Vie de Frédéric Douglass, esclave américain/Texte entier

Traduction par S.-K. Parkes.
Pagnerre (p. 5-196).


PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


L’auteur de la relation suivante, M. Frédéric Douglass, nègre né en Amérique, arriva en Angleterre dans l’automne de 1845. Il se proposait, par une absence temporaire des États-Unis, d’échapper aux conséquences qui devaient résulter en Amérique de la publication de son livre, de recueillir des informations sur différents sujets en Angleterre, d’exposer aux yeux des Anglais toutes les horreurs de l’esclavage tel qu’il existe aux États-Unis, et d’exciter le public à s’intéresser au sort de ses malheureux compatriotes.

La première édition de sa relation fut publiée au mois de mai 1845, à Boston en Amérique ; et en moins d’un an quatre éditions ayant été épuisées, il était devenu nécessaire d’en faire imprimer une cinquième. Depuis l’arrivée de Frédéric Douglass dans la Grande-Bretagne, on a publié à Dublin deux éditions de son livre, et une troisième à Leeds de 5,000 exemplaires.

La préface de la première édition américaine est écrite par M. William Lloyd Garrison, qui est le chef zélé et infatigable de la société des abolitionnistes en Amérique. Il avait fait la connaissance de Douglass en 1841, à une réunion contre l’esclavage, tenue à Nantucket, et dont il est fait mention à la fin de la relation. Voici dans quels termes il a décrit les impressions qu’il avait éprouvées en cette circonstance. « Je n’oublierai jamais le discours de Frédéric Douglass à la convention, — les émotions extraordinaires qu’il excita dans mon esprit, — l’impression puissante qu’il fit sur un auditoire immense, frappé d’étonnement, — les applaudissements qui accueillirent ses heureuses remarques, depuis le commencement jusqu’à la fin… Il me semble que je le vois là devant moi ! droit et majestueux quant aux proportions physiques et à la taille, — doué des richesses de l’intelligence, — possédant une éloquence naturelle qui tient du prodige et une âme tellement élevée qu’elle paraît « faite un peu moindre que celle des anges. » — Et pourtant cet homme remarquable n’était qu’un esclave, et un esclave fugitif, qui tremblait pour sa sûreté, et qui osait à peine croire qu’il existât sur le sol de l’Amérique un seul blanc qui voulût courir des risques en le traitant en ami, pour l’amour de Dieu et au nom de l’humanité.

L’idée s’était présentée tout de suite à l’esprit de M. Garrison que ce serait une chose très-utile au succès de la cause de l’abolition de l’esclavage, si l’homme noir que la nature avait doué de facultés si remarquables, voulait y consacrer son temps et ses talents. Il en parla donc à Frédéric Douglass ; mais celui-ci était si défiant de ses propres forces, qu’il ne consentit qu’après beaucoup d’hésitation. Enfin, après y avoir longtemps réfléchi, il se décida à faire cet essai : le succès le plus complet couronna ses heureux efforts, et depuis cette époque-là la société des abolitionnistes dite « the american anti slavery Society » l’a employé comme agent pour aller de ville en ville prononcer des discours en faveur des objets qu’elle a en vue. M. Garrison a décrit de la manière suivante le résultat de ses travaux : « Ses efforts ont été infatigables ; son succès à combattre les préjugés, à faire des prosélytes, à intéresser l’esprit des masses, a surpassé de beaucoup les espérances qu’avait fait naître l’éclat de son début. Il s’est toujours comporté avec douceur et humilité, mais cependant il a déployé un caractère véritablement ferme et courageux. Comme orateur, il brille surtout par la beauté des sentiments, la vivacité de l’esprit, la justesse des comparaisons, la vigueur du raisonnement et la facilité de l’élocution. En lui se trouve une rare réunion des qualités de l’esprit et du cœur ; union indispensable pour éclairer l’esprit et pour émouvoir le cœur des autres. Puisse la force physique ne pas lui faire faute dans sa noble entreprise !

Voici les remarques de M. Garrison sur la relation même : « Frédéric Douglass a eu raison d’écrire tout seul la relation de sa vie, dans son propre style et selon la mesure des moyens qu’il possède, plutôt que d’employer la plume d’un autre, il l’a donc rédigée sans aucun secours, et lorsqu’on réfléchit à la durée de sa malheureuse carrière comme esclave, — aux rares occasions dont il a pu profiter pour se cultiver l’esprit, — elle fait, selon moi, le plus grand honneur à son intelligence et à son cœur… Je suis convaincu que tout ce qu’il raconte est essentiellement vrai, qu’il n’a rien rapporté par méchanceté ; qu’il n’a rien exagéré ou tiré de son imagination, que, bien loin d’avoir peint sous des couleurs trop sombres l’esclavage tel qu’il existe maintenant, il est plutôt resté au-dessous de la triste réalité… On peut regarder ce qu’il a souffert personnellement comme un échantillon exact et fidèle du traitement des esclaves en Maryland, et pourtant on est généralement d’avis que dans cette province les esclaves sont mieux nourris, et traités avec moins de cruauté que dans les États de la Géorgie, de l’Alabama, ou de la Louisiane. »

Outre l’introduction écrite par M. Garrison pour la relation de la vie de Frédéric Douglass, la préface de ce livre contient une lettre de recommandation de M. Wendell Phillips, avocat distingué et opulent de Boston, dans laquelle il affirme que l’on peut avoir pleine et entière confiance dans la franchise et la véracité de Douglass, — que son récit ne renferme rien d’exagéré, mais qu’il donne une description exacte de l’état de l’esclavage en Amérique. M. Phillips dit que lorsque Frédéric Douglass vint le consulter, il ne put lui conseiller de publier son livre, par la raison que, même dans ceux des États-Unis de l’Amérique où l’esclavage n’est pas en vigueur, un esclave fugitif ne saurait trouver d’asile légal, et qu’ainsi il était d’avis que Frédéric Douglass courrait grand risque d’être repris par son maître et condamné à un esclavage plus cruel qu’auparavant, sinon à la mort.

La révélation que Douglass a faite des horreurs et des iniquités de l’esclavage est si humiliante pour les propriétaires d’esclaves du sud des États-Unis et surtout pour ses maîtres d’autrefois, qu’on a fait en Maryland les plus grands efforts pour réfuter sa relation et mettre en doute sa véracité. Douglass, avec la hardiesse d’un homme honorable qui ne craint pas les conséquences des investigations les plus minutieuses, a inséré, sans en retrancher un seul mot, dans l’appendice de la seconde édition de son livre publié à Dublin en 1846, une des lettres qui attaquent avec le plus de violence la crédibilité de son témoignage, et dont l’auteur est M. C. C. Thompson. Cette lettre intitulée Réfutation du mensonge, fut publiée dans le Delaware Republican, un des journaux des États à esclaves. Il est fort singulier que cette tentative, destinée à invalider l’effet du récit de Douglass, ait produit un effet tout contraire et ait puissamment confirmé les faits qu’il raconte. Un des arguments que fait valoir ce M. Thompson, c’est qu’un esclave qui n’a eu que l’éducation de Douglass, n’aurait pu écrire un tel ouvrage, objection qui peut paraître assez naturelle au premier abord, mais qui serait, au besoin démentie par des milliers d’Anglais qui ont entendu les discours éloquents ou la correspondance de cet homme vraiment extraordinaire. M. Thompson, qui s’est proposé de justifier la conduite des maîtres de Frédéric Douglass, accusés par ce dernier de cruauté envers leurs esclaves, dit qu’il connaît fort bien toutes les personnes dont parle cet esclave fugitif, et, par là, fournit précisément le témoignage dont le public avait besoin pour ajouter foi aux assertions de Frédéric Douglass, qui ne pouvait désirer rien de mieux pour prouver et sa propre identité, et l’existence en Maryland de tous les individus dont il a fait mention.

Il ne reste donc qu’une seule question à décider : Faut-il croire les déclarations de Frédéric Douglass ou celles de ses maîtres, par rapport à la manière dont il a été traité pendant son esclavage ? Les marques que le fouet a laissées sur le dos de Frédéric Douglass prouvent qu’il n’a pas toujours eu à se louer de la bonté de ses maîtres. D’un autre côté, est-il probable que ses persécuteurs soient disposés à se reconnaître coupables des actes de barbarie dont il les accuse ? La réponse de Frédéric Douglass à la lettre de M. Thompson se trouve aussi dans l’appendice dont il a été parlé plus haut. La manière dont il remercie son ennemi du service qu’il lui a rendu, service qu’un ennemi pouvait seul lui rendre, est un exemple excellent du ton incisif et caustique dont Douglass se sert en s’adressant aux partisans de l’esclavage.

Ceux qui liront cette relation ne peuvent manquer d’apprendre avec plaisir que, dans l’automne de 1846, des amis de l’auteur, au nord de l’Angleterre, ouvrirent une souscription pour acheter sa liberté, et qu’après une correspondance avec M. Hugh Auld, ils convinrent de lui donner 150 livres sterling pour la rançon de l’homme qu’il prétendait lui appartenir. Cette somme lui fut payée au commencement de l’année 1847 ; ainsi la liberté légale de Frédéric Douglass est maintenant assurée.

Il est à propos d’ajouter que Frédéric Douglass avait toujours pensé qu’il était de son devoir de retourner aux États-Unis, après avoir accompli la mission spéciale qui avait motivé son voyage en Europe. Devenu libre, grâce à la générosité de ses amis d’Angleterre, il a résisté à leurs vives instances pour l’engager à rester dans la Grande-Bretagne, et la jouissance de sa liberté légale n’a fait qu’augmenter son désir de réaliser ce projet de retour, qu’il avait conçu à une époque où l’exécution pouvait entraîner des conséquences bien plus désagréables qu’à présent. Il veut consacrer son temps et ses talents à la cause de l’abolition de l’esclavage, afin de travailler à faire participer des millions de malheureux aux bienfaits de la liberté dont il jouit lui-même.

Ses intentions furent expliquées dans un discours d’adieu prononcé à Bristol, le 1er avril 1847, en présence d’un auditoire fort nombreux, qui écouta avec plaisir, avec intérêt et souvent avec admiration, les paroles tour à tour énergiques et touchantes de cet esclave éloquent, ou pour mieux dire de cet orateur extraordinaire.


Bristol, janvier 1848.

Frédéric Douglass s’embarqua à Liverpool, à bord du bateau à vapeur Cambria, pour les États-Unis, le 4 avril 1847. Il avait payé au bureau la somme demandée pour la principale chambre, et on lui avait fait la promesse formelle que sa couleur ne lui ôterait aucuns des avantages ou privilèges dont jouissent les passagers de première classe. Qu’on se figure sa surprise et sa juste indignation, lorsqu’après son arrivée à bord avec ses effets, les agents de la compagnie des bateaux à vapeur lui déclarèrent qu’il ne pouvait pas partir dans leur bâtiment à moins de consentir à renoncer à la place qu’il avait retenue, et de se résigner à manger tout seul ! Ils donnèrent pour raison de leur étrange conduite, que les passagers américains seraient offensés qu’un homme de couleur s’assît à la même table qu’eux, ou même qu’il occupât une chambre voisine. La bonté et les marques d’hospitalité qu’on avait prodiguées à M. Douglass en Angleterre, lui firent sentir plus vivement encore ce traitement aussi cruel qu’inattendu. Mais il n’y avait pas de remède à cette injustice criante, et il lui fallut s’y soumettre. En revanche, le brave capitaine eut la générosité de céder à M. Douglass ses propres appartements ; tous les journaux anglais s’unirent pour condamner l’indigne soumission de la compagnie des bateaux à vapeur de Cunard au préjugé américain ; et les amis de Douglass, pour lui témoigner leur sympathie, ouvrirent une souscription publique qui s’éleva bientôt à 450 livres sterling (environ 11,250 francs). Cet argent lui fut transmis au mois d’octobre 1847. Il s’en servit de suite pour acheter une presse à imprimer, et il s’est fait rédacteur d’un journal contre l’esclavage, intitulé l’Astre du Nord, qu’il publie chaque semaine à Rochester, dans l’État de New-York. Le premier numéro a déjà paru, et ce nouveau journal offre toutes les garanties désirables de succès.

Ainsi, un nouvel effort pour insulter et rabaisser cet homme extraordinaire n’a eu d’autre résultat que d’augmenter sa puissance morale en lui fournissant le moyen de servir la cause de ses frères infortunés, qui gémissent dans l’esclavage.

S. K. P.


CHAPITRE I.


Je suis né à Tuckahoe, près de Hillsborough, à environ douze milles d’Easton, dans le comté de Talbot (Maryland, États-Unis d’Amérique). Je n’ai aucune connaissance précise de mon âge, car je n’ai jamais vu d’acte authentique qui en fasse mention. La grande majorité des esclaves connaissent aussi peu leur âge que les chevaux ; tous les maîtres avec qui j’ai eu des rapports aimaient à tenir leurs esclaves dans cet état d’ignorance. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu un seul esclave qui pût dire le jour de sa naissance. Ils savent, il est vrai, que cet événement a eu lieu à l’époque de la plantation, de la moisson, des cerises, du printemps ou de l’automne, mais voilà tout. Mon ignorance sur ce point fut pour moi un sujet de chagrin dès ma plus tendre enfance. Les petits blancs savaient leur âge. Je ne pouvais imaginer pourquoi je devais être privé d’un pareil privilège. Il ne fallait pas songer à interroger mon maître là-dessus. Il aurait trouvé des demandes de cette espèce, de la part d’un esclave, inconvenantes et déplacées ; il y aurait vu l’indice d’un esprit inquiet. D’après le calcul le plus approximatif que je puisse faire, je dois avoir maintenant de vingt-sept à vingt-huit ans. Je base ma supposition sur ce qu’un jour j’ai entendu dire à mon maître, en 1835, que j’avais alors à peu près dix-sept ans.

Ma mère se nommait Henriette Bailey. Elle était fille d’Isaac et de Babet Bailey, qui étaient tous deux nègres et d’un teint très-foncé. Ma mère était plus noire que ma grand-mère, ou mon grand-père.

Quant à mon père, il était blanc. Tous ceux à qui j’ai entendu parler de ma parenté admettaient ce fait. On disait tout bas que mon maître était mon père. Cette opinion était-elle fondée, c’est ce que je ne puis dire ; car les moyens de le vérifier me furent enlevés. Ma mère et moi, nous fûmes séparés lorsque je n’étais encore qu’un tout petit enfant, bien longtemps avant que je la connusse comme étant ma mère. Il est fort commun dans la partie de Maryland d’où je me suis échappé, d’enlever les enfants à leurs mères à un âge très-tendre. Souvent, avant que l’enfant soit arrivé à l’âge de douze mois, on loue la mère pour aller travailler à quelque ferme à une distance considérable, et on place l’enfant sous les soins d’une vieille femme, qui est trop âgée pour être employée dans les champs. Je ne sais à quoi sert cette séparation, si ce n’est pour empêcher le développement de l’affection de l’enfant envers sa mère, et pour émousser et détruire l’affection naturelle de la mère envers son enfant. Tel est le résultat inévitable de cette séparation.

Je n’ai pas vu ma mère, après avoir su qu’elle l’était, plus de quatre ou cinq fois dans ma vie, et encore ces entrevues-là furent-elles de courte durée, et dans la nuit. Elle avait été louée par un M. Stewart, qui demeurait à environ douze milles de l’habitation où je me trouvais. Elle fit son voyage pour me voir dans la nuit, à pied, après avoir fini son travail de jour. Elle était occupée à la culture des champs, or, le fouet punit ceux qui ne sont pas à leur travail au lever du soleil, à moins que le maître ne donne une permission spéciale, — permission qu’ils n’obtiennent que rarement, et qui procure le nom glorieux de bon maître à celui qui l’accorde. Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu ma mère à la clarté du jour. Quand elle était avec moi, c’était la nuit. Alors elle se couchait auprès de moi et m’endormait ; mais bien longtemps avant que je m’éveillasse, elle était partie. La mort mit bientôt un terme à ces rares entrevues que nous pouvions avoir pendant sa vie, et avec son existence finirent ses travaux et ses souffrances. J’avais à peu près sept ans, lorsqu’elle mourut dans une des fermes de mon maître, près du moulin de Lee. On ne me permit pas de la voir durant sa maladie, ni d’assister à sa mort et à son enterrement. Elle avait cessé de vivre bien longtemps avant que j’en susse rien. Je n’avais guère joui de sa présence consolante, je n’avais guère été l’objet de ses soins tendres et vigilants ; aussi reçus-je la nouvelle de sa mort à peu près avec la même émotion que j’aurais probablement sentie en apprenant la mort d’une inconnue.

Ainsi enlevée par une mort subite, elle me quitta sans m’avoir fait la moindre révélation au sujet de celui qui était mon père. Il se peut que mon maître fût mon père, d’après le bruit qui en courait ; il se peut également que ce bruit fût sans fondement, mais il n’importe pas qu’il soit vrai ou faux à mon égard : le fait reste dans toute son énormité odieuse, que les propriétaires d’esclaves ont ordonné et établi, en vertu d’une loi, que les enfants de femmes qui sont dans l’esclavage suivront dans tous les cas la condition de leurs mères. Cela a lieu bien évidemment pour qu’ils satisfassent ainsi leurs désirs immoraux et pour qu’ils y trouvent à la fois un profit et un plaisir ; car, par cet arrangement rusé, le propriétaire se trouve être dans bien des cas, par rapport à ses esclaves, dans la double position de maître et de père.

Je connais moi-même des parentés de cette espèce. Une chose qui mérite d’être remarquée, c’est que ces esclaves-là ont toujours plus de peines et de souffrances à supporter que les autres. En premier lieu, ils sont pour leur maîtresse une sorte d’insulte permanente. Elle est toujours disposée à trouver à redire à ce qu’ils font. Ils ne peuvent lui plaire que rarement ; elle n’est jamais plus contente que lorsqu’elle les voit frapper à coups de fouet, surtout quand elle soupçonne que son mari accorde à ses enfants mulâtres des faveurs dont ses esclaves noirs ne jouissent pas. Il arrive très-souvent que le maître est obligé de vendre les esclaves de cette espèce, par déférence pour la sensibilité de sa femme blanche. Quelque cruelle que puisse sembler l’action de vendre ses propres enfants à des marchands de chair humaine, c’est souvent l’humanité qui l’y porte ; car s’il ne le fait pas, il doit non-seulement les fouetter lui-même, mais il faut encore qu’il soit spectateur, pendant qu’un fils blanc attache son frère, dont le teint n’est plus foncé que le sien que de quelques nuances, et avec un fouet sanglant déchire le dos nu de sa victime ; s’il laisse échapper un seul mot de désapprobation, on le traite de père partial, et les choses n’en vont que plus mal et pour lui-même et pour l’esclave qu’il désire protéger et défendre.

Chaque année produit une multitude d’esclaves de cette classe. C’était sans doute la connaissance de ce fait qui a porté un grand homme d’État du sud à prédire l’extinction de l’esclavage par suite des lois inévitables de la population. Que cette prophétie soit destinée à s’accomplir ou non, il est bien clair qu’une race toute différente de celle qu’on amena originellement d’Afrique dans ce pays-ci, se multiplie au sud dans l’esclavage. Si l’augmentation du nombre de ces malheureux ne produit pas d’autre effet, elle anéantira la force de l’argument que Dieu a maudit Caïn, et qu’ainsi l’esclavage en Amérique repose sur un bon fondement. S’il n’y a que les successeurs en droite ligne de Caïn qui puissent être tenus dans l’esclavage avec la sanction des Écritures saintes, il est certain que l’esclavage au sud ne peut manquer de devenir bientôt contraire aux Écritures saintes ; car il vient au monde chaque année des milliers de malheureux qui ont comme moi des pères blancs, pères qui, le plus communément, sont aussi leurs maîtres.

J’ai eu deux maîtres. Le premier se nommait Antoine. Je ne me rappelle pas son premier nom. On l’appelait ordinairement le capitaine Antoine ; — titre qu’on lui donnait sans doute parce qu’il commandait un petit bâtiment à voiles sur la baie de Chesapeack. On ne le regardait pas comme un homme riche. Il avait deux ou trois fermes et environ trente esclaves sous la direction d’un surveillant, qui se nommait Plummer. Ce M. Plummer était un misérable ivrogne, un jureur impie et un monstre farouche. Il était toujours armé d’un fouet fait de peau de vache et d’un gros et lourd bâton. Je l’ai vu couper et balafrer si horriblement le visage des femmes, que mon maître même se mettait en colère à cause de sa cruauté, et menaçait de le fouetter lui-même s’il ne se conduisait pas mieux. Mon maître n’était pas pourtant un propriétaire humain. Il fallait, pour toucher son cœur, une férocité extraordinaire de la part d’un surveillant. C’était un homme endurci par une longue existence au milieu des esclaves soumis à son pouvoir. Quelquefois il semblait prendre un réel plaisir à les fouetter. J’ai été souvent réveillé au point du jour par les cris perçants de ma vieille tante, qu’il avait l’habitude d’attacher à une solive et de fouetter sur le dos nu jusqu’à ce qu’elle fût toute couverte de sang. Ni les paroles, ni les larmes, ni les prières de sa victime ensanglantée, ne semblaient capables de toucher son cœur de fer et de le détourner de sa résolution barbare. Plus elle criait haut, plus il fouettait fort, et c’était à l’endroit où le sang coulait le plus abondamment qu’il fouettait le plus longtemps. Il la fouettait pour la faire crier, il la fouettait pour la forcer de se taire, et ce n’était que lorsqu’il se trouvait épuisé de fatigue qu’il cessait d’agiter le fouet sanglant. Je me rappelle le premier jour que je fus présent à cet horrible spectacle. J’étais fort jeune, mais j’en ai un vif souvenir, qui ne s’effacera jamais tant que je conserverai la mémoire. Ce fut le premier d’une longue suite de pareils outrages dont j’étais destiné à être spectateur et à avoir ma part. Cet événement me frappa l’esprit avec une force épouvantable. C’était la porte toute souillée de sang, c’était l’entrée de l’enfer, de l’esclavage, que j’allais moi-même franchir. Je ne pense qu’avec horreur à ce spectacle terrible. Je voudrais pouvoir exprimer les sentiments avec lesquels j’en fus témoin.

La scène se passa peu de temps après mon arrivée chez mon ancien maître ; voici dans quelles circonstances : Ma tante Esther sortit une nuit, — où, et pourquoi, je ne le sais pas, — et il arriva qu’elle était absente, lorsque mon maître désirait sa présence. Il lui avait défendu de sortir le soir, et l’avait avertie d’avoir soin de ne pas se laisser surprendre à causer avec un jeune homme qui appartenait au colonel Lloyd, et qui lui faisait la cour. Ce jeune homme se nommait Édouard Roberts ou plus ordinairement l’Édouard de Lloyd. On peut laisser le lecteur conjecturer pourquoi mon maître la surveillait tant. Elle avait une noble taille et de gracieuses proportions, aussi comptait-elle peu d’égales, et encore moins de supérieures, sous le rapport des charmes extérieurs, parmi les négresses ou les femmes blanches de notre voisinage.

Ma tante Esther avait non-seulement désobéi à ses ordres, en sortant, mais on l’avait trouvée dans la société de l’Édouard de Lloyd, ce qui était, à ce qu’il dit, tandis qu’il la fouettait, son principal délit. S’il avait été lui-même un homme de bonnes mœurs, on l’aurait cru intéressé à protéger l’innocence de ma tante, mais ceux qui le connaissaient ne le soupçonneront pas de posséder une pareille vertu. Avant de commencer son acte de cruauté, il mena ma tante dans la cuisine, la dépouilla jusqu’à la ceinture, en lui mettant le cou, les épaules, et le dos tout à fait nus. Il lui commanda ensuite de se croiser les mains en lui appliquant des épithètes infâmes. Il lui lia les mains avec une forte corde ; et la mena à un tabouret au-dessous d’un grand crochet planté dans la solive. Il la fit monter sur le tabouret et lui attacha les mains au crochet. Elle se trouvait alors prête pour l’accomplissement de son dessein infernal. Elle avait les bras tendus autant que possible, de sorte qu’elle se tenait sur l’extrémité des orteils. Ensuite il lui dit : « À présent, coquine, je vais t’apprendre à me désobéir ! » Après avoir retroussé ses manches, il commença à la frapper avec la lourde peau de vache, et bientôt le sang chaud et rouge tomba goutte à goutte sur le plancher, avec les cris déchirants qui sortaient de la bouche de la victime, et les serments affreux qui s’échappaient de celle du bourreau. Pour moi, j’étais tellement effrayé et frappé d’horreur, que je me cachai dans une armoire et que je n’osai en sortir que bien longtemps après que cette scène de barbarie fut terminée. Je m’attendais à avoir mon tour après elle. Tout cela était nouveau pour moi. Je n’avais jamais vu auparavant rien de semblable. J’avais toujours demeuré avec ma grand-mère sur les confins de l’habitation, où on l’avait établie pour y élever les enfants des femmes plus jeunes qu’elle. J’avais donc été jusqu’alors éloigné des scènes de sang qui avaient souvent lieu parmi les esclaves.


CHAPITRE II.


La famille de mon maître se composait de deux fils, André et Richard ; d’une fille nommée Lucrèce, et de son mari le capitaine Thomas Auld. Ils habitaient une seule et même maison, qui se trouvait sur la plantation du colonel Édouard Lloyd. Mon maître était commis et surveillant du colonel. On pourrait dire qu’il était inspecteur en chef. Je passai deux années de mon enfance sur cette plantation dans la famille de mon vieux maître. J’y fus témoin de la scène sanguinaire décrite dans le premier chapitre ; et puisque j’y reçus mes premières impressions de l’esclavage, je vais donner quelques détails sur cette plantation et sur l’esclavage tel qu’il y existait. Cette plantation est située à peu près à douze milles au nord d’Easton dans le comté de Talbot, sur le bord du fleuve Miles. Les principales productions de cette propriété étaient le tabac, les grains et le froment, qui abondaient, de sorte qu’avec la récolte de cette ferme et des autres qui lui appartenaient, mon maître avait presque toujours de quoi employer à son service particulier un grand bateau qui les transportait au marché de Baltimore. Ce bateau-ci se nommait Lally Lloyd, en l’honneur d’une des filles du colonel. Le gendre de mon maître, le capitaine Auld, commandait ce bâtiment, dont l’équipage se composait d’esclaves du colonel qui se nommaient : Pierre, Isaac, Riche et Jake. Les autres esclaves les regardaient comme les privilégiés de la plantation ; car ce n’était pas aux yeux des esclaves une chose de peu d’importance que d’avoir la permission de voir Baltimore.

Le colonel Lloyd avait de trois à quatre cents esclaves sur sa plantation ; et en outre il en employait un grand nombre dans les fermes voisines qui lui appartenaient. Les fermes les plus proches de la plantation se nommaient la ville de Wye et le nouveau Projet : la première était inspectée par un Noé Willis, et la dernière par un M. Jownsend. Les inspecteurs de ces fermes et de plusieurs autres encore au nombre de plus de vingt, recevaient des conseils et des ordres des régisseurs de la plantation en question. C’était là le centre des affaires, et le siège de l’administration des vingt fermes. C’était là que s’arrangeaient toutes les disputes des inspecteurs. Si un esclave était reconnu coupable d’une conduite criminelle, s’il devenait intraitable, ou s’il montrait la détermination de s’enfuir, on l’y amenait tout de suite, on le fouettait vigoureusement, on le mettait à bord du bateau, on le transportait à Baltimore, et on le vendait à Austin Woolfolk, ou à quelque marchand pour servir d’avertissement au reste des esclaves. C’était là aussi que les esclaves de toutes les autres fermes recevaient leur allocation de nourriture du mois, et leurs habits de l’année.

Les esclaves, hommes et femmes, recevaient pour leur nourriture pendant un mois, huit livres de porc, ou bien une quantité équivalente de poisson et un boisseau de farine. Leurs habits pour l’année se composaient de deux chemises de toile grossière, d’une paire de pantalons de la même toile, d’une veste, d’une paire de pantalons pour l’hiver, faits de toile à nègres grossière, d’une paire de bas, et d’une paire de souliers ; la valeur totale de ces effets ne pouvait s’élever à plus de sept dollars. On donnait aux mères et aux vieilles gardes la portion des enfants esclaves. Les enfants qui n’étaient pas capables de travailler dans les champs ne recevaient ni souliers, ni bas, ni vestes, ni pantalons ; leur habillement se composait de deux chemises de toile grossière par an. Lorsqu’elles étaient usées, ils étaient forcés d’aller tout nus, jusqu’au jour d’allocation suivant. On pouvait voir dans toutes les saisons de l’année, des enfants des deux sexes de l’âge de sept à dix ans, qui étaient dans un état de nudité presque complète.

