Vie de la vénérable mère d’Youville/02/02

CHAPITRE II


MISSIONS DU NORD-OUEST.


Nous avons consacré le premier chapitre de cette seconde partie aux premières compagnes de Mme d’Youville et aux supérieures qui ont eu, depuis sa mort, la conduite de son Institut. Il nous reste à parler des rameaux sortis de ce tronc vigoureux, les uns toujours nourris de sa sève, les autres transplantés en terre nouvelle, mais y conservant la fécondité du grand arbre qui continue de les couvrir de son ombre bienfaisante.

Nous donnerons donc maintenant un bref aperçu de la fondation des diverses maisons restées attachées à l’œuvre mère, et nous terminerons par quelques notes sur les trois établissements principaux sortis de l’Institut des Sœurs de la Charité et qui forment des communautés distinctes. L’établissement des Sœurs Grises dans les missions du Nord-Ouest fera l’objet de ce deuxième chapitre. Nous parlerons ensuite des différents asiles de Montréal, puis des trois communautés séparées : Saint-Hyacinthe, Ottawa et Québec.

Mgr Provencher, évêque de Juliopolis et vicaire apostolique du Nord-Ouest, cherchait depuis plusieurs années à établir à la Rivière-Rouge une communauté de religieuses qui voulût se charger de l’éducation des jeunes filles de ces missions. Pendant le séjour qu’il fit au Canada, en 1821-1822, à l’époque de sa consécration épiscopale, il en avait conféré avec Mgr Plessis, évêque de Québec, et lui avait exprimé l’intention d’inviter les Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame à fonder une maison à Saint-Boniface. Mais Mgr Plessis, comprenant les difficultés d’une telle entreprise, ne crut pas devoir favoriser ce projet. « Ces dames n’enverront pas leurs sujets aussi loin, » dit-il à Mgr Provencher. Celui-ci résolut donc d’attendre ; d’ailleurs sa pauvreté et son grand éloignement des deux provinces qui formaient alors le Canada étaient des obstacles presque insurmontables.

Cependant le saint évêque ne perdait pas de vue l’éducation des jeunes filles de son diocèse. Deux ans après, en 1824, ayant appris qu’une jeune métisse, Mlle Nolin, qui avait reçu son éducation chez les Sœurs de la Congrégation de Montréal et qui était revenue chez son père à Pembina, avait toutes les qualités requises pour remplir une semblable tâche, Mgr Provencher lui proposa d’ouvrir une école à Saint-Boniface. Mlle Nolin aurait accepté bien volontiers, mais son père, ancien bourgeois de la Compagnie du Nord-Ouest, ne voulut pas la laisser partir. Il fallut donc attendre encore, et ce ne fut que cinq ans après, en 1829, que, M. Nolin étant mort, Mlle Nolin put commencer son école. Elle eut, dès le début, un très grand succès, et peu après Mgr Provencher écrivait à Mgr de Québec : « Enfin j’ai une école de filles : elle a commencé en janvier ; les petites filles font des progrès. Dieu veuille que tout cela réussisse ! »

Quelques années après, en 1834, M. Belcourt, prêtre missionnaire, ayant établi une mission sur les bords de l’Assiniboine, à l’endroit appelé Baie Saint-Paul, voulut aussi y fonder une école et sollicita Mgr Provencher de lui laisser amener Mlle Nolin, qui avait l’avantage de parler la langue des sauvages. L’évêque ne voulut point refuser et il fit le sacrifice de son institutrice.

Le zèle et l’activité de Mgr Provencher étaient extraordinaires. En même temps qu’il fournissait à M. Belcourt les moyens de bâtir dans sa nouvelle mission, il avait aussi entrepris la construction de sa cathédrale et il cherchait à multiplier ses écoles, afin de répondre aux besoins de sa population. Toutes ces entreprises épuisaient ses ressources, qui étaient fort restreintes ; il songea donc à tendre la main à l’étranger.[1]

Il avait reçu, la même année, une requête d’un certain nombre de familles canadiennes établies dans la Colombie Britannique, qui se plaignaient de manquer de prêtres et lui demandaient de leur venir en aide. Mais comme sa juridiction ne s’étendait pas jusque-là, il résolut de profiter du voyage qu’il avait l’intention de faire, pour aller jusqu’à Rome faire valoir la demande de ces familles de la Colombie.

« Qui n’admirerait ici, » dit l’abbé Dugas,[2] « le zèle de Mgr Provencher pour l’extension du règne de Dieu ?…

« Au sud, son plus proche voisin est l’évêque de Saint-Louis, à cinq cents lieues de Saint-Boniface, et sa sollicitude s’étend à tous ceux qui échappent à la houlette de cet autre évêque missionnaire…

« À l’ouest, la juridiction de Mgr Provencher s’étend jusqu’au pied des Montagnes Rocheuses, à huit cents milles de Saint-Boniface ; et le voilà qui part pour Rome afin d’obtenir que cette juridiction s’étende cinq cents milles plus loin, c’est-à-dire jusqu’à l’Océan Pacifique.

« Au nord, son vicariat n’a d’autre limite que les bords de la Mer Glaciale.

« Mgr Provencher embrasse dans son zèle ces territoires immenses. Une seule pensée occupe son âme, celle de trouver des prêtres pour les envoyer, au bout du monde, porter la connaissance de Dieu et ouvrir le ciel à ceux qui sont encore dans l’infidélité. »

Le vaillant évêque missionnaire ne pouvait manquer pendant ce voyage de s’occuper de ses écoles ; il prit des renseignements sur les différentes communautés qui pourraient lui donner des religieuses pour ses missions et, de retour au Canada, il continua de correspondre à ce sujet avec différents évêques, entre autres Mgr l’évêque d’Amiens, et avec le conseil de la Propagation de la Foi, à Lyon. Ces demandes, cependant, restèrent sans résultat.

En 1838, M. Belcourt, étant venu à Trois-Rivières, fit part aux Ursulines de cette ville des soucis que l’éducation des filles causait à Mgr Provencher. La supérieure, touchée par le récit de M. Belcourt, lui offrit des religieuses de sa communauté ; Mgr Provencher, avant d’accepter cette offre, voulut consulter l’évêque de Québec, et celui-ci lui fit comprendre que des religieuses cloîtrées ne conviendraient pas pour le Nord-Ouest. « Je pense, » dit-il, « que, sauf meilleur avis, il vous faut renoncer aux religieuses cloitrées. Mais vous allez me dire : qui nous enverrez-vous ? Je n’en sais rien ; mais cependant j’ai l’espoir que vous ne tarderez pas à avoir d’excellentes institutrices, soit des Sœurs de la Congrégation, soit des Sœurs de Charité, ou autres. »

Poursuivant son idée d’avoir des religieuses institutrices dans ses missions, Mgr Provencher écrivait à l’évêque de Québec, le 7 janvier 1842 : « Je ne sais où en est le projet de faire monter des Ursulines ici. Je n’avais jamais eu l’idée d’avoir des religieuses cloîtrées. Le grand besoin m’a fait parler ; si le projet réussit, tant mieux ; s’il manque, je tâcherai d’avoir des « Amantes de la Croix » du Kentucky. D’après ce que j’ai lu dans les Annales de Lyon, c’est ce qu’il me faudrait ici et à la Colombie ; je vais en demander pour les deux postes. »

Cette fois, Mgr Provencher fut approuvé par Mgr de Québec. Il écrivit donc au Kentucky, mais sans obtenir de réponse, et peu de temps après il s’adressait de nouveau à Québec : « Je n’ai point reçu de réponse du Kentucky. J’ai prié Mgr Loras, évêque de Dubuque, de s’en occuper pour moi. Je lui demande son opinion sur les Sœurs du Sacré-Cœur, sur les Amantes de la Croix, sur les Sœurs de Charité, pour un diocèse pauvre. Votre Grandeur pourrait essayer à traiter cette question avec les évêques des États-Unis. Je suis sans écoles, il n’y a pas une fille ici capable de la faire. Situés comme nous le sommes, au milieu des protestants, manquer d’écoles est une chose grave. »

