Vie de Tolstoï/Anna Karénine

Hachette (p. 71-80).


Anna Karénine
marque, avec Guerre et Paix, le sommet de cette période de maturité[1]. C’est une œuvre plus parfaite, que mène un esprit encore plus sûr de son métier artistique, plus riche aussi d’expérience, et pour qui le monde du cœur n’a plus aucun secret. Mais il y manque cette flamme de jeunesse, cette fraîcheur d’enthousiasme, — les grandes ailes de Guerre et Paix. Tolstoï n’a déjà plus la même joie à créer. La quiétude passagère des premiers temps du mariage a disparu. Dans le cercle enchanté de l’amour et de l’art, que la comtesse Tolstoï a tracé autour de lui, recommencent à se glisser les inquiétudes morales.

Déjà, dans les premiers chapitres de Guerre et Paix, un an après le mariage, les confidences du prince André à Pierre, au sujet du mariage, marquaient le désenchantement de l’homme qui voit dans la femme aimée l’étrangère, l’innocente ennemie, l’obstacle involontaire à son développement moral. Des lettres de 1865 annoncent le prochain retour des tourments religieux. Ce ne sont encore que de brèves menaces, qu’efface le bonheur de vivre. Mais dans les mois où Tolstoï termine Guerre et Paix, en 1869, voici une secousse plus grave :

Il avait quitté les siens, pour quelques jours, il visitait un domaine. Une nuit, il était couché ; deux heures du matin venaient de sonner :

J’étais terriblement fatigué, j’avais sommeil et me sentais assez bien. Tout d’un coup, je fus saisi d’une telle angoisse, d’un tel effroi que jamais je n’ai éprouvé rien de pareil. Je te raconterai cela en détail[2] : c’était vraiment épouvantable. Je sautai du lit et ordonnai d’atteler. Pendant qu’on attelait, je m’endormis, et quand on m’éveilla, j’étais complètement remis. Hier, la même chose s’est reproduite, mais à un degré beaucoup moindre…[3].

Le château d’illusions, laborieusement construit par l’amour de la comtesse Tolstoï, se lézarde. Dans le vide où l’achèvement de Guerre et Paix laisse l’esprit de l’artiste, celui-ci est repris par ses préoccupations philosophiques[4] et pédagogiques : il veut écrire un Abécédaire[5] pour le peuple ; il y travaille quatre ans avec acharnement ; il en est plus fier que de Guerre et Paix, et, lorsqu’il l’a écrit (1872), il en récrit un second (1875). Puis, il s’entiche du grec, il l’étudie du matin au soir, il laisse tout autre travail, il découvre « le délicieux Xénophon », et Homère, le vrai Homère, non pas celui des traducteurs, « tous ces Joukhovski et ces Voss qui chantent d’une voix quelconque, gutturale, geignarde, doucereuse », mais « cet autre diable, qui chante à pleine voix, sans que jamais lui vienne en tête que quelqu’un peut l’écouter[6] ».

Sans la connaissance du grec, pas d’instruction !… Je suis convaincu que de tout ce qui, dans le verbe humain, est vraiment beau, d’une beauté simple, jusqu’à présent je ne savais rien[7].

C’est une folie : il en convient. Il se remet à l’école avec une telle passion qu’il en tombe malade. Il doit, en 1871, aller faire une cure de koumiss, à Samara, chez les Bachkirs. Sauf du grec, il est mécontent de tout. À la suite d’un procès, en 1872, il parle sérieusement de vendre tout ce qu’il a en Russie et de s’installer en Angleterre. La comtesse Tolstoï se désole :

Si tu t’absorbes toujours dans tes Grecs, tu ne guériras pas. Ce sont eux qui te valent cette angoisse et cette indifférence pour la vie présente. Ce n’est pas en vain qu’on appelle le grec une langue morte : elle met dans un état d’esprit mort[8].

Enfin, après beaucoup de projets abandonnés, à peine ébauchés, le 19 mars 1873, à la grande joie de la comtesse, il commence Anna Karénine[9]. Tandis qu’il y travaille, sa vie est attristée par des deuils domestiques[10] ; sa femme est malade. « La béatitude ne règne pas dans la maison[11]… »