On ne donnait point de lits aux esclaves, à moins que l’on ne considère comme un équivalent une couverture grossière, et encore il n’y avait que les hommes et les femmes qui en reçussent. Cela ne paraît pas aux esclaves une grande privation. Ils souffrent moins faute de lits, que faute de temps pour dormir ; car lorsqu’ils ont fini leur travail du jour, comme la plupart d’entre eux ont à faire leur cuisine, à laver et à raccommoder leurs effets, et comme il est bien rare qu’ils trouvent les facilités ordinaires pour faire aucune de ces trois choses-là, une très-grande partie de leurs heures de repos se passent à préparer ce qu’il faut pour aller travailler au champ le lendemain. Lorsqu’ils ont enfin terminé leur ouvrage, vieux et jeunes, hommes et femmes, mariés et non mariés, tous tombent côte à côte sur un lit commun, — le plancher, — en se couvrant de leurs misérables couvertures ; ils dorment là jusqu’à ce que le cornet à bouquin du conducteur les appelle au travail. À cet appel, il faut que tout le monde se lève, et malheur à ceux qui n’entendent pas le signal du matin, car si le sens de l’ouïe ne fait pas son devoir, on a recours à celui du toucher pour les éveiller ; ni l’âge, ni le sexe n’obtiennent la moindre faveur. L’inspecteur, M. Sévère, restait debout à la porte du quartier des nègres, armé d’un gros bâton de hickory et d’une lourde peau de vache, prêt à fouetter celui qui malheureusement n’avait pas entendu, ou qui, par une autre raison quelconque, avait été empêché de partir pour le champ au son du cornet à bouquin.

M. Sévère méritait bien son nom : c’était un homme cruel. Je l’ai vu fouetter une femme au point que le sang coula pendant une demi-heure ; et cela au milieu des larmes de ses enfants, qui priaient pour la délivrance de leur mère. Il semblait prendre plaisir à manifester sa barbarie farouche. Outre sa cruauté, c’était un jureur impie. Il suffisait de l’entendre parler pour glacer le sang et faire dresser les cheveux. Il ne lui échappait guère une phrase, qui ne commençât ou ne finit par un jurement horrible. C’était au champ qu’il fallait aller pour être témoin de sa cruauté et de son impiété, car sa présence en faisait le champ du sang et des blasphèmes. Depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, il jurait, frappait, balafrait parmi les esclaves de la manière la plus épouvantable. Mais sa carrière fut de courte durée. Il mourut peu de temps après mon arrivée chez le colonel Lloyd ; et il mourut comme il avait vécu en prononçant, avec ses derniers gémissements, d’amères malédictions, et des serments affreux. Les esclaves regardèrent sa mort comme le résultat de l’intervention bienfaisante de la Providence.

Ce fut un M. Stopkins qui remplaça M. Sévère. C’était un homme tout différent. Il était moins cruel, ne jurait pas tant, et faisait peu de bruit. Aucune démonstration extraordinaire de barbarie ne caractérisait sa conduite. Il fouettait, il est vrai, mais il n’y prenait pas plaisir, et les esclaves l’appelaient un bon inspecteur.

La plantation du Colonel Lloyd avait l’apparence d’un village de campagne. On y faisait toutes les opérations mécaniques qui se pratiquent dans les autres fermes. La confection et le raccommodage de souliers, les ouvrages de forgeron, de charron, de tonnelier, de tisserand et la mouture des grains : tout cela était exécuté par les esclaves de la plantation. Il régnait dans cet endroit un air d’activité bien différent de l’aspect des fermes voisines ; et le grand nombre d’habitations contribuait à augmenter encore la supériorité de cet établissement. Ses esclaves l’appelaient la Ferme de la Grande Maison. Ceux des fermes lointaines regardaient comme un des plus grands privilèges d’être choisis pour aller faire des commissions à la Ferme de la Grande Maison. Cette ferme éveillait dans leur esprit une idée de grandeur. Un représentant ne pouvait pas être plus orgueilleux de son élection à un siège dans le Congrès américain qu’un esclave ne l’était de se voir choisi pour aller porter un message à la Ferme de la Grande Maison. Ils y voyaient une marque de grande confiance de la part de leurs inspecteurs ; à cette raison se joignait le désir continuel qu’ils avaient d’être éloignés du champ, et hors de la portée du fouet de l’inspecteur. C’était donc à leurs yeux un grand privilège qui valait la peine de se conduire sagement. On désignait comme le plus actif et le plus fidèle celui qui obtenait cet honneur-là le plus souvent. Ses concurrents qui aspiraient à cet emploi tâchaient aussi soigneusement de plaire à leurs inspecteurs que les solliciteurs de places en matière politique s’appliquent à flatter et à tromper le peuple. On pouvait découvrir des traits de ressemblance entre ces deux classes d’hommes.

C’étaient surtout les esclaves que l’on choisissait pour aller à la Ferme de la Grande Maison chercher les vivres du mois et pour eux-mêmes et pour leurs compagnons, qui manifestaient le plus d’enthousiasme. Sur la route ils faisaient retentir les bois épais de leurs chansons étranges, qui révélaient à la fois la plus grande joie et la plus profonde tristesse. Ils composaient et chantaient en allant, sans s’inquiéter ni de la mesure ni de l’air. La pensée qui se présentait à l’esprit était exprimée, si non par des paroles, au moins par des sons — aussi fréquemment d’une manière que de l’autre. Ils chantaient quelquefois le sentiment le plus touchant du ton le plus animé, le plus pathétique. Ils arrangeaient toujours leurs chansons de manière à y introduire quelque chose au sujet de la Ferme de la Grande Maison, surtout au moment du départ. Ils chantaient alors d’un air de triomphe les paroles suivantes :

« Je m’en vais à la Ferme de la Grande Maison !
O oui ! O oui ! O !

Ces paroles-là servaient pour ainsi dire de refrain à d’autres mots qui sembleraient à certaines personnes un jargon inintelligible, mais qui étaient cependant pleins de sens pour eux-mêmes. J’ai quelquefois pensé que ces chansons-là, rien qu’à les entendre, pouvaient faire sentir à quelques esprits la nature horrible de l’esclavage, mieux que ne saurait le faire la lecture de plusieurs volumes entiers de réflexions à ce sujet.

Pendant que j’étais esclave, je ne comprenais pas la signification profonde de ces chansons rudes, et, à ce qu’il me semblait, incohérentes. Je me trouvais moi-même en dedans du cercle, de sorte que je ne voyais ni n’entendais comme ceux qui étaient en dehors pouvaient voir et entendre. Ces chansons révélaient une histoire de souffrances qui était alors tout à fait au-dessus de ma faible intelligence ; elles étaient l’expression de la prière et de la plainte d’âmes qui débordaient de l’angoisse la plus amère. Chaque son était un témoignage contre l’esclavage et une prière à Dieu pour la délivrance. Lorsque j’entendais ces chants bizarres, ma gaîté ne manquait pas de disparaître et de faire place à une tristesse ineffable. Je me suis souvent surpris à verser des larmes en les entendant. Le souvenir seul de ces chansons suffit pour m’affliger maintenant ; et, tandis que j’écris ces lignes, je m’aperçois que mes joues portent la trace du sentiment qui m’émeut. C’est à ces chants que je rapporte mes premières conceptions indistinctes de la nature inhumaine de l’esclavage. Je ne puis me défaire de cette idée. Ces chansons me suivent encore pour augmenter en moi la haine de l’esclavage, et pour exciter ma sympathie en faveur de mes frères qui sont chargés d’entraves. S’il y a quelqu’un qui désire être frappé des effets de l’esclavage pour s’endurcir le cœur, qu’il aille à la plantation du colonel Lloyd, qu’il se place le jour de la distribution des vivres dans l’épaisseur des bois de pins, qu’il y analyse en silence les sons qui feront vibrer les cordes secrètes de son âme. S’il n’éprouve pas la même impression, c’est qu’il n’y a plus une seule partie sensible dans son âme endurcie.

J’ai été souvent frappé d’étonnement depuis mon arrivée dans le nord des États-Unis, en trouvant des personnes qui pouvaient parler du chant parmi les esclaves comme d’une marque de leur contentement et de leur félicité. Il est impossible de se tromper plus complètement. Plus les esclaves sont malheureux, plus ils chantent. Leurs chansons révèlent les chagrins qu’ils éprouvent ; elles les soulagent, il est vrai, mais de la même manière que les larmes soulagent un cœur malheureux. Tel est du moins le résultat de mon expérience. J’ai souvent chanté pour étouffer ma tristesse, mais rarement pour exprimer ma joie. Il m’arrivait aussi rarement de pleurer de joie que de chanter de joie pendant que j’étais sous la verge de l’esclavage. On pourrait avec autant de raison considérer le chant d’un homme qui est jeté sur une île déserte, comme la marque du contentement et de la félicité, que le chant d’un esclave. C’est la même émotion qui inspire les chants de l’un comme de l’autre.


CHAPITRE III.


Le colonel Lloyd possédait un grand jardin bien cultivé, qui fournissait presque continuellement de l’emploi à quatre hommes, outre le principal jardinier (M. M. Durmond). Ce jardin était probablement ce qu’il y avait de plus attrayant dans cet endroit. Pendant les mois d’été, il venait du monde pour le voir de Baltimore, d’Easton et d’Annapolis. Presque toutes les espèces de fruits y abondaient, depuis la pomme ferme du nord jusqu’à l’orange délicate du sud. Ce jardin n’était pas la moindre source de maux dans la plantation. Les fruits excellents offraient à la multitude de garçons affamés, aussi bien qu’aux esclaves plus âgés qui appartenaient au colonel, une tentation à laquelle peu d’entre eux avaient assez de vertu pour résister. Il ne se passait guère un jour pendant l’été sans que quelque esclave ne fût fouetté pour avoir volé du fruit. Le colonel avait recours à toutes sortes de stratagèmes pour empêcher ses esclaves de pénétrer dans le jardin. Le dernier qu’il imagina et celui qui réussit le mieux, fut de goudronner la palissade tout autour. Ensuite si l’on découvrait un esclave dont les habits étaient tachés de goudron, on regardait cela comme une preuve suffisante ou qu’il avait été dans le jardin, ou qu’il avait essayé de le faire. En tous cas, le principal jardinier le fouettait sévèrement. Ce plan réussit fort bien, les esclaves craignaient le goudron autant que le fouet. Ils semblaient avoir acquis la conviction complète qu’il est impossible de toucher le goudron sans se souiller.

Le colonel possédait un équipage magnifique. Son écurie et sa remise avaient l’air de quelques-uns de ces grands établissements de loueurs de chevaux qu’on voit dans les villes. Ses chevaux étaient de la plus belle forme et du plus pur sang. Sa remise contenait trois voitures superbes, trois ou quatre cabriolets, outre les dearborns et les barouches les plus à la mode.

Cet établissement était confié aux soins de deux esclaves, — le vieux Barney et le jeune Barney, — père et fils ; ils n’avaient pas autre chose à faire. Ce n’était pas cependant un emploi facile, car le colonel Lloyd exigeait plus d’attention pour ses chevaux que pour toute autre chose. Le moindre manque de soin était considéré comme impardonnable et attirait sur ceux qui en étaient chargés la punition la plus sévère ; les excuses ne leur servaient de rien, quand le colonel avait un soupçon d’inattention envers ses chevaux, — soupçon auquel il s’abandonnait souvent et qui rendait fort pénible l’emploi du vieux et du jeune Barney. — Ils ne savaient jamais lorsqu’ils étaient à l’abri du châtiment. On les fouettait souvent quand ils le méritaient le moins, et ils échappaient à la punition lorsqu’ils étaient le plus coupables. Tout dépendait de l’apparence des chevaux et de l’état d’esprit du colonel Lloyd lui-même, lorsqu’on les lui amenait pour s’en servir. Un cheval n’allait-il pas vite ou ne tenait-il pas la tête assez haute, la faute en était aux palefreniers. C’était une chose affligeante que de se trouver à la porte de l’écurie et d’entendre les plaintes nombreuses proférées contre eux, lorsqu’on faisait sortir un cheval. « On n’a pas pris assez de soin de ce cheval. On ne l’a pas assez bouchonné ou étrillé ; on ne lui a pas donné une nourriture convenable ; sa nourriture était trop humide ou trop sèche, il l’a mangée trop tôt ou trop tard ; il a trop chaud ou trop froid ; il a eu trop de foin et pas assez de pain, ou il a eu trop de pain et pas assez de foin. Vieux Barney, vous avez laissé ce cheval aux soins de votre fils au lieu de vous en occuper vous-même. » Il ne fallait pas répondre un mot à ces plaintes-là, quelque injustes qu’elles fussent. Le colonel Lloyd ne pouvait souffrir la moindre contradiction de la part de ses esclaves. Lorsqu’il parlait, il fallait qu’un esclave restât debout, écoutât et tremblât, et c’est au pied de la lettre ce qui arrivait. J’ai vu le colonel Lloyd forcer le vieux Barney, qui avait de 50 à 60 ans, à découvrir sa tête chauve, à s’agenouiller sur la terre froide et mouillée, et à recevoir, sur ses épaules nues et affaiblies par le travail, plus de trente coups à la fois.

Le colonel Lloyd avait trois fils, — Édouard, Murray et Daniel ; — trois gendres, M. Winder, M. Nicholson et M. Lowndes. Ils habitaient tous la Ferme de la Grande-Maison, et ils jouissaient du privilège de fouetter les domestiques lorsqu’ils le voulaient, depuis le vieux Barney jusqu’au cocher Guillaume Wilkes. J’ai vu Winder forcer un des domestiques de la maison à s’éloigner de lui à une distance convenable pour être touché avec le bout du fouet, et à chaque coup lui faire venir de gros sillons sur le dos.

Vouloir décrire les richesses du colonel Lloyd, ce serait tenter l’impossible. Il avait de dix à quinze domestiques de maison. On portait à mille le nombre de ses esclaves, et je ne crois pas que cette évaluation fût exagérée. Le colonel Lloyd en possédait tant qu’il ne les connaissait pas tous de vue, et parmi les esclaves des fermes éloignées, il y en avait beaucoup qui ne le connaissaient pas non plus. On m’a raconté qu’un jour, se promenant à cheval sur le chemin, il rencontra un homme de couleur, et s’adressa à lui de la manière ordinairement usitée quand on parlait aux nègres sur les grandes routes du sud : « Eh bien ! mon garçon, à qui appartiens-tu ? — Au colonel Lloyd, répondit l’esclave. — Dis-moi, le colonel te traite-t-il bien ? — Non, Monsieur, répliqua le nègre sans hésiter. — Est-ce qu’il te fait trop travailler ? — Oui, Monsieur. — Ne te donne-t-il pas assez à manger ? — Si, Monsieur, il m’en donne assez, mais la nourriture n’est pas bien bonne. »

Le colonel, après s’être informé du quartier qu’habitait cet esclave, continua sa route ; le nègre, de son côté, alla à ses occupations, ne songeant guère que c’était à son maître qu’il avait parlé. Il n’y pensa plus, n’en parla plus, et n’entendit parler de rien. Ce ne fut qu’au bout de deux ou trois semaines que son inspecteur lui dit que, pour s’être plaint de son maître, il allait être vendu à un marchand de Géorgie. À l’instant, on l’enchaîna et on lui mit les menottes ; ainsi, sans avertissement préalable, il se vit enlevé et arraché à sa famille et à ses amis par une main plus inexorable que la mort elle-même. Voilà une punition infligée pour avoir dit la vérité, rien que la vérité simple, en réponse à un certain nombre de questions précises.

C’est en partie, par suite de tels faits, que lorsqu’on s’informe auprès des esclaves de leur état, et du caractère de leurs maîtres, ils disent presque invariablement qu’ils sont contents, et que leurs maîtres les traitent avec bonté. Ce n’est pas une chose inconnue que des propriétaires aient envoyé des espions parmi leurs esclaves pour découvrir leurs projets et pénétrer leurs sentiments au sujet de leur état ; aussi les noirs, instruits par l’expérience, ont-ils adopté cette maxime : « Langue tranquille, tête sage. » Ils s’abstiennent de dire la vérité plutôt que de courir le risque qui en pourrait résulter ; et en cela ils montrent qu’ils font partie de la famille des hommes. Aussi, ont-ils quelque chose à dire de leurs maîtres, c’est ordinairement en leur faveur, surtout lorsqu’ils parlent à un homme dont ils se défient. On m’a souvent demandé, lorsque j’étais esclave, si j’avais un bon maître, et je ne me rappelle pas avoir jamais dit non. En répondant ainsi, je ne crois pas avoir menti d’une manière absolue, car j’ai toujours mesuré la bonté de mon maître d’après les idées qui régnaient à ce sujet parmi les propriétaires des environs. En outre les esclaves ne sont pas plus inaccessibles aux préjugés que les autres gens. Il y en a beaucoup qui, sous l’influence de ce préjugé, pensent que leurs propres maîtres sont meilleurs que les maîtres des autres esclaves, tandis que, bien souvent, c’est le contraire. Il n’est pas rare de voir des esclaves se disputer au sujet de la bonté relative de leurs maîtres, et chacun soutenir que la bonté du sien l’emporte sur celle des autres, ce qui ne les empêche pas d’abhorrer chacun leurs maîtres pris séparément. Il en était ainsi dans notre plantation, lorsque les esclaves du colonel Lloyd rencontraient ceux de Jacob Jepson ; ils se séparaient rarement sans se quereller au sujet de leurs maîtres ; les esclaves du colonel Lloyd maintenaient qu’il était le plus opulent, et ceux de M. Jepson, qu’il était le plus somptueux et le plus entreprenant. Les premiers se vantaient de ce que le colonel était assez riche pour acheter Jacob Jepson, et les derniers se vantaient de ce que celui-ci était homme à fouetter le colonel Lloyd. Ces disputes finissaient presque toujours par un combat, et l’on supposait que ceux qui battaient les autres avaient prouvé qu’ils avaient raison. Ils semblaient penser que la grandeur de leurs maîtres était de nature à rejaillir sur eux-mêmes. Être esclave, c’était sans doute une infortune, mais être l’esclave d’un homme pauvre, c’était véritablement un déshonneur.


CHAPITRE IV.


M. Hopkins ne remplit que pendant très-peu de temps le poste d’inspecteur. Je ne sais pourquoi sa carrière fut si courte, mais je suppose qu’il n’avait pas la sévérité qu’il fallait pour convenir au colonel Lloyd. M. Hopkins eut pour successeur M. Austin Gore qui possédait au plus haut degré tous les traits de caractère qui sont indispensables à ce qu’on appelle un inspecteur de la première qualité. M. Gore avait été employé par le colonel Lloyd comme inspecteur d’une des fermes éloignées, et il s’était montré digne de la place d’inspecteur à la Ferme de la Grande Maison.

Cet homme était hautain, ambitieux, persévérant, rusé, cruel et endurci. L’homme était fait pour l’emploi et l’emploi pour l’homme. Il lui fournissait l’occasion d’exercer tous ses talents, et il semblait s’en acquitter tout à fait à son aise. Il était du nombre de ceux qui savent s’emparer d’un regard, d’un mot ou d’un geste, pour y voir un signe d’impudence et le punir comme tel. Un esclave ne devait ni lui répondre, ni s’expliquer s’il avait été accusé sans raison. M. Gore poussait au dernier point la maxime des propriétaires : « Il vaut mieux voir une douzaine d’esclaves recevoir des coups de fouet mal à propos, que de voir un inspecteur convaincu en leur présence d’avoir eu tort. » Quelque innocent que fût l’esclave, — cela ne lui servait à rien, si M. Gore l’avait accusé de mauvaise conduite. Être accusé, c’était être reconnu coupable ; être reconnu coupable, c’était être puni ; car ces trois choses se suivaient l’une l’autre avec une certitude invariable. Pour échapper à la punition, il fallait échapper à l’accusation ; bien peu d’esclaves avaient la bonne fortune d’échapper à l’une ou à l’autre sous le règne de M. Gore. Il était assez orgueilleux pour exiger de l’esclave l’hommage le plus dégradant, et assez servile pour ramper aux pieds de son maître. Il était assez ambitieux pour ne vouloir se contenter que du rang le plus élevé parmi les inspecteurs, et assez persévérant pour atteindre le but de son ambition. Il était assez cruel pour infliger la punition la plus sévère, assez rusé pour descendre aux inventions les plus viles, et assez endurci pour être insensible à la voix et aux reproches de sa conscience. De tous les inspecteurs, c’était lui que les esclaves redoutaient le plus. Sa présence produisait sur eux une impression pénible ; son regard les remplissait de confusion ; et il était rare qu’ils entendissent sa voix aiguë et perçante, sans qu’elle répandît parmi eux l’inquiétude et l’horreur.

M. Gore était grave, et, quoique jeune, il ne se laissait jamais aller à la plaisanterie ; il ne disait jamais un mot pour rire, et il ne souriait que rarement. Ses paroles s’accordaient parfaitement avec son air, et son air avec ses paroles. Quelquefois les inspecteurs laissent échapper une remarque plaisante, même en s’adressant aux esclaves ; il n’en était pas ainsi de M. Gore. Il ne parlait que pour ordonner, et n’ordonnait que pour être obéi. Il était économe de ses paroles, libéral de coups de fouet ; et il ne se servait jamais des premières lorsque les derniers pouvaient suffire. Lorsqu’il fouettait, il semblait le faire par un sentiment de devoir, et ne pas en redouter les suites. Il ne faisait rien avec répugnance, quelque désagréable que fût la besogne ; il était toujours à son poste, et il n’y avait jamais rien d’inconséquent dans sa conduite. Il ne promettait jamais, s’il ne pouvait pas remplir sa promesse. En un mot, c’était un homme doué de la fermeté la plus inflexible et de la froideur la plus imperturbable. Sa barbarie féroce ne pouvait se comparer qu’à l’indifférence complète qu’il manifestait tout en commettant les actes les plus odieux et les plus inhumains sur les esclaves placés sous sa surveillance. Une fois, M. Gore voulut fouetter un esclave du nom de Demby. Il ne lui avait encore donné que quelques coups, lorsque Demby, pour échapper aux souffrances, courut vers une anse non loin de cet endroit, se plongea dans l’eau jusqu’aux épaules, et refusa d’en sortir. M. Gore lui dit qu’il allait l’appeler trois fois, et que, s’il n’en sortait pas, il le tuerait d’un coup de fusil. Le premier appel se fait entendre, Demby ne répond pas et reste immobile. Le second et le troisième ont le même résultat. Enfin, M. Gore, sans aucune délibération avec qui que ce soit, sans donner à Demby un avertissement de plus, lève son mousquet, met en joue sa malheureuse victime, vise avec une adresse mortelle ; le coup part, et en un instant le pauvre Demby n’est plus ; son corps mutilé s’enfonce et disparaît, et il ne reste que du sang et des débris de cervelle à la surface de l’eau, pour marquer l’endroit où il était tout à l’heure.

Un frémissement d’horreur glaça tous les cœurs dans la plantation, excepté celui de M. Gore lui-même. Il semblait seul indifférent et calme. Le colonel Lloyd et mon ancien maître lui demandèrent pourquoi il avait eu recours à ce moyen extrême. Il leur répondit (autant que je puis me rappeler), que Demby était devenu indisciplinable. C’était un exemple dangereux pour les autres esclaves, — il n’aurait pu le laisser passer sans un pareil acte de rigueur de sa part ; autrement il aurait couru le risque de voir l’anéantissement total de la discipline et du bon ordre dans la plantation. Il donna pour raison que si un esclave refusait de se soumettre à une punition et avait la vie sauve, les autres esclaves suivraient bientôt son exemple, ce qui aurait pour résultat l’affranchissement des esclaves et l’asservissement des blancs. La défense de M. Gore fut approuvée. Il conserva sa place d’inspecteur dans la plantation. Sa réputation comme surveillant se répandit au loin. Son crime horrible ne fut pas même soumis à une enquête judiciaire ! Il l’avait commis en présence des esclaves, et ils ne pouvaient naturellement introduire aucune poursuite légale, ni servir de témoins contre lui. C’est ainsi qu’un homme coupable du meurtre le plus barbare et le plus exécrable, échappe aux rigueurs de la justice et aux censures de la société au sein de laquelle il vit. M. Gore habitait Saint-Michel, comté de Salbot-Maryland, lorsque j’y étais ; s’il n’est pas mort, il l’habite encore probablement ; et dans ce cas-là, on l’estime et on le respecte autant que s’il n’avait pas trempé ses mains dans le sang de son frère.

C’est après une mûre délibération que je parle, quand je déclare que le meurtre d’un esclave ou d’un homme de couleur n’est traité comme un crime, ni dans les cours de justice, ni par la société, dans le comté de Salbot-Maryland. Les faits ne manquent pas pour le prouver. M. Thomas Lamnan, de Saint-Michel, avait tué deux esclaves, l’un des deux d’un coup de hache, en lui faisant sauter la cervelle. Il avait l’habitude de se vanter d’avoir commis ce forfait épouvantable. Moi-même je lui ai entendu dire, en riant, qu’il était le seul bienfaiteur de sa patrie dans la société, et que quand les autres en auraient fait autant que lui on serait débarrassé « de ces….. de nègres. »

La femme de M. Giles Nicks, qui demeurait à une petite distance de ma demeure, tua la cousine de ma femme, jeune fille, âgée de quinze à seize ans, en lui mutilant le corps de la manière la plus affreuse. Elle lui cassa le nez et lui brisa la poitrine avec un bâton, de sorte que la pauvre fille expira quelques heures après. Elle fut enterrée immédiatement, mais il n’y avait pas longtemps qu’elle était dans sa tombe prématurée, lorsqu’on déterra le cadavre pour qu’il fût examiné par l’officier appelé coroner qui décida qu’elle était morte par suite des coups qu’elle avait reçus. Voici de quoi cette fille s’était rendue coupable. On l’avait chargée cette nuit-là de soigner l’enfant de Mme Nicks : elle s’endormit, et l’enfant poussa des cris qu’elle n’entendit pas, ayant été privée de repos pendant plusieurs nuits précédentes. Mme Nicks était dans le même appartement et s’apercevant que cette fille tardait à s’éveiller, elle sauta de son lit, saisit un bâton de chêne qui était près du foyer, se mit à en frapper la pauvre malheureuse. Je ne dirai pas que ce meurtre horrible ne produisit aucune sensation dans la société, mais elle ne fut pas assez forte pour que la coupable fût punie. On lança contre elle un mandat d’amener, mais il ne fut pas mis à exécution. De cette manière, elle échappa non-seulement au châtiment, mais encore à l’humiliation d’être amenée devant une cour de justice.

Tandis que je suis à raconter les forfaits qui eurent lieu pendant mon séjour dans la plantation du colonel, je vais parler avec brièveté d’un autre meurtre qui arriva à peu près à la même époque que celui de Demby par M. Gore.

Les esclaves du colonel Lloyd avaient l’habitude de passer une partie des nuits et de leurs dimanches à pêcher des huîtres, afin de suppléer à l’insuffisance de la nourriture qu’on leur allouait. Un vieillard était ainsi occupé, lorsqu’il dépassa par hasard les limites de la plantation de son maître, et entra dans celle de Baal-Bondly. Celui-ci, irrité de ce délit, se hâta de descendre vers le rivage avec son fusil et le déchargea dans le corps du pauvre vieillard.

M. Bondly passa le lendemain chez le colonel Lloyd. Je ne sais pas si c’était pour lui payer la valeur de son esclave tué, ou pour se justifier du meurtre. En tous cas, on ne tarda pas à étouffer entièrement cette affaire. C’était une manière de parler générale, même parmi les petits garçons blancs, qu’il en coûtait un demi-centime pour tuer un nègre et un demi-centime pour le faire enterrer.


CHAPITRE V.


