Vie de Tolstoï/Les Confessions et la crise religieuse

Hachette (p. 81-95).


Ces angoisses de Levine, ces velléités de suicide qu’il cachait à Kitty, Tolstoï au même moment les cachait à sa femme. Mais il n’avait pas encore atteint le calme qu’il prêtait à son héros. À vrai dire, ce calme n’est guère communicatif. On sent qu’il est désiré plus que réalisé, et que tout à l’heure Levine retombera dans ses doutes. Tolstoï n’en était pas dupe. Il avait eu bien de la peine à aller jusqu’au bout de son œuvre. Anna Karénine l’ennuyait, avant qu’il eût fini[1]. Il ne pouvait plus travailler. Il restait là, inerte, sans volonté, en proie au dégoût et à la terreur de lui-même. Alors, dans le vide de sa vie, se leva le grand vent qui sortait de l’abîme, le vertige de la mort. Tolstoï a raconté ces terribles années, plus tard, quand il venait d’échapper au gouffre[2].

« Je n’avais pas cinquante ans, dit-il[3], j’aimais, j’étais aimé, j’avais de bons enfants, un grand domaine, la gloire, la santé, la vigueur physique et morale ; j’étais capable de faucher comme un paysan ; je travaillais dix heures de suite sans fatigue. Brusquement, ma vie s’arrêta. Je pouvais respirer, manger, boire, dormir. Mais ce n’était pas vivre. Je n’avais plus de désirs. Je savais qu’il n’y avait rien à désirer. Je ne pouvais même pas souhaiter de connaître la vérité. La vérité était que la vie est une insanité. J’étais arrivé à l’abîme et je voyais nettement que devant moi il n’y avait rien, que la mort. Moi, homme bien portant et heureux, je sentais que je ne pouvais plus vivre. Une force invincible m’entraînait à me débarrasser de la vie… Je ne dirai pas que je voulais me tuer. La force qui me poussait hors de la vie était plus puissante que moi ; c’était une aspiration semblable à mon ancienne aspiration à la vie, seulement en sens inverse. Je devais user de ruse envers moi-même pour ne pas y céder trop vite. Et voilà que moi, l’homme heureux, je me cachais à moi-même la corde, pour ne pas me pendre à la poutre, entre les armoires de ma chambre, où chaque soir je restais seul à me déshabiller. Je n’allais plus à la chasse avec mon fusil, pour ne pas me laisser tenter[4]. Il me semblait que ma vie était une farce stupide, qui m’était jouée par quelqu’un. Quarante ans de travail, de peines, de progrès, pour voir qu’il n’y a rien ! Rien. De moi, il ne restera que la pourriture et les vers… On peut vivre, seulement pendant qu’on est ivre de la vie ; mais aussitôt l’ivresse dissipée, on voit que tout n’est que supercherie, supercherie stupide… La famille et l’art ne pouvaient plus me suffire. La famille, c’étaient des malheureux comme moi. L’art est un miroir de la vie. Quand la vie n’a plus de sens, le jeu du miroir ne peut plus amuser. Et le pire, je ne pouvais me résigner. J’étais semblable à un homme égaré dans une forêt, qui est saisi d’horreur, parce qu’il s’est égaré, et qui court de tous côtés et ne peut s’arrêter, bien qu’il sache qu’à chaque pas il s’égare davantage… »

Le salut vint du peuple. Tolstoï avait toujours eu pour lui « une affection étrange, toute physique[5] », que n’avaient pu ébranler les expériences répétées de ses désillusions sociales. Dans les dernières années, il s’était, comme Levine, beaucoup rapproché de lui[6]. Il se prit à penser à ces milliards d’êtres en dehors du cercle étroit des savants, des riches et des oisifs qui se tuaient, s’étourdissaient, ou traînaient lâchement, comme lui, une vie désespérée. Et il se demanda pourquoi ces milliards d’êtres échappaient à ce désespoir, pourquoi ils ne se tuaient pas. Il aperçut alors qu’ils vivaient, non par le secours de la raison, mais sans se soucier d’elle, — par la foi. Qu’était-ce que cette foi, qui ignorait la raison ?