À la fin de l’été, Mgr Loras répondait à Mgr Provencher : « Les Ursulines et les autres ayant la grande clôture ne conviendraient pas à un pays nouveau. Les Sœurs de la Charité sont excellentes, mais leur but principal est le soin des hôpitaux ; il est d’ailleurs très difficile d’en obtenir. Les Amantes de la Croix ne sont pas nombreuses, et je ne crois pas, d’ailleurs, qu’elles iraient chez vous. L’ordre qui vous conviendrait le mieux, à mon avis, est celui des Sœurs de Saint-Joseph de Lyon. Je tâcherai d’en obtenir trois ou quatre pour vous ; elles pourraient venir au printemps et se rendre à la Rivière-Rouge par Saint-Pierre. Ce sont vraiment de bonnes religieuses, et je suis tellement convaincu qu’elles vous conviendront que j’écris à ce sujet aujourd’hui même à Lyon. Si vous ne les prenez pas, je les garderai toutes pour mon diocèse. »

Mgr Loras ayant écrit à ce propos à Mgr de Québec, celui-ci invita Mgr Provencher à se rendre au Canada, afin de traiter avec lui cette question. Mgr Provencher partit de Saint-Boniface au mois de juin 1843, passa par les prairies du Minnesota et par Saint-Paul, arrivant à Dubuque au mois d’août. À son grand regret, il apprit de Mgr Loras que les religieuses de Saint-Joseph avaient refusé la fondation du Nord-Ouest. Arrivé à Saint-Louis, il se rendit à quelques milles de la ville, où les Sœurs de Saint-Joseph avaient une maison, afin de tenter un dernier effort auprès d’elles ; mais il échoua dans cette nouvelle démarche.

Malgré ces insuccès, Mgr Provencher, qui ne voulait négliger aucun moyen d’arriver à son but, arrêta à Louisville, dans le Kentucky, pour voir les Amantes de la Croix, avec qui il avait correspondu au sujet de son œuvre. Celles-ci lui exprimèrent leur regret d’être trop peu nombreuses pour aller faire une fondation à une pareille distance.

Enfin, à Cincinnati, Mgr Provencher fit une visite à des religieuses belges, dont la maison-mère est à Namur. Celles-ci ne pouvant accepter son offre sans communiquer avec leur supérieure générale, Mgr Provencher les remercia, promettant de leur écrire s’il ne réussissait pas à faire d’autres arrangements.

En arrivant à Montréal, il eut la joie de rencontrer Mgr Bourget, qu’il avait connu comme secrétaire de Mgr Lartigue et en qui il avait la plus grande confiance. Il lui fit bientôt part de ses insuccès auprès des différentes communautés auxquelles il s’était adressé. Après y avoir mûrement réfléchi, Mgr Bourget crut pouvoir lui indiquer les Sœurs Grises comme devant le mieux convenir pour ses écoles.

Le 13 septembre, veille de la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, les deux évêques se rendirent chez les Sœurs Grises et Mgr Provencher exposa à toute la communauté réunie le but de sa visite. « Quand je partis de la Rivière-Rouge, » leur dit-il, « je dis au bon Dieu : « Mon Dieu, vous savez que j’ai besoin de religieuses. Daignez me conduire dans la maison où il vous plaira de m’en faire trouver ! » puis je suis parti avec la confiance d’être exaucé. »

« Quel est le nombre de vos Sœurs ? » demanda-t-il à une religieuse. « Nous sommes trente-huit professes. — Mais vous n’avez pas besoin d’un si grand nombre, » reprit-il, et il ajouta : « Lesquelles d’entre vous seraient disposées à venir à la Rivière-Rouge ? » Aucune ne répondit ; cependant l’évêque quitta la communauté rempli d’espérance.

Déjà en 1818, longtemps avant la visite de Mgr Provencher, une des anciennes religieuses de cette communauté, Sœur Prudhomme, décédée à soixante-treize ans laissant une grande réputation de vertu, s’était plue à dire que ses sœurs iraient à la Rivière-Rouge ; elle avait même précisé l’époque : « Ce n’est pas la génération actuelle, » avait-elle dit en montrant les novices de ce temps, « qui ira dans ce pays, mais celle qui doit suivre. » Et un jour qu’une jeune fille venait faire visite à la Mère Coutlée, alors supérieure, la Sœur Prudhomme, mettant la main sur la tête de la visiteuse, dit : « Ma Mère, cette enfant vous fera une missionnaire pour la Rivière-Rouge. » C’était la Sœur Lagrave, qui fit ensuite son entrée au noviciat, en 1821, et qui fut plus tard une des premières missionnaires du Nord-Ouest.

Mgr de Québec ayant approuvé la démarche de Mgr Provencher auprès des Sœurs Grises et ayant promis quelques secours d’argent, l’évêque de Saint-Boniface fit sa demande officielle à la révérende Mère Élisabeth Forbes-McMullen, supérieure. Cette demande ayant été soumise à la communauté, quatorze religieuses, sur les trente-huit du couvent, s’offrirent spontanément pour cet exil pénible. Quatre d’entre elles furent choisies pour aller aider le digne évêque dans son diocèse ; ce furent : Sœur Marie-Louise Valade, supérieure ; Sœur Marie-Eulalie Lagrave, assistante ; Sœur Anastasie-Gertrude Coutlée (Saint-Joseph) et Sœur Marie-Hedwidge Lafrance.

Le 7 novembre 1842, les arrangements étant conclus, Mgr Provencher écrivait à Mgr de Québec : « Bénissons le Seigneur, bénissons sa divine Providence qui daigne seconder mes vues d’une manière spéciale et visible : me voilà avec tout mon monde et leur passage. J’ai reçu la semaine dernière des lettres qui m’ont fait admirer la bonté de Dieu. »

Mgr Provencher comptait naturellement, pour le développement de ses missions et de celles de la Colombie, sur les secours de l’œuvre de la Propagation de la Foi.

Malheureusement certaines difficultés s’étaient élevées entre les conseils d’administration de Lyon et de Paris et celui de Québec, et le digne évêque souffrait de l’état de choses qui en était résulté.

À peine avait-il terminé ses arrangements avec les Sœurs Grises qu’il décidait de se rendre en France pour tenter de faire disparaître ces malentendus et pour trouver en même temps des prêtres missionnaires pour la Colombie.

Il avait d’abord fixé son départ au 16 décembre ; mais, n’ayant pu trouver à temps un compagnon de voyage, il dut attendre, et ce ne fut que le 1er janvier 1844 qu’il partit, emmenant avec lui M. Dumoulin, qui avait été autrefois le premier compagnon de ses missions.

Avant de laisser Montréal, Mgr Provencher s’était rendu au couvent des Sœurs Grises, pour offrir quelques paroles d’encouragement à celles qui avaient décidé de se dévouer à son œuvre et leur demander de se préparer pour la première expédition du printemps. Et comme elles paraissaient inquiètes de le voir partir pour un si long voyage, il leur promit de revenir assez tôt pour s’embarquer avec elles.

Comme l’avait prévu Mgr Provencher, son voyage fut rapide. Ayant conclu avec les conseils de la Propagation de la Foi à Paris et à Lyon un arrangement qui fut trouvé satisfaisant, il s’empressa de revenir au Canada. Le 25 mars 1844, il était de retour à Montréal.

Le départ de la première expédition de la Compagnie du Nord-Ouest, pour cette année, avait été fixé au 23 avril. Mgr Provencher profita des quelques semaines qui lui restaient pour entrer en pourparlers avec les PP. Oblats, afin de les décider à venir l’aider dans ses missions, et chargea Mgr Bourget de continuer pour lui ces négociations.[3]

Il faisait en même temps ses préparatifs de voyage, lorsque, quelques jours avant la date annoncée, il fut forcé par la maladie de se rendre à l’Hôtel-Dieu et dut renoncer à partir en même temps que les Sœurs Grises.

