Vie de Tolstoï/Résurrection

Hachette (p. 148-155).


Dix ans séparent Résurrection de la Sonate à Kreutzer[1], dix ans qu’absorbe de plus en plus la propagande morale. Et dix ans la séparent du terme auquel aspire cette vie affamée de l’éternel. Résurrection est en quelque sorte le testament artistique de Tolstoï. Elle domine cette fin de vie de même que Guerre et Paix en couronne la maturité. C’est la dernière cime, la plus haute peut-être, — sinon la plus puissante, — le faîte invisible[2] se perd au milieu de la brume. Tolstoï a soixante-dix ans. Il contemple le monde, sa vie, ses erreurs passées, sa foi, ses colères saintes. Il les regarde d’en haut. C’est la même pensée que dans les œuvres précédentes, la même guerre à l’hypocrisie ; mais l’esprit de l’artiste, comme dans Guerre et Paix, plane au-dessus de son sujet ; à la sombre ironie, à l’âme tumultueuse de la Sonate à Kreutzer et de la Mort d’Ivan Iliitch il mêle une sérénité religieuse, détachée de ce monde qui se reflète en lui, exactement. On dirait, par instants, d’un Gœthe chrétien.

Tous les caractères d’art que nous avons notés dans les œuvres de la dernière période se retrouvent ici, et surtout la concentration du récit, plus frappante en un long roman qu’en de courtes nouvelles. L’œuvre est une, très différente en cela de Guerre et Paix et d’Anna Karénine. Presque pas de digressions épisodiques. Une seule action, suivie avec ténacité, et fouillée dans tous ses détails. Même vigueur de portraits, peints en pleine pâte, que dans la Sonate. Une observation de plus en plus lucide, robuste, impitoyablement réaliste, qui voit l’animal dans l’homme, — « la terrible persistance de la bête dans l’homme, plus terrible, quand cette animalité n’est pas à découvert, quand elle se cache sous des dehors soi-disant poétiques[3] ». Ces conversations de salon, qui ont simplement pour objet de satisfaire un besoin physique : « le besoin d’activer la digestion, en remuant les muscles de la langue et du gosier[4] ». Une vision crue des êtres qui n’épargne personne, ni la jolie Korchaguine, « avec les os de ses coudes saillants, la largeur de son ongle du pouce », et son décolletage qui inspire à Nekhludov « honte et dégoût, dégoût et honte », — ni l’héroïne, la Maslova, dont rien n’est dissimulé de la dégradation, son usure précoce, son expression vicieuse et basse, son sourire provocant, son odeur d’eau-de-vie, son visage rouge et enflammé. Une brutalité de détails naturalistes : la femme qui cause, accroupie sur le cuveau aux ordures. L’imagination poétique, la jeunesse se sont évanouies, sauf dans les souvenirs du premier amour, dont la musique bourdonne en nous avec une intensité hallucinante, la chaste nuit du Samedi Saint, et la nuit de Pâques, le dégel, le brouillard blanc si épais « qu’à cinq pas de la maison, l’on ne voyait rien qu’une masse sombre d’où jaillissait la lueur rouge d’une lampe », le chant des coqs dans la nuit, la rivière glacée qui craque, ronfle, s’éboule et résonne comme un verre qui se brise, et le jeune homme qui, du dehors, regarde à travers la vitre la jeune fille qui ne le voit pas, assise près de la table, à la lueur tremblante de la petite lampe, — Katucha pensive, qui sourit et qui rêve.

Le lyrisme de l’auteur tient peu de place. Son art a pris un tour plus impersonnel, plus dégagé de sa propre vie. Tolstoï a fait effort pour renouveler le champ de son observation. Le monde criminel et le monde révolutionnaire, qu’il étudie ici, lui étaient étrangers[5] ; il n’y pénètre que par un effort de sympathie volontaire ; il convient même qu’avant de les regarder de près, les révolutionnaires lui inspiraient une invincible aversion[6]. D’autant plus admirable est son observation véridique, ce miroir sans défauts. Quelle abondance de types et de détails précis ! Et comme tout est vu, bassesses et vertus, sans dureté, sans faiblesse, avec une calme intelligence et une pitié fraternelle !… Lamentable tableau des femmes dans la prison ! Elles sont impitoyables entre elles ; mais l’artiste est le bon Dieu : il voit, dans le cœur de chacune, la détresse sous l’abjection, et sous le masque d’effronterie le visage qui pleure. La pure et pâle lueur, qui peu à peu s’annonce dans l’âme vicieuse de la Maslova et l’illumine à la fin d’une flamme de sacrifice, prend la beauté émouvante d’un de ces rayons de soleil qui transfigurent une humble scène de Rembrandt. Nulle sévérité, même pour les bourreaux. « Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu’ils font »… Le pire est que, souvent, ils savent ce qu’ils font, ils en ont le remords, et ne peuvent point ne pas le faire. Il se dégage du livre le sentiment de l’écrasante fatalité qui pèse sur ceux qui souffrent, comme sur ceux qui font souffrir, — ce directeur de prison, plein de bonté naturelle, las de sa vie de geôlier, autant que des exercices de piano de sa fille chétive et blême, aux yeux cernés, qui massacre inlassablement une rapsodie de Liszt ; — ce général gouverneur d’une ville sibérienne, intelligent et bon, qui, pour échapper à l’insoluble conflit entre le bien qu’il veut faire et le mal qu’il est forcé de faire, s’alcoolise depuis trente-cinq ans, assez maître de lui toutefois pour garder de la tenue, même lorsqu’il est ivre ; — et la tendresse familiale qui règne chez ces gens, que leur métier rend sans entrailles à l’égard des autres.