La foi est la force de la vie. On ne peut pas vivre sans la foi. Les idées religieuses ont été élaborées dans le lointain infini de la pensée humaine. Les réponses données par la foi au sphinx de la vie contiennent la sagesse la plus profonde de l’humanité.

Suffit-il donc de connaître ces formules de la sagesse, qu’a enregistrées le livre des religions ? — Non, la foi n’est pas une science, la foi est une action ; elle n’a de sens que si elle est vécue. Le dégoût qu’inspira à Tolstoï la vue des gens riches et bien pensants, pour qui la foi n’était qu’une sorte de « consolation épicurienne de la vie », le rejeta décidément parmi les hommes simples, qui mettaient seuls d’accord leur vie avec leur foi.

Et il comprit que la vie du peuple travailleur était la vie elle-même et que le sens attribué à cette vie était la vérité.

Mais comment se faire peuple, et partager sa foi ? On a beau savoir que les autres ont raison ; il ne dépend pas de nous que nous soyons comme eux. En vain, nous prions Dieu ; en vain, nous tendons vers lui nos bras avides. Dieu fuit. Où le saisir ?

Un jour, la grâce vint.

Un jour de printemps précoce, j’étais seul dans la forêt et j’écoutais ses bruits. Je pensais à mes agitations des trois dernières années, à ma recherche de Dieu, à mes sautes perpétuelles de la joie au désespoir… Et brusquement je vis que je ne vivais que lorsque je croyais en Dieu. À sa seule pensée, les ondes joyeuses de la vie se soulevaient en moi. Tout s’animait autour, tout recevait un sens. Mais dès que je n’y croyais plus, soudain la vie cessait.

— Alors, qu’est-ce que je cherche encore ? cria en moi une voix. C’est donc Lui, ce sans quoi on ne peut vivre ! Connaître Dieu et vivre, c’est la même chose. Dieu, c’est la vie…

Depuis, cette lumière ne m’a plus quitté[7].

Il était sauvé. Dieu lui était apparu[8].

Mais comme il n’était pas un mystique de l’Inde, à qui l’extase suffit, comme en lui se mêlaient aux rêves de l’Asiatique la manie de raison et le besoin d’action de l’homme d’Occident, il lui fallait ensuite traduire sa révélation en foi pratique et dégager de cette vie divine des règles pour la vie quotidienne. Sans aucun parti-pris, avec le désir sincère de croire aux croyances des siens, il commença par étudier la doctrine de l’Église orthodoxe, dont il faisait partie[9]. Afin d’en être plus près, il se soumit pendant trois ans à toutes les cérémonies, se confessant, communiant, n’osant juger ce qui le choquait, s’inventant des explications pour ce qu’il trouvait obscur ou incompréhensible, s’unissant dans leur foi à tous ceux qu’il aimait, vivants ou morts, et toujours gardant l’espoir qu’à un certain moment « l’amour lui ouvrirait les portes de la vérité ». — Mais il avait beau faire : sa raison et son cœur se révoltaient. Tels actes, comme le baptême et la communion, lui semblaient scandaleux. Quand on le força à répéter que l’hostie était le vrai corps et le vrai sang du Christ, « il en eut comme un coup de couteau au cœur ». Ce ne furent pourtant pas les dogmes qui élevèrent entre lui et l’Église un mur infranchissable, mais les questions pratiques, — deux surtout : l’intolérance haineuse et mutuelle des Églises[10], et la sanction, formelle ou tacite, donnée à l’homicide, — la guerre et la peine de mort.

Alors Tolstoï brisa net ; et sa rupture fut d’autant plus violente que depuis trois années il comprimait sa pensée. Il ne ménagea plus rien. Avec emportement, il foula aux pieds cette religion, que la veille encore il s’obstinait à pratiquer. Dans sa Critique de la théologie dogmatique (1879-1881), il la traita non seulement « d’insanité, mais de mensonge conscient et intéressé[11] ». Il lui opposa l’Évangile, dans sa Concordance et Traduction des quatre Évangiles (1881-1883). Enfin, sur l’Évangile, il édifia sa foi (En quoi consiste ma foi, 1883).

