Vie de Tolstoï/La Mort d’Ivan Ilitch

Hachette (p. 137-139).


Tout en observant le peuple et en laissant tomber dans sa nuit un rayon de la lumière d’en haut, Tolstoï consacrait à la nuit plus sombre encore des classes riches et bourgeoises deux romans tragiques. On sent que la forme du théâtre domine, à cette époque, sa pensée artistique. La Mort d’Ivan Iliitch et la Sonate à Kreutzer sont toutes deux de vrais drames intérieurs, resserrés, concentrés ; et dans la Sonate c’est le héros du drame qui le raconte lui-même.

La Mort d’Ivan Iliitch (1884-86) est une des œuvres russes qui ont le plus remué le public français. Je notais, au début de cette étude, comment j’avais été le témoin du saisissement causé par ces pages à des lecteurs bourgeois de la province française, qui semblaient indifférents à l’art. C’est que l’œuvre met en scène, avec une vérité troublante, un type de ces hommes moyens, fonctionnaires consciencieux, vides de religion, d’idéal, et presque de pensée, qui s’absorbent dans leurs fonctions, dans leur vie machinale, jusqu’à l’heure de la mort, où ils s’aperçoivent avec effroi qu’ils n’ont pas vécu. Ivan Iliitch est le représentant de cette bourgeoisie européenne de 1880, qui lit Zola, va entendre Sarah Bernhardt, et, sans avoir aucune foi, n’est même pas irréligieuse : car elle ne se donne la peine ni de croire ni de ne pas croire, — elle n’y pense jamais.

Par la violence du réquisitoire, tour à tour âpre et presque bouffon, contre le monde et surtout contre le mariage, la Mort d’Ivan Iliitch ouvre une série d’œuvres nouvelles ; elle annonce les peintures plus farouches encore de la Sonate à Kreutzer et de Résurrection. Vide lamentable et risible de cette vie (comme il y en a des milliers, des milliers), avec ses ambitions grotesques, ses pauvres satisfactions d’amour-propre, qui ne font guère plaisir, — « toujours plus que de passer la soirée en tête-à-tête avec sa femme », — les déboires de carrière, les passe-droits qui aigrissent, le vrai bonheur : le whist. Et cette vie ridicule est perdue pour une cause plus ridicule encore, en tombant d’une échelle, un jour qu’Ivan a voulu accrocher un rideau à la fenêtre du salon. Mensonge de la vie. Mensonge de la maladie. Mensonge du médecin bien portant, qui ne pense qu’à lui-même. Mensonge de la famille, que la maladie dégoûte. Mensonge de la femme, qui affecte le dévouement et calcule comment elle vivra, lorsque le mari sera mort. Universel mensonge, auquel s’oppose, seule, la vérité d’un domestique compatissant, qui ne cherche pas à cacher au mourant son état et l’aide fraternellement. Ivan Iliitch, « plein d’une pitié infinie pour lui-même », pleure son isolement et l’égoïsme des hommes ; il souffre horriblement, jusqu’au jour où il s’aperçoit que sa vie passée a été un mensonge, et que ce mensonge, il peut le réparer. Aussitôt, tout s’éclaire, — une heure avant sa mort. Il ne pense plus à lui, il pense aux siens, il s’apitoie sur eux ; il doit mourir et les débarrasser de lui.

— Ou es-tu donc, douleur ? — La voilà… Eh bien, tu n’as qu’à persister. — Et la mort, où est-elle ?… — Il ne la trouva plus. Au lieu de la mort, il y avait la lumière. — « C’est fini », dit quelqu’un. — Il entendit ces paroles et se les répéta. — « La mort n’existe plus », se dit-il.