Le samedi avant le jour fixé pour leur départ, le 20 avril, les sœurs missionnaires se rendirent à la cathédrale pour se mettre sous la protection de la Sainte-Vierge. Nombre de personnes pieuses s’y trouvaient déjà pour la cérémonie. Après la messe, les quatre voyageuses reçurent la bénédiction de Mgr Bourget ; puis elles vinrent prendre congé de M. Quiblier, alors supérieur du Séminaire, et le remercier, ainsi que ses confrères, des services sans nombre que, depuis M. Normant, Saint-Sulpice n’avait cessé de rendre à leur communauté.

Le lendemain, après la messe, tout le personnel de la maison se réunit dans le grand corridor pour dire adieu à celles qui partaient pour ce nouvel apostolat et qui quittaient pour toujours le berceau de leur vie religieuse, leurs compagnes, leurs parents, leurs amis, leur patrie ! Tous comprenaient l’étendue de leur sacrifice, tous versaient des larmes, elles seules étaient calmes et sereines. Elles avaient la force que donne l’Esprit-Saint et partaient heureuses pour ce nouveau martyre de l’immolation et du sacrifice.

Les dignitaires de la maison, les parents et quelques amis des voyageuses les accompagnèrent jusqu’à Lachine, chez le gouverneur du Nord-Ouest. Une violente tempête ayant retardé le départ, ce ne fut que le lendemain, 24 avril, à Dorval, qu’eut lieu la séparation définitive.

Le 25 avril, Mgr Provencher écrivait de l’Hôtel-Dieu à Mgr de Québec : « On vient de me dire que les sœurs missionnaires sont parties… La séparation a été pénible, mais le courage n’a pas manqué. Voilà une des choses les plus déchirantes pour des cœurs unis. Cette séparation est pour la vie, car ces bonnes sœurs n’ont plus d’espérance de revoir leur communauté. Elles seront seules pendant le voyage, elles n’auront pas de prêtre avec elles. »

L’indisposition de Mgr Provencher ne fut cependant pas de longue durée, et trois jours après, le 27 avril, il pouvait s’embarquer avec le gouverneur Simpson, qui l’emmenait dans son canot.

« Les marches du gouverneur étaient toujours extrêmement rapides, » dit l’abbé Dugas[4], » et au lieu de deux mois que prenaient les voyageurs ordinaires pour venir de Montréal à la Rivière-Rouge, il parcourait cette distance en trente jours. » En effet, Mgr Provencher fut rendu à Saint-Boniface le 31 mai, tandis que les religieuses n’y arrivèrent que le 21 juin.

Nous ne saurions mieux faire, pour raconter fidèlement ce pénible voyage des vaillantes missionnaires, que d’emprunter fréquemment au journal qu’elles ont tenu et aux lettres qu’elles ont écrites les différents épisodes arrivés au cours de ce long trajet de près de deux mois.

Le 26 avril, dans le canot qui les emportait, elle et ses compagnes, la Sœur Valade écrivait à sa supérieure : « Nous nous sommes rendues hier soir vis-à-vis la montagne de Rigaud ; nous avons campé vis-à-vis la croix plantée sur la montagne ; ma sœur Lagrave a chanté en passant : O crux, ave !… Nous approchons de Carillon… La nuit que nous avons passée à l’île Dorval a été notre apprentissage de ne pas dormir ; la nuit dernière nous avons dormi un peu ; je vous assure que nos lits ne sont pas faits pour encourager la mollesse… J’espère que Dieu nous fera la grâce d’aller jusqu’au bout… J’aurais du plaisir à vous donner quelques détails du voyage, mais il est presque impossible d’écrire en canot. »

Le 27, les missionnaires étaient à Bytown (Ottawa), où, dès l’année suivante, quatre religieuses de leur communauté devaient venir faire une fondation.

Les voyageurs étaient transportés dans des canots de quarante pieds de longueur par cinq pieds de largeur au milieu, montés chacun par huit hommes d’équipage. Outre les passagers, ces canots avaient une cargaison de quatre mille livres, sans compter les voiles, les tentes, les lits, les provisions de bouche, les ustensiles de cuisine, les avirons de relais, etc. Chaque soir on campait sur la rive, les canots étaient déchargés et portés à terre pour y être examinés et réparés. Dans les endroits où les rivières n’étaient pas navigables, il fallait faire des portages. Les bateliers prenaient alors sur leur dos canots et bagages, et chaque homme de l’expédition devait porter une charge de deux cents livres. Ces portages étaient évités, lorsque les rapides étaient peu considérables, en franchissant ceux-ci à la cordelle. Les bateliers se mettaient alors à l’eau et tiraient les canots au moyen d’une longue corde. Ce mode n’était pas sans danger, les canots étant quelquefois suspendus comme par un fil au-dessus de l’abîme. Lorsqu’il y avait portage, les passagers faisaient le trajet à pied ; les sœurs avaient ainsi de longues distances à parcourir, portant chacune son sac de voyage.

Laissant la rivière Ottawa pour la Mattawan, un de ses affluents, les missionnaires prirent ensuite la rivière à la Vase jusqu’au lac Nipissing, puis la rivière des Français jusqu’au lac Huron, où elles firent leur première halte sur une île située en plein lac. Elles purent de là écrire leurs premières lettres à la maison-mère.

« Qu’il m’en a coûté, » écrivait la Sœur Saint-Joseph, « de quitter la communauté ! Le 23 avril ne s’effacera jamais de ma mémoire. Je ne sais qui m’a soutenue, au matin du 24, quand nous avons fait nos adieux. Je me console de mon exil dans ce pays lointain en pensant que je puis m’unir toujours à toutes mes sœurs et participer à leurs bonnes œuvres. »

« Je ne me lasse pas à trois cents lieues, » ajoute la Sœur Lafrance, « de vous accompagner, mes chères sœurs, au moins en esprit à tous les exercices de la journée. Je vais surtout à la chapelle de la Très-Sainte-Vierge, aux pieds du Père Éternel, où je vous vois prier pour vos chères sœurs exilées. Oh ! oui, demandez bien au bon Dieu que nous soyons de vraies missionnaires et que nous accomplissions toujours sa sainte volonté. »

La supérieure, Sœur Valade, résume ainsi ses impressions : « À l’île Dorval nous étions encore assez près, et nous passâmes la nuit telle que telle ; mais lorsqu’il fallut, le lendemain matin, nous éloigner de tout ce qui nous était cher, mon pauvre cœur se gonfla. Les voyageurs chantaient pour oublier ce triste moment : plus ils chantaient, et plus j’avais le cœur serré. J’admirai ma sœur Lagrave, qui chantait : « Bénissons à jamais… » pour moi, je n’avais que mes larmes pour bénir le Seigneur. Continuez, mes chères sœurs, à offrir au Seigneur vos vœux et vos prières non seulement pour le succès de notre voyage, mais encore pour que nous puissions accomplir fidèlement la grande œuvre que le Seigneur nous a confiée. »

Le 12 mai, Sœur Lagrave écrivait à son tour : « Que vous dirais-je ? C’est à peine si je puis trouver quelques pauvres idées ; je crois que le gros vent les emporte sur le lac Huron. Je suis assise sur le rocher ; la tête me tourne, le cœur me palpite… et cependant il me faut vous parler. D’abord, laissez-moi vous dire que le voyage est très pénible, et beaucoup plus même que je m’y attendais ; cependant Dieu me fera la grâce d’aller jusqu’au bout. Nous n’avons plus que trois portages difficiles à faire ; les autres sont nombreux, mais petits.

« Nous n’avons presque pas dormi, ma sœur Valade et moi, depuis notre départ ; nos deux jeunes sœurs s’en tirent assez bien. Nous avons presque toujours eu du mauvais temps, et quand la pluie cesse nous avons presque toujours vent contraire, ce qui nous retarde beaucoup ; quand il faut camper, nous sommes ordinairement pénétrées par la pluie ou transies de froid. Il est vrai que nous faisons un bon feu ; mais tandis qu’on brûle d’un côté, on gèle de l’autre. On dresse de suite la tente ; on étend une toile cirée par terre, une couverte par-dessus, et voilà le lit fait. Jugez si on y est fraîchement, surtout quand il a plu toute la journée. Quand il pleut la nuit, ce qui arrive assez fréquemment, notre maison de toile nous protège peu contre le vent et la pluie, et nos hardes se trouvent toutes mouillées. Malgré tout, Dieu me comble de ses grâces et j’en suis confuse… Je suis remplie de courage pour exécuter sa sainte volonté, dût-il m’en coûter bien davantage. J’ai embrassé la croix et je veux la porter jusqu’à la mort, s’il le faut, selon l’esprit de notre sainte règle…

« Il ne nous est encore arrivé rien de fâcheux ; les portages sont quelquefois longs et fatigants, surtout pour moi, quand il faut gravir des montagnes, se frayer un chemin à travers les branches, passer des ravins sur des arbres secs et pourris, ce n’est pas rassurant.

