… Et ensuite, qu’est-il arrivé ?

– Une semaine passe, une autre. J’étais chez moi en train d’écrire ; tout d’un coup, la porte s’ouvre et elle entre, ivre. « Reprenez, me dit-elle, votre maudit argent ! » Et elle me jette le paquet à la figure. Elle n’en pouvait plus, autrement dit… Je ramassai l’argent ; je le comptai : il manquait cinq cents roubles. Elle n’était arrivée à dépenser que cinq cents roubles…

– Qu’avez-vous fait de l’argent ?

– Vieille affaire, il n’y a pas à s’en cacher… Je l’ai pris, parbleu ! Qu’avez-vous à me regarder comme ça ? Attendez encore ce qui viendra. C’est tout un roman, c’est de la psychiatrie ! Environ deux mois après, je rentre une nuit chez moi, ivre, mauvais… J’allume, je regarde. Sur mon divan est assise Sôphia Mikhâilovna, ivre elle aussi, l’esprit tout à l’envers, l’air hagard, exactement comme si elle sortait de Bedlam. « Rendez-moi mon argent, me dit-elle ; j’ai changé d’avis ! Tant qu’à tomber, autant bien tomber, à fond ! Dépêchez-vous, canaille ! Donnez-moi l’argent ! » Quelle ignominie !…

– Et vous… le lui avez donné ?… demanda Ouzélkov.

– Je lui ai donné, il m’en souvient,… dix roubles…

– Oh ! est-ce possible ! fit Ouzélkov, fronçant un peu les sourcils. Si vous ne pouviez ou ne vouliez pas le lui donner, vous auriez pu m’écrire, voyons ! Et moi qui ne savais rien ! Hein ? Je ne savais rien !

– Pourquoi vous aurais-je écrit, mon cher, quand elle vous a écrit elle-même ensuite, lorsqu’elle était à l’hôpital ?…

– Au fait, j’étais si occupé de mon nouveau mariage, j’étais dans un tel tourbillon, que je ne prenais pas garde aux lettres… Mais vous, un étranger, qui n’aviez pas d’antipathie pour elle, pourquoi ne lui avez-vous pas tendu la main ?

– Il ne faut pas mesurer les choses à l’aune d’aujourd’hui, Boris Pétrôvitch. Maintenant nous pensons d’une manière ; autrefois nous pensions d’une autre !… À présent, je lui donnerais peut-être mille roubles, et alors ses dix roubles même, je ne les lui ai pas donnés pour rien… Vilaine histoire ! Il faut oublier !… Mais nous voici arrivés.

Le traîneau s’arrêta à la porte du cimetière.

Ouzélkov et Châpkine descendirent et s’engagèrent dans une longue et large allée. Le givre argentait les cerisiers dépouillés, les acacias, les croix grises et les tombes. Le jour ensoleillé se reflétait dans chaque flocon de neige. On sentait, comme dans tous les cimetières, une odeur d’encens et de terre fraîchement remuée.

– Ce cimetière est joli, dit Ouzélkov ; c’est un vrai jardin.

– Par malheur, on viole les tombes, dit Châpkine… Tenez, là, à droite, derrière ce monument en fonte, est enterrée Sôphia Mikhâïlovna. Voulez-vous voir ?

Les deux hommes tournèrent à droite, et dans une neige épaisse se dirigèrent vers un monument de fonte.

– Voici, dit Châpkine, montrant une petite tombe en marbre blanc. Un enseigne lui fit faire ce monument.

Ouzélkov ôta lentement son chapeau et mit à l’air sa calvitie. Châpkine se découvrit aussi ; et une seconde calvitie brilla. Un silence sépulcral autour d’eux, comme si l’air même était mort… Les deux hommes regardèrent le monument de Sôphia Mikhâilovna, pensifs, sans rien dire.

– Elle dort ici, dit enfin Châpkine, – sans se souvenir d’avoir pris les torts à sa charge et d’avoir bu du cognac !… Convenez-en, Boris Pétrôvitch…

– Quoi ? demanda sombrement Ouzélkov.

– Qu’aussi mauvais qu’ait été le passé, il fut meilleur que ceci…

Châpkine toucha ses cheveux gris.

– Dans le temps, on ne songeait pas à l’heure de la mort… L’eût-on rencontrée elle-même, on pensait qu’on pourrait lui rendre des points, et maintenant… Enfin, que voulez-vous !…

La tristesse gagnait Ouzélkov. Soudain il aurait voulu pleurer, de même que, jadis, il aurait voulu aimer passionnément… Des larmes, lui semblait-il, eussent été rafraîchissantes, bonnes… Une moiteur venait à ses yeux ; une boule remontait déjà dans sa gorge ; mais Châpkine était auprès de lui. Il eut honte de paraître faible devant quelqu’un. Il se retourna brusquement et se dirigea vers l’église.

Ce ne fut qu’au bout de deux heures, après avoir conféré avec le staroste et examiné l’église, qu’il profita d’une minute pendant laquelle Châpkine s’oubliait à causer avec le prêtre, et il courut pleurer.

Il se glissa vers la tombe comme un voleur, en se cachant, regardant à tout instant derrière lui. Arrivé près d’elle, il s’adonna à sa tristesse. La petite tombe blanche le regardait pensivement, tristement, innocemment, comme si elle eût recouvert une enfant et non pas une femme divorcée et dépravée.

« Pleurer ! pleurer ! » pensait Ouzélkov. Mais le moment des larmes était passé. Le vieillard eut beau cligner des yeux, tâcher de se disposer à la tristesse, les larmes ne coulèrent point et la boule ne monta pas à sa gorge… Au bout de quelques minutes, Ouzélkov y renonça et revint prendre Châpkine. « Vieillesse ! songeait-il. Il n’est qu’un plaisir, les larmes, et elles ne coulent pas !… »

  1. Président du conseil de fabrique. (T.)