Le seul des caractères qui n’ait point une vérité objective, est celui du héros, Nekhludov, parce que Tolstoï lui a prêté ses idées propres. C’était déjà le défaut — ou le danger — de plusieurs des types les plus célèbres de Guerre et Paix ou d’Anna Karénine : le prince André, Pierre Besoukhov, Levine, etc. Mais il était moins grave alors : car les personnages se trouvaient, par leur situation et leur âge, plus près de l’état d’esprit de Tolstoï. Au lieu qu’ici, l’auteur loge dans le corps d’un viveur de trente-cinq ans son âme désincarnée de vieillard de soixante-dix ans. Je ne dis point que la crise morale d’un Nekhludov ne puisse être vraie, ni même qu’elle ne puisse se produire avec cette soudaineté[7]. Mais rien, dans le tempérament, dans le caractère, dans la vie antérieure du personnage, tel que Tolstoï le représente, n’annonçait ni n’explique cette crise ; et quand elle est commencée, rien ne l’interrompt plus. Sans doute, Tolstoï a marqué avec profondeur l’alliage impur qui est d’abord mêlé aux pensées de sacrifice, les larmes d’attendrissement et d’admiration pour soi, puis plus tard l’épouvante et la répugnance qui saisissent Nekhludov, en face de la réalité. Mais jamais sa résolution ne fléchit. Cette crise n’a aucun rapport avec ses crises antérieures, violentes mais momentanées[8]. Rien ne peut plus arrêter cet homme faible et indécis. Ce prince, riche, considéré, très sensible aux satisfactions du monde, sur le point d’épouser une jolie fille qui l’aime et qui ne lui déplaît point, décide brusquement de tout abandonner, richesse, monde, situation sociale, et d’épouser une prostituée, afin de réparer une faute ancienne ; et son exaltation se soutient, sans fléchir, pendant des mois ; elle résiste à toutes les épreuves, même à la nouvelle que celle dont il veut faire sa femme continue sa vie de débauche[9]. — Il y a là une sainteté, dont la psychologie d’un Dostoievsky nous eût montré la source dans les obscures profondeurs de la conscience et jusque dans l’organisme de ses héros. Mais Nekhludov n’a rien d’un héros de Dostoievsky. Il est le type de l’homme moyen, médiocre et sain, qui est le héros habituel de Tolstoï. En vérité, l’on sent trop la juxtaposition d’un personnage très réaliste[10] avec une crise morale qui appartient à un autre homme ; — et cet autre, c’est le vieillard Tolstoï.

La même impression de dualité d’éléments se retrouve, à la fin du livre, où se juxtapose à une troisième partie d’observation strictement réaliste une conclusion évangélique qui n’est pas nécessaire — acte de foi personnel, qui ne sort pas logiquement de la vie observée. Ce n’était pas la première fois que la religion de Tolstoï s’ajoutait à son réalisme ; mais, dans les œuvres passées, les deux éléments sont mieux fondus. Ici, ils coexistent, ils ne se mêlent point ; et le contraste frappe d’autant plus que la foi de Tolstoï se passe davantage de toute preuve, et que son réalisme se fait de jour en jour plus libre et plus aiguisé. Il y a là trace, non de fatigue, mais d’âge, — une certaine raideur dans les articulations. La conclusion religieuse n’est pas le développement organique de l’œuvre. C’est un Deus ex machina… Et je suis convaincu que, tout au fond de Tolstoï, en dépit de ses affirmations, la fusion n’était point parfaite entre ses natures diverses : sa vérité d’artiste et sa vérité de croyant.