Quant au traitement dont je fus l’objet sur la plantation du colonel Lloyd, il était de tout point semblable à celui des autres enfants esclaves. Je n’étais pas assez âgé pour travailler dans les champs, et comme il n’y avait guère autre chose à faire, j’avais beaucoup de loisir. La plus grande partie de mes occupations consistait à ramener les vaches le soir, à empêcher les poules d’entrer dans le jardin, à nettoyer la cour au devant de la maison, et à aller faire les commissions de la fille de mon ancien maître, Mme Lucrèce Auld. Je passais presque toutes mes heures de loisir à aider le jeune Daniel Lloyd à trouver ses oiseaux après qu’il les avait tués. Ma liaison avec le petit Daniel m’était assez avantageuse. Il s’attacha à moi et me servit en quelque sorte de protecteur. Il ne voulait pas me laisser duper par les autres garçons et il partageait ses gâteaux avec moi.

Mon ancien maître ne me fouettait que rarement, et je n’avais guère autre chose à supporter que la faim et le froid. Je souffrais beaucoup de la faim, mais encore plus du froid. Pendant les étés les plus chauds, comme les hivers les plus rigoureux, j’étais toujours presque nu — je n’avais ni souliers, ni bas, ni veste, ni pantalons ; rien qu’une chemise de toile grossière, qui ne me descendait qu’aux genoux. Je n’avais pas de lit. Je serais mort de froid, si, pendant les nuits les plus glaciales, je n’avais volé un sac dont on se servait pour porter le blé au moulin. Je m’entortillais dans ce sac, ayant les pieds et la tête en dehors, et je m’y endormais sur la terre froide et humide. Il y a eu des temps où la gelée m’avait tellement fendu les mains, que j’aurais pu placer dans les crevasses une plume aussi grosse que celle avec laquelle j’écris maintenant.

Nous n’avions pas une allocation de nourriture régulière. Nos aliments se composaient de farine grossière et bouillie qu’on appelait mush. On la versait dans une espèce de grande auge de bois qu’on mettait à terre. Puis on appelait les enfants, comme on appelle les pourceaux, et ils accouraient comme autant de petits cochons pour dévorer le mush ; ceux-ci avec des coquilles d’huîtres, ceux-là avec des cailloux, quelques-uns avec les mains seulement, mais pas un seul avec une cuillère. Celui qui mangeait le plus vite en avait davantage ; celui qui était le plus fort, s’emparait de la meilleure place ; il y en avait bien peu, qui fussent rassasiés en quittant l’auge.

J’avais, je suppose, entre sept et huit ans quand je quittai la plantation du colonel Lloyd. Je l’abandonnai sans regret. Je n’oublierai jamais le transport de joie qui me saisit quand je reçus la nouvelle que mon ancien maître (Antoine) avait résolu de me permettre d’aller à Baltimore demeurer chez M. Hughes Auld, frère du gendre de mon ancien maître, le capitaine Thomas Auld. On me communiqua cette résolution, trois jours avant mon départ, et ces trois jours furent les plus heureux de ma vie. Je les passai à l’anse dont j’ai parlé, à me purifier des traces de mon séjour à la plantation, et à faire les préparatifs de mon départ.

Ce n’était pas ma fierté personnelle qui me portait à agir ainsi. Je passais mon temps à me laver, non parce que je le désirais beaucoup moi-même, mais parce que Mme Lucrèce m’avait dit qu’il fallait faire disparaître de mes pieds et de mes genoux toute la peau morte, avant de pouvoir aller à Baltimore ; car les habitants de cette ville étaient extrêmement propres et se moqueraient de moi si j’avais l’air sale. Elle avait ajouté qu’elle allait me donner une paire de pantalons, ce qu’elle ne pourrait faire, avait-elle dit, si je ne me nettoyais pas entièrement. Posséder une paire de pantalons, c’était en vérité une belle perspective ! C’était un motif suffisant pour me faire enlever non-seulement ce que les gardeurs de cochons appellent la gale, mais la peau elle-même. Je m’y mis avec empressement, car je travaillais pour la première fois dans l’espérance d’une récompense.

Les liens qui attachent ordinairement les enfants à la maison paternelle, n’existaient pas pour moi. Mon départ ne me causa donc aucune peine. La demeure que je quittais n’avait point de charmes qui pussent me la rendre chère. En m’éloignant, je sentais bien que je ne me séparais de rien dont j’aurais pu jouir en y restant. Ma mère était morte ; ma grand-mère demeurait à une distance considérable, de sorte que je ne la voyais que rarement. J’avais deux sœurs et un frère, qui demeuraient dans la même maison que moi ; mais on nous avait séparés de notre mère dès la plus tendre enfance ; et cette séparation avait presque effacé de notre mémoire le fait de notre parenté. Je cherchais un refuge ailleurs, mais j’étais bien certain de n’en trouver aucun qui me plût moins que la demeure loin de laquelle j’allais porter mes pas. En supposant que je trouvasse dans ma nouvelle position de mauvais traitements, la faim, le fouet et la nudité, j’avais la triste consolation de penser que je n’aurais pu échapper à une seule de ces souffrances dans les lieux où j’étais. Comme j’en avais déjà fait l’expérience chez mon ancien maître, et comme j’avais pu les y endurer, j’en concluais naturellement que je pourrais les endurer ailleurs, et surtout à Baltimore ; car j’avais au sujet de cette ville une idée qui se rapprochait du sentiment exprimé dans le proverbe : « Il vaut mieux être pendu en Angleterre, que de mourir de mort naturelle en Irlande. » En un mot, j’avais la plus grande envie de voir Baltimore. Mon cousin Thomas, quoiqu’il ne parlât pas avec une facilité merveilleuse, m’avait inspiré ce désir, par sa description de cette ville. Je ne pouvais lui montrer aucun objet à la Grande Maison, quelque beau qu’il fût, qu’il n’eût vu à Baltimore quelque chose de bien supérieur sous le rapport de la beauté et de la force. Mon désir était tel, que je voyais dans la possibilité de le satisfaire une ample compensation à la perte quelconque de bien-être qui pourrait résulter de ce changement. Je partis donc sans regret, et avec l’espérance la plus vive d’arriver au bonheur que me promettait l’avenir.

Ce fut un samedi matin que nous nous éloignâmes de la rivière Miles. Je ne me rappelle que le jour de la semaine, car à cette époque-là je n’avais aucune connaissance des jours du mois, ni des mois de l’année. En partant, je me dirigeai vers l’arrière du bâtiment, pour jeter (à ce que j’espérais bien) un dernier regard sur la plantation du colonel Lloyd. Je me mis ensuite à l’avant, et j’y passai le reste de la journée à regarder devant moi, et à m’intéresser à ce qui se trouvait dans le lointain, plutôt qu’à ce qui se trouvait auprès de nous ou en arrière.

Nous arrivâmes dans l’après-midi à Annapolis, capitale de cet état. Nous ne nous y arrêtâmes que pendant quelques instants, de sorte que je n’eus pas le temps d’aller à terre. C’était la première fois que je voyais une grande ville ; certes Annapolis paraîtrait petite si on la comparait à quelques-uns de nos villages à manufactures de la Nouvelle-Angleterre ; toutefois, je la trouvai merveilleuse eu égard à son étendue — plus imposante même que la Ferme de la Grande Maison !

Nous arrivâmes à Baltimore de bonne heure le dimanche matin, et nous débarquâmes au quai Smith, non loin du quai Bowley. Nous avions à bord du bâtiment un grand troupeau de brebis, et après avoir aidé à les conduire à l’abattoir de M. Curtis, sur la colline de London-Slater, M. Rich, un des hommes de l’équipage, me mena à ma nouvelle demeure dans la rue d’Alliciana, près du chantier de construction de M. Gardner, sur la pointe de Fell.

M. et Mme Auld étaient tous deux à la maison, et vinrent me recevoir à la porte, avec leur petit garçon Thomas, dont j’étais destiné à prendre soin. Je vis alors ce que je n’avais jamais vu auparavant ; un visage blanc où brillait l’expression des émotions les plus bienveillantes ; c’était le visage de ma nouvelle maîtresse, Sophie Auld. Je voudrais pouvoir décrire le transport de joie qui s’empara de mon âme en la regardant. Vue nouvelle et étrange ! qui répandait sur ma route la lumière du bonheur. On dit au petit Thomas : « Voilà ton Frédéric ! » et on me chargea de prendre soin de lui. J’entrai donc dans l’exercice des fonctions qui m’étaient assignées dans ma nouvelle demeure, avec une perspective enchanteresse.

Je regarde mon départ de la plantation du colonel Lloyd comme un des événements les plus intéressants de ma vie. Il est possible, et même probable, que si je n’avais pas été transporté de là à Baltimore, je serais encore aujourd’hui chargé des chaînes dégradantes de l’esclavage, au lieu d’être assis ici devant ma propre table, dans la pleine jouissance de la liberté et du bonheur domestique. Mon départ pour Baltimore fut l’origine de ma prospérité subséquente. Je l’ai toujours regardé comme la première manifestation évidente de la bonté de la Providence, qui ne m’a jamais abandonné depuis, et qui n’a cessé, à différentes époques de ma vie, de me combler de faveurs. Je considérais comme quelque chose de très-remarquable que l’on m’eût choisi. Il y avait dans la plantation un grand nombre d’enfants qu’on aurait pu envoyer à Baltimore. Il s’en trouvait de plus jeunes, de plus âgés, et du même âge que moi. C’était moi sur qui le choix était tombé. Oui, j’étais le premier, le dernier, le seul qu’on eût choisi !

Peut-être qu’on me regardera comme superstitieux, et même comme égoïste, pour avoir vu dans cet événement une intervention spéciale de la Providence divine en ma faveur. Mais je n’exprimerais pas fidèlement les premiers sentiments de mon âme, si je m’abstenais de faire connaître cette opinion. J’aime mieux obéir à la voix de ma conscience, au hasard même de m’attirer les sarcasmes d’autrui, que de dissimuler la vérité et de devenir l’objet de ma propre aversion. Je date de mon âge le plus tendre la profonde conviction que l’esclavage ne pourrait me retenir pour toujours dans ses horribles embrassements. Pendant les heures du plus sombre découragement dans le cours de ma carrière d’esclave, la foi aux doux accents, et l’espérance, cet esprit consolateur ! ne m’abandonnèrent jamais, mais restèrent auprès de moi, comme deux anges tutélaires, chargés de soutenir mon courage au sein de l’adversité. C’est à Dieu que j’en suis redevable : c’est à lui que j’adresse un juste tribut d’actions de grâces et de louanges.


CHAPITRE VI.


Ma nouvelle maîtresse montra qu’elle était en vérité tout ce qu’elle m’avait semblé être, lorsque je l’avais vue pour la première fois à la porte, — une femme douée du cœur le plus bienveillant, et des sentiments les plus beaux. Elle n’avait jamais eu d’esclave soumis à son autorité, et avant son mariage, elle avait dû à son travail ses moyens d’existence. Elle avait appris le métier de tisserand, et, par suite de son application constante, elle s’était préservée en grande partie des effets dégradants de la misère. J’étais tout à fait surpris de sa bonté. Je ne savais comment me conduire envers elle. Elle ne ressemblait en rien à aucune autre femme blanche que j’eusse jamais vue. Je ne pouvais m’approcher d’elle, comme j’avais l’habitude de m’approcher des autres dames de sa couleur. Les connaissances que j’avais acquises dès l’enfance, étaient complètement déplacées auprès d’elle. Une conduite servile, qualité ordinairement si agréable dans un esclave, ne lui convenait pas. Ce n’était pas le moyen de gagner sa faveur ; elle en paraissait toute troublée. Si un esclave la regardait en face, elle ne voyait dans cette action ni impudence ni impolitesse de sa part. Sa présence rassurait l’esclave le plus bas, et nul ne la quittait sans se trouver plus heureux de l’avoir vue. Son visage était animé de sourires célestes, sa voix était douce comme Une musique tranquille.

Hélas ! ce bon cœur ne devait pas rester longtemps tel qu’il était. Elle tenait déjà dans ses mains le poison fatal d’un pouvoir sans responsabilité. Peu à peu l’œuvre infernale commença. Ses yeux, naguère pleins d’une gaîté douce, devinrent, sous l’influence de l’esclavage, rouges de colère ; cette voix qui offrait un assemblage de sons les plus harmonieux, changea bientôt, et ne fit plus entendre que des accents durs et discordants ; ce visage d’ange fit place à des traits de démon. Ainsi l’esclavage est l’ennemi et de l’esclave et du maître.

Peu après mon arrivée chez Mme Auld, elle eut la bonté de commencer à m’enseigner l’alphabet. Après quoi, elle m’aida à épeler des mots de deux ou trois lettres. J’en étais à ce point-là de mes progrès, quand M. Auld découvrit ce qui se passait, et s’opposa à ce que Mme Auld m’en enseignât davantage, en lui disant, entre autres choses, qu’il était défendu aussi bien que dangereux d’enseigner à lire à un esclave. Je me sers de ses propres expressions : « Plus on donne à un esclave, dit-il, plus il veut avoir. Laissez lui prendre un pied, il en aura bientôt pris quatre. Un nègre ne doit rien savoir, si ce n’est obéir à son maître, et faire ce qu’on lui commande. Le savoir gâterait le meilleur nègre du monde. Or, si vous enseigniez à lire à ce nègre (ajouta-t-il, en parlant de moi), il n’y aurait plus moyen de le maîtriser. Il ne serait plus propre à être esclave. Il deviendrait tout de suite indisciplinable et ne serait d’aucune valeur pour son maître. Quant à lui-même, le savoir ne pourrait lui faire aucun bien, et lui ferait certainement beaucoup de mal. Il le rendrait mécontent de son sort et malheureux. » Ces paroles-là pénétrèrent profondément dans mon cœur. Elles y éveillèrent des sentiments qui dormaient en moi, et elles firent naître une suite de pensées entièrement nouvelles. C’était une révélation inattendue et spéciale, qui expliquait des choses obscures et mystérieuses, contre lesquelles mon jeune esprit avait lutté, mais avait lutté en vain. Je comprenais alors ce qui avait été pour moi une difficulté fort embarrassante. — Je veux dire le pouvoir que possédait l’homme blanc de rendre esclave l’homme noir. Cette découverte était à mes yeux une conquête importante, à laquelle j’attachais le plus haut prix. Dès ce moment je comprenais le sentier qui mène de l’esclavage à la liberté. C’était justement ce qui me manquait, et cette précieuse explication m’arriva au moment le plus inattendu. Si, d’un côté, j’étais triste, à la pensée de perdre l’aide de ma bonne maîtresse ; de l’autre, je me réjouissais en songeant à la révélation inestimable que, par l’effet du hasard, je devais à mon maître. Quoique convaincu de la difficulté d’apprendre sans maître, ce fut avec le plus vif espoir, et avec une résolution bien arrêtée, que je me décidai à apprendre à lire, quelque peine que cela dût me coûter. Le ton décisif dont il avait parlé, et avait tâché de convaincre sa femme des fâcheuses conséquences qui pourraient résulter de l’instruction qu’elle voulait me donner, ne pouvait manquer de m’assurer qu’il était profondément convaincu des vérités qu’il avait énoncées. C’était la meilleure manière possible de me persuader que je pouvais compter avec la plus grande confiance sur les résultats qui proviendraient inévitablement de l’imprudence de m’enseigner à lire. Ce qu’il craignait le plus, je le désirais le plus. Ce qu’il aimait le plus, je le haïssais le plus. Ce qui était pour lui un grand mal, qu’il fallait éviter avec soin, était pour moi un grand bien, qu’il était à propos de chercher avec diligence. L’argument dont il s’était servi avec tant de chaleur, pour qu’on ne m’enseignât pas à lire, ne m’inspirait que plus fortement le désir et la résolution d’apprendre. Si je suis parvenu à mon but, je dois mon succès presque autant à l’opposition hostile de mon maître, qu’à l’assistance aimable de ma maîtresse. Je dois donc à l’un et à l’autre des remerciements.

Je n’étais que depuis très-peu de temps à Baltimore, et j’avais déjà observé une différence remarquable dans le traitement des esclaves, comparé à celui dont j’avais été témoin à la campagne. Le fait est qu’un esclave à la ville est presque libre, comparé à un esclave dans une plantation. On donne au premier une meilleure nourriture et de meilleurs habits, et il jouit de privilèges qui sont entièrement inconnus au second. On remarque à la ville sous ce rapport un certain degré de décence, un sentiment de honte qui sert à réprimer en partie les explosions de cruauté atroce qui éclatent si souvent dans la plantation. Il faut qu’un propriétaire d’esclaves soit terriblement endurci pour ne pas hésiter à déchirer ces malheureux à coups de fouet, au risque de blesser par leurs cris l’humanité de ses voisins qui ne sont pas propriétaires comme lui. Il est bien rare d’en trouver un qui veuille s’exposer à la haine qui s’attache à la réputation de maître cruel ; encore moins à ce qu’on sache qu’il ne donne pas assez à manger à ses esclaves. Tous les propriétaires de ville désirent qu’on sache qu’ils nourrissent bien leurs nègres, et il faut leur rendre la justice de dire qu’ils le font presque tous. Il y a cependant des exceptions à cette règle. M. Thomas Hamilton demeurait vis-à-vis de nous dans la rue Philpolt, il possédait deux esclaves, Henriette et Marie. La première avait à peu près vingt-deux ans, la seconde quatorze ; je n’ai jamais vu deux femmes si maigres et si mutilées. Pour les regarder sans être touché de compassion, il fallait avoir le cœur plus dur que la pierre. La tête, la poitrine et les épaules de Marie étaient complètement hachées de coups. Je lui ai souvent touché la tête et je l’ai trouvée presque couverte de tumeurs et de meurtrissures causées par le fouet de sa cruelle maîtresse. Je ne sais pas si M. Hamilton la fouettait jamais lui-même ; mais j’ai été témoin oculaire de la cruauté de sa femme. J’avais l’habitude d’aller chez M. Hamilton presque tous les jours. Madame Hamilton était ordinairement assise dans une grande chaise au milieu de l’appartement avec une lourde peau de vache à son côté. Il ne se passait guère d’heure pendant le courant de la journée où elle ne fît couler le sang d’une de ces esclaves. Les filles passaient rarement près d’elle, sans qu’elle leur dît : « Va donc plus vite, vilaine bête noire ! » en même temps elle leur donnait sur la tête ou sur les épaules un coup qui faisait souvent venir le sang. Puis elle ajoutait après avoir frappé : « Attrape cela, vilaine bête noire ! si tu ne vas pas plus vite, je saurai bien te faire aller, moi ! » Outre les cruautés qu’on leur faisait subir, on leur donnait si peu à manger, qu’elles étaient à moitié affamées. Elles ne savaient que rarement ce que c’était que de satisfaire leur appétit. J’ai vu Marie lutter avec les cochons, pour attraper les abattis et autres objets de rebut qu’on avait jetés dans les rues. Marie avait reçu tant de coups de pied et tant de meurtrissures qu’on l’appelait plus souvent, « la Becquetée, » que par son propre nom.


CHAPITRE VII.


Je demeurai à peu près sept ans dans la famille de M. Hughes. Pendant ce temps-là, je parvins à apprendre à lire et à écrire. Il me fallut avoir recours à divers stratagèmes pour l’accomplissement de mon dessein. Je n’avais aucun maître régulier. Ma maîtresse, qui avait eu la bonté de commencer à me donner des leçons, avait, conformément aux conseils et aux ordres de son mari, non-seulement cessé de m’instruire elle-même, mais montré la plus vive opposition à ce que d’autres m’instruisissent. Je dois dire cependant à l’honneur de ma maîtresse qu’elle n’adopta pas ce mode de traitement tout de suite. Elle n’avait pas d’abord la dépravation indispensable pour m’emprisonner à jamais dans les ténèbres de l’intelligence. Il fallut qu’elle reçût quelques instructions dans l’exercice d’un pouvoir sans responsabilité, pour la rendre propre à l’habitude de me considérer comme si j’étais une brute.

Ma maîtresse avait, je l’ai déjà dit, un cœur bon et tendre ; quand j’allai d’abord demeurer avec elle, elle commença, dans la simplicité de son âme, par me traiter comme elle croyait qu’un être humain devait se conduire envers son semblable. En entrant dans l’exercice de ses fonctions, comme propriétaire d’un esclave, elle ne parut pas s’apercevoir que j’étais par rapport à elle, ce qu’est l’objet possédé par rapport au possesseur, et que non-seulement elle aurait tort, mais qu’elle s’exposerait même à un danger en me traitant comme un être humain. L’effet de l’esclavage fut aussi funeste pour elle que pour moi. À mon arrivée, je la trouvai pieuse, cordiale et tendre. Elle avait des larmes pour toutes les afflictions et pour toutes les souffrances. Elle donnait des consolations et des secours à ceux qui souffraient de la faim, de la nudité et de la douleur. L’usage de la servitude ne tarda point à prouver qu’il avait le pouvoir d’enlever ces qualités célestes. Ce cœur tendre devint, sous son influence, aussi dur qu’un rocher, et la douceur de l’agneau fit place à la férocité du tigre. Le premier pas qui marqua ce triste changement eut lieu lors qu’elle cessa ce m’enseigner à lire. Elle commença dès lors à mettre en pratique les préceptes de son mari. Elle finit par devenir plus violente dans son opposition que son mari lui-même. Elle ne se contentait pas de faire ce qu’il lui avait ordonné de faire ; elle paraissait désirer d’aller plus loin. Elle n’était jamais si irritée que lorsqu’elle me voyait avec un papier public. Elle semblait croire que c’était-là qu’était le danger. Je l’ai vue s’élancer vers moi, d’un air de fureur pour m’arracher un journal, d’une manière qui faisait voir toute l’étendue de ses craintes. C’était une femme pleine de sagacité. Il ne fallut qu’un peu d’expérience pour lui démontrer pleinement que l’éducation et l’esclavage sont incompatibles.

Depuis cette époque-là, je me vis surveillé de près. Si j’avais été seul dans un appartement pendant quelque temps, on ne manquait pas de me soupçonner d’avoir un livre, et on m’appelait sur-le-champ pour rendre compte de ce que j’avais fait. Cependant toutes ces précautions venaient trop tard ; j’avais fait le premier pas ; ma maîtresse, en m’enseignant l’alphabet, m’avait mis sur la voie ; désormais nul obstacle ne pouvait m’empêcher d’aller en avant.

Le plan que j’adoptai, et qui me réussit le mieux, fut de me faire des amis de tous les petits garçons blancs que je rencontrais dans les rues. Je faisais des instructeurs de tous ceux que je pouvais. Enfin, grâce à la bonne assistance qu’ils m’accordèrent à différentes époques, et en différents endroits, je parvins à apprendre à lire. Lorsqu’on m’envoyait en commission, je prenais toujours mon livre avec moi, et, en courant une partie de la route, je trouvais toujours le temps de prendre une leçon avant mon retour. En outre, j’avais l’habitude d’emporter du pain avec moi, car il y en avait toujours assez dans la maison, et on ne m’en refusait jamais ; sous ce rapport-là, je me trouvais beaucoup mieux traité que bien des pauvres enfants blancs du voisinage. Ce pain, je le donnais à ces pauvres petits affamés, qui, en récompense, me donnaient le pain plus précieux de l’instruction. J’éprouve une forte tentation de faire connaître les noms de deux ou trois de ces petits garçons, comme preuve de l’affection et de la reconnaissance que je leur porte ; mais la prudence me le défend. Assurément, cela ne pourrait me faire aucun mal à moi personnellement ; mais il pourrait en résulter pour eux quelque contrariété ; car c’est un crime presque impardonnable dans ce pays chrétien que d’enseigner à lire aux esclaves. Il suffit de dire de ces chers petits, qu’ils demeuraient dans la rue de Philpolt, près du chantier de Durgin et Bailey. J’avais l’habitude de m’entretenir avec eux au sujet de l’esclavage. Je leur disais quelquefois que je voudrais bien avoir la perspective d’être aussi libre qu’eux, lorsqu’ils deviendraient hommes. « Ah ! m’écriai-je, vous, vous serez libres dès que vous aurez vingt-un ans, mais moi, je suis esclave pour la vie ! N’ai-je pas le droit d’être libre, aussi bien que vous ? » Ces paroles-là les attristaient ; alors ils exprimaient pour moi la plus vive sympathie, et me consolaient avec l’espérance qu’il arriverait quelque événement pour me rendre la liberté.

J’avais à cette époque à peu près douze ans, et la pensée d’être esclave pour la vie, commença à être pour mon cœur un poids douloureux. Ce fut alors qu’un livre, intitulé l’Orateur colombien, me tomba sous la main. Je le lisais chaque fois qu’une occasion favorable s’en présentait. Parmi beaucoup d’autres matières intéressantes, j’y trouvai un dialogue entre un maître et son esclave. On y représentait l’esclave comme s’étant sauvé trois fois de chez son maître. Ce dialogue rapportait la conversation du maître et de l’esclave, après la troisième reprise de ce dernier. Il contenait l’exposé de tous les arguments que le maître faisait valoir en faveur de l’esclavage, et de toutes les raisons dont l’esclave se servait pour les réfuter. On mettait dans la bouche de celui-ci des choses qui produisaient enfin l’effet désiré, quoique inattendu ; car le résultat de la conversation était l’émancipation volontaire de l’esclave de la part du maître.

Je trouvai, dans le même livre, un des beaux discours de Shéridan, au sujet et en faveur de l’émancipation des catholiques. Que ces deux documents étaient précieux pour moi ! Je les lus et les relus avec un intérêt toujours nouveau. Ils donnaient une forme, et, pour ainsi dire, un corps à certaines pensées qui s’étaient souvent présentées à mon esprit, mais qui s’étaient évanouies faute d’expression. La moralité que je déduisis de ce dialogue fut la puissance de la vérité, même sur la conscience d’un propriétaire d’esclaves. Je trouvais, dans Shéridan, une dénonciation hardie de l’esclavage et une défense énergique des droits de l’homme. La lecture de ces deux ouvrages me rendit capable d’exprimer mes pensées et de réfuter les arguments qu’on employait pour la défense de la servitude. Mais en même temps qu’ils me tirèrent d’une difficulté, ils me jetèrent dans une autre plus pénible. Plus je lisais, plus je me sentais porté à haïr ceux qui me retenaient dans les fers. Je ne pouvais les regarder que comme une troupe de voleurs favorisés par la fortune, qui avaient quitté leur patrie pour aller en Afrique, nous avaient volés de vive force, entraînés loin des lieux de notre naissance, et réduits à l’esclavage sur une terre étrangère. Je ne les envisageais qu’avec dégoût et horreur, comme les plus vils, aussi bien que les plus méchants des hommes. Pendant que je lisais et que je réfléchissais à ce sujet, chose frappante ! le mécontentement que M. Hughes avait prédit comme une conséquence inévitable, si j’apprenais à lire, était déjà venu ! Il me tourmentait le cœur, il le perçait incessamment, il me causait des angoisses inexprimables. En me débattant sous le poids de ces souffrances morales, je sentais qu’en apprenant à lire, j’avais acquis une connaissance qui était pour moi un mal au lieu d’un bien. L’instruction m’avait révélé l’horreur de ma condition misérable, sans me fournir aucun remède. Elle m’avait montré l’abîme affreux où j’étais plongé, sans me donner une échelle pour en sortir. Dans l’abattement du désespoir, j’enviais à mes frères esclaves leur ignorance stupide. J’ai souvent désiré n’être qu’une brute. La condition du reptile le plus bas me paraissait préférable à la mienne. Je souhaitais un état quelconque, n’importe lequel, pourvu qu’il me débarrassât du tourment de penser. La trompette de la liberté avait retenti jusque dans le fond de mon cœur et ne me laissait plus dormir. La liberté s’était montrée à moi pour ne jamais disparaître. Je l’entendais dans chaque son, je la voyais dans chaque objet. Elle était toujours présente pour me tourmenter, en me faisant sentir ma misérable condition. Je ne voyais rien sans la voir, je n’entendais rien sans l’entendre, je n’éprouvais rien sans la sentir. Elle me regardait du sein de chaque astre, elle me souriait dans chaque calme, elle mêlait son souffle à chaque vent, elle retentissait dans chaque orage.