L’œuvre porte un peu la trace de cette expérience attristée, de ces passions désabusées[12]. Sauf dans les jolis chapitres des fiançailles de Levine, l’amour n’a plus la jeune poésie qui égale certaines pages de Guerre et Paix aux plus belles poésies lyriques de tous les temps. En revanche, il a pris un caractère âpre, sensuel, impérieux. La fatalité qui règne sur le roman n’est plus, comme dans Guerre et Paix, une sorte de dieu Krichna, meurtrier et serein, le Destin des Empires, mais la folie d’aimer, « la Vénus tout entière… » C’est elle qui, dans la scène merveilleuse du bal, où la passion s’empare, à leur insu, d’Anna et de Wronski, prête à la beauté innocente d’Anna, couronnée de pensées et vêtue de velours noir, « une séduction presque infernale »[13]. C’est elle qui, lorsque Wronski vient de se déclarer, fait rayonner le visage d’Anna, — « non de joie : c’était le rayonnement terrible d’un incendie, par une nuit obscure[14] ». C’est elle qui, dans les veines de cette femme loyale et raisonnable, de cette jeune mère aimante, fait couler une force voluptueuse de sève et s’installe dans son cœur, qu’elle ne quittera plus qu’après l’avoir détruit. Aucun de ceux qui approchent Anna n’est sans subir l’attirance et l’effroi du démon caché. La première, Kitty, le découvre, avec saisissement. Une crainte mystérieuse se mêle à la joie de Wronski, quand il va voir Anna. Levine, en sa présence, perd toute sa volonté. Anna elle-même sait bien qu’elle ne s’appartient plus. À mesure que l’histoire se déroule, l’implacable passion ronge, pièce par pièce, tout l’édifice moral de la fière personne. Tout ce qu’il y a de meilleur en elle, son âme brave et sincère, s’effrite et tombe : elle n’a plus la force de sacrifier sa vanité mondaine ; sa vie n’a plus d’autre objet que de plaire à son amant ; elle s’interdit peureusement, honteusement, d’avoir des enfants ; la jalousie la torture ; la force sensuelle qui l’asservit l’oblige à mentir dans ses gestes, dans sa voix, dans ses yeux ; elle tombe au rang des femmes qui ne cherchent plus qu’à tourner la tête à tout homme, quel qu’il soit ; elle a recours à la morphine pour s’abrutir, jusqu’au jour où les tourments intolérables qui la dévorent la jettent, avec l’amer sentiment de sa déchéance morale, sous les roues d’un wagon. « Et le petit moujik à barbe ébouriffée », — la vision sinistre qui a hanté ses rêves et ceux de Wronski, — « se penche du marchepied du wagon sur la voie » ; et, disait le rêve prophétique, « il était courbé en deux sur un sac, et il y enfouissait les restes de quelque chose, qui avait été la vie, avec ses tourments, ses trahisons et ses douleurs… »

« Je me suis réservé la vengeance[15] », dit le Seigneur…

Autour de cette tragédie d’une âme que l’amour consume et qu’écrase la Loi de Dieu, — peinture d’une seule coulée et d’une profondeur effrayante, — Tolstoï a disposé, comme dans Guerre et Paix, les romans d’autres vies. Malheureusement ici, ces histoires parallèles alternent d’une façon un peu raide et factice, sans atteindre à l’unité organique de la symphonie de Guerre et Paix. On peut aussi trouver que le parfait réalisme de certains tableaux — les cercles aristocratiques de Pétersbourg et leurs oisifs entretiens, — touche parfois à l’inutilité. Enfin, plus ouvertement encore que dans Guerre et Paix, Tolstoï a juxtaposé sa personnalité morale et ses idées philosophiques au spectacle de la vie. Mais l’œuvre n’en est pas moins d’une richesse merveilleuse. Même profusion de types que dans Guerre et Paix, et tous d’une justesse frappante. Les portraits d’hommes me semblent même supérieurs. Tolstoï s’est complu à peindre Stepane Arcadievitch, l’aimable égoïste, que nul ne peut voir sans répondre à son affectueux sourire, et Karénine, le type parfait du grand fonctionnaire, l’homme d’État distingué et médiocre, avec sa manie de cacher ses sentiments vrais sous une ironie perpétuelle : mélange de dignité et de lâcheté, de pharisianisme et de sentiment chrétien ; produit étrange d’un monde artificiel, dont il lui est impossible malgré son intelligence et sa générosité réelle de se dégager jamais, — et qui a bien raison de se défier de son cœur : car, lorsqu’il s’y abandonne, c’est pour tomber à la fin dans une niaiserie mystique.

Mais l’intérêt principal du roman, avec la tragédie d’Anna et les tableaux variés de la société russe vers 1860, — salons, cercles d’officiers, bals, théâtres, courses, — est dans son caractère autobiographique. Beaucoup plus qu’aucun autre personnage de Tolstoï, Constantin Levine est son incarnation. Non seulement Tolstoï lui a prêté ses idées à la fois conservatrices et démocratiques, son antilibéralisme d’aristocrate paysan qui méprise les intellectuels[16] ; mais il lui a prêté sa vie. L’amour de Levine et de Kitty et leurs premières années de mariage sont une transposition de ses propres souvenirs domestiques, — de même que la mort du frère de Levine est une douloureuse évocation de la mort du frère de Tolstoï, Dmitri. Toute la dernière partie, inutile au roman, nous fait lire dans les troubles qui l’agitaient alors. Si l’épilogue de Guerre et Paix était une transition artistique à une autre œuvre projetée, l’épilogue d’Anna Karénine est une transition autobiographique à la révolution morale, qui devait, deux ans plus tard, s’exprimer par les Confessions. Déjà, au cours du livre, revient perpétuellement, sous une forme ironique ou violente, la critique de la société contemporaine, qu’il ne cessera de combattre dans ses œuvres futures. Guerre au mensonge, à tous les mensonges, aussi bien aux mensonges vertueux qu’aux mensonges vicieux, aux bavardages libéraux, à la charité mondaine, à la religion de salon, à la philanthropie ! Guerre au monde, qui fausse tous les sentiments vrais et fatalement brise les élans généreux de l’âme ! La mort jette une lumière subite sur les conventions sociales. Devant Anna mourante, le guindé Karénine s’attendrit. Dans cette âme sans vie, où tout est fabriqué, pénètre un rayon d’amour et de pardon chrétien. Tous trois, le mari, la femme et l’amant, sont momentanément transformés. Tout devient simple et loyal. Mais à mesure qu’Anna se rétablit, ils sentent, tous les trois, « en face de la force morale, presque sainte qui les guidait intérieurement, l’existence d’une autre force, brutale, mais toute-puissante, qui dirige leur vie malgré eux, et ne leur accordera pas la paix. » Et ils savent d’avance qu’ils seront impuissants dans cette lutte, où « ils seront obligés de faire le mal, que le monde jugera nécessaire[17] ».