« Sur les rochers où nous campons aujourd’hui, les serpents sont nombreux ; les hommes en ont tué quatre, sans avoir pu atteindre les autres.

« Hier, nous sautâmes plusieurs rapides assez dangereux. Les bateliers poussaient des cris de joie en franchissant ces rapides ; je riais de bon cœur, mais nos jeunes sœurs étaient pâles de frayeur. »

De son côté, Sœur Valade, écrivant de nouveau à la supérieure de Montréal, rend compte en ces termes d’un accident arrivé à Sœur Lagrave : « Depuis que ces lignes sont commencées, ma sœur Lagrave s’est foulé un pied en glissant sur une roche ; deux hommes la transportèrent dans le canot… Je pense qu’elle en a pour longtemps sans marcher, et nos portages ne sont pas encore finis. Le bon Dieu s’empresse de nous envoyer des croix : que son saint nom soit béni ! »

L’accident signalé avec tant de résignation dans ces courtes lignes pouvait cependant être un sérieux obstacle au voyage des courageuses missionnaires, et le récit suivant, que nous empruntons à l’abbé Dugas, nous fait comprendre quelles durent être leur inquiétude et leur anxiété lorsqu’elles virent leur compagne incapable de marcher : « Un accident était venu éprouver les bonnes religieuses dans la traversée du lac Huron et leur avait fait craindre un moment qu’une de leurs compagnes ne fût obligée de retourner en arrière. Dans un endroit appelé La Cloche, la révérende Sœur Lagrave s’était donné une entorse qui la mettait dans l’impossibilité de marcher.

« Leur embarras était grand et celui des conducteurs du canot ne l’était pas moins. Si la navigation n’avait pas dû être interrompue pour atteindre la Rivière-Rouge, il eût été facile pour la sœur de continuer le voyage ; mais il y avait à faire une multitude de longs portages, et comment transporter à travers les bois et les rochers une personne dont le poids requérait la force de deux hommes ? On délibéra quelque temps pour savoir quel parti prendre. Les religieuses pleuraient ; elles suppliaient, ne voulant pas se séparer de leur sœur : enfin deux robustes Iroquois de Caughnawaga, qui montaient à la Rivière-Rouge, s’offrirent à se charger de la bonne sœur dans les portages ; on promit de les récompenser généreusement et l’on put continuer la route. »[5]

Après quelques jours de voyage sur le lac Huron, les sœurs arrivèrent au Sault-Sainte-Marie, où elles s’arrêtèrent. Depuis leur départ, elles n’avaient côtoyé que des rivages sans culture, des rochers abrupts, des bois embrasés ; au Sault elles retrouvaient un peu de vie. Cependant il fallait se rembarquer ; mais elles étaient rassurées par la présence de deux prêtres missionnaires qui devaient les accompagner, MM. Laflèche et Bourassa, recrutés par Mgr Provencher dans son dernier voyage. Ce fut donc avec un nouveau courage que, cette fois, elles entrèrent dans leur canot, qui bientôt glissait sur les eaux du lac Supérieur.

Les voyageurs arrivèrent à Fort-William le 29 mai. Une nouvelle épreuve attendait ici les religieuses. Comme nous l’avons vu, depuis l’accident arrivé à Sœur Lagrave, il avait fallu la porter chaque fois qu’il y avait une marche à faire. Le voyage en avait été retardé, et le bourgeois qui commandait l’expédition ne voulait plus se charger de la malade. Lorsque cette décision leur fut annoncée, les bonnes sœurs en furent atterrées. Il fallait cependant en prendre son parti, et il fut décidé que Sœur Saint-Joseph resterait auprès de la Sœur Lagrave pour la soigner et que les deux autres continueraient leur voyage.

On peut juger de la tristesse de ces pauvres religieuses à la pensée de se séparer de leur chère infirme. Elles se résignèrent cependant, soutenues par leur esprit de foi et d’abandon à la volonté divine. Mais Dieu, qui se plaît souvent à éprouver les siens afin de mieux faire briller leur vertu, ne devait pas tarder à les secourir. À peine avaient-elles pris leur détermination que M. Laronde, un des commis de la Compagnie de la Baie d’Hudson, usant de son influence auprès du bourgeois, le fit consentir à continuer le voyage avec la Sœur Lagrave, malgré le retard que cela pouvait causer.

Cette bonne nouvelle remplit les sœurs de joie. « Vous comprenez notre bonheur, » dit Sœur Valade, « surtout celui de Sœur Lagrave, qui avait passé par une véritable agonie en faisant ce sacrifice. Pour moi, je ne mangeais plus, je n’avais plus ni faim ni soif devant cette dernière inquiétude. »


Disons ici en passant, et avant de quitter Fort-William, que c’est du lac Nepigon que M. de la Vérandrye, oncle de la Vénérable Mère d’Youville, partit pour l’expédition qui lui fit découvrir le Nord-Ouest. Durant l’hiver de 1730 à 1731, il poursuivit sa route jusqu’au Fort-William, situé à l’embouchure de la rivière Kaministiquia, au fond de la baie du Tonnerre. Ce ne fut cependant que trois ans plus tard qu’il se rendit jusqu’à la rivière Winnipeg, où il bâtit le fort Maurepas. Il avait déjà construit, les années précédentes, en parcourant ce pays, le fort Saint-Pierre sur le lac à la Pluie et le fort Saint-Charles sur le lac des Bois.

Le 30 mai, les missionnaires reprirent leur canot sur la rivière Kaministiquia, dont les eaux rougeâtres et désagréables à la vue contrastent avec celles du lac Supérieur, qui sont d’une telle limpidité qu’on peut y voir les objets à plus de trente pieds de profondeur.

Les missionnaires vont maintenant respirer l’air de leur nouvelle patrie : chaque heure va les rapprocher de cette terre, but de leur voyage et objet de leurs désirs.

Au lac à la Pluie, elles font halte pour renouveler leurs provisions épuisées ; mais les vivres sont rares et peu variés, et désormais le pemmican sera leur principale nourriture.

À l’extrémité du lac à la Pluie se trouve une pointe appelée Coutchiching, où l’on a bâti la première maison et le premier fort dans l’intérieur du pays. La première messe y fut dite, dans l’hiver de 1731-1732, par un missionnaire jésuite. Le fort, appelé fort Saint-Pierre, fut construit sous les ordres du frère de Mme d’Youville, M. de La Jemmerais, à qui son oncle, M. de la Vérandrye, avait confié ces travaux.

Comme nous l’avons indiqué dans un des premiers chapitres de la Vie de la Vénérable, plusieurs membres de sa famille étaient venus préparer les voies de la civilisation et du christianisme dans ce pays. Son oncle, son frère, son cousin avaient parcouru les premiers les sauvages régions du Nord-Ouest. Cent ans plus tard, les Sœurs Grises, inspirées par le noble dévouement de leur fondatrice, venaient à leur tour aider les missionnaires dans leurs travaux et partager leurs privations. Et quelques années après, l’arrière-neveu de Mme d’Youville, Mgr Taché, devait être le pasteur de ces territoires visités par ses ancêtres et y laisser le souvenir impérissable de ses travaux et de ses vertus.


Les voyageurs arrivèrent bientôt au lac des Bois, véritable labyrinthe à cause de la multitude de ses îles. Après un trajet de soixante-quatre milles sur ce lac, ils atteignirent le Portage-du-Rat, puis entrèrent dans la rivière Winnipeg, dont les nombreux rapides nécessitaient autant de portages. On y fit le soixante-dix-huitième et dernier depuis l’Ottawa, sans compter les demi-portages, presque aussi nombreux.