Mais si Résurrection n’a pas l’harmonieuse plénitude des œuvres de la jeunesse, si je lui préfère, pour ma part, Guerre et Paix, elle n’en est pas moins un des plus beaux poèmes de compassion humaine, — le plus véridique peut-être. Plus qu’au travers de toute autre, j’aperçois dans cette œuvre les yeux clairs de Tolstoï, les yeux gris-pâle qui pénètrent, « ce regard qui va droit à l’âme[11] », et dans chaque âme voit Dieu.

  1. Maître et Serviteur (1895) est comme une transition entre les lugubres romans qui précèdent et Résurrection, où se répand la lumière de la divine charité. Mais on y sent plus encore le voisinage de la Mort d’Ivan Iliitch et des Contes Populaires que de Résurrection, qu’annonce seulement, vers la fin, la sublime transformation d’un homme égoïste et lâche, sous la poussée d’un élan de sacrifice. La plus grande partie de l’histoire est le tableau, très réaliste, d’un maître sans bonté et d’un serviteur résigné, qui sont surpris, dans la steppe, la nuit, par une tourmente de neige, et perdent leur chemin. Le maître, qui d’abord tâche de fuir en abandonnant son compagnon, revient et, le trouvant à demi gelé, se jette sur lui, le couvre de son corps, le réchauffe en se sacrifiant, d’instinct ; il ne sait pas pourquoi ; mais les larmes lui remplissent les yeux : il lui semble qu’il est devenu celui qu’il sauve, Nikita, et que sa vie n’est plus en lui, mais en Nikita. — « Nikita vit ; je suis donc encore vivant, moi. » — Il a presque oublié qui il était, lui, Vassili. Il pense : « Vassili ne savait pas ce qu’il fallait faire… ne savait pas, et moi, je sais, maintenant !… » Et il entend la voix de Celui qu’il attendait (ici son rêve rappelle un des Contes Populaires), de Celui qui, tout à l’heure, lui a donné l’ordre de se coucher sur Nikita. Il crie, tout joyeux : « Seigneur, je viens ! » Et il sent qu’il est libre, que rien ne le retient plus… Il est mort.
  2. Tolstoï prévoyait une quatrième partie, qui n’a pas été écrite.
  3. I, p. 379. — Je cite la traduction de Teodor de Wyzewa. — Une édition intégrale de Résurrection doit former les t. xxxvi et xxxvii des Œuvres complètes.
  4. I, p. 129.
  5. Au contraire, il avait été mêlé à tous les mondes qu’il peint dans Guerre et Paix, Anna Karénine, les Cosaques, ou Sébastopol : salons aristocratiques, armée, vie rurale. Il n’avait qu’à se souvenir.
  6. T. ii, p. 20.
  7. « Les hommes portent en eux le germe de toutes les qualités humaines, et, tantôt ils en manifestent une, tantôt une autre, se montrant souvent différents d’eux-mêmes, c’est-à-dire de ce qu’ils ont l’habitude de paraître. Chez certains, ces changements sont particulièrement rapides. À cette classe d’hommes appartenait Nekhludov. Sous l’influence de causes physiques et morales, de brusques et complets changements se produisaient en lui. » (T. i, p. 258.)

    Tolstoï s’est peut-être souvenu de son frère Dmitri, qui, lui aussi, épousa une Maslova. Mais le tempérament violent et déséquilibré de Dmitri était différent de celui de Nekhludov.

  8. « Plusieurs fois dans sa vie, il avait procédé à des nettoyages de conscience. Il appelait ainsi des crises morales où, apercevant soudain le ralentissement et parfois l’arrêt de sa vie intérieure, il se décidait à balayer les ordures qui obstruaient son âme. Au sortir de ces crises, il ne manquait jamais de s’imposer des règles qu’il se jurait de suivre toujours. Il écrivait un journal, il recommençait une nouvelle vie. Mais à chaque fois, il ne tardait pas à retomber au même point, ou plus bas encore qu’avant la crise. » (T. i, p. 138.)
  9. En apprenant que la Maslova a encore fait des siennes avec un infirmier, Nekhludov est plus décidé que jamais à « sacrifier sa liberté pour racheter le péché de cette femme ». (T. i, p. 382.)
  10. Tolstoï n’a jamais dessiné un personnage, d’un crayon aussi robuste et sûr que le Nekhludov du début. Voir l’admirable description du lever et de la matinée de Nekhludov, avant la première séance au Palais de Justice.
  11. Lettre de la comtesse Tolstoï, 1884.