Si Levine, comme Tolstoï qu’il incarne, s’épure lui aussi, dans l’épilogue du livre, c’est que la mort l’a, lui aussi, touché. Jusque-là, « incapable de croire, il l’était également de douter tout à fait[18] ». Depuis qu’il a vu mourir son frère, la terreur de son ignorance le tient. Son mariage a, pour un temps, étouffé ces angoisses. Mais, dès la naissance de son premier enfant, elles reparaissent. Il passe alternativement par des crises de prière et de négation. Il lit en vain les philosophes. Dans son affolement, il en vient à redouter la tentation du suicide. Le travail physique le soulage : ici, point de doutes, tout est clair. Levine cause avec les paysans ; un d’eux lui parle des hommes « qui vivent non pour soi, mais pour Dieu ». Ce lui est une illumination. Il voit l’antagonisme entre la raison et le cœur. La raison enseigne la lutte féroce pour la vie ; il n’y a rien de raisonnable à aimer son prochain :

La raison ne m’a rien appris ; tout ce que je sais m’a été donné, révélé par le cœur[19].

Dès lors, le calme revient. Le mot de l’humble moujik, dont le cœur est le seul guide, l’a ramené à Dieu… Quel Dieu ? Il ne cherche pas à le savoir. Levine, à ce moment, comme Tolstoï le restera longtemps, est humble à l’égard de l’Église, et nullement en révolte contre les dogmes.

Il y a une vérité, même dans l’illusion de la voûte céleste et dans les mouvements apparents des astres[20].

  1. La première traduction française d’Anna Karénine parut en deux volumes, 1886, chez Hachette. Dans les Œuvres complètes, la traduction intégrale remplit quatre volumes (t. xv-xviii).
  2. Lettre à sa femme (archives de la comtesse Tolstoï), citée par Birukov (Vie et Œuvre).
  3. Le souvenir de cette terrible nuit se retrouve dans le Journal d’un Fou, 1883. (Œuvres posthumes.)
  4. Pendant qu’il termine Guerre et Paix, dans l’été de 1869, il découvre Schopenhauer, et il s’en enthousiasme : « Schopenhauer est le plus génial des hommes. » (Lettre à Fet, 30 août 1869.)
  5. Cet Abécédaire, énorme manuel de 700 à 800 pages, divisé en quatre livres, comprenait, à côté de méthodes d’enseignement, de très nombreux récits. Ceux-ci ont formé plus tard Les Quatre Livres de Lecture dont M. Charles Salomon vient de publier la première traduction française intégrale, 1928.
  6. Il y a, dit-il encore, entre Homère et ses traducteurs, la différence de « l’eau bouillie et distillée, et de l’eau de source froide, à faire mal aux dents, éclatante, ensoleillée, qui parfois charrie du sable, mais qui en est plus pure et plus fraîche ». (Lettre à Fet, déc. 1870.)
  7. Corresp. inéd.
  8. Archives de la comtesse Tolstoï (Vie et Œuvre).
  9. Le roman fut terminé en 1877. Il parut — sauf l’épilogue, — dans le Rousski Viestniki.
  10. La mort de trois enfants (18 novembre 1873, février 1875, fin novembre 1875), de la tante Tatiana, sa mère adoptive (20 juin 1874), de la tante Pélagie (22 décembre 1875).
  11. Lettre à Fet, 1er mars 1876.
  12. « La femme est la pierre d’achoppement de la carrière d’un homme. Il est difficile d’aimer une femme et de rien faire de bon ; et la seule façon de n’être pas constamment gêné, entravé par l’amour, c’est de se marier. » (Trad. Hachette, t. i, p. 312.)
  13. T. i, p. 86.
  14. T. i, p. 149.
  15. Devise, en tête du livre.
  16. Noter aussi, dans l’épilogue, l’esprit nettement hostile à la guerre et au nationalisme, au panslavisme.
  17. « Le mal, c’est ce qui est raisonnable pour le monde. Le sacrifice, l’amour, c’est l’insanité. » (ii, 344.)
  18. ii, 79.
  19. ii, 346.
  20. ii, 358.