Je me suis souvent surpris à regretter ma propre existence ; j’ai bien des fois désiré être mort. Sans l’espoir d’être libre, ou je me serais tué moi-même, ou je me serais fait tuer, par quelque acte de désespoir. Pendant que j’étais dans cet état d’esprit, j’avais toujours la plus grande envie d’entendre n’importe qui parler de l’esclavage. Comme j’écoutais alors avec attention ! De temps en temps, j’entendais un ou deux mots au sujet des abolitionnistes. Il s’écoula quelque temps avant que je comprisse ce que signifiait ce mot-là. On l’employait toujours dans des occasions qui en faisaient pour moi un mot intéressant. Un esclave avait-il réussi à s’échapper, avait-il tué son maître, avait-il mis le feu à une grange ou fait quelque chose de très-coupable, selon la manière de voir d’un propriétaire, on parlait toujours de cette action comme étant le fruit de l’abolition. Après avoir entendu ce mot-là bien des fois, par rapport à des faits de même nature, je me mis à chercher ce qu’il signifiait. Le dictionnaire ne m’éclaira que peu ou point. Je trouvai pour définition « l’acte d’abolir ; » mais je ne savais pas ce qu’il s’agissait d’abolir. Je me trouvais donc embarrassé. Je n’osais en demander la signification à personne, car j’étais convaincu que c’était une chose sur laquelle on désirait que je fusse aussi ignorant que possible. J’attendis avec patience ; enfin, un jour je m’emparai d’un des journaux de notre ville qui rendait compte d’un grand nombre de pétitions qu’on avait envoyées du nord, pour demander l’abolition de l’esclavage dans le district de la Colombie, et du commerce des esclaves entre les États-Unis. Dès lors, je compris la signification des mots abolition et abolitionniste ; aussi je m’approchais toujours, lorsque j’entendais prononcer ces mots, dans l’espoir d’entendre dire quelque chose d’important et pour moi-même et pour mes compagnons d’infortune. La lumière éclaira peu à peu mon intelligence. Un jour que j’étais allé sur le quai de M. Waters, je vis deux Irlandais qui déchargeaient une charretée de pierres ; je m’approchai d’eux, sans en être prié, et me mis à les aider. Lorsque nous eûmes fini notre ouvrage, l’un d’eux vint à moi et me demanda si j’étais esclave. Je lui répondis que oui. « Es-tu esclave pour la vie ? » me demanda-t-il. Je lui répondis encore affirmativement. Le bon Irlandais sembla être profondément ému de mon sort. Il dit à l’autre qu’il était dommage qu’un brave petit garçon comme moi fût esclave pour la vie et qu’on devrait avoir honte de me retenir dans les chaînes. Ils me conseillèrent tous deux de me sauver au nord, en m’assurant que j’y trouverais des amis et que j’y serais libre. Je feignis de ne pas prendre intérêt à ce qu’ils me disaient, et je les traitai comme si je ne comprenais pas leurs remarques, car je craignais qu’ils ne fussent des traîtres. Ce n’est pas une chose sans exemple de la part des blancs que d’encourager les esclaves à s’échapper, dans l’espoir de recevoir une récompense en les rattrapant et en les ramenant à leurs maîtres. J’avais peur que ces hommes qui semblaient si bons, ne me traitassent ainsi ; cependant je me rappelai parfaitement leur conseil, et, dès ce jour-là, je résolus de m’échapper. Je me promis bien de guetter l’occasion favorable de m’enfuir sans danger. J’étais trop jeune alors pour mettre aussitôt mon projet à exécution : en outre, je voulais apprendre à écrire, car il n’était pas impossible que j’eusse à écrire mon propre passe-port. Je me consolais par la pensée que je trouverais un jour l’occasion tant désirée. En attendant, je voulais apprendre à écrire.

Voici comment me vint l’idée de la manière dont je pouvais apprendre à écrire. Lorsque j’étais dans le chantier de Durgin et Bailey, je voyais souvent les charpentiers, après avoir taillé et préparé un morceau de bois, le marquer en y inscrivant le nom de la partie du vaisseau à laquelle il était destiné. Lorsqu’il était préparé pour le bâbord, on le marquait ainsi : — « B » ; pour le tribord, — « T » ; pour le bâbord d’avant — « B, A » ; et ainsi de suite. J’appris bientôt le nom de ces lettres et ce qu’elles signifiaient, quand on les traçait sur les morceaux de bois dans le chantier. Je me mis aussitôt à les copier, et en bien peu de temps je parvins à les écrire. Ensuite, quand je rencontrais un garçon qui savait écrire, je lui disais que je savais écrire aussi bien que lui. La réponse immanquable était : « Je ne te crois pas. Que je te voie essayer. » J’écrivais alors les lettres que j’avais eu le bonheur d’apprendre à former, et je le défiais de surpasser cela. De cette manière-là, je reçus bien des leçons d’écriture que je n’aurais probablement pas eues autrement. Pendant tout ce temps-là, je me servais, en guise de cahier, d’une palissade, d’un mur de briques et du pavé ; un morceau de craie me tenait lieu de plume et d’encre. Ce fut principalement à l’aide de ces objets que j’appris à écrire. Je m’appliquai ensuite à copier les lettres italiques dans l’abécédaire de Webster, jusqu’à ce que je me sentisse capable de les écrire toutes sans regarder le livre. Dans l’intervalle, mon jeune maître Thomas était allé en pension. Il avait appris à écrire, et s’était exercé dans un grand nombre de cahiers, qu’on lui avait fait apporter à la maison pour les montrer à quelques voisins, et qu’on avait ensuite mis de côté. Ma maîtresse avait l’habitude d’aller, tous les lundis après midi, à une réunion religieuse dans Wilk street, et me chargeait alors d’avoir soin de la maison. Profitant de ce que j’étais seul, je passais mon temps à copier ce que le petit Thomas avait écrit dans les espaces vides de son cahier. Je continuai à étudier ainsi jusqu’à ce que je fusse parvenu à écrire à peu près aussi bien que mon jeune maître. De cette manière, après de longs et ennuyeux efforts pendant plusieurs années, je réussis à apprendre à écrire.


CHAPITRE VIII.


Peu de temps après mon arrivée à Baltimore, le fils cadet de mon ancien maître, Richard, mourut, et, à peu près trois ans et demi après sa mort, mon ancien maître, le capitaine Antoine, mourut aussi, ne laissant qu’un fils, André, et une fille, Lucrèce, pour partager ses propriétés foncières. Il mourut pendant une visite qu’il faisait à sa fille à Willsborough. Une mort si inattendue l’empêcha de laisser un testament pour disposer de ses biens. Il était donc indispensable de faire faire une estimation de tout ce qu’il avait laissé, afin d’en opérer le partage par moitié entre Mme Lucrèce et M. André. On m’envoya aussitôt chercher pour que je fusse évalué avec les autres objets de la succession. Mes sentiments d’exécration pour l’esclavage se ranimèrent dans cette circonstance, qui fut une nouvelle manière de me faire sentir la dégradation de mon état. J’étais devenu, auparavant, insensible en partie, sinon entièrement, à mon triste sort. Je quittai Baltimore le cœur accablé de douleur et en proie aux plus vives alarmes. Je pris mon passage à bord de la goëlette Wild-Cat, et après une traversée d’environ vingt-quatre heures, je me trouvai près du lieu de ma naissance. Il y avait près de cinq ans que j’en étais éloigné, mais je m’en souvenais très-bien. Je n’avais qu’environ cinq ans à l’époque où je l’avais quitté pour aller demeurer avec mon ancien maître sur la plantation du colonel Lloyd ; de sorte que j’avais alors entre dix et onze ans.

On nous rangea tous ensemble lorsqu’il s’agit de procéder à l’estimation. Hommes et femmes, vieux et jeunes, mariés et non mariés, tous furent rangés pêle-mêle avec les chevaux, les brebis et les cochons. Oui, on y voyait à la fois des chevaux et des hommes, des bêtes et des femmes, des cochons et des enfants, comme si tous eussent occupé le même rang sur l’échelle des êtres ; et tous furent soumis à l’inspection la plus minutieuse : ni la vieillesse en cheveux blancs, ni la gaîté de la jeunesse, ni l’innocence des jeunes filles, ni la pudeur des mères de famille, n’échappèrent à l’indélicatesse révoltante de cet examen. Dans ce moment là, je vis mieux que jamais à quel point l’esclavage abrutit et l’esclave et le propriétaire.

Le partage succéda à l’estimation. Je ne puis trouver aucuns termes pour exprimer l’extrême agitation et la profonde inquiétude qui régnaient parmi nous, pauvres esclaves, pendant le cours de cette opération. Notre sort pour la vie allait être fixé ! Nous ne pouvions pas plus intervenir dans cette décision que les brutes parmi lesquelles on nous avait rangés. Un seul mot prononcé par un blanc suffisait pour séparer à jamais, contrairement à tous nos désirs, à nos prières, à nos supplications, les amis les plus tendres et les parents les plus chers, pour briser les liens les plus forts qui puissent attacher les hommes les uns aux autres. Outre la douleur d’une séparation, il y avait encore la crainte et l’horreur de tomber entre les mains de M. André. Nous le connaissions tous pour un monstre de cruauté et pour un vil ivrogne, qui avait déjà consumé une grande partie de la fortune de son père par son insouciance, sa dissipation et ses folies. Nous sentions tous qu’autant valait être vendus de suite aux marchands de la Géorgie, que de tomber entre ses mains ; car nous savions que nous ne pourrions échapper à cette destinée, et nous n’y pensions qu’avec l’horreur et la consternation la plus inexprimable.

J’étais dévoré d’une inquiétude bien plus grande que celle de mes compagnons. Moi, j’avais éprouvé ce que c’était que d’être bien traité ; mais eux, ils n’en avaient jamais fait l’expérience : ils n’avaient point vu le monde, ou ils n’en avaient vu que très-peu de chose. Hélas ! c’était bien des hommes et des femmes de douleur, et ils savaient ce que c’était que l’affliction. À force de coups, leur dos s’était, pour ainsi dire, accoutumé au fouet sanglant, et y était devenu moins sensible. Le mien était encore tendre ; car, pendant mon séjour à Baltimore, on ne m’avait fouetté que rarement ; et il y avait bien peu d’esclaves qui pussent se vanter d’avoir un maître et une maîtresse meilleurs que les miens. L’idée de les quitter, pour appartenir à M. André, était bien propre à m’inspirer de mortelles inquiétudes sur mon sort ; car cet homme m’avait donné la veille un exemple de la férocité de son caractère : il avait saisi mon petit frère par la gorge, l’avait jeté par terre et lui avait frappé la tête du talon de sa botte, jusqu’à ce que le sang coulât de son nez et de ses oreilles. Après avoir commis cet acte de cruauté, il se tourna vers moi, et me dit qu’il avait l’intention de me traiter ainsi un de ces jours ; ce qui voulait dire, je m’imagine, lorsque je tomberais entre ses mains.

Grâce à la bonté de la Providence, j’échus en partage à Mme Lucrèce, qui me renvoya aussitôt à Baltimore, pour habiter de nouveau dans la famille de M. Hughes. Leur joie, à mon retour, fut égale à la tristesse que leur avait causée mon départ. Ce fut pour moi un jour charmant. J’avais réchappé à quelque chose de pire que la gueule d’un lion. J’avais été absent de Baltimore, pour l’estimation et pour le partage, environ un mois, et il me semblait qu’il y en avait six.

Bientôt après mon retour à Baltimore, ma maîtresse Lucrèce mourut, en ne laissant qu’un enfant, Amanda ; et, peu de temps après sa mort, M. André mourut. Alors toute la fortune de mon ancien maître, y compris les esclaves, passa entre les mains d’étrangers, — d’étrangers qui n’avaient nullement contribué à l’amasser. On n’accorda pas la liberté à un seul esclave : tous restèrent dans l’esclavage, depuis le plus âgé jusqu’au plus jeune. Si une chose, dans le cours de mon expérience, servit plus que toute autre à fortifier ma conviction de la nature infernale de l’esclavage, et à m’inspirer une haine inexprimable pour les propriétaires, ce fut leur ingratitude basse et impardonnable envers ma pauvre et vieille grand’mère. Elle avait servi mon ancien maître avec fidélité depuis sa jeunesse jusqu’à un âge avancé. C’était elle qui avait été la source de toutes ses richesses ; car elle avait peuplé d’esclaves son habitation, et était devenue bisaïeule à son service. Elle l’avait bercé et soigné dans l’enfance : elle l’avait servi pendant tout le cours de sa vie : elle avait essuyé, au moment où il expirait, de son front glacé, la sueur de la mort et lui avait fermé les yeux. Malgré tout cela, elle resta esclave, — esclave pour la vie, — esclave entre les mains d’étrangers ; et elle vit ses enfants, ses petits-enfants, ses arrière-petits-enfants partagés comme des brebis, sans qu’on daignât leur accorder la faveur d’un seul mot au sujet de leur destinée ou de la sienne. Afin de mettre le comble à leur basse ingratitude et à leur cruauté féroce, voici comment ils agirent à l’égard de ma grand’mère, qui était très-avancée en âge, car elle avait survécu à mon ancien maître et à tous ses enfants, et avait vu le commencement et la fin de la famille. Voyant qu’elle ne valait pas grand’chose, que sa constitution était affaiblie par les infirmités de la vieillesse et que l’impuissance s’emparait visiblement de ses membres autrefois actifs, ils l’emmenèrent dans les bois, lui bâtirent une petite cabane avec une cheminée de boue durcie, et lui accordèrent le privilège de subvenir à ses propres besoins, dans une solitude absolue : c’était en réalité la mettre dehors pour mourir ! Si ma pauvre vieille grand’mère vit encore, elle ne vit que pour souffrir dans un abandon complet ; elle ne vit que pour se rappeler et déplorer la perte de ses enfants, de ses petits-enfants et de ses arrière-petits-enfants.

Pauvre malheureuse ! quelle triste existence ! On peut facilement se figurer l’état où elle se trouve. Le foyer est solitaire. Les enfants qui autrefois chantaient et dansaient en sa présence ne sont plus là ! Elle s’avance en tâtonnant dans les ténèbres de la vieillesse pour chercher quelques aliments ou un peu d’eau. Au lieu des voix chéries de ses enfants, elle entend le jour les gémissements de la colombe, et la nuit les cris hideux du chat-huant. Autour d’elle, la tristesse règne partout. Maintenant que le poids de la vieillesse se fait sentir, que la tête se penche vers les pieds, que la faible enfance et la vieillesse souffrante s’unissent et se confondent, — dans ce temps du plus grand besoin, dans ce temps où doivent se manifester la tendresse et l’affection que les enfants seuls peuvent témoigner à une mère arrivée au déclin de la vie, — c’est alors que ma vieille grand’mère, la mère dévouée de douze enfants, est laissée seule dans une petite cabane, près de quelques cendres prêtes de s’éteindre. Quel spectacle ! la voilà debout — elle s’assied — elle chancelle — elle tombe — elle pousse un gémissement — elle expire ! et il n’y a près d’elle ni un seul enfant ni un seul petit-enfant, pour essuyer de son front ridé la sueur froide de la mort, et pour déposer dans la terre ses restes mortels. Dieu bon et juste ne punira-t-il pas les auteurs de pareilles cruautés ?

À peu près deux ans après la mort de Mme Lucrèce, M. Thomas se remaria. Sa seconde femme se nommait Rouène Hamilton. C’était la fille aînée de M. Guillaume Hamilton. Mon maître demeurait alors à Saint-Michel. Peu de temps après son mariage, lui et M. Hughes se brouillèrent ; et pour punir son frère, il me retira de chez ce dernier pour demeurer avec lui à Saint-Michel. Dans cette occasion, j’eus encore à souffrir une séparation fort pénible. Elle ne fut pas pourtant aussi douloureuse que celle que j’avais crainte au partage de la propriété ; car, dans l’intervalle, il s’était opéré un grand changement dans M. Hughes et dans sa femme, autrefois aimable et affectionnée. L’influence de l’eau-de-vie sur lui, et de l’esclavage sur elle, avait produit un changement funeste dans le caractère de l’un et de l’autre ; de sorte que, en ce qui les regardait, je n’avais que peu à perdre par mon éloignement. Mais ce n’était pas à eux que je m’étais attaché. Je sentais la plus vive affection pour les petits garçons de Baltimore dont j’ai parlé. J’avais pris d’eux plusieurs bonnes leçons : j’en recevais encore, et la pensée de les quitter avait quelque chose de bien pénible. Je partais en outre, sans l’espérance d’obtenir jamais la permission de revenir. M. Thomas m’avait dit qu’il ne me l’accorderait jamais. Il s’était élevé une barrière entre lui et son frère, qu’il regardait comme infranchissable.

J’eus alors à regretter de n’avoir pas fait le moindre effort pour m’enfuir ; car les chances de succès sont dix fois plus grandes à la ville qu’à la campagne.

Je partis de Baltimore pour Saint-Michel dans le bateau Amanda, capitaine Édouard Dodson. Pendant la traversée, je fis une attention toute particulière à la direction que prenaient les bateaux à vapeur pour aller à Philadelphie. Je m’aperçus qu’au lieu de descendre la baie, en arrivant à la pointe du Nord, ils la remontaient dans la direction du nord-est. Je considérai la connaissance de ce fait comme étant de la plus grande importance. Ma détermination de m’échapper se ranima. Je résolus d’attendre qu’une occasion favorable se présentât, mais pas plus longtemps. Dès que cette occasion s’offrirait à moi, j’étais bien décidé à en profiter pour me sauver.


CHAPITRE IX.


Je suis maintenant arrivé à une époque de ma vie, à partir de laquelle je puis donner des dates. En 1832, je quittai Baltimore, pour aller demeurer à Saint-Michel, chez le capitaine Thomas Auld. Il s’était alors écoulé plus de sept ans depuis que j’avais été dans la famille de mon ancien maître sur la plantation du colonel Lloyd. Nous étions donc presque étrangers l’un pour l’autre. Il était pour moi un nouveau maître, comme j’étais pour lui un nouvel esclave. J’ignorais son caractère et son humeur : il ignorait aussi les miens. Il ne nous fallut que très-peu de temps pour nous connaître parfaitement l’un et l’autre. J’appris à connaître sa femme, non moins que lui-même. Ils étaient bien assortis, car ils avaient tous deux une égale portion de lésinerie et de cruauté. Alors, pour la première fois, j’eus à endurer les tourments de la faim, qui se prolongèrent pendant sept ans. C’était un genre de souffrances que je n’avais pas éprouvées depuis mon départ de la plantation du colonel Lloyd. C’était une privation déjà assez dure dans ce temps-là où l’on ne me donnait jamais de quoi apaiser ma faim, mais cette privation était devenue dix fois plus dure après avoir demeuré chez M. Hughes, où j’avais toujours eu une nourriture suffisante et bonne. Je viens de dire que M. Thomas était avare, et c’est bien vrai. Ne pas donner assez à manger à un esclave, passe pour la marque la plus révoltante d’avarice même parmi les propriétaires. Voici la règle : Quelque grossière que soit la nourriture, peu importe, pourvu qu’il y en ait assez. Telle est la théorie ; et dans la partie de Maryland d’où je venais, telle est la pratique générale, quoiqu’il y ait des exceptions assez nombreuses. M. Thomas ne nous donnait pas une quantité suffisante de nourriture ni bonne ni grossière. Il y avait quatre esclaves dans la cuisine — ma sœur Élise, ma tante Priscille, Henriette et moi-même ; et on nous donnait moins d’un demi-boisseau de farine de blé par semaine, et bien peu d’autres choses, soit en viande soit en légumes. Ce n’était pas assez pour vivre. Nous étions donc réduits à la misérable nécessité de nous nourrir aux dépens de nos voisins. Il nous fallait tantôt mendier, et tantôt voler, selon que l’un nous était plus commode que l’autre, au moment du besoin ; car le second nous paraissait aussi légitime que le premier. Pauvres misérables ! il est arrivé bien des fois que nous mourions presque de faim, lorsqu’en même temps une grande quantité de nourriture se moisissait dans le garde-manger. Notre pieuse maîtresse le savait bien ; cependant cette maîtresse et son mari s’agenouillaient tous les matins et priaient Dieu de leur donner l’abondance.

Quelque méchants que soient les propriétaires, on n’en voit que rarement un qui soit privé de tous les traits de caractère qui attirent le respect. Cependant mon maître était de cette espèce rare. Je n’ai jamais entendu parler d’une seule action généreuse qu’il eût faite. L’avarice était ce qu’il y avait de plus saillant en lui, et les autres penchants (s’il en avait) étaient tous assujettis à celui-là. Il était avare ; et, comme les ladres, il n’avait pas le talent de cacher sa lésinerie. Le capitaine Auld n’était pas né propriétaire d’esclaves. Il avait été pauvre, ne possédant qu’un petit bateau à voiles, qui allait d’un point de la baie à l’autre. C’était par son mariage qu’il était devenu possesseur des esclaves qu’il avait : or, de tous les hommes, il n’y en a pas un qui soit pire propriétaire que celui qui le devient par adoption. Il était cruel, mais poltron. Il ordonnait sans fermeté. Dans sa manière de faire exécuter les ordres qu’il avait donnés, il était quelquefois d’une grande rigueur, quelquefois sans énergie. Tantôt, il parlait à ses esclaves avec la fermeté de Napoléon, et la fureur d’un démon, tantôt on l’aurait pris pour un homme égaré qui demandait son chemin. Il ne faisait rien de lui-même. Il aurait pu passer pour un lion, s’il y avait eu d’autres oreilles. Essayait-il de faire quelque chose de noble, son avarice se faisait de suite remarquer. Son air, ses discours, ses procédés ressemblaient, jusqu’à un certain point, à ceux des gens qui étaient nés propriétaires d’esclaves, mais comme il les avait copiés, ils étaient d’une gaucherie évidente. Il ne savait pas même être bon imitateur. Il avait toute la disposition à tromper, mais sans en avoir le talent. Il n’avait en lui-même aucunes ressources, aussi était-il obligé d’imiter les autres. Il en résultait qu’il était continuellement la victime de quelque inconséquence, et, par suite, un objet de mépris, même parmi ses esclaves. La possession d’esclaves qui étaient à lui et qui avaient à le servir, était quelque chose de nouveau et d’inattendu. Il était propriétaire d’esclaves, sans avoir la capacité nécessaire pour les bien tenir. Il ne pouvait parvenir à les gouverner par force, par crainte ou par ruse. Nous l’appelions rarement « notre maître, » mais ordinairement « le capitaine Auld, » et nous n’étions même guère disposés à lui donner ce titre. Je ne doute pas que notre conduite n’ait beaucoup contribué à le faire paraître gauche et par conséquent à le mettre de mauvaise humeur. Notre manque de considération pour lui a dû souvent bien l’embarrasser. Il voulait que nous l’appelassions « notre maître, » mais il manquait de la fermeté nécessaire pour nous y contraindre. Sa femme insistait pour nous y contraindre, mais en vain. Au mois d’août 1832, mon maître assista à une réunion de méthodistes en forme de camp, qui fut tenue sur le rivage de la baie, dans le comté de Talbot, et y reçut de fortes impressions religieuses. Je me flattais de la faible espérance que sa conversion l’engagerait à émanciper ses esclaves, ou du moins contribuerait à le rendre meilleur et plus humain qu’autrefois. Je fus trompé sous l’un et l’autre rapport. Cette conversion ne le porta ni à être plus humain envers ses esclaves, ni à les émanciper. Si la religion produisit aucun effet sur son caractère, ce fut pour le rendre plus cruel et plus détestable ; car je le trouvais bien pire après sa conversion qu’auparavant. Avant sa conversion, il s’appuyait sur sa propre dépravation pour lui servir en quelque sorte de bouclier dans sa barbarie sauvage ; mais après cet événement, il trouva dans la religion une sanction et un appui à sa cruauté comme propriétaire d’esclaves. Il affichait les plus grandes prétentions à la piété. Sa maison était une maison de prières. Il priait au matin, à midi et au soir. Il se distingua bientôt parmi ses compagnons qui l’élevèrent au rang de chef de classe et de moniteur. Il déploya une activité extrême dans ce qu’on appelle aux États-Unis les « Revivals » (sortes d’assemblées pour ranimer le zèle religieux) et se montra un instrument efficace entre les mains de l’église pour la conversion de plusieurs âmes. Sa maison était la maison adoptive des prédicateurs. Ils prenaient beaucoup de plaisir à y descendre, car quoiqu’il nous fît presque mourir de faim, il leur donnait en abondance de quoi se régaler. Il nous est arrivé d’y avoir trois ou quatre prédicateurs à la fois. Ceux qui y venaient le plus souvent pendant mon séjour, se nommaient M. Stocks, M. Ewery, M. Humphrey et M. Hickey. J’y ai aussi vu M. Georges Cookman. Nous autres esclaves, nous aimions ce M. Cookman. Il nous semblait être un brave homme. Nous étions persuadés qu’il avait employé son influence à engager M. Samuel Harrisson, propriétaire fort riche, à émanciper ses esclaves, et d’une manière quelconque, nous nous étions mis en tête qu’il travaillait à accomplir l’émancipation de tous les esclaves. Lorsqu’il était chez nous, on nous appelait toujours aux prières. Lorsque les autres s’y trouvaient, on nous y appelait aussi quelquefois, mais quelquefois on ne nous faisait pas venir. M. Cookman s’occupait de nous plus que les autres ministres. Il ne pouvait venir parmi nous sans laisser voir sa commisération pour nous, et quelque stupides que nous fussions, nous avions assez de sagacité pour nous en apercevoir.

Pendant mon séjour à Saint-Michel, il arriva qu’un jeune homme blanc, nommé M. Wilson, proposa de tenir une école du dimanche pour l’instruction de ceux des esclaves qui seraient disposés à apprendre à lire le Nouveau Testament. Nous ne nous réunîmes que trois fois, après quoi M. West et M. Fairbanks, tous deux chefs de classe, et plusieurs autres encore, vinrent fondre sur nous avec des bâtons et d’autres projectiles, nous chassèrent du local où nous étions, et nous défendirent de nous assembler de nouveau. Telle fut la fin de notre petite école du dimanche dans la pieuse ville de Saint-Michel.

J’ai déjà dit que mon maître trouvait dans la religion une sanction à ses actes de cruauté. Par exemple, je vais raconter un fait parmi plusieurs autres de nature à prouver la vérité de cette accusation. Je l’ai vu attacher une jeune femme boiteuse, et la fouetter sur les épaules nues avec une lourde peau de vache, au point que le sang rouge et chaud en découlait goutte à goutte. En justification de cet acte barbare, il citait le passage suivant des Écritures saintes. « Le serviteur qui a connu la volonté de son maître et qui ne s’est pas tenu prêt, et qui n’a point fait selon sa volonté, sera battu de plusieurs coups. »

Mon maître, après avoir ainsi déchiré à coups de fouet cette jeune fille, la retenait dans cette situation horrible pendant quatre ou cinq heures à la fois. Je sais personnellement qu’il lui est arrivé de l’attacher de bonne heure le matin et de la fouetter avant le déjeuner ; puis de la quitter pour aller à son magasin, de revenir pour dîner, et de la fouetter de nouveau, en la frappant sur les parties de son corps qui étaient déjà écorchées par les coups antérieurs de son fouet impitoyable. Voici comment s’explique cette cruauté envers Henriette. C’est qu’elle était presque incapable de travailler. Lorsqu’elle était encore enfant, elle était tombée dans le feu et en avait horriblement souffert. Elle avait eu les mains tellement brûlées dans cette occasion que, depuis, elle n’avait jamais pu s’en servir. Elle n’était guère propre qu’à porter de lourds fardeaux. Elle n’était donc pour mon maître qu’une source de dépenses ; et, comme l’avarice était son défaut dominant, la présence de cette malheureuse lui causait un mécontentement continuel. Il semblait désirer la mort de la pauvre fille. Un jour, il la donna à sa sœur, mais celle-ci ne se montra pas disposée à garder un cadeau inutile. Enfin, mon maître bienveillant, je cite ses propres paroles, « la mit à la porte, afin qu’elle eût à subvenir à ses propres besoins. » Voilà comment agissait un homme nouvellement converti. Il gardait la mère et expulsait la fille pour qu’elle eût à mourir de faim ! M. Thomas se trouvait au nombre des propriétaires pieux qui retiennent les esclaves dans les fers, uniquement dans le but charitable de « prendre soin d’eux. »

Mon maître et moi nous avions de fréquentes disputes. Il ne me trouvait pas du tout une humeur conforme à ses vues. La vie que j’avais menée dans la ville avait eu, disait-il, un effet pernicieux sur moi. Elle m’avait rendu propre à toute sorte de mal et incapable de faire rien de bon. Un de mes plus grands défauts était de laisser échapper son cheval, qui s’enfuyait alors à la ferme de son beau-père, située à cinq milles de Saint-Michel. Dans ce cas-là, j’avais à aller le chercher. J’avais une raison pour cette espèce de négligence ou plutôt de précaution ; c’est qu’on m’y donnait toujours quelque chose à manger. M. Guillaume Hamilton (c’était le beau-père de mon maître) donnait toujours assez à manger à ses esclaves. Je ne quittais jamais sa maison sans avoir de quoi satisfaire mon appétit, quelque motif que mon maître eût de désirer mon retour aussi vite que possible. Enfin, M. Thomas me dit qu’il était décidé à ne pas le supporter plus longtemps. Il y avait neuf mois que j’étais chez lui, et, pendant ce temps-là, il m’avait souvent fouetté avec rigueur, mais inutilement. Il me dit qu’il était résolu de m’envoyer quelque part, pour me faire dresser convenablement. Dans ce but, il me loua pour une année à un homme du nom d’Édouard Covey. Ce M. Covey était pauvre et ne possédait pas, mais louait seulement sa ferme. Il louait également les ouvriers qui cultivaient sa terre. M. Covey avait acquis une haute réputation dans l’art de dompter les jeunes esclaves, et cette réputation lui rapportait beaucoup. Elle lui fournissait le moyen de cultiver sa terre, en faisant beaucoup moins de dépense, qu’il n’aurait pu y parvenir sans une réputation de cette nature. Il y avait des propriétaires qui ne regardaient pas comme une grande perte de prêter à M. Covey leurs esclaves pendant une année, en considération de la manière dont il les façonnait, et sans aucune autre compensation. Il en résultait qu’il pouvait facilement se procurer l’assistance de jeunes esclaves. Outre les bonnes qualités naturelles de M. Covey, il avait l’avantage de faire profession de piété. C’était un béat, membre et chef de classe dans l’église méthodiste. Tout cela ajoutait du poids à sa réputation de « dompteur des esclaves. » J’étais au courant de tous ces faits, car je les tenais d’un jeune homme qui avait demeuré chez lui. Cependant, je vis ce changement avec plaisir ; car chez lui, du moins, j’étais certain d’avoir assez à manger, ce qui n’est pas une considération insignifiante pour un homme affamé.


