Vie du pape Pie-IX/L’iniquité se consomme

CHAPITRE XXIX.

L’iniquité se consomme.


Durant l’été de 1870 éclata la guerre franco-prussienne. Pour se concilier les bonnes dispositions du cabinet italien[1], Napoléon rappela ses troupes de Rome. Le châtiment suivit de près la trahison. Le 4 août, une partie des troupes françaises s’embarqua à Civita-Vecchia ; le même jour, l’armée de Napoléon subissait sa première grande défaite à Wissembourg ; le 6, le territoire romain fut complètement abandonné, le même jour avait lieu le désastre de Frôschwiller.

Si Napoléon abandonnait le Saint-Siège, Pie IX n’abandonnait pas la France. Il fit tout en son pouvoir pour empêcher la déclaration de la guerre et plus tard, lorsque la France sanglante se mourait sous le pied du Prussien, il intercéda auprès du roi Guillaume pour la malheureuse fille aînée de l’Eglise.

Profitant des malheurs de la France, le roi de Piémont résolut de compléter l’œuvre inique de spoliation inaugurée en 1859. Prétextant hypocritement que les agitations de l’Europe centrale mettait le Saint-Siège en danger, il écrivit à Pie IX une lettre qui restera sans égale dans les fastes de l’histoire. “Je vois, disait le perfide Victor-Emmanuel, l’inévitable nécessité pour la sécurité de l’Italie et du Saint-Siège, que mes troupes, déjà préposées à la garde des frontières, s’avancent et occupent les positions qui seront indispensables à la sécurité de Votre Sainteté et au maintien de l’ordre.” Et il terminait, comme autrefois, en demandant la bénédiction du Saint-Père !

Cette lettre fut confiée au comte Ponza di San-Martino qui se rendit à Rome et obtint une audience de Pie IX. Le Pape fut profondément attristé à la lecture de ce document. “Voilà donc, murmura-t-il, jusqu’où la révolution a pu abaisser un prince de la maison de Savoie ! Il ne suffit pas à la révolution de chasser les rois, toutes les fois qu’elle le peut, ou de faire tomber leurs têtes sous le couteau ; elle s’amuse à les déshonorer.”

L’envoyé piémontais sortit tout confus de la présence du Souverain-Pontife. Le même jour il fut témoin d’une scène qui a dû le convaincre, s’il n’en était pas déjà convaincu, de l’inanité des accusations de ceux qui prétendaient que le peuple romain, le vrai peuple romain, ne voulait plus du Pape. C’était à l’occasion de l’ouverture d’une fontaine publique que Pie IX avait fait construire sur la place des Thermes. Le Saint-Père voulut assister à cette cérémonie et il fut l’objet d’une ovation immense. Le 11 septembre, le Pape écrivit à Victor-Emmanuel la réponse suivante :

“Sire, le comte Ponza di San-Martino m’a remis une lettre qu’il a plu à votre Majesté de m’adresser ; mais elle n’est pas digne d’un fils affectueux qui se fait gloire de professer la foi catholique et s’honore d’une loyauté royale. Je n’entrerai pas dans les détails de la lettre même, pour ne pas renouveler la douleur qu’une première lecture m’a causée. Je bénis Dieu qui a souffert que votre Majesté comblât d’amertume la dernière période de ma vie. Au reste, je ne puis admettre les demandes que vous exprimez dans votre lettre, ni me rallier aux principes qu’elle renferme. J’invoque de nouveau Dieu et je remets entre ses mains ma propre cause qui est entièrement la sienne. Je le prie d’accorder des grâces abondantes à votre Majesté, de la délivrer de tout péril, et de lui faire part des miséricordes dont elle a besoin.”

Sans même attendre la réponse du Saint-Père, le roi de Piémont ordonna à ses troupes de marcher sur Rome. Le 11 septembre, une armée de 60, 000 hommes franchit la frontière et investit la capitale du monde, le 19. Le général de cette armée impie était un prêtre apostat, Cadorna ; le chef et l’armée étaient dignes l’un de l’autre. Cadorna aurait voulu entrer dans Rome sans coup férir, mais Pie IX demeura ferme et ordonna au général Kanzler de résister, mais uniquement dans le but de constater la violence. “Dans un moment où l’Europe entière déplore les très-nombreuses victimes d’une guerre entre deux puissantes nations, dit-il, on ne pourra jamais dire que le vicaire de Jésus-Christ, quoique assailli, ait consenti à une grande effusion de sang.”

Après avoir donné ces ordres, Pie IX se rendit à la basilique de Latran et de là à la chapelle de la Scala Santa, ou Saint Escalier, où est conservé l’escalier que Jésus monta dans la maison de Pilate. Malgré son âge avancé, il gravit les cent vingt-sept marches à genoux, et se prosternant devant l’autel, il fit à haute voix une prière sublime qui émut jusqu’aux larmes les spectateurs de cette scène. “Pardon à mon peuple, qui est le tien, s’écriait le doux vieillard ; et s’il faut une victime, oh ! mon Dieu, prends ton indigne serviteur, ton indigne représentant ! n’ai-je pas assez vécu ? Pitié mon Dieu, pitié je t’en prie, et quoi qu’il arrive, que ta sainte volonté soit faite.”

Puis, ayant béni une dernière fois la poignée de soldats qui le défendait et le peuple qui l’acclamait, Pie IX prit le chemin du Vatican. La ville de Rome[2] ne le revit plus jamais.


  1. Note de M. Gramont, du 31 juillet, à M. de Banneville.
  2. Le Vatican est situé dans la cité léonine, faubourg de Rome qui doit son nom au Pape Léon IV.