Vie de la vénérable mère d’Youville/01/04

CHAPITRE IV


MONTRÉAL EN 1722.


Nous vivons à une époque où les événements se précipitent avec tant de rapidité, où les transformations s’opèrent si surprenantes et si soudaines, où tant de besoins nouveaux s’imposent au corps social que, dans le mouvement irrésistible qui nous entraîne, tout ce qui se rattache au passé semble une entrave à ce que nous appelons notre marche vers le progrès. Ces vieux monuments, élevés par nos ancêtres et témoins muets des grandes choses qu’ils ont accomplies, ne disent plus rien au cœur des générations nouvelles qui, tout occupées d’elles seules, n’ont pas même l’air de soupçonner que le monde ait existé avant elles. Aussi ces constructions d’autrefois, remplies de souvenirs et de poésie, disparaissent-elles l’une après l’autre sous le pic du démolisseur, sans qu’un regret vienne saluer ces reliques sacrées, conservées par nos pères pour rappeler à ceux qui viennent comme à ceux qui s’en vont le travail, les luttes et le patriotisme de ceux qui ne sont plus. Il nous a donc paru intéressant de donner ici de brèves indications sur quelques-uns des principaux établissements de Ville-Marie, à l’époque où Mme d’Youville vint l’habiter.

Au pied du mont Royal, où le pieux Maisonneuve avait planté la croix, non loin du fleuve, étaient groupées les habitations des différentes familles de la ville, parmi lesquelles nous mentionnerons, en passant, les noms de Beaumont, Leverrier de Bonne, de Montigny, etc.

La rue Notre-Dame traversait la ville dans toute sa longueur, et sur son parcours se rencontraient les principaux édifices.

À l’extrémité ouest de cette rue se trouvaient le monastère et l’église des Récollets.[1] Ces religieux, invités en 1614 par Champlain à venir dans la colonie, avaient immédiatement sollicité de Rome la permission nécessaire. Le pape Paul v, prenant cette demande en considération, manda au nonce de Paris, Ubaldini, d’accorder verbalement l’autorisation demandée, et les Récollets arrivèrent au pays en 1615. Plus tard, un bref pontifical les confirma dans leur mission, les autorisant à rester seuls missionnaires du pays ; mais en 1624, ils invitèrent les Jésuites à venir les rejoindre comme auxiliaires, et ceux-ci arrivèrent l’année suivante (1625).

À l’extrémité est de la rue Notre-Dame, à l’endroit aujourd’hui occupé par le Palais de Justice et une partie de l’Hôtel de Ville, étaient situés la maison des Jésuites, leur église et leurs jardins.

On sait la grande part que, dès leur arrivée en 1625 et surtout depuis 1632, les Jésuites ont prise dans l’établissement de la Nouvelle-France. À peine quelques arbres de la forêt avaient-ils été abattus par la hache du défricheur que ces hardis et dévoués apôtres accouraient pour évangéliser les différentes nations indiennes. Ils s’établissaient aux postes les plus avancés et rayonnaient de là parmi les sauvages, qu’ils instruisaient et convertissaient. Nous nous contenterons de rappeler les noms des PP. Charles et Jérôme Lallemant, Lejeune, Ragueneau, de Brébeuf, Dequen, etc. En dix ans, disent les « Relations des Jésuites », ils avaient réussi à parcourir les immenses forêts s’étendant depuis le golfe Saint-Laurent jusqu’au lac Supérieur et depuis le rivage de la Nouvelle-Angleterre jusqu’au territoire de la baie d’Hudson.

C’est aussi un fils de saint Ignace qui avait eu l’honneur de dire la première messe sur le sol de Ville-Marie, sur un autel préparé par deux âmes pures et saintes comme les deux fondatrices de l’Hôtel-Dieu.

Ce sont encore les Jésuites qui fournirent à l’Église du Canada ses premiers et ses plus glorieux martyrs. Les PP. de Brébeuf et Lallemant, après une série de tourments dont le récit fait frémir, offrant leur sang et leur vie pour le salut des barbares qu’ils étaient venus convertir, méritèrent la récompense réservée à de pareils actes d’héroïsme.

Au centre de la ville, sur la Place d’Armes, s’élevait l’église paroissiale de Notre-Dame, construite en 1672. D’après un plan de la ville fait en 1723, cette église se trouvait placée non loin du site de l’église actuelle, dans l’axe de la rue Notre-Dame et sur la Place d’Armes. Cette construction mesurait cent quarante pieds de longueur et quarante-six de largeur. Le « Vieux Montréal » nous en fait la description suivante : « Elle avait la forme d’une croix latine, avec bas-côtés terminés par une abside circulaire. Son portail, construit en pierre de taille, se composait de deux ordonnances, l’une toscane, l’autre dorique. Cette dernière était couronnée par un fronton triangulaire. Ce beau portail, élevé en 1722, sur les dessins de Chaussegros de Léry, ingénieur du roi, était flanqué, au côté droit, d’une tour carrée surmontée d’un campanile, au sommet duquel s’élevait une belle croix fleurdelisée, haute de vingt-quatre pieds. La tour, qui avait 144 pieds de hauteur, fut abattue en 1843. »