CHAPITRE X.


Le premier janvier 1833, je quittai la maison de M. Thomas, pour aller demeurer chez M. Covey. Ce fut alors que j’eus à aller travailler dans les champs, pour la première fois de ma vie. Je me trouvai encore plus gauche dans mon nouvel emploi, qu’un petit paysan arrivé dans une grande ville. Il n’y avait qu’une semaine que j’étais chez M. Covey, lorsqu’il me fouetta d’une manière terrible, en faisant couler le sang de mon dos déchiré, et en traçant sur ma chair des sillons aussi larges que mon petit doigt. Voici les détails de l’affaire : Une des matinées les plus froides de janvier, M. Covey m’envoya de bonne heure dans la forêt chercher une voie de bois. Il me donna un attelage de bœufs encore indomptés. Il m’expliqua celui qui était le bœuf de droite, et celui qui était le bœuf de gauche. Il attacha ensuite le bout d’une grosse corde aux cornes du bœuf de droite, et me donna l’autre bout, en me disant que si les bœufs commençaient à courir, il fallait que je tirasse la corde en résistant de toute ma force. Je n’avais jamais conduit de bœufs auparavant : je m’y prenais donc très-gauchement. Cependant j’allai jusqu’au bord du bois sans beaucoup de difficulté. Arrivés à ce point-là, les bœufs eurent peur de quelque chose, et s’enfuirent en courant de toutes leurs forces, et en heurtant la charrette contre les arbres et sur les troncs, de la manière la plus épouvantable. Je m’attendais à chaque instant à me briser la tête contre les arbres. Enfin, après avoir couru ainsi à une distance considérable, ils renversèrent la charrette, la jetèrent violemment contre un arbre, et se précipitèrent dans un fourré épais. Je ne sais pas comment j’eus le bonheur d’échapper à la mort. J’étais tout seul, dans un bois épais, dans un endroit qui m’était inconnu ; ma charrette renversée et brisée ; mes bœufs embarrassés parmi les jeunes arbres, et personne pour m’aider. Après de grands efforts, je parvins à relever ma charrette, à dégager mes bœufs, et à les atteler de nouveau à la charrette. Je m’avançai ensuite vers l’endroit où j’avais coupé du bois la veille, et je mis sur ma charrette une lourde charge de bois, car je pensais ainsi dompter mes bœufs. Je me mis ensuite en route, pour retourner à la maison, après avoir employé ainsi la moitié de la journée. Je sortis sans accident du bois, et je sentis alors que j’étais hors de danger. Je fis arrêter mes bœufs pour ouvrir la barrière. En ce moment, même avant que j’eusse pu ressaisir la corde, les bœufs prirent de nouveau leur élan, se précipitèrent à travers la barrière, l’entraînèrent entre la roue et le corps de la charrette, et la brisèrent en morceaux. Quant à moi-même, je fus presque écrasé contre le poteau et la barrière. Ainsi, dans une même journée, j’échappai deux fois à la mort, par le plus grand des hasards. À mon retour, je racontai à M. Covey tout ce qui s’était passé, et comment l’accident était arrivé. Il m’ordonna de retourner aussitôt au bois ; je lui obéis, et il me suivit. Je venais d’arriver à l’entrée du bois, lorsqu’il s’approcha de moi, m’ordonna d’arrêter la charrette, et me dit qu’il allait m’enseigner à perdre mon temps et à briser les barrières. Ensuite il alla à un grand arbre à gomme, coupa avec sa hache trois longues houssines, et après les avoir ébranchées avec son couteau de poche, il m’ordonna d’ôter mes habits. Je ne lui répondis pas, mais je restai immobile ; il répéta son ordre avec le même résultat. Enfin il s’élança sur moi, avec la férocité d’un tigre, déchira mes habits, et me fouetta jusqu’à ce qu’il eût usé ses houssines, et qu’il m’eût sillonné le dos de meurtrissures si cruelles, que les marques en restèrent visibles pendant longtemps. Ce mauvais traitement fut le premier d’un grand nombre d’autres du même genre, et qui provenaient de causes semblables.

Je demeurai chez M. Covey pendant une année ; il se passa à peine une semaine des premiers six mois sans qu’il me fouettât ; j’avais presque toujours le dos endolori. Ma gaucherie servait d’excuse à sa cruauté. Il nous accablait de travail, à tel point que nous n’aurions pu en endurer davantage. Nous nous levions avant le jour ; nous donnions à manger à nos chevaux ; et dès que la lumière commençait à poindre, nous partions pour les champs avec nos houes et nos charrues. M. Covey nous donnait assez de nourriture, mais à peine assez de temps pour la manger. Nous avions souvent moins de cinq minutes pour prendre nos repas. Nous étions souvent aux champs depuis l’aube du jour, jusqu’à ce que le dernier rayon eût disparu ; et dans la saison du fourrage, il nous arrivait souvent d’être encore dans les champs à minuit, occupés à botteler.

M. Covey y était avec nous. Voici comment il s’y prenait pour résister à tant de fatigue : il passait la plupart de ses après-midis au lit ; il en sortait rafraîchi et reposé le soir, prêt à nous stimuler à l’aide de ses paroles, de son exemple, et souvent de son fouet. M. Covey se trouvait parmi le petit nombre des propriétaires d’esclaves qui savent se servir de leurs mains, et qui en font réellement usage pour travailler. C’était un homme extrêmement laborieux ; il savait par sa propre expérience ce dont un homme ou un garçon était capable en fait de besogne ; il n’y avait pas moyen de le tromper. L’ouvrage se faisait en son absence presque aussi bien qu’en sa présence ; car il avait l’art de nous faire sentir qu’il était toujours au milieu de nous. Afin d’atteindre ce but, il avait contracté l’habitude de venir nous surprendre. Il était rare qu’il s’approchât ouvertement de l’endroit où nous travaillions, s’il pouvait le faire en secret : il visait sans cesse à fondre parmi nous à l’improviste. Il était si rusé que nous l’appelions « le serpent. » Lorsque nous étions au travail dans un champ de blé, il s’avançait quelquefois en rampant sur les mains et sur les genoux pour éviter d’être découvert, et se levait tout à coup au milieu de nous, en s’écriant : « Ha ! ha ! Allons ! allons ! Avancez ! avancez ! » Puisque tel était son mode d’attaque, il n’était jamais sûr pour nous de nous reposer un instant. Ses approches ressemblaient à celles d’un voleur dans la nuit ; il nous semblait être toujours prêt ; il était sous les arbres, derrière tous les troncs, dans tous les buissons et à toutes les fenêtres de la plantation. Il montait quelquefois à cheval, comme pour aller à Saint-Michel, qui était à la distance de sept milles ; une demi-heure après, on pouvait le voir blotti dans un coin de la palissade, et occupé à surveiller tous les mouvements des esclaves. Il lui fallait, pour l’exécution de ce dessein, laisser son cheval attaché dans les bois. En outre il s’approchait de nous quelquefois, pour nous donner des ordres, comme s’il était sur le point de partir pour faire un long voyage, après quoi il nous tournait le dos, et faisait semblant d’aller se préparer à la maison ; mais avant d’avoir fait la moitié de la route, il revenait tout à coup sur ses pas, se traînait dans le coin d’une palissade, ou derrière un arbre, et de là nous surveillait jusqu’au coucher du soleil.

Tromper ! voilà quel était le fort de M. Covey. Il consacrait sa vie à projeter et à exécuter les déceptions les plus infâmes ; tout ce qu’il avait acquis en fait de savoir ou de religion, il le faisait servir d’instrument à cette disposition à la tromperie ; il semblait se croire capable de tromper le Tout-Puissant lui-même ; il faisait une courte prière le matin, et une longue prière le soir ; et quelque extraordinaire que cela puisse paraître, il y avait certaines occasions où il aurait été difficile de trouver un homme qui eût l’air plus dévot que lui. Les exercices de piété qui avaient lieu dans sa famille, commençaient toujours par un chant religieux ; et comme il n’était pas bon chanteur lui-même, il m’imposait ordinairement le devoir d’entonner l’hymne. Il lisait les paroles, et me faisait ensuite signe de commencer ; quelquefois je lui obéissais, et quelquefois non ; un refus de ma part produisait presque toujours une grande confusion. Alors, afin de se montrer indépendant de moi, il commençait l’hymne, et la continuait de la manière la plus discordante. Lorsqu’il avait l’esprit ainsi troublé, il priait avec une ferveur extraordinaire : le misérable ! Telles étaient sa disposition et son aptitude à tromper, que je crois en vérité qu’il lui arrivait quelquefois de se tromper lui-même, au point d’avoir la conviction solennelle qu’il était un adorateur sincère du Très-Haut, — et cela se passait dans le temps où l’on peut dire qu’il était coupable de forcer une esclave qui lui appartenait à commettre le crime de l’adultère. Je crois devoir dévoiler ici les détails de cet acte de corruption et de perversité, quelque dégoûtants qu’ils soient. M. Covey était pauvre ; il venait de s’établir pour son compte. Il n’avait pas les moyens d’acheter plus d’une esclave. Chose horrible, mais vraie ! il acheta cette esclave dans le même but qu’on achète une jument poulinière. Cette femme s’appelait Caroline, M. Covey l’acheta à un M. Thomas Lowe, qui demeurait à environ six milles de Saint-Michel. Pour mettre le comble à cette transaction infâme, il loua à M. Samuel Harrison un esclave marié, qui fut arraché des bras de sa femme légitime, et contraint de vivre comme s’il eût été l’époux de cette malheureuse Caroline !!! — Le hasard voulut qu’elle donnât le jour à des jumeaux. La joie de Covey et de sa femme ne connut point de bornes ; ils furent l’un et l’autre aux petits soins pour Caroline pendant ses couches. Rien n’était trop bon pour elle ; rien ne leur coûtait pour lui être agréables. Ils voyaient dans les deux enfants de cette femme une augmentation à leur fortune.

S’il y a eu une époque de ma vie, où j’aie eu à boire jusqu’à la lie dans la coupe amère de l’esclavage, ce fut pendant les premiers six mois de mon séjour avec M. Covey. Il nous forçait de travailler dans tous les temps ; il ne faisait jamais ni trop chaud, ni trop froid ; la pluie, la grêle, la neige, le vent n’étaient jamais trop violents pour nous empêcher d’aller aux champs. L’ouvrage ! l’ouvrage ! l’ouvrage n’était guère plus l’ordre du jour que de la nuit. Les jours les plus longs étaient trop courts à son gré, et les nuits les plus courtes lui paraissaient trop longues. J’étais assez difficile à gouverner, lors de mon arrivée chez lui, mais quelques mois de cette discipline-là suffirent pour me rendre plus docile. M. Covey réussit à me dompter : Hélas ! corps, âme, esprit, tout en moi était dompté ! ma vivacité naturelle avait disparu ; mon intelligence était dans un état de langueur ; le goût de la lecture s’était éteint en moi ; l’étincelle joyeuse qui animait autrefois mon regard cessa de briller ; la sombre nuit de l’esclavage m’enveloppa ; ce fut ainsi qu’un homme fut complètement changé en brute.

Je n’avais de loisir que le dimanche ; je passais ce jour-là dans une stupeur semblable à celle des bêtes, entre le sommeil et la veille, sous un grand arbre. Quelquefois je me levais, un éclair énergique de liberté traversait les ténèbres de mon esprit, accompagné d’une faible lueur d’espérance qui brillait un moment, et puis s’évanouissait. Je retombais à terre, et je me remettais à déplorer ma misérable position. J’étais quelquefois porté à me tuer moi-même, après avoir tué Covey, mais un mélange d’espérance et de crainte m’en empêchait. Mes souffrances dans cette plantation me paraissent maintenant un songe plutôt qu’une triste réalité.

Notre maison était située à quelques verges de la baie de Chesapeake, dont la vaste surface était toujours blanchie par les voiles de bâtiments venus de tous les quartiers du globe. Ces beaux navires avec leurs ailes d’un blanc pur, ces objets de l’admiration des hommes libres, étaient pour moi comme des revenants, enveloppés de linceuls funèbres, qui étaient venus exprès pour me tourmenter et pour m’effrayer, en éveillant en moi mille réflexions sur ma misérable destinée. Souvent dans la profonde tranquillité d’un dimanche d’été, je suis resté seul sur les hautes rives de cette majestueuse baie ; et j’ai suivi avec un cœur triste et les yeux pleins de larmes la multitude innombrable de voiles qui fuyaient vers le vaste océan. Ce spectacle ne manquait jamais de me toucher profondément. Mes pensées se frayaient un passage ; et sans avoir d’autre auditeur que le Tout-Puissant, voici comment j’exhalais l’amertume de mon âme d’une manière rude, dans une apostrophe à la multitude de vaisseaux en mouvement :

« Les câbles qui vous retenaient sont détachés, vous voilà libres ! moi, je reste accablé du poids de mes chaînes, moi, je suis esclave ! Vous vous avancez gaiement au gré de la douce brise ; moi, je me traîne tristement devant le fouet sanglant ! Vous, vous êtes les anges de la liberté ; vos ailes rapides vous emportent autour du globe ; moi, je gémis dans des entraves de fer ! Oh ! que je voudrais être libre ! Oh ! que je voudrais être sur un de vos ponts magnifiques, et sous la protection de vos ailes ! Hélas ! entre moi et vous coulent les eaux troublées. Éloignez-vous ! avancez ! Oh ! que ne puis-je vous imiter ! Si je pouvais nager ! si je pouvais voler ! Oh ! pourquoi suis-je né un homme dont on a fait une brute ! Le joyeux navire est parti ; il a disparu dans le lointain obscur. Moi, je suis laissé dans les tourments affreux d’un esclavage interminable. Oh ! mon Dieu ! sauve-moi ! Oh ! mon Dieu ! délivre-moi ! Fais que je sois libre ! Y a-t-il un Dieu ? Pourquoi suis-je esclave ? Je m’enfuirai. Je ne veux pas supporter plus longtemps la servitude. Qu’on me rattrape, qu’on ne me rattrape pas, je l’essaierai. Autant mourir d’une manière que d’une autre. Je n’ai qu’une vie à perdre. J’aime autant être tué en courant, que de mourir debout. Oh ! quand j’y pense ! Cent milles au nord, et me voilà libre ! Faut-il l’essayer ? Oui, avec l’aide de Dieu je veux en faire la tentative. Dois-je vivre et mourir esclave ? Non, non ! Ce ne sera pas ! Je m’embarquerai. Cette baie même me portera aux lieux où est la liberté. J’ai remarqué que les bateaux à vapeur prenaient la direction du nord-est, en quittant la pointe du nord. Je suivrai la même route, et quand je serai arrivé à l’extrémité de la baie, j’abandonnerai mon canot à la merci des flots, et je marcherai tout droit à travers Delaware jusque dans la Pennsylvanie. Lorsque je m’y trouverai, je n’aurai pas besoin d’un passe-port ; je pourrai voyager sans être interrompu. Qu’une occasion se présente, je pars, quoi qu’il arrive. Cependant, je tâcherai de supporter le joug. Je ne suis pas le seul esclave qu’il y ait au monde. Pourquoi me désespérer ? Je puis endurer autant que les autres. En outre, je ne suis qu’un adolescent, et tous les garçons du même âge sont soumis à quelqu’un. Il se peut que mes maux dans l’esclavage ne fassent qu’augmenter mon bonheur quand je serai libre. Un meilleur temps approche ! »

C’est ainsi que je pensais ; c’est ainsi que je me parlais à moi-même ; dans certains moments, j’éprouvais des transports qui allaient jusqu’à la folie ; dans d’autres je tâchais de me résigner à mon misérable sort.

J’ai déjà fait connaître que ma condition pendant les premiers six mois de mon séjour chez M. Covey, avait été bien plus pénible que pendant les derniers six mois. Les circonstances qui amenèrent un changement dans les manières de M. Covey à mon égard, forment une époque dans mon humble histoire. Mes lecteurs ont vu comment d’un homme on faisait un esclave ; ils vont voir comment un esclave devint un homme. Un des jours les plus chauds du mois d’août 1833, Guillaume Smith, Guillaume Hughes, un esclave du nom d’Éli, et moi-même, nous étions occupés à vanner le grain. Hughes ôtait le blé vanné de devant le van, Éli le tournait, Smith le remplissait, et moi j’y portais le blé. Ce travail était simple, et exigeait plutôt de la force que de l’intelligence ; cependant il devenait bientôt fatigant pour quelqu’un qui n’y était pas accoutumé.

À environ trois heures, il me fut impossible de continuer : la force me manqua ; un mal de tête violent me saisit, accompagné de vertiges ; je tremblais de tous mes membres. Comme je prévoyais ce qui ne manquerait pas d’arriver, je redoublai d’efforts, sentant bien qu’il ne fallait pas arrêter l’ouvrage. Je me tins debout aussi longtemps qu’il me fut possible de me traîner en chancelant jusqu’à la trémie avec du grain. Enfin, je ne pus pas y résister davantage : je tombai, et je sentis comme un poids immense qui me retenait à terre. Le van s’arrêta forcément, car chacun avait son propre ouvrage à faire ; pas un ne pouvait s’occuper de celui d’un autre, et continuer le sien en même temps.

M. Covey était à la maison, à environ cent verges de la cour où nous travaillions. Dès qu’il cessa d’entendre le bruit du van, il quitta la maison et s’approcha de nous. Il se hâta de s’informer de ce qui s’était passé. Guillaume lui répondit que j’étais malade, et qu’il n’y avait personne pour apporter le grain au van. J’étais alors parvenu à me traîner à côté du poteau de la palissade qui entourait la cour, dans l’espérance de trouver quelque soulagement à mes souffrances en me mettant à l’abri du soleil. Il demanda alors où j’étais. Un des ouvriers lui indiqua l’endroit où j’étais couché. Après m’avoir regardé pendant quelques moments, il s’informa de ce que j’avais. Je lui répondis de mon mieux, car j’avais à peine assez de force pour parler. Alors il eut la cruauté de me donner un coup de pied dans le côté, et m’ordonna de me lever. Je tâchai de le faire, mais je retombai après un vain effort. Il me donna un second coup de pied et réitéra son ordre. Je tâchai encore de me lever, et je parvins à me tenir debout ; mais en me penchant pour prendre le baquet dont je me servais pour remplir le van, je chancelai encore et tombai. Pendant que j’étais dans cette situation, M. Covey saisit l’instrument dont Hughes se servait pour mesurer le demi-boisseau, m’en asséna un coup violent sur la tête, et me fit une grande blessure d’où le sang coula abondamment. Il m’ordonna en même temps de me lever, mais je ne fis aucun effort pour lui obéir, car j’étais résolu de le laisser faire tout ce qu’il voudrait. Malgré la violence de ce coup, ma tête ne tarda point à aller un peu mieux. M. Covey m’avait abandonné à mon sort. Ce fut alors que, pour la première fois, je résolus d’aller trouver mon maître, de lui faire ma plainte, et d’implorer sa protection. Il fallait, pour cela, faire cet après midi même sept milles à pied, ce qui dans l’état pénible où je me trouvais était une entreprise bien difficile à exécuter. Je me sentais d’une faiblesse extrême, qui provenait autant des coups que j’avais reçus que de la forte indisposition dont je venais d’être atteint. Cependant je me tins prêt à profiter de l’occasion, et tandis que Covey avait les yeux tournés dans une autre direction, je partis pour Saint-Michel. Je parvins à franchir une distance considérable sur la route des bois, avant que Covey me découvrît. Dès qu’il m’aperçut, il me cria de revenir, et me menaça du châtiment le plus sévère si je ne lui obéissais pas. Je ne tins compte ni de ses menaces ni de ses cris, et je m’avançai vers les bois aussi vite que ma faiblesse me le permettait. Comme je craignais qu’il ne me rejoignît si je suivais la grande route, je pris à travers les bois, en m’éloignant assez de la route, pour éviter d’être découvert, et en m’en tenant assez près pour ne pas m’égarer. Je n’étais pas allé loin quand le peu de force qui me restait m’abandonna encore. Il me fut impossible de marcher plus longtemps. Je tombai à terre et j’y restai pendant quelque temps. Le sang coulait encore lentement de la blessure que j’avais reçue à la tête. Je me figurai que j’allais mourir d’hémorragie, et je pense bien que j’en serais mort en effet, si le sang ne s’était pas coagulé dans mes cheveux au point de fermer la blessure. Après y être resté pendant à peu près trois quarts d’heure, je fis un nouvel effort, et me remis en route à travers les marais et les broussailles, sans chaussures et nu-tête, en me déchirant les pieds presque à chaque pas. Après sept milles de marche, que je n’avais pu faire en moins de cinq heures, j’arrivai enfin au lieu où était le magasin de mon maître. Mon air avait quelque chose de si déplorable, qu’il fallait avoir un cœur de fer pour n’en être pas touché. Depuis la tête jusqu’aux pieds, j’étais couvert de sang. J’avais les cheveux tout souillés de poussière et de sang, et ma chemise était également ensanglantée. Mes jambes et mes pieds, déchirés en divers endroits par les broussailles et les épines, étaient aussi couverts de sang. En un mot, j’avais l’air d’un homme qui s’était échappé, non sans peine, d’un antre de bêtes sauvages. Tel fut l’état dans lequel je me présentai à mon maître, en le priant de vouloir bien interposer son autorité pour ma protection. Je lui racontai les circonstances aussi bien que possible, et il me sembla, tandis que je parlais, remarquer que certaines parties de mon récit le touchaient. Il se promenait alors dans l’appartement, en disant qu’il supposait que j’avais dû faire quelque chose pour le mériter, et en tâchant de justifier M. Covey. Il me demanda ce que je voulais. Je lui répondis que je voulais qu’il m’accordât la grâce de demeurer ailleurs ; que si j’étais forcé de retourner avec M. Covey, ce ne serait que pour mourir ; que Covey me tuerait certainement, et qu’il était en beau chemin pour cela. M. Thomas se moqua de la supposition qu’il y eût le moindre danger que M. Covey me tuât. Il dit qu’il connaissait M. Covey, que c’était un brave homme, et qu’il ne pouvait songer à me retirer d’entre ses mains ; que, s’il le faisait, il perdrait les gages de l’année entière ; que j’appartenais à M. Covey pour un an, qu’il fallait que je retournasse chez lui, quoi qu’il dût arriver ; et il finit par me conseiller de ne plus le tourmenter de mes sottes plaintes, ou bien qu’il se chargerait lui-même de me faire mon affaire. Après m’avoir ainsi menacé, il me donna une bonne dose de médecine, en me disant que je pouvais rester à Saint-Michel pendant cette nuit-là (car il était alors bien tard) ; mais à condition de retourner de bonne heure le lendemain matin chez M. Covey. Il répéta que si je ne le faisais pas, il me ferait mon affaire, ce qui signifiait sans doute qu’il me fouetterait lui-même. Je passai la nuit chez mon maître, et selon ses ordres, je partis pour retourner chez Covey le lendemain matin (c’était un samedi), le corps épuisé et l’esprit abattu. Il ne me donna ni à souper le soir, ni à déjeuner le matin. J’arrivai chez M. Covey à environ neuf heures, et, au moment où je montais par-dessus la palissade qui séparait les champs de Mme Kemp des nôtres, Covey sortit avec sa peau de vache pour m’en frapper. Je réussis à gagner le champ de blé avant qu’il pût m’atteindre, et grâce au blé qui était très-haut, il me fut possible de me cacher.