On peut juger de la joie des voyageuses lorsqu’elles virent les bateliers mettre de côté et renfermer avec soin leurs colliers et autres appareils usités dans ces marches pénibles.

Le 20 juin, on était à l’embouchure de la rivière Rouge ; les rives sont habitées, les terres sont clôturées, les animaux paissent dans les prairies. Ici et là, des chaumières, des huttes, c’est la terre que les religieuses appellent depuis si longtemps de leurs vœux, c’est leur patrie d’adoption ; elle la saluent avec joie et amour, c’est ici qu’elles viennent vivre et mourir !

On accourt au-devant d’elles, le gouverneur Simpson tout le premier ; il veut les retenir, mais elles ont hâte d’arriver à Saint-Boniface, dont elles ne sont plus qu’à sept lieues.

Bientôt, à la clarté de la lune, les voyageuses distinguent l’église et le village ; leur canot s’arrête pour la dernière fois ; l’évêque, qui ne les attend qu’après le courrier promis par le gouverneur, est chez lui, mais, en un instant, il est rendu à leur rencontre avec M. Mayrand, prêtre missionnaire.

Laissons parler Sœur Valade, qui raconte ainsi son arrivée, le 25 juin 1844 : « Nous sommes arrivées au but de notre voyage, après avoir passé deux mois moins quelques jours sur les grèves. Vendredi dernier, 21 courant, à une heure du matin, nous avons touché le sol de notre terre désirée. À six heures, la veille, avant d’arriver au fort de Pierre, nous avons reçu la visite du gouverneur Simpson dans notre canot. Il nous invita à descendre à terre et à y passer la nuit, afin de donner à Monseigneur le temps de nous préparer une réception ; mais nous avions hâte d’arriver et nous nous empressâmes de partir. Il était une heure du matin quand nous arrivâmes à Saint-Boniface ; Monseigneur, qui attendait un courrier promis par le gouverneur pour lui annoncer notre arrivée, ne songeait guère à nous… M. Laflèche alla lui annoncer son arrivée et la nôtre : il s’empressa de venir nous recevoir au rivage… Malgré son désir de nous faire une réception d’honneur, il n’avait pas pu le réaliser, la plupart des familles étant parties pour la chasse. Le jour même de notre arrivée, dans l’après-midi, Monseigneur nous conduisit chez les bourgeois de la Compagnie qui demeurent de l’autre côté de la rivière ; le lendemain, ces messieurs nous rendirent visite ; ils paraissaient satisfaits d’avoir fait notre connaissance, ils se proposent même de nous donner leurs filles pour les instruire. Depuis notre arrivée les visites ne manquent pas, tout le monde veut nous voir… Nous nous efforçons de nous montrer pour tous des amies et des mères… »

Les sœurs passèrent dix jours à l’évêché et, le 2 juillet, Monseigneur leur livra la maison qui leur était provisoirement destinée et qu’il avait fait bâtir en 1828. Elles y demeurèrent jusqu’en 1845. Leur mobilier, fort modeste, ne consistait qu’en quelques vieilles chaises et en quelques lits.

« Monseigneur nous a installées, » écrit Sœur Valade ; « c’est vraiment l’étable de Bethléem et, quoique Monseigneur l’ait fait nettoyer, il a été fort surpris qu’il fallait faire de la « propreté »… Il a fallu tout faire nous-mêmes, impossible de trouver des femmes pour ce travail.

« Nous avons commencé nos classes le 11 juillet ; nous suivons la méthode des frères, et les petites filles s’y soumettent. Monseigneur nous a demandé de nous charger des petits garçons, et je les ai confiés à ma Sœur Saint-Joseph. Sœur Lafrance est chargée des petites filles. Nous avons déjà cinquante-trois enfants, et ce nombre augmentera lorsque les chasseurs seront de retour.

« Pour moi, je visite les classes, je réponds aux parents, je tiens les registres et les livres, je me réserve aussi le ménage, la lessive du linge et des planchers. Vous voyez, ma chère Mère, que nous sommes très occupées ; si vous pouviez nous envoyer quelques sœurs l’année prochaine, nous sommes prêtes à sacrifier trois cents louis sur notre fonds pour avoir ce secours. Le besoin en est urgent. Vous aurez l’obligeance de nous informer de tout ce qui leur sera nécessaire pour le voyage, car je voudrais leur épargner les souffrances que nous avons endurées nous-mêmes à cause du froid, de l’humidité et de la malpropreté. »

En dehors de leurs classes, les sœurs trouvaient le temps d’entretenir la sacristie de la cathédrale, de visiter les malades, de consoler les affligés et de soulager toutes les infortunes.

L’évêque se fit lui-même leur aumônier.

Pendant le premier hiver, elles souffrirent beaucoup du froid, dans cette maison où on les avait installées ; leur thermomètre marqua 36 et 40 degrés Réaumur. Cependant elles ne s’en plaignaient pas ; mais l’évêque s’en était aperçu, il les logea chez lui, où, bien qu’elles fussent très à l’étroit, elles répétaient joyeusement, après leur Mère : « Toujours à la veille de manquer de tout, nous ne manquons jamais du nécessaire… »

Leurs sacrifices ne devaient pas rester sans récompense et le ciel voulut leur donner un témoignage de sa satisfaction en leur envoyant une postulante, Mlle Marguerite Connolly, fille d’un bourgeois de la Compagnie de la Baie d’Hudson et qui se trouvait être l’arrière-petite-nièce de la Vénérable fondatrice.[6] Cette heureuse circonstance leur parut d’un augure favorable pour le succès de leurs lointaines missions.

Malgré l’exiguïté du local, on ouvrit le noviciat de Saint-Boniface le 5 avril 1845 pour cette jeune fille de quatorze ans, remplie de ferveur et altérée de sacrifice. Peu de temps après, Mlles Wilhman et Cusson partaient de Montréal pour venir se dévouer à leur tour aux missions du Nord-Ouest et grossir le petit noviciat. Ces nouvelles recrues furent précieuses pour la communauté si peu nombreuse.

La Sœur Lagrave s’était tout à fait remise de son entorse et, sauf une légère claudication qui lui en était restée, elle n’en souffrait pas davantage. Elle se chargea de l’enseignement religieux à donner à distance et tout l’hiver elle montait en voiture, conduisant elle-même son cheval, et s’en allait à trois lieues enseigner le catéchisme et les prières aux enfants, aux femmes et même aux hommes, avides d’entendre ces paroles qui préparent l’apostolat du prêtre.

Mais ils étaient rares, les prêtres, dans ces lointaines missions. Un évêque et cinq prêtres, voilà l’Église du Nord-Ouest à cette époque ! M. Mayrand demeurait à l’évêché ; M. Belcourt parcourait le lac Manitoba ; M. Thibault était allé fonder la mission du lac Sainte-Anne ; M. Bourassa demeurait à la Rivière à la Paix, et M. Laflèche devait partir pour la mission du Pads.

Le 25 août 1845 arrivaient le P. Aubert, oblat, et un jeune sous-diacre, le Frère Taché, le futur archevêque de Saint-Boniface. Au premier abord, Mgr Provencher fut désappointé de ne voir arriver qu’un prêtre ; mais il ne tarda pas à reconnaître dans le jeune sous-diacre un sujet distingué, doué de rares talents, et il écrivait bientôt à l’évêque de Québec : « Des Taché et des Laflèche, vous pouvez m’en envoyer sans crainte. »

Le 12 octobre, le jeune oblat recevait l’onction sacerdotale de Mgr Provencher et prononçait ses vœux devant son supérieur, le R. P. Aubert. Ils partaient peu après tous deux, l’un pour l’île à la Crosse, l’autre pour le lac des Esclaves.