Elle tient toute en ces mots :

Je crois en la doctrine du Christ. Je crois que le bonheur n’est possible sur la terre que quand tous les hommes l’accompliront.

Et elle a pour pierre angulaire le Sermon sur la Montagne, dont Tolstoï ramène l’enseignement essentiel à cinq commandements :

I. Ne te mets pas en colère.
II. Ne commets pas l’adultère.
III. Ne prête pas serment.
IV. Ne résiste pas au mal par le mal.
V. Ne sois l’ennemi de personne.

C’est la partie négative de la doctrine, dont la partie positive se résume en ce seul commandement :

Aime Dieu et ton prochain comme toi-même.

Le Christ a dit que celui qui aura violé le moindre de ces commandements tiendra la plus petite place dans le royaume des cieux.

Et Tolstoï ajoute naïvement :

Si étrange que cela paraisse, j’ai dû, après dix-huit siècles, découvrir ces règles comme une nouveauté.

Tolstoï croit-il donc à la divinité du Christ ? — En aucune façon. À quel titre l’invoque-t-il ? Comme le plus grand de la lignée des sages, — Brahmanes, Bouddha, Lao-Tse, Confucius, Zoroastre, Isaïe, — qui ont montré aux hommes le vrai bonheur auquel ils aspirent et la voie qu’il faut suivre[12]. Tolstoï est le disciple de ces grands créateurs religieux, de ces demi-dieux et de ces prophètes hindous, chinois et hébraïques. Il les défend — comme il sait défendre : en attaquant — contre ceux qu’il nomme « les Pharisiens » et « les Scribes » : contre les Églises établies et contre les représentants de la science orgueilleuse, ou plutôt « du philosophisme scientifique[13] ». Ce n’est pas qu’il fasse appel à la révélation contre la raison. Depuis qu’il est sorti de la période de troubles que racontent les Confessions, il est et reste essentiellement un croyant en la Raison, on pourrait dire un mystique de la Raison.

« Au commencement était le Verbe, répète-t-il avec saint Jean, le Verbe, Logos, c’est-à-dire la Raison[14]. »

Son livre De la Vie (1887) porte, en épigraphe, les lignes fameuses de Pascal[15] :

L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant… Toute notre

dignité consiste dans la pensée… Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

Et le livre entier n’est qu’un hymne à la Raison.

Il est vrai que sa Raison n’est pas la raison scientifique, raison restreinte, « qui prend la partie pour le tout et la vie animale pour la vie tout entière », mais la loi souveraine qui régit la vie de l’homme, « la loi suivant laquelle doivent forcément vivre les êtres raisonnables, c’est-à-dire les hommes ».

C’est une loi analogue à celles qui régissent la nutrition et la reproduction de l’animal, la croissance et la floraison de l’herbe et de l’arbre, le mouvement de la terre et des astres. Ce n’est que dans l’accomplissement de cette loi, dans la soumission de notre nature animale à la loi de la raison, en vue d’acquérir le bien, que consiste notre vie… La raison ne peut être définie, et nous n’avons pas besoin de la définir, car non seulement nous la connaissons tous, mais nous ne connaissons qu’elle… Tout ce que l’homme sait, il le connaît au moyen de la raison et non pas de la foi[16]… La vraie vie ne commence qu’au moment où se manifeste la raison. La seule vie véritable est la vie de la raison.

Qu’est-ce donc que l’existence visible, notre vie individuelle ? « Elle n’est pas notre vie », dit Tolstoï, car elle ne dépend pas de nous.

Notre activité animale s’accomplit en dehors de nous… L’humanité en a fini avec l’idée de la vie considérée comme existence individuelle. La négation de la possibilité du bien individuel reste une vérité inébranlable pour tout homme de notre époque, qui est doué de raison[17].