Il semblait être transporté de colère, et me chercha pendant longtemps. Ma conduite était inexplicable à ses yeux. Enfin, il abandonna cette vaine poursuite, et pensant, je le suppose du moins, qu’il faudrait bien que je revinsse chez lui pour avoir à manger, il ne voulut pas se donner plus longtemps la peine de me chercher. Je passai la plus grande partie de la journée dans les bois, avec l’alternative devant moi de retourner chez M. Covey et de mourir sous les coups de fouet, ou de rester dans les bois et de mourir de faim. Cette nuit-là, je rencontrai par hasard Sandy Jenkins, esclave que je connaissais un peu. Cet homme était marié à une femme libre, qui demeurait à peu près à quatre milles de chez M. Covey ; et, comme c’était le samedi, il était en route pour aller la voir. Je lui expliquai ma situation, et il eut la bonté de m’inviter à l’accompagner chez lui. J’acceptai son offre ; nous causâmes de toutes les circonstances de cette affaire, et je lui demandai des conseils sur le parti que j’avais à prendre. Je trouvai dans Sandy un sage conseiller. Il me répondit avec une grande solennité qu’il fallait que je retournasse chez M. Covey, mais qu’avant mon départ, il était à propos de l’accompagner dans une autre partie du bois, où il y avait une certaine racine qui avait une vertu singulière. Il m’assura que si j’en portais sur moi, en ayant soin de la tenir toujours du côté droit, il en résulterait que ni M. Covey, ni aucun autre homme blanc ne pourrait me fouetter. Il m’assura qu’il avait porté un morceau de cette racine plusieurs années, et que tout ce temps-là, il n’avait jamais reçu un seul coup, et qu’il s’attendait bien à ne pas en recevoir un tandis qu’il la garderait. L’idée que l’action de porter une racine dans ma poche pût produire un pareil effet, me parut ridicule ; je rejetai donc d’abord sa proposition ; voyant que je n’étais pas disposé à porter sa fameuse racine, Sandy me représenta la nécessité de le faire, avec beaucoup de chaleur, en me disant que cette précaution ne pourrait me faire de mal, si elle ne me faisait pas de bien. Alors, pour lui plaire, je pris la racine, et, selon ses instructions, je la portai du côté droit. C’était un dimanche matin. Je me mis en route pour retourner à la maison de M. Covey, et, en entrant dans la cour, la première personne que j’aperçus, ce fut lui ; il sortait en ce moment pour aller à l’église. Il me parla avec une grande bonté, me pria de chasser les cochons loin de l’endroit où ils se trouvaient, et continua sa marche. Cette conduite singulière de M. Covey me fit croire qu’il y avait en vérité quelque vertu dans la racine que Sandy m’avait donnée ; un autre jour que le dimanche, je n’aurais pu attribuer cette conduite qu’à l’influence de cette racine, et, malgré tout, j’étais à demi disposé à croire qu’il y avait dans la racine quelque chose de plus que je ne l’avais imaginé d’abord. Tout alla bien jusqu’au lundi matin. Alors la vertu de la racine fut mise à une rude épreuve. Longtemps avant le jour, on m’appela pour aller étriller les chevaux et leur donner à manger. J’obéis avec empressement. Pendant que j’étais ainsi occupé et que je jetais en bas le foin du grenier, M. Covey entra dans l’écurie avec une longue corde ; profitant du moment où je me trouvais à moitié hors du grenier, il me saisit par les jambes, et se mit à les attacher. Dès que je m’aperçus de ce qu’il allait faire, je fis un bond soudain, et comme il me tenait les jambes, je tombai étendu de mon long par terre. M. Covey pouvait alors s’imaginer qu’il était maître de moi, et qu’il dépendait de lui de faire de moi ce qu’il voulait. Mais, dans ce moment-là (d’où me vint cette inspiration ? je ne saurais le dire !), je résolus de me battre avec lui, et, sans perdre de temps, pour mettre cette idée à exécution, je saisis Covey par la gorge et me levai. Il ne me lâcha point, et moi je tins bon. Ma résistance était tellement inattendue, que Covey en parut pour ainsi dire frappé de stupeur. Il tremblait comme une feuille. Sa frayeur m’encouragea, et je le serrai vigoureusement au point que je fis couler le sang dans les endroits que je pressais du bout de mes doigts. M. Covey appela Hughes à son secours. Celui-ci vint, et tandis que Covey me tenait, il essaya de m’attacher la main droite. Je profitai d’une occasion favorable pour lui allonger un violent coup de pied au-dessous des côtes. Ce coup suffit pour me débarrasser de Hughes, qui me laissa seul avec M. Covey. Ce dernier en ressentit l’effet, car lorsqu’il vit Hughes se plier de douleur, il perdit courage. Il me demanda si j’allais persister dans ma résistance. Je lui répondis que oui, quelles qu’en dussent être les conséquences ; qu’il m’avait traité comme une brute depuis six mois, et que j’étais bien décidé à ne plus le supporter. Après avoir entendu ma réponse, il tâcha de m’entraîner vers un bâton qui était à la porte de l’écurie. Il voulait s’en emparer pour m’assommer. Mais au moment où il se penchait pour le prendre, je le saisis au collet par les deux mains, et le renversai à terre par une secousse soudaine. À cet instant-là, Guillaume arriva. Covey lui cria de venir à son secours. Guillaume demanda ce qu’il fallait faire. « Viens le saisir ! viens le saisir ! » lui dit Covey. Guillaume lui répliqua que son maître l’avait loué pour travailler et non pas pour aider à me battre ; là-dessus, il nous laissa Covey et moi finir notre combat sans s’en mêler. Il dura près de deux heures. Enfin Covey, tout hors d’haleine, me lâcha, en me disant que si je ne lui avais pas résisté, il ne m’aurait pas fouetté la moitié autant qu’il l’avait fait. La vérité est qu’il ne m’avait pas fouetté du tout. Selon moi, il avait eu le dessous dans cette lutte, car il ne m’avait pas fait saigner, tandis que son sang avait coulé. Pendant les six mois suivants que je passai chez M. Covey, il ne leva pas même son petit doigt contre moi dans un accès de colère. Il disait quelquefois qu’il ne voulait pas m’empoigner de nouveau. « Non, me disais-je en moi-même, vous faites bien, car vous vous en tireriez plus mal que la dernière fois. » Le combat avec M. Covey fut une circonstance décisive, et pour ainsi dire la crise de ma carrière d’esclave. Il ralluma en moi la flamme mourante de l’amour de la liberté, et ranima dans mon cœur le sentiment de ma dignité d’homme. Il fit revenir cette confiance en moi-même qui avait disparu, et m’inspira de nouveau la résolution d’être libre. Le transport de joie que mon triomphe m’avait causé, était une ample compensation à tout ce qui pouvait s’ensuivre, à la mort même. Il n’y a que l’esclave qui a repoussé par la force le bras sanglant de son oppresseur, qui puisse comprendre la profonde satisfaction que j’éprouvais. Ce que je sentais ne ressemblait à rien de ce que j’avais senti auparavant. C’était comme une glorieuse résurrection du tombeau de l’esclavage au ciel de la liberté. Mon énergie, longtemps abattue, se releva, ma lâcheté disparut, une audace qui allait jusqu’à la provocation, prit sa place, et ma résolution fut définitivement arrêtée. À partir de ce moment-là, je pouvais bien être un esclave quant à la forme, je ne pouvais plus être un esclave en réalité. Je n’hésitai pas à donner à entendre que tout homme blanc qui se proposerait de me fustiger aurait aussi à me tuer. Dès lors il ne m’arriva plus d’être fouetté dans les règles, et pourtant je restai esclave pendant quatre ans de plus. J’eus à soutenir plusieurs combats, il est vrai, mais je ne reçus jamais un seul coup de fouet.

Une chose qui, pendant longtemps, fut pour moi un sujet de surprise, c’est que M. Covey ne m’eût pas fait saisir immédiatement par le constable, et entraîner au poteau où l’on fustigeait les esclaves rebelles, afin de m’y faire fouetter, selon la loi, pour le crime d’avoir osé lever la main contre un blanc, à mon corps défendant. La seule explication que je puisse en donner ne me satisfait pas complètement moi-même ; toutefois, je vais la donner telle qu’elle est. M. Covey jouissait d’une réputation extraordinaire comme surveillant du premier mérite, et comme dompteur de nègres. Cette réputation, qui était pour lui de la plus grande importance, se trouvait en danger ; et s’il m’avait envoyé, moi, jeune homme d’environ seize ans, au poteau public, pour m’y faire châtier, il l’aurait perdue à jamais ; ainsi, pour la conserver, il me laissa échapper à ce mode de punition.

L’expiration du terme pendant lequel je devais rester au service de M. Édouard Covey arriva le jour de Noël 1833. La semaine qui se trouve entre Noël et le jour de l’an est accordée aux esclaves à titre de vacances ; aussi n’exigeait-on de nous aucun travail, si ce n’est que nous avions à donner à manger aux bestiaux, et à en prendre soin. Nous considérions ce temps comme nous appartenant, grâce à nos maîtres ; ainsi nous en usions, ou nous en abusions, presque à notre gré. Ceux qui avaient des familles à quelque distance, obtenaient ordinairement la permission de passer ces six jours avec elles. Il y avait différentes manières de passer ce temps de repos. Ceux d’entre nous qui étaient tempérants, rangés, laborieux et réfléchis, s’occupaient à faire des balais à blé, des nattes, des colliers pour les chevaux, et des paniers ; une autre classe passait son temps à la chasse aux lièvres et autres animaux. Mais la grande majorité s’occupait à divers jeux, tels que la balle, la lutte, les courses à pied ; ou bien, s’amusait à jouer du violon, à danser et à boire du whisky ; ce dernier passe-temps était, de beaucoup, celui qui plaisait le plus à nos maîtres. À leurs yeux, tout esclave qui voulait travailler pendant le temps des vacances, méritait à peine d’en avoir. Il s’exposait à passer pour un esclave qui rejetait la faveur de son maître. On considérait comme un déshonneur de ne pas être ivre à Noël, et on regardait comme très-paresseux, celui qui n’avait pas mis de côté assez d’argent pendant le cours de l’année, pour se procurer une provision suffisante de whisky pendant les fêtes de Noël.

Tout ce que je sais de l’effet de ces vacances sur les esclaves, me fait croire qu’elles sont au nombre des moyens les plus efficaces qui soient au pouvoir des propriétaires, pour réprimer tout esprit d’insurrection. Si ces derniers supprimaient tout d’un coup cet usage, il en résulterait (je n’en ai aucun doute) une rébellion immédiate parmi les esclaves. Ces vacances servent de conducteurs ou de soupapes, pour laisser échapper l’esprit de rébellion de l’humanité souffrante et enchaînée. Si elles n’existaient pas, l’esclave serait réduit au désespoir le plus violent ; malheur au propriétaire, le jour qu’il essaiera d’empêcher ou de supprimer l’action de ces conducteurs ! Je l’avertis qu’en pareil cas il éclatera au milieu d’eux, un esprit qui sera plus à craindre que le tremblement de terre le plus épouvantable.

Ces vacances sont une partie de la fraude, de l’injustice et de l’inhumanité grossières que l’esclavage renferme. C’est, dit-on, une coutume établie par la bienveillance des propriétaires, mais je n’hésite pas à déclarer que c’est tout simplement le résultat de l’égoïsme et une des ruses les plus funestes mises en pratique, au détriment des esclaves opprimés. S’ils accordent ce temps à ces malheureux, ce n’est point parce qu’ils n’aiment pas à les faire travailler à cette époque, mais parce qu’il y aurait du danger à les en priver. La preuve de cette assertion se trouve dans ce fait : que les propriétaires aiment que leurs esclaves passent leurs vacances de telle manière, qu’ils les voient finir avec autant de plaisir qu’ils en ont eu à les voir commencer. Il semble qu’ils aient pour but de dégoûter leurs esclaves de la liberté, en les plongeant dans tout ce que la licence et la débauche ont de plus bas et de plus abject. Par exemple, les propriétaires ne se contentent pas de voir avec plaisir leurs esclaves s’enivrer de leur propre gré, mais ils ont recours à plusieurs moyens différents pour les engager à boire. Voici un de leurs stratagèmes : ils font des paris sur leurs esclaves, pour savoir lequel peut boire la plus grande quantité de whisky sans s’enivrer ; de cette manière, ils réussissent à entraîner une multitude de ces malheureux à boire avec excès. Ainsi, quand l’esclave lui demande une liberté vertueuse, le propriétaire rusé, profitant de son ignorance, le trompe en lui accordant une dose de dissipation vicieuse, qu’il a eu l’art de désigner du nom de liberté. La plupart d’entre nous avalaient ce breuvage trompeur, et le résultat en était tel que l’on pouvait bien se l’imaginer d’avance. Plusieurs étaient portés à croire qu’il n’y avait guère à choisir entre la liberté et l’esclavage. Nous sentions avec raison qu’il valait presque autant être esclaves de l’homme que de l’ivrognerie. Ainsi, à la fin de nos vacances, nous nous relevions avec effort de la fange de la débauche, nous respirions lentement, et nous marchions aux champs, en sentant, après tout, une espèce de joie à sortir de ce que la tromperie de notre maître nous avait fait prendre pour la liberté, et à nous rejeter dans les bras de l’esclavage.

J’ai dit plus haut que cette coutume-là est une partie du système entier de fraude et d’inhumanité que présente l’esclavage, et c’est vrai. On étend à d’autres choses le moyen employé pour dégoûter l’esclave de la liberté, en ne lui en faisant voir que l’abus. Par exemple, supposons qu’un esclave aime la mélasse, et en vole. Que fait son maître ? Il va à la ville, en achète une grande quantité, revient, prend son fouet, et ordonne à son esclave de manger de la mélasse, jusqu’à ce que le pauvre misérable s’en dégoûte au point d’avoir envie de vomir, rien qu’à en entendre parler. On se sert du même procédé pour obliger les esclaves à ne pas demander plus de nourriture que la quantité qui leur est régulièrement allouée. Voici comment on s’y prend. Un esclave mange sa portion et en demande davantage. Son maître se met en colère ; toutefois, il ne veut pas le renvoyer sans lui accorder un supplément de nourriture. Comment sortir d’embarras ? Il lui en donne plus qu’il ne lui en faut et le force à la manger dans un temps fixé. Ensuite, si le pauvre esclave se plaint d’en avoir trop, et de ne pouvoir plus manger, on lui dit qu’il n’est content ni rassasié, ni à jeun, et on le fouette parce qu’il est difficile à satisfaire. J’ai une multitude d’exemples pour prouver le même principe de conduite, qui proviennent de mes propres observations, mais je pense que ceux que j’ai cités sont suffisants. C’est une manière d’agir très-commune.

Le 1er janvier 1834, je quittai M. Covey, pour aller demeurer chez M. Guillaume Freeland, dont l’habitation se trouvait à peu près à trois milles de Saint-Michel. Je trouvai dans ce dernier un homme tout différent du premier. Quoiqu’il ne fût pas riche, il était ce qu’on peut appeler un monsieur instruit du sud. M. Covey, au contraire, était, comme je l’ai montré, expert dans l’art de dompter les nègres, et de surveiller les esclaves. Celui-là, quoique propriétaire, semblait avoir un certain degré de respect pour l’honneur, pour la justice et pour l’humanité. Celui-ci paraissait entièrement inaccessible à de pareils sentiments. M. Freeland avait, sans doute, plusieurs des défauts qui sont propres aux propriétaires, tels que l’emportement et la mauvaise humeur ; mais il faut que je lui rende la justice de dire qu’il était tout à fait exempt des vices dégradants auxquels M. Covey s’abandonnait constamment. L’un était ouvert et franc, et nous savions toujours où le trouver ; quant à l’autre, c’était le trompeur le plus rusé, et il n’y avait que ceux qui avaient assez d’adresse pour découvrir ses manœuvres subtiles, qui pussent le comprendre. Voici une qualité que je trouvai dans mon nouveau maître ; il n’affichait aucune prétention à la piété, il ne se donnait point pour un homme religieux ; et, selon moi, c’était un grand avantage. J’affirme, sans la moindre hésitation, que la religion du sud ne sert qu’à cacher les crimes les plus horribles, qu’à justifier les atrocités les plus affreuses, qu’à sanctifier les fraudes les plus détestables. C’est un abri sombre où les actes les plus infâmes, les plus abominables, les plus grossiers et les plus diaboliques, des propriétaires trouvent la protection la plus sûre. Si ma destinée était de retomber dans les chaînes de l’esclavage, je regarderais comme le plus grand malheur, après celui de la perte de ma liberté, d’être l’esclave d’un maître religieux. Car de tous les propriétaires que j’ai jamais connus, les propriétaires pieux sont les pires. Je les ai toujours trouvés plus avares, plus bas, plus cruels, et plus lâches que les autres. J’eus le malheur, non-seulement d’appartenir à un propriétaire religieux, mais de demeurer au sein d’une communauté de gens qui faisaient étalage de sentiments semblables. Le révérend Daniel Weeden demeurait tout près de M. Freeland, et le révérend Digby Hopkins habitait aussi dans le voisinage. C’étaient des membres et des ministres de l’Église méthodiste réformée. M. Weeden possédait, parmi ses autres esclaves, une femme dont j’ai oublié le nom. Le dos de cette femme restait pendant plusieurs semaines saignant, et, pour ainsi dire, crû par suite des coups de fouet de ce monstre impitoyable et religieux. Il avait l’habitude de louer des esclaves pour travailler pour lui. Voici quelle était sa maxime : « Qu’un esclave se conduise bien ou mal, c’est le devoir de son maître de le fouetter de temps en temps, pour l’empêcher d’oublier l’autorité de son maître. » Sa pratique répondait à sa théorie.

M. Hopkins était encore pire que M. Weeden. Il se vantait principalement de son talent pour gouverner les esclaves. Le trait principal qui caractérisait son gouvernement était de fouetter les esclaves avant qu’ils le méritassent ; il s’arrangeait de manière à avoir un esclave ou deux à fouetter tous les lundis au matin. Il en agissait ainsi pour exciter leurs craintes et pour répandre la terreur parmi ceux qui échappaient. Il était dans l’habitude de les fouetter pour les moindres fautes, afin de les empêcher d’en commettre de grandes. M. Hopkins n’était jamais embarrassé quand il fallait trouver une excuse pour fouetter un de ces malheureux. Celui qui n’est pas accoutumé à vivre parmi les propriétaires d’esclaves serait étonné de voir avec quelle facilité surprenante un maître mal disposé sait faire naître l’occasion de fouetter un esclave. Un regard, un mot, un mouvement, une méprise, un accident, un manque de force physique, toutes ces choses-là peuvent en tout temps servir de prétexte pour infliger un châtiment. Un esclave a-t-il l’air mécontent ; on dit qu’il a le diable au corps, et qu’il faut qu’on le fouette pour l’en faire sortir. Répond-il d’un ton de voix un peu haut aux observations de son maître ; il devient insolent et mérite d’être rabaissé. Oublie-t-il d’ôter son chapeau à l’approche d’un blanc ; c’est un manque de respect qu’il importe de punir. Se permet-il de justifier sa conduite lorsqu’on la censure ; il est alors coupable d’impertinence, un des crimes les plus impardonnables qu’un de ses pareils puisse commettre. Ose-t-il suggérer une manière de faire une chose différente de celle que son maître indique ; c’est le comble de la présomption ; c’est un oubli de son état qu’il faut réprimer. Vite, le fouet ! Une punition moins sévère ne suffirait pas ! Casse-t-il une charrue en labourant, ou une houe en piochant ; c’est un manque d’attention ; et une pareille chose ne doit jamais rester impunie ! L’imagination de M. Hopkins lui fournissait toujours quelque prétexte de cette espèce pour justifier l’emploi du fouet, et il manquait rarement de profiter de l’occasion. Il n’y avait pas dans le pays entier un seul homme avec qui les esclaves qui avaient le choix d’une demeure n’eussent mieux aimé vivre qu’avec ce révérend M. Hopkins. Cependant il n’y avait pas à l’entour un seul homme qui fît un plus grand étalage de religion, qui fût plus actif dans les réunions religieuses qu’on appelle Revivals, plus attentif à la classe, aux assemblées de prières, aux sermons et aux fêtes pieuses connues sous le nom de Love-feasts, qui se montrât plus dévot dans sa famille et qui priât de meilleure heure, plus tard, plus haut et plus longtemps que ce même révérend persécuteur d’esclaves, Digby Hopkins.

Mais retournons à M. Freeland et à ce qui m’arriva pendant que j’étais à son service. Il ressemblait à M. Covey, en ce qu’il nous donnait assez à manger ; mais ce en quoi il ne lui ressemblait pas, c’est qu’il nous donnait assez de temps pour prendre nos repas. Il nous faisait travailler activement, mais toujours entre le lever et le coucher du soleil. Il exigeait que nous fissions beaucoup de travail, mais il nous fournissait de bons outils. Sa ferme était considérable, mais il employait assez d’ouvriers pour faire toute la besogne, et même avec facilité, si on le comparait à plusieurs de ses voisins. Mon traitement à son service était céleste, par rapport à celui que j’avais éprouvé chez M. Édouard Covey.

M. Freeland lui-même ne possédait que deux esclaves, qui se nommaient Henri et Jean Harris. Il louait les autres, qui se composaient de moi-même, de Sandy Jenkins[1], et de Tsandy Caldevell. Henri et Jean étaient fort intelligents ; et bien peu de temps après mon arrivée, je réussis à leur inspirer une grande envie d’apprendre à lire. Ce désir se communiqua promptement à d’autres. Ils se procurèrent bientôt de vieux syllabaires ; et, pressé par leurs instances, je ne pus me refuser à tenir une école du dimanche. Je me mis donc à consacrer mes dimanches à enseigner à lire à mes compagnons d’esclavage. Pas un d’eux ne savait son alphabet lorsque je commençai à les instruire. Quelques-uns des esclaves des fermes voisines informés de ce qui se passait, voulurent aussi profiter de cette occasion pour apprendre à lire. Tous ceux qui venaient à l’école comprenaient clairement qu’il était important de faire aussi peu de parade que possible de nos procédés. Il fallait que nos maîtres religieux, à Saint-Michel, ignorassent qu’au lieu de passer le dimanche à lutter, à boxer et à boire du whisky, nous tâchions d’apprendre à lire la volonté de Dieu ; car ils préféraient de beaucoup nous voir occupés à ces jeux dégradants que de nous voir nous comporter comme des êtres intelligents, moraux et responsables. Mon sang bout quand je me souviens de la manière cruelle dont M. Wright Fairbanks et M. Garrisson West, tous deux directeurs de classes pour l’instruction religieuse, vinrent avec beaucoup d’autres se précipiter sur nous, armés de bâtons et de pierres, et mirent en déroute notre bonne petite école du dimanche à Saint-Michel. — Et tous ces gens-là portaient le nom de chrétiens ! ils se disaient les humbles disciples du Seigneur Jésus-Christ ! Mais je fais encore une digression.

Je tenais mon école à la maison d’un homme de couleur libre, dont je pense qu’il serait imprudent de donner le nom ; car, si on le savait, il pourrait en résulter pour lui bien des désagréments, quoique ce grand crime ait été commis il y a dix ans. J’avais, à une certaine époque, plus de quarante élèves, et de la bonne espèce, je veux dire de ceux qui désiraient ardemment d’apprendre à lire. Il y en avait de tous les âges, mais la majorité se composait d’hommes et de femmes. Quand ma pensée se reporte vers ces dimanches-là, j’éprouve un plaisir inexprimable. C’étaient de grands jours pour mon âme. L’occupation d’instruire mes chers compagnons d’esclavage, était la plus délicieuse à laquelle je me sois jamais livré. Nous nous aimions, et c’était pour moi une douleur bien vive que de les quitter à la fin du dimanche. Quand je pense que ces âmes précieuses sont aujourd’hui enfermées dans la prison de l’esclavage, mon cœur s’émeut, et, entraîné par mes sentiments, je suis presque tenté de dire : « Est-ce qu’un Dieu juste gouverne l’univers ? pourquoi son bras est-il armé de la foudre, si ce n’est pour écraser l’oppresseur, et pour délivrer le malheureux dépouillé d’entre les mains du tyran qui le dépouille ? » Ces chers élèves ne venaient pas à l’école, parce que c’était une manière d’agir populaire ; et moi, leur maître, je ne les instruisais pas, parce que c’était une occupation honorable. Non ! car chaque instant qu’ils passaient dans cette école, les exposait à un châtiment de trente-neuf coups de fouet. Ils y venaient, parce qu’ils désiraient apprendre. Leurs maîtres cruels avaient eu soin de laisser dans un état d’inanition complet leur esprit, qui était resté jusqu’alors emprisonné dans les ténèbres de l’ignorance. Quant à moi, je les instruisais, parce que je trouvais un charme inexprimable à faire quelque chose qui me paraissait de nature à améliorer la condition morale et intellectuelle de ma race. Je continuai à tenir mon école pendant la grande partie de l’année que je passai chez M. Freeland ; en outre, je consacrais trois soirées par semaine, pendant l’hiver, à l’enseignement des esclaves à la maison. J’ai le bonheur de savoir que plusieurs de ceux qui venaient à cette école ont appris à lire, et qu’il y en a un, au moins, qui est maintenant libre par mon intervention.

L’année s’écoula paisiblement. Elle ne me parut guère que la moitié de l’année précédente. Je la passai sans recevoir un seul coup. Je ferai à M. Freeland l’honneur de dire qu’il était le meilleur maître que j’eusse jamais connu, jusqu’à ce que je devinsse mon propre maître. Je dois en partie à la société de mes chers compagnons, la manière agréable dont je passai l’année. Ils avaient l’âme noble, et le cœur non moins brave qu’aimant. Nous étions étroitement liés. Je les aimais d’un amour plus profond que je n’en ai jamais éprouvé depuis. On dit quelquefois que, nous autres esclaves, nous ne nous aimons pas et nous ne nous fions pas l’un à l’autre. Je puis dire, en réponse à cette assertion, que pour moi, je n’ai jamais témoigné à personne plus d’attachement et plus de confiance qu’aux esclaves, mes compagnons, et surtout à ceux avec qui je demeurais chez M. Freeland. Je crois que nous serions morts l’un pour l’autre. Nous n’entreprenions rien d’important sans avoir tenu d’abord une consultation mutuelle. Nous étions unis, tant par nos caractères et par nos inclinations, que par les souffrances auxquelles notre position, comme esclaves, nous exposait nécessairement. À la fin de l’année 1834, M. Freeland s’adressa de nouveau à mon maître, afin de me louer pour l’année 1835. Mais alors je commençai à soupirer après le bonheur de vivre dans un pays libre ; il n’était donc plus possible que je me trouvasse content de demeurer ni avec lui, ni avec aucun autre propriétaire. Au commencement de l’année, je me mis à me préparer à une dernière lutte, qui devrait décider à jamais de mon sort d’une manière ou de l’autre. Tout, en moi, me portait à sortir de cet état d’abjection. J’approchais rapidement de l’âge où l’on est homme ; cependant les années s’étaient succédé, et j’étais encore esclave ! Ces pensées m’animèrent. — Je me dis qu’il fallait que je fisse quelque chose. Je résolus donc que 1835 ne se passerait pas sans être témoin d’un effort de ma part pour conquérir ma liberté. Mais je ne voulais pas nourrir seul cette détermination. Mes compagnons m’étaient chers. Je désirais qu’ils se joignissent à moi dans une détermination qui devait nous donner la vie. Je commençai donc, quoique avec beaucoup de prudence, à m’informer de leurs vues et de leurs sentiments par rapport à leur condition, et à faire germer dans leur esprit des pensées de liberté. Je me mis à chercher, à concerter un plan pour notre fuite, et je tâchai, en même temps de graver dans leur esprit, toutes les fois que je trouvai une occasion convenable, tout ce qu’il y avait d’injustice criante et d’inhumanité grossière dans l’esclavage. Je m’adressai d’abord à Henri, ensuite à Jean, puis à tous les autres. Je trouvai en eux des cœurs et des esprits pleins d’une noble ardeur. Ils étaient prêts à m’entendre, et prêts à agir lorsqu’un plan praticable leur serait proposé. C’était justement ce que je désirais. Je leur fis sentir à quel point nous manquerions de courage, si nous supportions notre servitude sans faire au moins un noble effort pour nous en délivrer. Nous nous réunissions souvent, nous avions ensemble de fréquentes consultations ; nous parlions de nos espérances et de nos craintes. Nous passions en revue les difficultés réelles ou imaginaires que nous aurions à surmonter. Tantôt, nous étions presque disposés à renoncer à toute idée de fuir et à tâcher de nous contenter de notre misérable sort ; tantôt, nous étions fermes et inébranlables dans notre résolution. Toutes les fois qu’un nouveau plan était proposé, nous reculions en tremblant ; les chances contre nous étaient épouvantables ; nous prévoyions que nous aurions à rencontrer à chaque pas les plus grands obstacles ; et, supposé que nous réussissions à atteindre le but désiré, avions-nous le droit de jouir de la liberté ? N’étions-nous pas sujets à être rejetés dans les fers de l’esclavage ? Nous ne pouvions voir un seul endroit en deçà de l’océan où il nous fût possible d’être libres. Quant au Canada, il nous était inconnu. Nos connaissances au sujet du nord, ne s’étendaient pas plus loin que New-York ; et la pensée d’y aller, pour y être sans cesse harassés par la chance épouvantable d’être repris, et de retomber dans l’esclavage, et par la certitude d’être, dans ce cas-là, traités dix fois plus mal qu’auparavant, était vraiment une pensée horrible, dont il n’était pas facile de triompher. Voici quel était quelquefois le tableau que notre imagination se figurait. Nous découvrions devant nous, à chaque porte par laquelle nous devions passer, un garde ; près de chaque rivière qu’il faudrait traverser, un surveillant ; à chaque pont, un factionnaire ; dans chaque bois, une patrouille. Nous nous voyions environnés de toutes parts. Telles étaient les difficultés réelles ou imaginaires que nous envisagions. Tels étaient les avantages à chercher, et les maux à éviter. D’un côté, se présentait l’esclavage, sombre et terrible réalité, qui nous regardait d’un œil farouche, monstre affreux, dont les vêtements étaient déjà rougis du sang de millions d’infortunés, et qui se gorgeait encore de notre chair. De l’autre côté, dans le lointain obscur, à la lumière incertaine de l’étoile du nord, derrière une colline raboteuse, ou une montagne couverte de neige, se tenait la liberté ! La liberté, grande et noble figure, qu’il était douteux de pouvoir atteindre au milieu des frimas, et qui nous faisait signe de venir partager son hospitalité. Cela suffisait quelquefois pour nous faire passer du découragement à l’espoir, et pour nous affermir dans notre résolution ; mais, lorsqu’il nous arrivait d’oser considérer la nature du chemin, nous étions souvent frappés d’épouvante. En effet, de tous côtés, la mort hideuse, sous les formes les plus horribles se présentait à nous. Tantôt, c’était la faim qui nous forçait de manger notre propre chair ; tantôt, nous luttions contre les vagues, et nous finissions par être noyés ; tantôt, nous étions atteints par les limiers féroces qui nous mettaient en pièces. Les scorpions nous piquaient, les bêtes sauvages nous poursuivaient, les serpents nous mordaient ; et, enfin, après avoir presque atteint le but désiré, après avoir traversé les fleuves à la nage, après avoir combattu les animaux dévorants, après avoir couché dans les bois, après avoir souffert la faim et la nudité, ceux qui étaient à notre poursuite nous rejoignaient ; alors, nous repoussions la force par la force, et leurs balles meurtrières mettaient fin à notre vie ! Je le répète, cette perspective nous effrayait quelquefois au point de nous porter à penser qu’il valait mieux supporter les maux qui nous accablaient, que de nous exposer en fuyant à d’autres maux qui nous étaient inconnus.