Une épidémie qui se déclara cette même année donna aux Sœurs de la Charité l’occasion de se dévouer ; la jeune Sœur Connolly, connaissant la langue du pays, n’épargna ni ses pas ni ses veilles, et Sœur Lagrave devint le médecin de la contrée. Ses talents d’hospitalière furent si connus et appréciés des métis que le souvenir s’en est perpétué jusqu’à la génération actuelle.

À l’épidémie s’ajoutaient presque aussitôt le manque de récolte et la menace de disette, donnant aux religieuses l’occasion d’exercer toute leur charité et tout leur dévouement.

Le 5 septembre 1846, la mission de Saint-Boniface vit arriver deux nouveaux missionnaires, les PP. Bermond et Faraud. Deux sœurs professes, Sœur Gosselin et Sœur Ouimet, et une postulante les accompagnaient.

Nous avons vu que la maison dans laquelle les sœurs avaient été logées à leur arrivée à la Rivière-Rouge n’était pas habitable en hiver. Aussi, dès le printemps de 1845, l’évêque confiait-il à un architecte le soin d’en construire une plus convenable. Malheureusement ce constructeur trompa la confiance de l’évêque, et ce ne fut que l’année suivante (1846) que les travaux furent commencés. À la fin de l’année la maison n’était guère avancée ; néanmoins il tardait aux sœurs d’en prendre possession et, malgré les instances de l’évêque pour les retenir chez lui, elle décidèrent d’entrer dans le rez-de-chaussée, sans souci des rigueurs de l’hiver, et s’y rendirent le 30 décembre.

Monseigneur les y installa, bénit la maison et les consacra à la Sainte-Vierge. Elles étaient huit professes, une novice, une dame pensionnaire (Mme Connolly), une infirme et une fille de service. Le 7 juillet de l’année suivante, la chapelle était bénite.

« Le couvent des Sœurs, » dit l’historien de Mgr Provencher, « commencé en 1846, n’avait encore en 1848 que quatre chambres un peu logeables ; néanmoins l’œuvre des Sœurs Grises, malgré leur extrême pauvreté, ne laissait pas que de se développer. Leurs écoles, tenues sur un bon pied, eurent pour effet de paralyser les efforts des protestants chaque fois que ceux-ci voulurent établir des écoles. Les premières familles du pays et la plupart des bourgeois des forts tinrent à honneur de faire instruire leurs filles chez les Sœurs Grises. »[7]

À l’arrivée des sœurs, nous avons dit que Mgr Provencher les avait reçues avec la plus grande sollicitude : il les logea chez lui, pourvut à tous leurs besoins, même lorsqu’elles furent rendues chez elles. Il compléta ses dons en leur donnant une ferme de cent arpents, et souvent ces vaillantes filles de la Vénérable Mère d’Youville travaillèrent elles-mêmes aux champs. Au Nord-Ouest, comme dans la fondation de Montréal, elles furent obligées de doubler leur travail et leurs forces pour subvenir à leurs besoins. Elles tissaient leurs étoffes avec la laine de leurs brebis, elles tricotaient leurs bas, fabriquaient leurs couvertures, etc.

En 1849, la Sœur Valade reçut une invitation de la supérieure de Montréal d’assister au premier chapitre général de l’Institut ; elle accepta, malgré la pauvreté de sa mission et les grandes dépenses de ce voyage ; mais l’espoir de ramener de nouvelles sœurs et le désir de resserrer les liens qui unissaient sa communauté à la maison-mère lui donnèrent le courage d’entreprendre ce pénible trajet. Son espoir ne fut pas déçu et, le 15 septembre 1850, la supérieure était de retour avec deux nouvelles professes, deux postulantes et plusieurs aides, hommes et femmes. L’évêque, voyant avec joie l’accroissement de la petite communauté, leur offrit la mission du Cheval Blanc (aujourd’hui Saint-François-Xavier), qu’elles acceptèrent.

Le territoire sur lequel s’exerçait le zèle des vaillants missionnaires s’agrandissait chaque jour, à raison même de leur dévouement à porter de plus en plus loin la parole de Dieu, et déjà depuis plusieurs années, Mgr Provencher songeait à demander un coadjuteur. L’année 1851 devait voir son désir se réaliser.

« Celui que je voudrais avoir pour coadjuteur, » écrivait-il en 1846. « est M. Laflèche, que j’ai emmené dans cette intention : il est le plus en état de remplir cette place : il est bien instruit, studieux, d’un excellent caractère et sans prétention. » La divine Providence avait d’autres desseins sur M. Laflèche : elle le destinait à devenir évêque de Trois-Rivières, et le diocèse de Saint-Boniface devait être l’héritage des PP. Oblats. Le ciel avait préparé pour ce siège épiscopal le P. Taché, qui fut sacré par Mgr de Mazenod[8] dans l’église de Viviers. En France, comme au Canada, le jeune évêque missionnaire avait produit une telle impression que partout où il passait la sympathie lui était acquise. « Il paraît, » dit Mgr Provencher, « que mon coadjuteur a été bien vu partout. On me dit mille bonnes choses sur son compte, je m’en réjouis beaucoup. Prions Dieu qu’il lui fasse produire des fruits abondants pendant un épiscopat qui peut de beaucoup dépasser le mien, vu sa jeunesse. Je désirais un coadjuteur plus capable que moi, je ne doute pas de l’avoir trouvé en lui. Il possède les langues pour se faire entendre de tout son peuple ; il a l’activité de la jeunesse et la prudence d’un vieillard. Je crois que l’expédition des affaires ne le gênera pas. Dieu s’en est mêlé, je l’en remercie. »

Pendant que l’évêque se réjouissait des débuts pleins d’espérance de son jeune successeur, le ciel préparait à la mission une sérieuse épreuve. Les sœurs en parlent ainsi dans leur journal : « Notre communauté, » disent-elles, « commençait à jouir du confort de notre grande maison, terminée l’année précédente, lorsque, le 27 avril 1852, la débâcle vint porter l’angoisse dans tous les cœurs. Durant plusieurs jours l’eau monta de quatorze à quinze pieds ; les habitants abandonnaient leurs demeures à la fureur des eaux ; l’inondation continua jusqu’au 19 mai, emportant dans sa furie maisons et bâtiments, etc… Nous nous sommes réfugiées au second étage. La chapelle était inondée, la messe se disait dans le jubé. Le vent souffla si fort dans la nuit du 12 au 13 que toute la maison en fut ébranlée, et le 18 les portes étaient enfoncées, et ce ne fut que le 6 juin que l’on put sortir de la maison. »

La population était à peine remise de l’alerte causée par cette inondation lorsque le jeune coadjuteur arriva à Saint-Boniface, le 4 juillet, accompagné du P. Grollier et d’un nouveau missionnaire qui devait immortaliser son nom dans le pays, le P. Lacombe. Le jeune évêque partit presque aussitôt pour l’île à la Crosse ; il ne devait plus revoir Mgr Provencher, qui mourut onze mois plus tard, regretté de tous ceux qui l’avaient connu. La douleur des sœurs fut immense. Mgr Taché leur écrivait, du Portage de la Loche, le 26 juillet 1853, les lignes suivantes : « Le coup fatal qui vient de vous frapper nous est trop sensible à tous pour que nous n’en ressentions pas longtemps les suites pénibles : vous êtes orphelines, mes bonnes sœurs, vous ne sauriez apprécier assez la tendresse toute paternelle de celui que nous pleurons. Celui qui le remplace n’a pas, sans doute, ses vertus, mais il a bien pour vous la même tendresse et la même reconnaissance pour le bien que vous opérez dans ce diocèse. Oh ! c’est de vous, mes bonnes sœurs, que j’attends une partie des consolations qui devront diminuer les inquiétudes attachées à la charge de premier pasteur. Plus que cela, c’est de vous que Dieu attend la somme considérable de bien que la religion vous demande… »

Ici se termine la période difficile de la fondation de la Rivière-Rouge. Les religieuses avaient vécu dix-huit ans sous la protection de leur fondateur, Mgr Provencher. Leur communauté était bien établie ; le noviciat progressait, ainsi que les écoles, et une mission nouvelle était même fondée à la Prairie du Cheval Blanc.