Il y a là toute une série de postulats, que je n’ai pas à discuter ici, mais qui montrent avec quelle passion la raison s’était emparée de Tolstoï. En vérité, elle était une passion, non moins aveugle et jalouse que les autres passions qui l’avaient possédé pendant la première moitié de sa vie. Un feu s’éteint, l’autre s’allume. Ou plutôt, c’est toujours le même feu. Mais il change d’aliments.

Et ce qui ajoute à la resemblance entre les passions « individuelles » et cette passion « rationnelle », c’est que l’une comme les autres ne se satisfont pas d’aimer, elles veulent agir, elles veulent se réaliser.

Il ne faut pas parler, mais agir, a dit le Christ.

Et quelle est l’activité de la raison ? — L’amour.

L’amour est la seule activité raisonnable de l’homme, l’amour est l’état de l’âme le plus rationnel et le plus lumineux. Tout ce dont il a besoin, c’est que rien ne lui cache le soleil de la raison, qui seul le fait croître… L’amour est le bien réel, le bien suprême, qui résout toutes les contradictions de la vie, qui non seulement fait disparaître l’épouvante de la mort, mais pousse l’homme à se sacrifier aux autres ; car il n’y a pas d’autre amour que celui qui donne sa vie pour ceux qu’on aime ; l’amour n’est digne de ce nom que lorsqu’il est un sacrifice de soi-même. Aussi le véritable amour n’est-il réalisable que lorsque l’homme comprend qu’il lui est impossible d’acquérir le bonheur individuel. C’est alors que tous les sucs de sa vie viennent alimenter la noble greffe de l’amour véritable ; et cette greffe emprunte pour sa croissance toute sa vigueur au tronc de cet arbre sauvage, l’individualité animale[18].

Ainsi, Tolstoï n’arrive pas à la foi, comme un fleuve épuisé, qui se perd dans les sables. Il y apporte le torrent de forces impétueuses amassées durant une puissante vie. — On allait s’en apercevoir.

Cette foi passionnée, où s’unissent en une ardente étreinte la Raison et l’Amour, a trouvé son expression la plus auguste dans la célèbre réponse au Saint-Synode qui l’excommuniait[19] :

Je crois en Dieu, qui est pour moi l’Esprit, l’Amour, le Principe de tout. Je crois qu’il est en moi, comme je suis en lui. Je crois que la volonté de Dieu n’a jamais été plus clairement exprimée que dans la doctrine de l’homme Christ ; mais on ne peut considérer Christ comme Dieu et lui adresser des prières, sans commettre le plus grand des sacrilèges. Je crois que le vrai bonheur de l’homme consiste en l’accomplissement de la volonté de Dieu ; je crois que la volonté de Dieu est que tout homme aime ses semblables et agisse toujours envers eux, comme il voudrait qu’ils agissent envers lui, ce qui résume, dit l’Évangile, toute la loi et les prophètes. Je crois que le sens de la vie, pour chacun de nous, est seulement d’accroître l’amour en lui, je crois que ce développement de notre puissance d’aimer nous vaudra, dans cette vie, un bonheur qui grandira chaque jour, et dans l’autre monde, une félicité plus parfaite ; je crois que cet accroissement de l’amour contribuera, plus que toute autre force, à fonder sur terre le royaume de Dieu, c’est-à-dire à remplacer une organisation de la vie où la division, le mensonge et la violence sont tout-puissants, par un ordre nouveau où régneront la concorde, la vérité et la fraternité. Je crois que pour progresser dans l’amour, nous n’avons qu’un moyen : les prières. Non la prière publique dans les temples, que le Christ a formellement réprouvée (Matth., vi, 5-13). Mais la prière dont lui-même nous a donné l’exemple, la prière solitaire qui raffermit en nous la conscience du sens de notre vie et le sentiment que nous dépendons seulement de la volonté de Dieu… Je crois à la vie éternelle, je crois que l’homme est récompensé selon ses actes, ici et partout, maintenant et toujours. Je crois tout cela si fermement qu’à mon âge, sur le bord de la tombe, je dois souvent faire un effort pour ne pas appeler de mes vœux la mort de mon corps, c’est-à-dire ma naissance à une vie nouvelle[20].