En formant cette résolution de nous sauver, nous faisions plus que le patriote qui, pour affranchir sa patrie, expose ses jours et s’écrie : « la liberté ou la mort ! » En effet, vu la position où nous étions placés, en cas de succès, c’était tout au plus une liberté douteuse qui nous était promise ; — mais c’était une mort presque certaine qui nous menaçait si nous ne réussissions pas. Quant à moi personnellement, je préférerais la mort à une servitude sans espoir.

Un de nous, Sandy, renonça pour son compte à toute idée de s’enfuir, mais néanmoins continua à nous encourager à persévérer dans notre projet. Nous nous trouvâmes ainsi réduits à cinq : Henri Harris, Jean Harris, Henri Bailey, Charles Roberts et moi. Henri Bailey était mon oncle et appartenait à mon maître. Charles avait épousé ma tante, et appartenait à M. Guillaume Hamilton, beau-père de mon maître.

Enfin nous nous arrêtâmes au plan suivant. Il fut convenu que nous prendrions un canot qui appartenait à M. Hamilton, et que dans la nuit du samedi qui précédait les vacances de Pâques, nous remonterions en ramant la baie de Chesapeake. À notre arrivée à l’extrémité de cette baie, après être parvenus à la distance de cent ou cent quatre kilomètres de l’endroit où nous demeurions, notre dessein était d’abandonner notre canot à la merci des flots et de marcher dans la direction de l’étoile du nord, jusqu’à ce que nous fussions arrivés au delà des limites de Maryland. Nous choisissions la route par mer, parce qu’il y avait moins de danger qu’on nous soupçonnât d’être des esclaves fugitifs ; nous espérions qu’on nous prendrait pour des pêcheurs ; mais, si nous préférions la route par terre, nous serions exposés à toutes sortes d’interruptions. Tout homme au visage blanc, qui aurait la fantaisie de nous arrêter et de nous faire subir un examen, en aurait le droit.

La semaine d’avant celle où devait s’exécuter notre projet de fuite, j’écrivis plusieurs passeports, un pour chacun de nous. Voici, autant que je me le rappelle, dans quels termes ils étaient conçus :

« Je, soussigné, certifie avoir donné au porteur, mon domestique, la liberté d’aller à Baltimore, passer les vacances de Pâques. Écrit et signé de ma propre main, etc., 1835. »

« Guillaume Hamilton,
près Saint-Michel, comté de Talbot, Maryland.

Nous n’allions pas à Baltimore ; mais en remontant la baie, nous serions dans la direction de Baltimore, et ces passe-ports n’étaient destinés qu’à nous servir sur la baie.

À mesure que le temps de notre départ s’approchait, notre inquiétude s’augmentait de plus en plus. C’était vraiment pour nous une affaire de vie ou de mort. La force de notre détermination allait être sérieusement mise à l’épreuve. Quelle activité je mettais alors à expliquer toutes les difficultés, à dissiper tous les doutes, à bannir toutes les craintes, à inspirer à mes compagnons la fermeté indispensable au succès de notre entreprise ! Je leur disais aussi que le premier pas fait, les obstacles étaient à moitié vaincus ; que nous avions parlé assez longtemps, que maintenant il fallait agir, que si nous n’étions pas prêts maintenant, nous ne le serions jamais ; et qu’enfin, si nous ne nous décidions pas à profiter de l’occasion pour partir, autant valait croiser les bras, nous asseoir en renonçant à toute espérance, et reconnaître que nous n’étions propres qu’à être de vils esclaves ! Or, c’était ce qu’aucun de nous n’était disposé à faire ! Chacun resta ferme, et, à notre dernière réunion, nous nous engageâmes de nouveau, de la manière la plus solennelle, à partir au jour et à l’heure fixés, pour aller à la recherche de la liberté. Ceci se passait au milieu de la semaine à la fin de laquelle notre fuite devait avoir lieu. Nous nous rendîmes comme à l’ordinaire aux champs où nous appelait notre travail respectif, le cœur vivement agité de notre entreprise dangereuse. Nous tâchâmes de dissimuler nos sentiments autant que possible, et je pense que nous y réussîmes bien.

Après une attente pénible, arriva enfin la matinée du jour dont la fin était destinée à être témoin de notre départ. Je saluai ce jour avec joie, quelque triste que pût être le résultat de notre tentative. Pourtant, j’avais passé sans dormir la nuit du vendredi au samedi. J’avais probablement plus d’inquiétude que les autres, car j’étais d’un commun accord à la tête de l’affaire. La responsabilité de la réussite, bonne ou mauvaise, pesait tout entière sur moi. La gloire de l’une et la honte de l’autre m’étaient également réservées. Je n’avais jamais passé deux heures telles que les deux premières de cette matinée là, et je désire ne jamais en passer de pareilles. Nous allâmes de bonne heure au champ comme à l’ordinaire. Nous répandions l’engrais, et, comme nous étions ainsi occupés, un sentiment inexprimable vint tout à coup me saisir. Je m’adressai à Sandy qui était près de moi, et lui dis : « Nous sommes trahis ! — Eh bien ! me dit-il cette pensée vient de me frapper aussi à l’instant même. » Nous ne dîmes pas un mot de plus. Pourtant je n’avais jamais été plus certain d’une chose quelconque.

Le cornet à bouquin se fit entendre selon l’usage ; à ce signal, nous rentrâmes dans la maison pour le déjeuner. J’y allai ce matin là pour la forme, et non parce que j’avais envie de manger. Un peu après mon arrivée à la maison, au moment où je regardais par la fenêtre, je vis quatre hommes blancs et deux hommes de couleur. Les premiers étaient à cheval, les seconds marchaient derrière eux, comme s’ils eussent été attachés. Je les examinai pendant quelques instants jusqu’à ce qu’ils arrivassent à la barrière du sentier. Ils s’y arrêtèrent et attachèrent les deux nègres au poteau. Je n’étais pas encore certain de ce qui se passait. Au bout de quelques instants, M. Hamilton arriva à cheval avec une vitesse qui indiquait beaucoup d’émotion. Il s’approcha de la porte, et demanda si M. Guillaume était à la maison. On lui répondit qu’il était à la grange. M. Hamilton, sans descendre de cheval, se dirigea vers la grange avec une rapidité extraordinaire. Quelques minutes après, il revint vers la maison, accompagné de M. Freeland. Pendant ce temps-là les trois constables étaient arrivés ; ils descendirent à la hâte, attachèrent leurs chevaux, et allèrent à la rencontre de M. Freeland et de M. Hamilton ; après avoir causé ensemble pendant quelques instants, ils s’approchèrent tous de la porte de la cuisine. Il n’y avait personne dans la cuisine, excepté Jean et moi. Henri et Sandy étaient à la grange. M. Freeland avança la tête dans la cuisine, et m’appela par mon nom en me disant qu’il y avait à la porte des messieurs qui désiraient me voir. Je m’avançai pour demander ce qu’ils me voulaient. Ils me saisirent sur-le-champ, et sans me donner la moindre explication, me garrottèrent et m’attachèrent fortement les mains. Je persistai à demander pourquoi ils me traitaient ainsi. Ils dirent enfin qu’ils avaient appris que je m’étais fourré dans une vilaine passe, et qu’il fallait que je fusse interrogé en présence de mon maître ; que si leurs renseignements se trouvaient mal fondés, on ne me ferait aucun mal.

Il ne leur fallut que quelques instants pour parvenir à attacher Jean. Ils s’adressèrent ensuite à Henri qui venait d’arriver, et lui ordonnèrent de croiser ses mains. « Je ne veux pas, » dit Henri d’une voix ferme, qui montrait qu’il était décidé à subir les conséquences d’un refus. « Vous ne voulez pas ? dit Thomas Graham, le constable. » Non, répéta Henri, d’un ton encore plus déterminé. Là-dessus, deux des constables tirèrent de leurs poches chacun un pistolet et jurèrent, par le Créateur, qu’ils le forceraient de croiser ses mains, ou qu’ils le tueraient. Tous les deux bandèrent leurs pistolets et s’approchèrent de Henri, les doigts sur la détente, en lui disant en même temps que s’il ne voulait pas leur obéir à l’instant, ils allaient lui brûler la cervelle. « Tuez-moi, tuez-moi, dit Henri ; vous ne pouvez me tuer qu’une fois. Tirez donc, tirez donc, et soyez damnés ! Je ne veux pas être lié ! » Il n’eut pas plutôt prononcé ces mots-là d’une voix forte et d’un ton de défi, que faisant un mouvement aussi prompt que l’éclair, il arracha en même temps et d’un seul coup les pistolets des mains des constables. Là-dessus ils se précipitèrent sur lui tous à la fois ; après avoir battu pendant quelque temps ce malheureux, qui succomba accablé par le nombre, ils parvinrent enfin à l’attacher.

Pendant cette lutte, je réussis, je ne sais comment, à tirer mon passe-port de ma poche et à le jeter au feu sans être découvert. Nous étions alors tous chargés de liens, et comme nous allions partir pour la prison d’Easton, Élisabeth Freeland, mère de Guillaume Freeland, vint à la porte, les mains pleines de biscuits, qu’elle partagea entre Henri et Jean. Après quoi, se tournant vers moi, elle m’apostropha à peu près en ces termes : « C’est toi, diable, c’est toi, diable au teint jaune, qui es coupable de tout ! C’est toi qui as engagé Henri et Jean à se sauver. Sans toi, coquin de mulâtre aux longues jambes, ni Henri ni Jean n’y auraient pensé. » Je ne fis aucune réponse, et on nous emmena à la hâte dans la direction de Saint-Michel. Un moment avant la lutte avec Henri, M. Hamilton avait dit qu’il serait prudent de chercher les passe-ports, que Frédéric, d’après ce qu’il avait entendu dire, avait écrits pour lui-même et pour les autres. Mais au moment où il allait procéder à l’exécution de cette mesure, on eut besoin de son aide pour attacher Henri, et l’agitation et le tumulte de cette scène leur firent oublier, ou peut-être considérer comme dangereux de nous fouiller, de sorte qu’il n’était pas encore prouvé que nous fussions coupables d’avoir eu l’intention de nous sauver.

Lorsque nous fûmes arrivés à moitié chemin de Saint-Michel, et au moment où les constables, sous la garde desquels nous étions, regardaient en avant, Henri me demanda ce qu’il devait faire de son passe-port. « Mangez-le avec votre biscuit, » lui dis-je. « Il faut ne rien avouer. » Chacun de nous répéta : « Il faut ne rien avouer ; il faut ne rien avouer ! » Notre confiance les uns dans les autres n’était pas encore ébranlée. Nous étions aussi résolus de rester unis, et d’agir de concert, après notre malheur qu’auparavant. Nous étions alors préparés à tout. On allait ce matin-là nous traîner à cinq lieues de distance à la queue des chevaux, et puis nous jeter dans la prison d’Easton. En arrivant à Saint-Michel, on nous fit subir une espèce d’interrogatoire. Nous niâmes tous, même l’intention de nous sauver, plutôt pour faire produire les preuves qu’on pouvait avoir contre nous, que dans l’espérance d’échapper à être vendus ; car, comme je l’ai déjà dit, nous y étions préparés. Le fait est que nous étions indifférents par rapport à l’endroit où l’on se proposait de nous mener, pourvu que nous y allassions ensemble. Ce qui nous inquiétait le plus, c’était l’idée d’une séparation. Nous la craignions plus que tout autre mauvais traitement en deçà de la tombe. Nous apprîmes enfin que les preuves contre nous se bornaient au témoignage d’une seule personne ; notre maître ne voulut pas nous dire son nom, mais nous arrivâmes à une décision unanime sur la question de savoir qui était notre dénonciateur. On nous envoya à Easton. À notre arrivée, on nous remit aussitôt au shérif, M. Joseph Graham, qui nous envoya en prison. On enferma Jean Harris, Henri Harris et moi dans une chambre ; Charles et Henri Bailey dans une autre. On avait pour but, en nous séparant, de nous empêcher de nous concerter ensemble.

Il y avait à peine vingt minutes que nous étions en prison, qu’il y arriva une multitude de marchands d’esclaves et d’agents employés par des personnes du même métier, pour nous examiner et pour s’assurer si on allait nous vendre. Je n’avais jamais vu auparavant une troupe de pareils individus. Il me sembla que j’étais entouré d’esprits malfaisants qui venaient de s’échapper de l’enfer. Jamais pirates n’eurent un air plus satanique. Ils se moquèrent de nous, et nous dirent, en faisant des grimaces : « Ah ! mes gaillards, nous vous avons attrapés, nous vous tenons, qu’en dites-vous ? » Après nous avoir insultés de différentes manières, ils commencèrent, l’un après l’autre, à nous examiner, afin de s’assurer de notre valeur respective. Ils nous demandèrent avec impertinence si nous ne serions pas charmés de les avoir pour maîtres ? Nous ne voulûmes leur faire aucune réponse ; voyant que nous ne leur répondions que par le silence du mépris, ils nous accablèrent d’imprécations, et jurèrent que si nous étions entre leurs mains, ils sauraient bientôt faire sortir de nous le diable qui nous possédait.

Nous trouvâmes notre séjour en prison bien moins désagréable que nous ne nous y étions attendus. On ne nous donnait pas beaucoup à manger, et ce qu’on nous donnait n’était pas très-bon ; mais au moins nous étions dans une chambre commode et propre, dont les fenêtres donnaient sur la rue, ce qui était bien préférable à un des cachots obscurs et humides. Tout bien considéré, nous n’avions à nous plaindre ni de la prison ni du geôlier. Aussitôt que les vacances furent passées, M. Hamilton et M. Freeland vinrent à Easton, contrairement à toutes nos prévisions, et firent sortir de prison Charles Roberts, les deux Harris et Henri Bailey, qu’ils emmenèrent chez eux, en me laissant seul. Je regardai cette séparation-là comme définitive. J’en éprouvai plus de chagrin que toute autre chose n’aurait pu m’en causer. J’étais prêt à tout, excepté à cette séparation. Voici comment je me rends compte de la conduite de MM. Hamilton et Freeland. Ils s’étaient sans doute consultés à ce sujet, et avaient décidé que, comme j’avais été l’instigateur des autres, à qui j’avais inspiré l’idée de prendre la fuite, les innocents ne devaient pas payer pour le coupable. De là leur résolution de ramener les autres chez eux, et de me faire vendre pour servir d’avertissement à ceux qui restaient. Il faut dire à la louange du noble Henri qu’il quittait la prison avec autant de répugnance qu’il en avait montré à suivre les constables ; mais comme nous savions que nous serions probablement séparés si nous étions vendus, ce brave ami, voyant qu’il était en leur pouvoir, finit par consentir à s’en retourner paisiblement avec eux.

Me voilà donc abandonné à mon sort. Je me trouvai seul dans l’enceinte d’une prison. Quel changement soudain et accablant ! Quelques jours auparavant j’avais le cœur plein d’espoir, car je m’attendais à être bientôt en sûreté dans un pays, de liberté ; maintenant sombre et abattu, j’étais en proie au désespoir le plus profond ; je regardais la possibilité de devenir libre comme perdue à jamais ! Il y avait environ une semaine que j’étais dans cet état, lorsque mon maître, le capitaine Auld, à ma surprise extrême, vint me faire sortir de prison, et m’emmena avec lui dans l’intention de m’envoyer chez un monsieur qu’il connaissait en Alabama. Mais quelque raison inconnue lui ayant fait changer d’avis, il résolut de m’envoyer à Baltimore, pour demeurer de nouveau avec son frère Hughes et pour apprendre un métier.

Ainsi, après une absence de trois ans et un mois, on me permit de retourner à Baltimore et de rentrer dans mon ancienne demeure. J’ai appris plus tard que ce qui avait porté mon maître à m’envoyer dans un autre endroit, c’est qu’il existait contre moi un fort préjugé dans le voisinage par suite de ma tentative, et il craignait que je ne fusse tué.

Quelques semaines après mon arrivée à Baltimore, M. Hughes me loua à M. Guillaume Gardner, riche constructeur de navires à la pointe de Fell. J’étais placé dans son chantier pour y apprendre à calfater les bâtiments. L’expérience prouva que ce n’était pas du tout un endroit favorable à l’exécution de ce projet. M. Gardner était occupé ce printemps-là à faire construire deux grands bricks de guerre pour le gouvernement mexicain. Ces bâtiments devaient être lancés au mois de juillet de cette même année, et M. Gardner avait consenti à perdre une somme considérable s’il ne remplissait pas son engagement à l’époque convenue ; de sorte qu’à mon arrivée je ne trouvai partout que hâte et confusion. Comment aurait-il été possible d’apprendre la moindre chose ? Il n’y avait pas de temps pour cela. Chacun avait à faire ce qu’il savait faire parfaitement. Lors de mon admission dans le chantier, M. Gardner m’ordonna d’obéir à tout ce que les charpentiers me commanderaient. C’était me mettre à la disposition de soixante-quinze maîtres à la fois. Je devais les regarder tous comme tels, et leur obéir au moindre signe. Chaque parole prononcée par un d’eux devait être pour moi une loi. Ma situation était fort pénible. Quelquefois il m’aurait fallu une douzaine de paires de mains. On m’appelait dans une douzaine d’endroits en une seule minute. Trois ou quatre voix frappaient mon oreille au même instant. « Frédéric, viens m’aider à équarrir ce morceau de charpente. » — « Frédéric, apporte-moi cette poutre. » — Frédéric, donne-moi donc ce rouleau-là. » — Frédéric, va me chercher encore une cruche d’eau. » — Frédéric, viens m’aider à scier le bout de cette planche. » — « Frédéric, va vite me chercher le levier. » — « Frédéric, cours chez le forgeron, et dis-lui de me donner un poinçon neuf. » — « Frédéric, va donc me chercher un ciseau. » — « Frédéric, allume du feu aussi vite que l’éclair sous cette machine à vapeur. » — « Voyons, nègre, viens ici tourner la meule. » — « Allons, allons, Frédéric, vite, vite ! pousse ce bois en avant. » — « Vilain nègre, pourquoi ne me fais-tu pas chauffer de la poix ? — (Trois voix en même temps) : « Frédéric, viens ici ! — va là. — Reste où tu es. — Ne bouge pas, ou je te fais sauter la cervelle ! » Voilà quelle fut mon école pendant huit mois ; voilà comme j’apprenais un métier ! J’aurais pu y rester plus longtemps encore sans un horrible combat que j’eus à soutenir contre quatre des apprentis blancs, et dans lequel je perdis presque l’œil, et fus en outre horriblement mutilé ! Voici les circonstances de l’affaire. Tous les charpentiers de navire, blancs aussi bien que noirs, étaient dans l’habitude de travailler les uns à côté des autres. Cet état de choses durait depuis longtemps, et personne ne semblait y voir le moindre inconvénient ; au contraire, chacun en paraissait content. Plusieurs des charpentiers noirs étaient des hommes libres, et tout allait à merveille. Tout à coup les charpentiers blancs quittèrent l’ouvrage et refusèrent de travailler avec les hommes de couleur, en donnant pour raison que si l’on encourageait ces derniers, ils auraient bientôt le monopole du métier, et les pauvres blancs se trouveraient sans travail. Ils se croyaient donc obligés de porter remède au mal aussitôt que possible. Profitant de la position embarrassante de M. Gardner, ils ne voulurent plus rien faire, à moins qu’il ne congédiât les charpentiers noirs. Cette déclaration ne me regardait pas en apparence ; toutefois elle m’atteignit en réalité. Les apprentis, mes compagnons, ne tardèrent pas à trouver qu’il était dégradant pour eux de travailler avec moi. Ils commencèrent à se donner des airs et à parler des nègres comme d’une race dangereuse qui menaçait de s’emparer du pays, en ajoutant qu’on devrait nous exterminer tous. Encouragés par les ouvriers, ils rendaient ma position aussi dure que possible, me tourmentant à l’envi ; quelquefois même ils me frappaient. Alors, fidèle au vœu que j’avais fait après mon combat avec M. Covey, je rendais coups pour coups, sans m’inquiéter des conséquences. Tandis que je parvenais à les empêcher de se réunir, je m’en tirais fort bien ; car j’étais de force à les battre chacun séparément. Un jour enfin ils combinèrent leurs forces et s’élancèrent sur moi tous à la fois, armés de bâtons, de pierres et de longues piques. Un d’eux m’attaqua par devant avec une moitié de brique ; deux autres m’assaillirent, l’un à gauche, l’autre à droite ; un quatrième fondit sur moi par derrière. Pendant que je ripostais de mon mieux aux trois autres, celui qui était derrière moi m’asséna sur la tête un coup violent qui me fit perdre connaissance. Je tombai ; ils en profitèrent pour se jeter tous sur moi, et se mirent à me donner une grêle de coups de poing. Quand je revins de mon étourdissement, je les laissai me frapper pendant quelques instants, en attendant que j’eusse repris mes forces. Tout à coup, je fis un grand effort, et je me levai sur les mains et les genoux. Dans ce moment-là, un d’eux me porta un coup terrible à l’œil gauche avec sa lourde botte. La douleur fut telle qu’il me semblait que j’avais l’œil crevé. En s’apercevant qu’il était fermé et horriblement enflé, mes quatre assaillants s’éloignèrent. Je me levai, je saisis la pique et je me mis à les poursuivre pendant quelque temps. Mais alors les charpentiers intervinrent, et je jugeai qu’il était prudent d’y renoncer. Que pouvais-je faire seul contre un si grand nombre ? Toute l’affaire s’était passée en présence de cinquante charpentiers blancs au moins, et pas un n’avait prononcé un mot de paix. Quelques-uns, au contraire, avaient crié : « Tuez le nègre ! tuez-le ! tuez-le ! Il a frappé un blanc ! » Je vis bien que la fuite était ma seule chance de sûreté. Je parvins, non sans peine, à me sauver sans recevoir un seul coup de plus, car la punition d’un nègre pour avoir frappé un blanc, c’est la mort, aux termes de loi de Lynch, et c’était la loi qui était en vigueur dans le chantier de M. Gardner. Il faut ajouter qu’il n’y a guère d’autre loi hors du chantier de M. Gardner, dans toute l’étendue de ceux des États-Unis qu’on appelle États à esclaves.

Je me rendis aussitôt chez mon maître et lui racontai tout ce qui venait de m’arriver. Il m’est doux de pouvoir dire de lui que, quoiqu’il ne fît point étalage de religion, sa conduite fut celle d’un ange, comparée à la manière d’agir de son frère, Thomas, dans de pareilles circonstances. Il écouta avec attention le récit que je lui fis des provocations qui avaient amené l’attaque brutale et cruelle dont j’avais à me plaindre, et en témoigna une indignation extrême. Le cœur de ma maîtresse, autrefois si bonne, fut encore touché de compassion. Mon œil enflé et mon visage tout couvert de sang l’attendrirent jusqu’aux larmes. Elle s’assit à côté de moi, me lava le visage, et, après m’avoir mis un emplâtre sur l’œil blessé, elle me banda la tête avec toute la tendresse d’une mère. Je trouvai presqu’une compensation et un dédommagement à mes souffrances dans cette nouvelle marque de bonté de la part de cette maîtresse autrefois si compatissante et si affectionnée. Quant à M. Hughes, il se mit dans une grande colère, et lança un torrent de malédictions contre ceux qui étaient coupables de cet acte de brutalité. Aussitôt que je fus un peu rétabli, il me conduisit chez le juge Watson, dans la rue Bort, pour qu’il donnât suite à cette affaire. M. Watson lui demanda qui avait vu commettre cette attaque ? M. Hughes lui répondit qu’elle avait eu lieu en plein midi, dans le chantier de M. Gardner, où il y avait un grand nombre d’ouvriers. « Quant à cela, ajouta-t-il, il ne peut y avoir aucun doute sur la réalité du délit, non plus que sur les personnes qui l’ont commis. » M. Watson lui répliqua qu’il ne pouvait rien faire à moins qu’un blanc ne se présentât pour rendre témoignage des faits. Ma simple déposition ne suffisait pas pour l’autoriser à lancer un mandat d’amener contre les accusés. Si j’avais été tué en présence de mille hommes de couleur, tous leurs témoignages unis n’auraient pas suffi pour faire arrêter un seul des meurtriers. M. Hughes ne put s’empêcher de s’écrier que cet état de choses était très-blâmable. Tout naturellement, il était complètement impossible d’engager un homme blanc à offrir son témoignage en ma faveur, et surtout contre des jeunes gens de la même couleur. Ceux même qui m’avaient plaint n’étaient pas disposés à aller jusque-là. Il aurait fallu pour cela un courage qui leur était inconnu ; car, à cette époque-là, la moindre manifestation d’humanité envers un nègre ou un mulâtre était dénoncée comme un signe d’abolitionnisme, et cette accusation-là exposait celui qui se l’attirait à des dangers épouvantables. Les mots d’ordre parmi les hommes les plus sanguinaires de la population étaient « Mort aux abolitionnistes ! mort aux nègres ! » Qu’en résulta-t-il ? C’est qu’il n’y eut rien de fait, et on n’aurait probablement pas agi autrement, même si j’avais été tué. Tel était alors, tel est encore aujourd’hui l’état de la société dans la ville chrétienne de Baltimore.

Lorsque M. Hughes vit qu’il ne pouvait obtenir justice, il refusa de me laisser retourner chez M. Gardner. Il préféra me garder lui-même, et sa femme pansa mes blessures, jusqu’à ce que je fusse complètement rétabli. Après quoi, il me plaça dans le chantier dont il était contre-maître, au service de M. Gaultier Price. On me mit aussitôt à calfater, et j’appris bientôt à me servir du maillet et des autres outils. Dans le cours d’une année, à partir de l’époque où j’avais quitté M. Gardner, je parvins à gagner les gages les plus élevés que l’on donnât aux calfats les plus expérimentés. Je devins alors d’un certain prix aux yeux de mon maître, car je lui gagnais de six à sept dollars par semaine et quelquefois neuf ; j’avais par jour un dollar et demi. Lorsque j’eus appris à calfater, il fut convenu que je chercherais moi-même de l’emploi, que je ferais mes propres contrats avec ceux qui me donneraient de l’ouvrage, et que je recevrais moi-même l’argent que j’aurais gagné. Ce nouvel état produisit une amélioration sensible dans ma position, qui devint beaucoup plus agréable. Lorsque je n’avais pas à calfater, je ne faisais rien du tout. Pendant ces moments de loisir, mes vieilles idées de liberté me revenaient à l’esprit. Lorsque j’étais au service de M. Gardner, on me tenait dans un tel état d’agitation continuelle, que je ne pouvais guère penser qu’à la conservation de ma vie ; il en résultait que j’oubliais presque ma liberté. J’ai remarqué le fait suivant dans l’expérience que j’ai faite de l’esclavage, que toute amélioration de mon sort, au lieu d’augmenter mon contentement, ne servait qu’à accroître mon désir d’être libre, et à me faire songer aux moyens de parvenir à l’indépendance. J’ai reconnu que pour rendre un esclave content, il faut l’empêcher de penser, obscurcir ses facultés morales et intellectuelles, et autant que possible anéantir en lui le pouvoir de raisonner. Il faut le rendre incapable de remarquer aucune inconséquence dans l’esclavage ; il faut l’amener à croire que l’esclavage est une chose juste ; et on ne peut le réduire à cet état de dégradation que lorsqu’il a cessé d’être un homme.