Plusieurs missions succédèrent à celle-ci, et bientôt les courageuses filles de la Vénérable Mère d’Youville répondaient à l’appel des évêques en suivant les missionnaires jusqu’à l’Athabaska-McKenzie.

Le voyage de ces nouvelles missionnaires fut encore plus pénible et plus périlleux, et serait peut-être plus intéressant à raconter que celui de leurs devancières. Nous voudrions pouvoir les suivre dans leur long et fatigant trajet, dire leurs privations et donner un aperçu des magnifiques résultats de leur apostolat de charité ; le cadre restreint de ce volume ne nous permet pas de le faire.

Le journal tenu par ces courageuses Sœurs de la Charité contient cependant des traits et des narrations si intéressants que nous avons cru devoir lui emprunter quelques citations :

« Île à la Crosse, 16 septembre 1864.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Le 13, nous étions rendus au portage appelé ‘Portage du Diable’; les hommes furent obligés de passer dans un bourbier affreux ; ils enfonçaient jusqu’au genou, avec deux grosses pièces de bois sur le dos ; l’un d’eux tomba dans ce bourbier et, succombant sous son pesant fardeau, il lui fut impossible de se relever. Les efforts qu’il fit pour sortir de cette position périlleuse lui firent crever le fiel. Il mourut quelques jours après, dans de cruelles souffrances… Le jour de la mort de ce pauvre homme, j’avais onze malades à soigner : des foulures, écorchures, écrasures, etc… J’entends tout à coup la voix de plusieurs hommes qui s’écriaient : ‘Mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur !’ Ils étaient à tirer une barge lorsque l’un d’eux eut le pied pris sous une énorme pierre qui lui coupa le talon. J’accourus aussitôt et, à la vue du sang qui coulait à flots, je faillis m’évanouir. Il fallut d’abord laver cette plaie toute couverte d’herbe hachée, et trouver la force de couper les lambeaux de chair qui pendaient de ce pied mutilé et d’y faire quelques points. Il fallut me tenir de l’eau froide sur la tête pendant l’opération, sans cela je n’aurais pas été jusqu’au bout… »[9]

Sœur Lapointe écrit : « … La pluie dura quinze jours sans interruption, sauf quelques instants où un soleil brûlant se faisait jour à travers les nuages et répandait des charbons ardents sur nos têtes. Ai-je besoin de vous dire : combien la marche était pénible, combien le repos était triste ? Souvent il fallait préparer nos lits dans des marécages, sur la terre nue. Nos couvertures, nos robes, nos manteaux, trempés par la pluie de la journée, ne pouvaient guère nous préserver de la fraîcheur des nuits… Il semble que cet état de choses devait nuire à notre santé, et cependant, grâce à Celui pour qui nous nous sacrifions et qui nous garde comme la prunelle de son œil, pas une de nous n’éprouva la moindre indisposition.

« Nous éprouvions de longs retards : les torrents étaient devenus de grandes rivières et les ruisseaux des torrents impétueux ; et cependant il faisait plaisir de voir combien nos conducteurs étaient habiles à se tirer des mauvais pas. En quelques instants, nos petits chars de voyage, enveloppés d’une grande peau de parchemin, étaient lancés sur la rivière et devenaient des barques, de gros transports. On attachait une corde à chaque extrémité, et les hommes, debout sur les deux rives, hâlaient tour à tour cette embarcation improvisée.

« Il ne s’agissait plus de marcher deux ou trois heures, mais deux ou trois jours, tantôt dans une épaisse forêt, tantôt sur des rives escarpées, enfonçant à chaque pas dans la vase, traversant mille ruisseaux et s’égarant dans des fourrés sans issue. Peu aguerries à la marche, nous étions hors d’haleine, et je voyais que quelques-unes de nous étions trop faibles pour résister. Il fallut se reposer… »

… « Nous eûmes toute la nuit une pluie battante ; les éclairs sillonnaient la nue, le tonnerre faisait trembler la terre. Le matin nous nous levâmes fiévreuses, les membres raidis par l’humidité et frémissant à la pensée de ce qui nous attendait. Mais Dieu avait pourvu à nos besoins : la pluie de la nuit avait augmenté la crue des eaux, de sorte que nous pûmes tous monter dans les barges, et s’il fallut encore marcher quelquefois, ces courses ne dépassèrent jamais nos forces…

« Arrivés au Grand Rapide, un spectacle nouveau nous attendait. D’énormes rochers entraînés par les glaces ont formé une petite île au milieu de la rivière et qui, en interceptant son cours, la divise en deux et lance ses eaux qui retombent de cascade en cascade. La vue seule de ce gouffre fait frissonner, et cependant il faut aborder l’île juste à l’endroit où les courants se divisent : un coup de rame maladroit peut précipiter la barge dans ce gouffre béant. Nous abordâmes heureusement ; les hommes réussirent à tirer le bagage ; mais il s’agissait de traîner la barge, elle était trop lourde pour la porter. Il fallait se mettre de la partie. On nous attela deux à deux à des colliers et nous pûmes la traîner jusqu’à l’autre bout de l’île. C’est ce qu’on appelle ici ’faux portage ’…

« Le 13 août, le beau lac Athabaska présentait à nos regards étonnés sa vaste superficie, parsemée çà et là de nombreux îlots. Nous avions l’espoir d’arriver bientôt à la mission de La Nativité, la plus ancienne du Nord. Poussés par un vent favorable, nous y arrivâmes de bonne heure, au bruit répété des décharges de mousqueterie. »

« Depuis notre arrivée, » dit encore Sœur Lapointe, « non seulement nous n’avons pas regretté d’être venues, mais nous avons toujours été heureuses ; cela ne veut pas dire que nous avons tout à souhait ; au contraire, les sacrifices y sont nombreux, mais n’est-ce pas ce que nous sommes venues chercher ?… Depuis notre arrivée, nous n’avons pas goûté au pain ; le peu de farine que l’on peut transporter se réduit à rien ; nous en avons quatre quintaux par année à diviser entre quatorze personnes, c’est vous dire qu’il faut la réserver pour les grandes fêtes et pour les malades… Ce qui nous afflige bien plus que toutes nos privations, c’est notre peu de ressources pour réaliser tout le bien que nous pourrions faire… Je vous citerai quelques traits qui vous feront connaître un peu les misères à soulager.

« C’était un usage général parmi les sauvages de tuer et même de manger les petits enfants orphelins, surtout les petites filles… La religion a sans doute porté remède à cette coutume barbare, mais il se présente assez souvent de ces cas d’infanticide. Une mère venait de mettre une petite fille au monde ; elle la regarde avec dédain et lui dit : Ton père m’a abandonnée, je ne prendrai pas la peine de te nourrir. Aussitôt elle la jette hors de sa hutte, la couvre d’une grande peau, l’étouffe et la jette à la voirie.

« Une autre, marchant dehors, dit à son enfant : Ton père est mort ; qui te nourrira ? Elle fait un trou dans la neige, y enterre son enfant et poursuit son chemin.