  1. « Maintenant, je m’attelle de nouveau à l’ennuyeuse et vulgaire Anna Karénine, avec le seul désir de m’en débarrasser au plus vite… » (Lettres à Fet, 26 août 1875, Corresp. inéd. p. 95.)

    « Il me faut achever le roman qui m’ennuie. » (Ibid. 1er  mars 1876.)

  2. Dans les Confessions (1879), t. xix des Œuvres complètes.
  3. Je résume ici plusieurs pages des Confessions, en conservant les expressions de Tolstoï.
  4. Cf. Anna Karénine : « Et Levine aimé, heureux, père de famille, éloigna de sa main toute arme, comme s’il eût craint de céder à la tentation de mettre fin à son supplice » (ii, 339). Cet état d’esprit n’était pas spécial à Tolstoï et à ses héros. Tolstoï était frappé du nombre croissant de suicides, chez les classes aisées de toute l’Europe, et particulièrement en Russie. Il y fait souvent allusion dans ses œuvres de ce temps. On dirait qu’a passé sur l’Europe de 1880 une grande vague de neurasthénie, qui a submergé des milliers d’êtres. Ceux qui étaient adolescents alors en gardent, comme moi, le souvenir ; et pour eux, l’expression par Tolstoï de cette crise humaine a une valeur historique. Il a écrit la tragédie cachée d’une génération.
  5. Confessions, p. 67.
  6. Ses portraits de cette époque accusent ce caractère populaire. Une peinture de Kramskoï (1873) représente Tolstoï en blouse de moujik, la tête penchée, l’air d’un Christ allemand. Le front commence à se dégarnir aux tempes ; les joues sont creuses et barbues. — Dans un autre portrait de 1881, il a l’air d’un contre-maître endimanché : les cheveux coupés, la barbe et les favoris qui s’étalent ; la figure paraît beaucoup plus large du bas que du haut ; les sourcils sont froncés, les yeux moroses, le nez aux grosses narines de chien, les oreilles énormes.
  7. Confessions, p. 93-95.
  8. À vrai dire, ce n’était pas la première fois. Le jeune volontaire au Caucase, l’officier de Sébastopol, Olenine des Cosaques, le prince André et Pierre Besoukhov, dans Guerre et Paix, avaient eu des visions semblables. Mais Tolstoï était si passionné que, chaque fois qu’il découvrait Dieu, il croyait que c’était pour la première fois et qu’il n’y avait eu avant que la nuit et le néant. Il ne voyait plus dans son passé que les ombres et les hontes. Nous qui, par son Journal, connaissons, mieux que lui-même, l’histoire de son cœur, nous savons combien ce cœur fut toujours, même dans ses égarements, profondément religieux. Au reste, il en convient, dans un passage de la préface à la Critique de la théologie dogmatique : « Dieu ! Dieu ! j’ai erré, j’ai cherché la vérité où il ne le fallait point. Je savais que j’errais. Je flattais mes mauvaises passions, en les sachant mauvaises ; mais je ne t’oubliais jamais. Je t’ai senti toujours, même quand je m’égarais ». — La crise de 1878-9 fut seulement plus violente que les autres, peut-être sous l’influence des deuils répétés et de l’âge qui venait ; et sa seule nouveauté fut en ceci qu’au lieu que la vision de Dieu s’évanouît sans laisser de traces, après que la flamme d’extase était tombée, Tolstoï, averti par l’expérience passée, se hâta de « marcher, tandis qu’il avait la lumière », et de déduire de sa foi tout un système de vie. Non qu’il ne l’eût déjà tenté. (On se souvient de ses Règles de vie, conçues quand il était étudiant.) Mais, à cinquante ans, il avait moins de chances de se laisser distraire de sa route par les passions.
  9. Le sous-titre des Confessions est Introduction à la Critique de la Théologie dogmatique et à l’Examen de la doctrine chrétienne.
  10. « Moi, qui plaçais la vérité dans l’unité de l’amour, je fus frappé de ce fait que la religion détruisait elle-même ce qu’elle voulait produire. » (Confessions, p. 111.)
  11. « Et je me suis convaincu que l’enseignement de l’Église est, théoriquement, un mensonge astucieux et nuisible, pratiquement, un composé de superstitions grossières et de sorcelleries, sous lequel disparaît absolument le sens de la doctrine chrétienne. » (Réponse au Saint-Synode, 4-17 avril 1901.)