« De l’autre côté de la Place d’Armes, » dit encore le « Vieux Montréal », « le passant s’arrêtait devant la résidence seigneuriale de Messieurs les Sulpiciens. Sa façade principale attirait le regard sur le cadran de la plus vieille horloge de l’Amérique Septentrionale. »

Fondé par M. de Queylus, le Séminaire de Montréal était une succursale de celui de Paris, établi par M. Olier. Qui ne sait la part que ce digne et vénérable fondateur prit dans la grande œuvre de la colonie de Montréal, et par quelle série d’événements merveilleux il fut mis en contact avec les différents personnages à qui le ciel avait destiné la mission d’établir Ville-Marie ? M. de la Dauversière, M. Paul Chomedey de Maisonneuve, le P. Charles Lallemant, Mlle Mance, Marguerite Bourgeoys, dont les noms vénérables sont restés chers aux Canadiens-Français, avaient tour à tour été encouragés par l’illustre fondateur de Saint-Sulpice.

M. Leblond de Brumath, dans son « Histoire populaire de Montréal », après avoir raconté la première rencontre de M. Olier et de M. de la Dauversière et l’entente merveilleuse qui s’établit entre eux pour leur fondation, ajoute : « M. Olier ne se contenta pas d’encourager son nouvel ami, il lui donna cent louis d’or et voulut être de tout ce qu’il entreprendrait pour le bien de Montréal.

« Il fit plus encore : sur l’ordre de la Sainte-Vierge, M. Olier se proposa d’établir une colonie qui soutiendrait l’entreprise et d’envoyer des missionnaires pour évangéliser le pays ; bien que sa congrégation naissante ne lui fournît encore que peu de ressources, il ne recula devant aucun sacrifice d’hommes ou d’argent. Il choisit parmi ses prêtres les hommes les plus distingués et les plus pieux pour cette œuvre de son cœur et, en mourant, il la légua avec tendresse à ses successeurs. Ceux-ci se firent un devoir de continuer son entreprise et d’exécuter coûte que coûte le testament de leur fondateur. »[2]

Ce fut M. Olier qui suggéra aux fondateurs de Montréal de consacrer à la Sainte-Vierge l’île et la ville naissante, qui fut appelée Ville-Marie.

La Compagnie des Cent Associés avait, par un premier titre, en 1640, concédé à la Compagnie de Montréal, formée pour la conversion des sauvages dans l’île de Montréal, la plus grande partie, et, par un second titre, en 1659, le reste de l’île de Montréal. Cette compagnie était composée de M. Olier et autres prêtres de Saint-Sulpice et d’un certain nombre de laïques. La colonie de Ville-Marie avait fait de grands progrès sous la direction de cette Compagnie de Montréal, mais non sans imposer à ses membres des sacrifices considérables. En 1663, les membres laïques, fatigués des charges qu’ils avaient à porter, proposèrent aux messieurs du Séminaire de Saint-Sulpice de leur céder leurs droits, pourvu qu’ils prissent en même temps leurs obligations, ce qui fut accepté. « Trouvant le fardeau trop lourd, » dit M. Ferland[3], « ceux des associés laïques qui avaient jusqu’alors soutenu la bonne œuvre proposèrent aux prêtres du Séminaire de Saint-Sulpice de vouloir bien la continuer. Il y avait des dettes à acquitter, de fortes dépenses à faire pour l’avancement et la défense de la petite colonie ; mais c’était une des entreprises favorites de M. Olier, ses disciples ne la devaient point laisser périr : ils acceptèrent de la Compagnie la seigneurie de Montréal, dont M. Souard prit possession au nom des MM.  de Saint-Sulpice. »

Presque en même temps que sa fondation dans la colonie, le Séminaire de Saint-Sulpice avait établi une école gratuite, où il instruisit jusqu’à trois cents enfants. À compter de cette époque, le Séminaire de Montréal s’est constamment dévoué à l’instruction des jeunes gens, en même temps que ses prêtres se donnaient au bien spirituel de la population.

Le Collège de Montréal a formé et instruit, dans cette partie du pays, presque tous les hommes distingués de la ville et des campagnes environnantes ; la magistrature, le barreau, toutes les professions libérales ont été recrutés parmi les élèves de ce collège, et c’est aussi à ces messieurs que le clergé est redevable de plusieurs de ses évêques et d’un grand nombre de ses prêtres.

Depuis 1848, les Jésuites ont partagé cette tâche avec les Sulpiciens.