« Pendant une épidémie, un sauvage perdit sa femme et trois de ses enfants. Il lui en restait un, le plus jeune, encore au maillot. Après l’avoir porté deux ou trois jours, il se fatigua d’avoir à lui donner les soins que réclame un enfant au berceau, il le suspendit à une branche d’arbre et l’abandonna. »

Après avoir voyagé pendant deux mois à travers mille dangers, après avoir essuyé les fatigues inséparables de ces longs voyages, à la pluie battante, secouées dans de lourdes charrettes traînées par des bœufs, fait des portages dangereux, l’assistante générale, Sœur Charlebois, dans une visite faite en 1880 aux missions du lac Labiche et de Saint-Albert, rend ainsi compte de ses impressions : « Depuis, » dit-elle, « que je vois le bien réalisé par nos chères sœurs, combien je désire pouvoir leur fournir les moyens d’en faire davantage ! À ma grande satisfaction, j’ai trouvé les élèves et les orphelins ayant fait beaucoup de progrès sous le rapport de l’instruction… L’orphelinat compte 45 enfants pensionnés aux frais de l’hospice ; 25 à 30 enfants du dehors fréquentent ces écoles, les moyens ne permettent pas d’en prendre davantage et les sœurs sont obligées d’en refuser… Nos sœurs ont à faire la cuisine et à cuire le pain pour cent vingt-cinq personnes. Je vous dirai combien j’ai été édifiée de voir la charité, le dévouement, la douceur avec lesquels elles soignent et donnent à manger aux pauvres sauvages qui arrivent à toute heure et qu’elles servent avec autant d’empressement que s’ils étaient des rois et des reines de la terre. Combien leur manière de pratiquer la charité doit être agréable à notre vénérée Mère fondatrice, qui aimait tant les pauvres ! »

Tous ces récits sur les missions de la Rivière-Rouge et même de l’Athabaska-McKenzie nous semblent aujourd’hui presque fantastiques. La construction du chemin de fer du Pacifique, qui a rendu si facile l’accès de ces régions, le peuplement rapide de ces territoires, enfin l’ensemble de ces progrès constants réalisés depuis quelques années, ont évidemment amélioré de beaucoup le sort des missionnaires. Cependant ne leur reste-t-il pas encore de grands sacrifices à faire, des privations pénibles à endurer ? L’exil, d’ailleurs, et c’en est un, n’est-il pas une souffrance constante ? Et ces âmes ardentes ne trouvent-elles pas aussi un sujet de tristesse et d’épreuve dans leur impuissance à accomplir tout le bien qu’elles sont forcées de négliger ou de retarder ?

L’une d’elles écrivait à ce propos, en 1890, à un prêtre missionnaire : « Les Indiens s’habillent ordinairement en cuir, et les animaux qu’ils chassent s’éloignant toujours, il leur faut recourir à la charité pour se garantir du froid excessif de nos interminables hivers. Lorsque la disette s’y joint et que nous les voyons arriver comme des squelettes ambulants, oh ! que nous désirerions être riches pour soulager de si grandes misères !

« Nos enfants nous arrivent dans toutes les conditions, les uns à moitié nus, les autres couverts de haillons, remplis de vermine… et la réception de chaque nouvel enfant pourrait nous fournir le sujet d’une triste histoire. Ces enfants ont tous les jours cinq heures de classe ; ils apprennent le français et l’anglais, outre leur langue ; entre les classes, ils apprennent la couture, le tricot, la confection des souliers (mocassins), etc. Le chant occupe une grande place dans leur éducation. Ici, tout le monde chante, jusqu’aux plus petits, et les voix fausses sont inconnues. »

Le site de la mission de Saint-Albert, établie en 1861, fut choisi par Mgr Taché, qui lui donna le nom de son premier desservant, le P. Albert Lacombe. Les Sœurs Grises ne tardèrent pas à venir s’y établir pour seconder les efforts des PP. Oblats.

Nous ne saurions mieux terminer ces notes sur les missions des Sœurs Grises dans le Nord-Ouest qu’en citant cette belle page de Mgr Taché : « Cette communauté se montra admirable de générosité et d’abnégation, non seulement en donnant ses sujets pour des missions si lointaines et si difficiles, mais en les donnant à la seule condition qu’on leur procurerait des secours spirituels et qu’on faciliterait l’accomplissement de leurs saintes règles et obligations. Quand on voulut faire observer que les missions étaient pauvres et les ressources incertaines, qu’on ne pouvait pas promettre beaucoup ni promettre positivement, il fut répondu : Nous savons que les bons pères chargés des différentes missions ne laisseront pas souffrir nos sœurs ; nous ne demandons que le vêtement et la nourriture. — Mais si les Pères eux-mêmes n’ont pas de quoi pourvoir à leur subsistance ? — Dans ce cas, nos sœurs jeûneront comme eux et prieront Dieu de venir en aide aux uns et aux autres. »

La maison établie par les Sœurs de la Charité à Saint-Boniface, en 1844, n’a cessé depuis d’étendre le champ de ses travaux et d’y multiplier ses œuvres par les nombreux essaims qu’elle a formés.

Cette mission du Nord-Ouest est aujourd’hui divisée en deux vicairies : 1o Celle de Saint-Boniface (la plus ancienne), fondée comme mission en 1844 ; et 2o Celle de Saint-Albert, établie comme mission en 1861, et comme vicairie en 1897.


La vicairie de Saint-Boniface, dont Sœur Dionne est supérieure-vicaire, comprend :

1o La maison vicariale, dont le personnel se compose de 37 sœurs professes, 18 novices et postulantes et 17 sœurs auxiliaires.

2o Un hospice pour les pauvres, les orphelins et les enfants abandonnés. Créé d’abord comme pensionnat, en 1844, cet établissement a été transformé et porte depuis 1898 le nom d’Hospice Taché. Le personnel est de 8 sœurs professes et 4 sœurs auxiliaires. On y soutient 22 pauvres vieilles invalides, 90 orphelines, 25 enfants abandonnés et 30 petits garçons au jardin de l’enfance.

3o Un hôpital, fondé en 1870. Le personnel comprend 20 sœurs professes et une sœur auxiliaire. On y donne des soins à 120 malades.

4o Six écoles paroissiales : celle de Saint-François-Xavier, fondée en 1850 ; celle de Saint-Norbert, en 1858 ; celle de Saint-Vital, en 1860 ; celle de Sainte-Anne des Chênes, en 1883 : l’Académie Provencher, fondée en 1886 ; enfin l’école Notre-Dame-de-Lourdes, fondée en 1888 à Minneapolis, dans le Minnesota. 737 élèves fréquentent ces écoles.

5o Cinq écoles industrielles pour les enfants sauvages : celle de Notre-Dame des Sept-Douleurs, fondée en 1874 à Fort Totten, dans le Dakota ; celle de Qu’Appelle, fondée en 1884 ; celle de Saint-Boniface, en 1891 ; celle de Touchwood Hill, en 1896 ; celle de Portage du Rat, en 1898.

573 enfants sauvages, Sioux, Pieds-Noirs, Sauteux, Cris, Maskégons, reçoivent l’instruction dans ces écoles.

Les diverses supérieures du Nord-Ouest depuis la fondation de la mission, en 1844, ont été : 1o Sœur Valade, fondatrice ; 2o Sœur Lafrance ; 3o Sœur Clapin ; 4o Sœur Hamel, première supérieure-vicaire ; 5o Sœur Dionne, supérieure-vicaire actuelle.


La vicairie de Saint-Albert a été détachée de Saint-Boniface et établie en 1897. Sœur Letellier en est la première supérieure-vicaire.

Cette vicairie comprend :

1o Quatre asiles ou hospices pour les pauvres, les orphelins et les enfants abandonnés : l’Asile Youville à Saint-Albert, fondé en 1859 ; l’Hospice Saint-Joseph, à l’île à la Crosse, fondé en 1860 ; l’Hospice du Sacré-Cœur à McKenzie, fondé en 1866, et le Couvent des Saints-Anges, à Athabaska, fondé en 1874.

On y abrite sept pauvres vieilles invalides et 141 orphelins.

2o Deux hôpitaux : celui de Calgary, établi en 1891, et celui d’Edmonton, en 1895. La moyenne des malades est de 50.

3o Trois écoles industrielles : celle de Saint-Albert, établie en 1859 ; celle de Dunbow, en 1884, et celle de Saddle Lake, en 1898.

224 enfants sauvages reçoivent l’instruction dans ces écoles.

4o Une école paroissiale, établie à Saint-Albert et qui compte 130 élèves externes.

Le personnel de ces divers établissements comprend 66 sœurs professes et 38 sœurs auxiliaires.



  1. L’abbé Dugas, Monseigneur Provencher, p. 156.
  2. Monseigneur Provencher, p. 158.
  3. L’abbé Dugas, Monseigneur Provencher, p. 222.
  4. Monseigneur Provencher, p. 225.
  5. Monseigneur Provencher, par l’abbé Dugas, p. 224.
  6. La grand’mère de son père était la sœur de Mme d’Youville.
  7. L’abbé Dugas, p. 249.
  8. Évêque de Marseille et fondateur de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée
  9. Journal de Sœur Dandurand.