    Voir aussi l’Église et l’État (1883). — Le plus grand crime que Tolstoï reproche à l’Église, c’est son « alliance impie » avec le pouvoir temporel. Il lui a fallu affirmer la sainteté de l’État, la sainteté de la violence. C’est « l’union des brigands avec les menteurs ».

  12. À mesure qu’il avançait en âge, ce sentiment de l’unité de la vérité religieuse à travers l’histoire humaine, et de la parenté du Christ avec les autres sages, depuis Bouddha jusqu’à Kant et à Emerson, ne fit que s’accentuer, au point que Tolstoï se défendait, dans ses dernières années, d’avoir « aucune prédilection pour le christianisme ». Tout particulièrement importante, en ce sens, est une lettre, écrite le 27 juillet-9 août 1909 au peintre Jan Styka, et récemment reproduite dans le Théosophe du 16 janvier 1911. Suivant son habitude, Tolstoï, tout plein de sa conviction nouvelle, a une tendance à oublier un peu trop son état d’âme ancien et le point de départ de sa crise religieuse, qui était purement chrétien :

    « La doctrine de Jésus, écrit-il, n’est pour moi qu’une des belles doctrines religieuses que nous avons reçues de l’antiquité égyptienne, juive, hindoue, chinoise, grecque. Les deux grands principes de Jésus : l’amour de Dieu, c’est-à-dire de la perfection absolue, et l’amour du prochain, c’est-à-dire de tous les hommes sans aucune distinction, ont été prêchés par tous les sages du monde : Krishna, Bouddha, Lao-Tse, Confucius, Socrate, Platon, Épictète, Marc-Aurèle, et parmi les modernes, Rousseau, Pascal, Kant, Emerson, Channing, et beaucoup d’autres. La vérité religieuse et morale est partout et toujours la même… Je n’ai aucune prédilection pour le christianisme. Si j’ai été particulièrement intéressé par la doctrine de Jésus, c’est : 1o parce que je suis né et que j’ai vécu parmi les chrétiens ; 2o parce que j’ai trouvé une grande jouissance d’esprit à dégager la pure doctrine des surprenantes falsifications opérées par les Églises. »

    Nous étudions, dans un chapitre spécial, à la fin du volume, la vaste synthèse religieuse de Tolstoï, où fraternisent toutes les grandes religions du monde. — Voir p. 214 : la Réponse de l’Asie à Tolstoy.

  13. Tolstoï proteste qu’il n’attaque pas la vraie science, qui est modeste et connaît ses limites. (De la Vie, ch. iv, trad. franç. de la comtesse Tolstoï.)
  14. Ibid., ch. x.
  15. Tolstoï relit fréquemment les Pensées de Pascal, pendant la période de crise, qui précède les Confessions. Il en parle dans ses lettres à Fet (14 avril 1877, 3 août 1879) ; il recommande à son ami de les lire.
  16. Dans une lettre sur la raison, écrite le 26 novembre 1894 à la baronne X… (lettre reproduite dans le volume intitulé les Révolutionnaires, 1906), Tolstoï dit de même :

    « L’homme n’a reçu directement de Dieu qu’un seul instrument de la connaissance de soi-même et de son rapport avec le monde ; il n’y en a pas d’autres. Cet instrument, c’est la raison. La raison vient de Dieu. Elle est non seulement la qualité supérieure de l’homme, mais l’instrument unique de la connaissance de la vérité. »

  17. De la Vie, ch. x, xiv-xxi.
  18. De la Vie, xxii-xxv. — Comme pour la plupart de ces citations, je résume plusieurs chapitres en quelques phrases caractéristiques.
  19. Cette pensée religieuse a certainement évolué au sujet de plusieurs questions, notamment en ce qui touche la conception de la vie future.
  20. Je cite la traduction parue dans le Temps du 1er mai 1901.