Non loin de l’église et du Séminaire on voyait, à droite de la rue Notre-Dame, en se dirigeant du côté de l’est, le couvent des Sœurs de la Congrégation, dont l’entrée principale était sur la rue Saint-Jean-Baptiste, et leur église, construite en 1693 par la Vénérable Mère Bourgeoys, grâce à un don considérable fait par Mlle Jeanne Leber. Dans l’enclos des sœurs, mais près de la rue Notre-Dame, avait été construite, en 1718, en mémoire de la destruction miraculeuse de la flotte de l’amiral Walker sur l’Île aux Œufs, la petite chapelle de Notre-Dame des Victoires. Incendiée en 1768, elle fut rebâtie, et on peut encore voir le corps de cette chapelle, en descendant à l’église de Notre-Dame-de-Pitié. Bien délabré est l’humble bâtiment qui fut autrefois le petit temple élevé par la piété des congréganistes de Montréal et qui a abrité les premières réunions des Enfants de Marie de la colonie.

Fondées par la Vénérable Marguerite Bourgeoys, compagne et coopératrice de M. de Maisonneuve dans l’établissement de Ville-Marie, les religieuses de la Congrégation de Notre-Dame continuent la grande œuvre de l’éducation, sachant toujours tenir leur enseignement à la hauteur des besoins de l’époque. Longtemps elles ont été les seules éducatrices des jeunes filles à Montréal.

Outre leurs nombreux pensionnats et académies, les filles de la Vénérable Mère Bourgeoys ont ouvert des externats pour les jeunes filles pauvres, qu’elles instruisent encore gratuitement dans toutes les parties de la ville.

En descendant vers le fleuve, à l’extrémité est de la rue Notre-Dame, s’élevait la petite église de Notre-Dame-de-Bonsecours, construite en bois de chêne et due à la foi et à la piété de la Vénérable Sœur Bourgeoys. Commencée en 1657, elle ne fut terminée qu’en 1675. Près d’un siècle plus tard, en 1754, elle fut détruite par un incendie ; mais en 1771 les travaux de reconstruction furent commencés, et en 1773 l’église était terminée et de nouveau ouverte au culte. Cette relique du passé a été déplorablement restaurée en 1886, et l’on cherche en vain à y retrouver maintenant ce Bon-Secours où nos pères aimaient à venir prier. Elle est toujours restée un lieu de pèlerinage vénéré par la population de la ville et de la campagne.

Le palais de l’Intendance était à peu près où se trouve aujourd’hui le marché Bonsecours, entre la rue Saint-Paul et la rue des Commissaires.

L’Hôtel-Dieu, bâti en 1644 par Mlle Mance, se trouvait sur la rue Saint-Paul, au coin de la rue Saint-Joseph (Saint-Sulpice). Ce dernier édifice avait soixante pieds de long par vingt-quatre de large, et a subsisté jusqu’en 1861.

Tout près de l’Hôtel-Dieu, la résidence de M. Paul Chomedey de Maisonneuve, premier gouverneur de Montréal, qui avait été construite en 1650 et occupée comme premier séminaire par quatre missionnaires, prêtres de Saint-Sulpice. Cette maison a été rasée en 1850.

Enfin l’Hôpital Général, que Mme d’Youville était appelée à relever et à rebâtir, était situé à l’extrémité de la petite rue Saint-Pierre, sur le fleuve, dans un endroit appelé « Pointe-à-Callières ». C’est sur cette pointe que, près d’un siècle auparavant, M. de Montmagny, M. de Maisonneuve, le P. Vimont, Mlle Mance et Mme de la Peltrie étaient débarqués pour fonder Montréal, le 17 mai 1642.

Cet événement si marquant dans l’histoire de la colonie est raconté dans les termes suivants par M. Leblond de Brumath : « L’enthousiasme des colons éclata par des cris de joie et des chants d’allégresse. Ils abordèrent sur une langue de terre formée d’un côté par le fleuve et de l’autre par une décharge de la rivière Saint-Pierre. Ce cours d’eau passait tout le long de la rue des Commissaires actuelle et se jetait dans le fleuve à peu près vis-à-vis de l’ancienne douane. Mme de la Peltrie et Mlle Mance furent chargées d’orner l’autel où le P. Vimont devait célébrer la messe. Le P. Vimont, dans une chaleureuse allocution, pronostiqua la gloire du futur Montréal, dont il compara les débuts au grain de sénevé de l’Évangile. Il exposa ensuite le Saint-Sacrement, qui resta sur l’autel toute la journée, comme si Notre-Seigneur avait voulu prendre possession de cette terre où il devait être tant aimé. Il n’a plus cessé depuis de reposer à Ville-Marie… »[4]

Nous avons cru que ces quelques renseignements sur l’état de la ville à l’époque où Mme d’Youville venait l’habiter pourraient intéresser le lecteur, qui se fera ainsi plus facilement une idée du théâtre sur lequel cette femme remarquable était appelée par la Providence à faire tant de bien, en passant par tant d’épreuves.



  1. L’église a été démolie en 1866 pour faire place à de grands magasins, d’une location difficile. Longtemps cette vieille relique a servi de lieu de réunion à la Congrégation des Hommes. N’aurait-on pas dû faire tous les sacrifices pour la conserver ?
  2. Page 4.
  3. Tome II, page 18.
  4. Histoire populaire de Montréal, p. 11.