Je gagnais à cette époque-là, comme je l’ai déjà dit, un dollar et demi par jour. C’était moi qui faisais l’arrangement, c’était moi qui le gagnais ; c’était moi à qui on le payait ; cet argent m’appartenait donc de droit ; cependant, chaque samedi soir j’étais forcé de le remettre à mon maître, M. Hughes. Et pourquoi ? Parce qu’il l’avait gagné ? Non. Parce qu’il avait aidé à le gagner ? Non. Parce que je lui devais ? Non. Parce qu’il y avait le moindre droit ? Non ; mais seulement parce qu’il avait le pouvoir de m’y forcer. C’est précisément la même espèce de droit qu’exerce le pirate en pleine mer.



CHAPITRE XI.


Me voici maintenant arrivé à cette partie de ma vie pendant laquelle je méditai le plan de ma fuite, et réussis enfin à échapper à l’esclavage. Avant de raconter les circonstances particulières de cet événement, je crois qu’il est à propos de déclarer mon intention de ne pas publier tous les détails qui s’y rattachent. Voici mes motifs. En premier lieu, si je faisais une description exacte de tout ce qui se passa, il est plus que probable que certaines personnes se trouveraient placées, par suite de mon récit, dans une position des plus embarrassantes. En second lieu, l’effet d’une pareille révélation serait, sans aucun doute, d’exciter les propriétaires à une vigilance plus grande que celle qu’ils ont montrée jusqu’ici ; ce serait donc fermer une certaine porte par laquelle quelqu’un de mes chers compagnons d’esclavage aurait pu échapper comme moi à ses chaînes accablantes. C’est avec un profond regret que je me vois ainsi dans la nécessité de supprimer même une petite partie des faits qui se rapportent à mon expérience de l’esclavage. L’intérêt de ma narration en serait bien augmenté, si je pouvais satisfaire une curiosité qui existe, j’en suis certain, dans quelques esprits, en entrant dans le détail de toutes les circonstances relatives à ma fuite et à ma délivrance. Mais, sous certains rapports, le silence est un devoir, et à tout prix il faut le garder. J’aime cent fois mieux m’exposer aux accusations les plus injustes de la malveillance, que de faire, pour me disculper, certaines révélations, qui pourraient faire fermer l’issue la plus étroite par laquelle un seul de mes frères en esclavage aurait eu la moindre chance de s’enfuir et d’échapper aux horreurs d’un pareil sort.

Je n’ai jamais approuvé la publicité qu’ont donnée quelques-uns des abolitionnistes de l’ouest à leur système pour faciliter la fuite des esclaves des États-Unis au Canada. Ils l’appellent le chemin de fer souterrain, mais ce n’est plus un secret pour personne, à cause des déclarations qu’ils ont faites ouvertement. J’honore la bonté de ces hommes et de ces femmes, qui montrent un si noble courage : j’applaudis à leur résolution de s’exposer à une persécution sanglante, en avouant publiquement leur participation à la fuite des esclaves. Mais en même temps, je ne vois guère en quoi une telle conduite est avantageuse, ni pour eux-mêmes ni pour les fugitifs ; en revanche, je suis tout à fait certain que ces déclarations publiques sont un mal réel pour les esclaves qui restent et qui aspirent à se sauver. Elles ne font rien pour instruire l’esclave, mais elles font beaucoup pour instruire le maître. Elles l’excitent à une vigilance plus active, elles augmentent son pouvoir de reprendre l’esclave fugitif. On doit quelque chose aux esclaves du sud aussi bien qu’à ceux du nord ; et en aidant ceux-ci sur le chemin qui mène à la liberté, il faut bien se garder de rien faire qui puisse empêcher ceux-là de fuir l’esclavage. Je désirerais qu’on s’appliquât à tenir le propriétaire impitoyable dans une ignorance complète des moyens de fuite employés par l’esclave. Je voudrais qu’on le laissât s’imaginer qu’il y a autour de lui des milliers d’adversaires invisibles qui sont toujours prêts à lui ravir sa proie tremblante, et à l’arracher de ses mains cruelles. Qu’il soit réduit à chercher à tâtons son chemin dans l’obscurité ; que d’épaisses ténèbres, proportionnées à son crime, l’entourent de toutes parts ; qu’il sente, à chaque pas qu’il fait en poursuivant un esclave, qu’il court le risque épouvantable qu’un coup frappé dans l’ombre, par un bras invisible, ne lui fasse sauter la cervelle. Qu’on prenne garde d’aider en rien le tyran dans ses recherches ; qu’on ne tienne pas la lumière qui pourrait servir à lui faire découvrir la trace des pas d’un frère fugitif ! Mais j’en ai assez dit à ce sujet-là. Je vais passer maintenant au récit des faits relatifs à ma fuite, dont je suis seul responsable et dont personne que moi ne peut avoir à subir les conséquences.

Au commencement de l’année 1838, la plus vive agitation s’empara de mon esprit, et ne me laissa plus aucun repos. Je ne pouvais comprendre pourquoi j’étais forcé de verser à la fin de chaque semaine, dans la bourse de mon maître, le fruit de mon travail. Lorsque je lui portais ce que j’avais gagné, il comptait l’argent, et en me regardant avec la férocité d’un voleur, il me demandait : « Est-ce là tout ? » Il n’était pas content qu’il n’eût reçu jusqu’au dernier centime. Cependant, quand j’étais parvenu à lui gagner six dollars, il me donnait quelquefois six centimes pour m’encourager. Cela produisait sur moi l’effet tout contraire. Je regardais cet acte comme une espèce d’aveu que j’avais le droit de recevoir le tout. Je me disais qu’en me donnant une partie de mon salaire, il laissait voir involontairement sa conviction que la totalité m’appartenait réellement ; de sorte que je me trouvais toujours plus mécontent après en avoir reçu une partie, car je craignais qu’il ne me donnât quelques centimes que pour tranquilliser sa conscience, et qu’ensuite il ne se regardât comme une espèce de voleur passablement honnête. Mon mécontentement allait sans cesse en augmentant. Je cherchais constamment dans mon esprit quelque moyen de fuite. Voyant que je ne pouvais en trouver un direct, je résolus de m’y prendre autrement et de tâcher de me louer en qualité d’ouvrier, à tant par semaine, afin de gagner ainsi assez d’argent pour exécuter mon projet. Au printemps de 1838, M. Thomas Auld vint à Baltimore, afin d’y acheter des marchandises. Je saisis une occasion favorable pour le prier de me laisser louer mon temps de cette manière. Il rejeta ma demande sans hésitation, et me dit que c’était un nouveau stratagème pour m’échapper. Il ajouta que je ne pourrais aller nulle part qu’il ne me reprît, et que si je me sauvais, il se donnerait toutes les peines du monde pour me rattraper. Il m’exhorta au contentement et à l’obéissance, et me dit que si je me conduisais bien, il aurait soin de moi. Il me conseilla de m’abstenir entièrement de penser à l’avenir, et de ne compter que sur lui pour mon bonheur. Il semblait profondément convaincu de la nécessité impérieuse de subjuguer ma nature intellectuelle, afin de parvenir à être content, quoique dans l’esclavage. Mais malgré lui et malgré moi-même, je continuai de penser et de réfléchir à l’injustice de mon sort et aux moyens de fuite.

Au bout de deux mois environ, je m’adressai à M. Hughes, pour lui demander la permission de louer mon temps. Il ne savait pas que je me fusse adressé à M. Thomas ; il ignorait donc le refus de ce dernier. Il parut d’abord disposé à rejeter ma prière, mais après un moment de réflexion, il me proposa les conditions suivantes : J’aurais tout mon temps à moi ; je ferais mes arrangements comme bon me semblerait avec mes maîtres ; je me chargerais de trouver de l’emploi. En récompense de cette liberté, j’aurais à lui payer trois dollars à la fin de chaque semaine ; en outre, l’achat de mes outils de calfat, ma nourriture et mon habillement seraient à ma charge. Ma nourriture seule me coûtait deux dollars et demi par semaine. En ajoutant à cette somme ce qu’il me fallait pour l’entretien de mes habits, et l’achat de mes outils, ma dépense s’élevait régulièrement à environ six dollars par semaine. J’étais obligé de me procurer cette somme-là, ou bien de renoncer au privilège de louer mon temps. Qu’il plût ou qu’il fît beau temps, que je travaillasse ou que je fusse sans ouvrage, il fallait absolument trouver cet argent-là, pour le lui remettre à la fin de la semaine, ou bien perdre cet avantage si précieux. On peut voir de suite que cet arrangement-là était incontestablement en faveur de mon maître. Il n’avait plus besoin de s’inquiéter à mon sujet, ni de me surveiller. Son argent lui venait régulièrement, et sans qu’il courût aucun risque. Il jouissait donc de tous les avantages d’un propriétaire d’esclave sans avoir à en subir les désagréments. Moi, au contraire, je souffrais tous les maux d’un esclave, en même temps que toutes les peines et toutes les inquiétudes d’un homme libre. Je m’aperçus bientôt que j’avais fait un arrangement bien dur pour moi. Mais quelque dur qu’il fût, je le préférais à mon état précédent. C’était un pas vers la liberté, que d’avoir la permission de supporter les charges et la responsabilité d’un homme libre, et j’étais résolu de ne point me soustraire à ce fardeau. Il fallait à tout prix amasser de l’argent. Je m’y appliquai vigoureusement ; prêt à travailler la nuit aussi bien que le jour, je parvins, à force de persévérance, et grâce à mon activité infatigable, non-seulement à gagner de quoi faire face à mes dépenses, mais à mettre quelque chose de côté toutes les semaines. Je continuai à travailler ainsi depuis mai jusqu’à août. À cette époque, M. Hughes ne voulut plus me permettre de louer mon temps, comme je l’avais fait jusqu’alors. Il en donna pour raison que j’avais manqué un samedi soir à lui payer la somme que j’avais à lui remettre pour ma semaine. Voici comment la chose était arrivée. Il devait y avoir une réunion religieuse à environ dix milles de Baltimore. Pendant la semaine j’avais promis à plusieurs de mes jeunes amis de quitter Baltimore de bonne heure le samedi soir, pour m’y rendre avec eux ; mais celui pour qui je travaillais alors m’ayant retenu très-tard, je n’aurais pu aller chez M. Hughes sans manquer de parole à mes compagnons, qui m’attendaient pour partir ensemble. Je savais bien que M. Hughes n’avait pas besoin de mon argent ce soir-là. Je résolus donc d’aller à cette réunion et de lui payer les trois dollars à mon retour. Malheureusement, j’y restai un jour de plus que je ne m’y attendais. Mais à mon retour, je passai chez lui, pour lui payer ce qu’il regardait comme lui étant dû. Je le trouvai d’une humeur affreuse ; il pouvait à peine réprimer sa colère. Il me dit qu’il avait bien envie de me châtier à coups de fouet. Il s’écria qu’il voudrait bien savoir comment j’osais sortir de la ville sans lui en demander la permission. Je lui répondis que je louais mon temps, et que tant que je lui payais le prix convenu, je ne me croyais pas forcé de le consulter pour savoir si je pouvais aller quelque part, ni quand je devais partir. Cette réponse le troubla, et après avoir réfléchi pendant quelques instants, il me déclara qu’il ne voulait plus me permettre de louer mon temps, et ajouta que la prochaine chose dont il entendrait parler serait probablement que je m’étais enfui. Il m’ordonna, pour la même raison, de rapporter sur-le-champ chez lui et mes outils et mes vêtements. Je lui obéis aussitôt, mais au lieu de chercher du travail comme auparavant, je passai la semaine sans faire la moindre chose. C’était user de représailles. Il m’appela le samedi soir, comme à l’ordinaire, pour lui remettre le produit de mon travail. Je lui dis que je n’avais rien à lui donner, car je n’avais pas travaillé cette semaine-là. À ces mots, nous fûmes sur le point d’en venir aux coups. Il se mit dans une grande colère, et jura qu’il était résolu de me rosser d’importance. Je ne lui répondis pas un seul mot, mais j’étais déterminé, s’il me frappait, à lui rendre coup pour coup. Néanmoins, il ne me toucha pas, et finit par se contenter de me dire qu’il saurait s’arranger de manière que le travail ne me manquerait pas à l’avenir. Je réfléchis à tout ce qui s’était passé pendant la journée du lendemain, qui était un dimanche, et je fixai enfin le 3 septembre comme le jour où je ferais une seconde tentative pour obtenir ma liberté. J’avais alors trois semaines devant moi, pour faire tous mes préparatifs. De bonne heure, le lundi matin, avant que M. Hughes eût le temps de faire un arrangement à mon égard, je sortis et m’adressai à M. Butler pour obtenir du travail dans son chantier, près du pont-levis, dans l’endroit qu’on appelle le City-Block ; de sorte qu’il n’était plus nécessaire que M. Hughes me cherchât de l’ouvrage. À la fin de la semaine je lui apportai de huit à neuf dollars. Il en parut enchanté, et me demanda pourquoi je n’en avais pas fait autant la semaine précédente. Qu’il était loin de se douter de mes projets ! J’avais pour but, en travaillant avec zèle, de détruire toute espèce de soupçon qu’il pouvait avoir conservé au sujet de mon intention de me sauver ; j’y réussis à merveille. Je m’imagine qu’il croyait que je n’avais jamais été plus content de ma condition, au moment même où je préparais tout pour ma fuite. Quand la seconde semaine se fut écoulée, je lui portai encore tout ce que j’avais gagné. Il en fut tellement content qu’il me remit vingt-cinq centimes (il est rare qu’un esclave reçoive d’un propriétaire une si forte somme), et me recommanda d’en faire un bon usage. Je lui répondis que je ne manquerais pas de suivre ses conseils.

À la suite de cette conversation, tout alla fort bien ; le calme régnait autour de moi ; mais le trouble était dans mon cœur. Il m’est impossible de décrire mon agitation à mesure que le temps de ma fuite s’approchait. J’avais un grand nombre d’amis sincères à Baltimore, — amis auxquels j’étais attaché presque autant qu’à la vie, — et la pensée de me séparer d’eux à jamais me causait une peine inexprimable. Je suis d’avis qu’il y a dans l’esclavage des milliers de malheureux qui s’enfuiraient, et qui pourtant y restent, uniquement parce qu’ils sont retenus par les liens puissants qui les attachent à leurs amis. Oui, la pensée de cette séparation était la plus pénible qui m’occupât l’esprit, et donnait lieu à une lutte intérieure qui ébranlait ma résolution plus qu’aucune autre chose. Si j’avais à me reprocher quelque faiblesse, mon attachement pour eux en était cause. En outre, la crainte de ne pas réussir surpassait celle que j’avais ressentie lors de ma première tentative. L’échec décourageant que j’avais essuyé dans cette occasion me revenait à l’esprit et me tourmentait sans cesse. Je ne pouvais me faire illusion sur ma condition désespérée ; si je ne réussissais pas cette fois-ci, mon sort était fixé sans retour ; j’étais destiné à être esclave pour la vie. Il fallait dans ce cas-là m’attendre à subir la punition la plus sévère, et à être privé pour toujours des moyens de prendre la fuite. Il n’était pas nécessaire d’avoir une imagination bien vive pour me figurer les scènes effrayantes qui me menaçaient si j’avais le malheur d’échouer. Les horreurs de l’esclavage et les charmes de la liberté étaient toujours présents à mon esprit. C’était pour moi la mort ou la vie. Cependant je restais inébranlable dans ma résolution. Enfin, le 3 septembre 1838, je pris la fuite et je parvins à arriver à New-York sans rencontrer le moindre obstacle. Quant à la manière dont je m’y pris, — à la direction que je suivis, — aux moyens de transport dont je fis usage, — il faut que j’en fasse un mystère, car les raisons énoncées plus haut me forcent au silence.

On m’a souvent demandé quels sentiments j’avais éprouvés en me trouvant enfin dans un état libre. Je n’ai jamais pu répondre à cette question d’une manière qui m’ait satisfait moi-même. Tout ce que je puis dire, c’est que je n’ai jamais senti d’émotion plus profonde. Je peux comparer mes transports de joie à ceux d’un marin sans armes qu’un pirate poursuivait, et qui vient d’être délivré par un vaisseau de guerre appartenant à une nation amie. Dans une lettre que j’adressai à un de mes plus chers amis après mon arrivée à New-York, je lui représentai mes sentiments comme pareils à ceux d’un homme qui serait parvenu à s’échapper d’un antre plein de lions affamés. Cependant la vivacité de mes transports ne tarda point à se calmer et à faire place à un sentiment de danger et de solitude. Mon manque de sécurité m’alarmait ; je me disais à moi-même qu’on pouvait me saisir et me plonger de nouveau dans les tortures de l’esclavage. Cette pensée seule aurait suffi pour affaiblir l’ardeur de mon enthousiasme ; mais c’était surtout mon état de solitude et d’abandon qui m’accablait. Je me trouvais au milieu de plusieurs milliers d’êtres humains, et pourtant je sentais que pour chacun d’eux je n’étais qu’un pauvre étranger. Je me voyais entouré d’une multitude de mes semblables, tous enfants d’un même père ; et pourtant moi, sans asile et sans amis, je n’osais révéler à aucun d’eux ma misérable condition, je n’osais parler à personne, de peur de m’adresser à un ennemi, et de tomber ainsi entre les mains de ces infâmes voleurs d’hommes que la cupidité pousse à se mettre aux aguets pour attendre le fugitif haletant, s’élancer sur lui, et s’en emparer de la même manière que les bêtes féroces de la forêt se mettent en embuscade pour saisir leur proie. En prenant la fuite, j’adoptai cette devise : « Ne te fie à personne. » Je voyais un ennemi dans chaque homme blanc, et je trouvais un motif de soupçon presque dans chaque homme de couleur. C’était une situation excessivement pénible. Pour s’en rendre compte, il faut ou la connaître par expérience, ou s’imaginer dans des circonstances semblables. Que celui qui voudra en comprendre toutes les souffrances morales se figure qu’il est un esclave, parvenu à se sauver dans une terre étrangère ; — qu’il se représente cette terre comme une sorte de plaine où les propriétaires d’esclaves vont à la chasse des fugitifs ; — qu’il se dise que les habitants sont des voleurs d’hommes, dont l’infâme métier est sanctionné par la loi ; — qu’il se considère comme étant exposé à chaque instant au risque terrible d’être saisi par quelques-uns de ses semblables, et remis entre les mains de ceux qui le poursuivaient ! Oui, qu’il se mette ainsi à ma place, — qu’il s’imagine sans demeure, sans amis, sans argent, sans crédit, ayant besoin d’un abri, et ne trouvant personne pour lui en donner un ; — mourant de faim, et n’ayant pas de quoi acheter du pain ; — qu’il se dise en même temps que des persécuteurs impitoyables sont sur ses traces ; — qu’il se figure ne sachant ce qu’il y a à faire, ni où il faut aller, ni où il convient de rester ; — dépourvu de tous moyens de défense et de fuite ; — au milieu d’une ville où règne l’abondance, mais souffrant les terribles déchirements de la faim ; — entouré de milliers de maisons, mais n’ayant lui-même aucun asile ; — parmi ses semblables, mais éprouvant la même frayeur que parmi des bêtes sauvages, prêtes à saisir et à dévorer leur proie. Je le répète, qu’il s’applique à réaliser dans son imagination toutes les angoisses de cette situation pénible et alarmante, alors, seulement alors, il pourra comprendre dans quel état je me trouvais ; il sentira toute l’étendue des souffrances physiques et morales de l’esclave fugitif, au corps usé par la fatigue, et déchiré par le fouet sanglant de son maître, et il ne pourra refuser sa pitié à un tel excès d’infortune.

Grâces au ciel, je ne restai que très-peu de temps dans cette position douloureuse. J’en fus délivré par M. David Ruggles, dont je n’oublierai jamais la vigilance, la bonté et la persévérance. Qu’il m’est doux de pouvoir exprimer à cet homme compatissant (aussi bien que les paroles peuvent le faire) les sentiments d’affection et de reconnaissance que je lui porte. M. Ruggles est maintenant affligé de cécité, et a lui-même besoin des mêmes soins et des mêmes attentions bienveillantes qu’il était autrefois si empressé à prodiguer à ses semblables. Il n’y avait que quelques jours que j’étais à New-York lorsque M. Ruggles, qui tenait une pension bourgeoise au coin des rues de Church et de Lespenard, parvint à me découvrir et m’offrit un asile dans sa maison. À cette époque, M. Ruggles était extrêmement occupé de la fameuse affaire de Darg. Il se dévouait aussi à la délivrance d’un grand nombre d’autres esclaves fugitifs, s’appliquait à découvrir et à arranger des moyens de fuite pour ces infortunés ; et quoique surveillé par des ennemis qui l’environnaient de toutes parts, il semblait plus que capable de leur tenir tête.

Peu après mon arrivée chez M. Ruggles, il me demanda où je voulais aller ; car il était d’avis qu’il y avait du danger pour moi à rester à New-York. Je lui répondis que je savais le métier de calfat, et que j’étais disposé à aller n’importe où je pourrais me procurer de l’ouvrage. J’avais l’idée d’aller au Canada, mais il fut d’une opinion contraire, et il m’encouragea à me rendre à New-Bedford, car il croyait que je pourrais facilement y trouver de l’emploi. À cette époque-là, Anne, ma fiancée (qui était libre), vint me rejoindre. Je lui avais écrit aussitôt après mon arrivée à New-York, malgré ma situation déplorable, pour lui faire connaître mon heureuse fuite, et pour la prier de venir sur-le-champ. Quelques jours après son arrivée, M. Ruggles invita chez lui le révérend J. W. C. Pennington, qui, en présence de M. Ruggles, de Mme Michaëls et de quelques autres encore, célébra la cérémonie du mariage, et nous donna un certificat dont voici la copie exacte :

« Je, soussigné, certifie que j’ai uni par les liens du saint mariage, en présence de M. David Ruggles et de Mme Michaëls, Frédéric Johnson[2] et Anne Murray.

« JACQUES W. C. PENNINGTON. »
New-York, 15 septembre 1838.

Muni de ce certificat et avec un billet de banque de cinq dollars que je devais à la générosité de M. Ruggles, je mis sur mes épaules une partie de nos effets ; Anne prit l’autre, et nous partîmes sur-le-champ pour nous embarquer à bord du bateau à vapeur J. W. Richmond, pour Newport, d’où nous devions nous rendre à New-Bedford. M. Ruggles me donna une lettre pour un M. Shard de Newport, en me disant que si je craignais que l’argent ne vînt à me manquer avant mon arrivée à New-Bedford, il fallait m’arrêter à Newport pour y obtenir de nouveaux secours. Cependant nous désirions si ardemment parvenir à un lieu de sûreté, que nous résolûmes d’arrêter nos places dans la diligence, quoique nous n’eussions pas assez d’argent pour les payer d’avance ; mais nous promîmes au cocher de le faire à notre arrivée à New-Bedford. Deux messieurs, pleins de bonté, qui se nommaient, d’après ce que j’appris plus tard, Joseph Ricketson et Guillaume C. Jaber, nous encouragèrent à faire cet arrangement et à continuer notre route. Ils parurent comprendre de suite la position dans laquelle nous nous trouvions, et nous donnèrent des assurances si franches et si cordiales de leur bienveillance, que nous nous sentions tout à fait à notre aise en leur présence. C’était pour nous un grand bonheur que de trouver de tels amis dans un pareil moment. À notre arrivée à New-Bedford, ils nous indiquèrent la maison de M. Nathan Johnson, qui nous reçut avec bonté et qui nous traita avec l’hospitalité la plus généreuse. M. et Mme Johnson prirent un intérêt vif et profond à notre bien-être. Ils se montrèrent dignes du nom d’abolitionnistes. Lorsque le conducteur de la diligence avait vu que nous n’avions pas de quoi payer nos places, il avait retenu nos effets en garantie de la dette. Je n’eus qu’à faire mention de cette circonstance à M. Johnson pour qu’il nous avançât aussitôt l’argent nécessaire.

Nous commençâmes alors à sentir que nous pouvions jouir d’un certain degré de sûreté, et nous nous préparâmes aux devoirs et aux obligations qu’impose une vie de liberté. Le lendemain de notre arrivée à New-Bedford, comme nous étions à déjeuner, nous agitâmes la question de savoir quel nom je prendrais. Ma mère m’avait appelé « Frédéric-Auguste Washington Bailey. » Je m’étais passé de deux de mes noms longtemps avant mon départ de Maryland, de sorte qu’on me connaissait comme « Frédéric Bailey. » En partant de Baltimore, je m’étais fait appeler « Stanley. » À New-York, j’avais encore changé de nom, et pris celui de « Frédéric Johnson. » Je pensais alors que ce serait là le dernier changement. Mais à mon arrivée à New-Bedford, je me trouvai dans la nécessité de changer encore une fois de nom ; car il y avait dans cette ville tant de Johnsons qu’il était déjà fort difficile de les distinguer. Je m’en rapportai à M. Johnson, pour me choisir un nom, mais en lui disant qu’il ne fallait pas m’ôter celui de « Frédéric. » Il était indispensable que je gardasse celui-là pour conserver un sentiment de mon identité. M. Johnson, qui venait de lire La dame du lac de sir Walter Scott, me proposa tout de suite de prendre le nom de « Douglass. » J’acceptai ; et depuis lors on m’a appelé « Frédéric Douglass ; » et comme on me connaît plus généralement par ce nom-là que par tout autre, je le conserverai.

Je trouvai à New-Bedford un état de choses tout à fait différent de ce que je m’attendais à y voir. L’aspect général de cette ville me surprit agréablement, et je m’aperçus qu’on m’avait donné une impression bien fausse touchant le caractère et la condition des habitants du nord des États-Unis. J’avais supposé, pendant que j’étais dans l’esclavage, que ces derniers ne possédaient qu’une bien faible partie des choses qui rendent la vie douce et agréable, et qu’ils avaient à peine quelques articles de luxe ; de sorte que je me les représentais comme étant, sous ce double rapport, bien inférieurs aux propriétaires du sud. J’avais sans doute été porté à tirer cette conclusion-là de la connaissance du fait que les habitants du nord n’avaient pas d’esclaves. Je supposais donc qu’ils se trouvaient dans une position semblable à celle de la partie de la population du sud qui ne possédait pas d’esclaves. Je savais que ceux-ci étaient fort pauvres, et j’avais été accoutumé à regarder leur pauvreté comme le résultat de ce qu’ils ne possédaient pas d’esclaves. J’avais, je ne sais trop comment, adopté l’opinion que là où il n’y avait point d’esclaves, il ne pouvait y avoir ni richesses ni abondance des agréments de la vie. Je m’étais attendu à trouver au nord une population grossière, rude et presque sauvage, qui vivait avec la simplicité des Spartiates, et qui ne possédait rien du bien-être, du luxe, de la pompe et de la grandeur des propriétaires du sud ; or quiconque connaît l’aspect général de la ville de New-Bedford, peut bien s’imaginer, en sachant quelles étaient mes conjectures, combien il me fut aisé de découvrir que j’étais dans l’erreur.

Dans l’après midi du jour de mon arrivée à New-Bedford, j’allai sur les quais pour voir les navires. Je m’y trouvai entouré des marques les plus incontestables de l’opulence des habitants. J’aperçus de nombreux navires du plus beau modèle dans le meilleur ordre et d’une grandeur considérable, soit à l’ancre le long des quais, soit à la voile sur les eaux du fleuve. Des deux côtés, mes yeux s’arrêtèrent sur de vastes magasins bâtis en granit et remplis non-seulement de tout ce qui est nécessaire aux besoins de la vie, mais encore de tous les articles de luxe imaginables. En outre, tout le monde semblait occupé sans faire de bruit, du moins en le comparant à celui que j’étais accoutumé à entendre à Baltimore. Il n’y avait point à New-Bedford de chansons bruyantes, chantées par ceux qui chargeaient et déchargeaient les bâtiments ; point de jurons horribles, — point de malédictions affreuses lancées contre les ouvriers, — point de malheureux déchirés à coups de fouet ; — tout semblait se faire avec une activité paisible. Chacun paraissait comprendre son ouvrage et s’y livrer avec une application sage, mais joyeuse, qui marquait le vif intérêt qu’il prenait à son occupation, et le sentiment qu’il avait de sa dignité d’homme. Tout cela me paraissait fort extraordinaire. Après avoir examiné les quais, je parcourus la ville et les faubourgs, en contemplant, avec un étonnement et une admiration extrêmes, les églises magnifiques, les belles maisons, les jardins soigneusement cultivés ; tous ces objets étaient autant de preuves frappantes de l’existence de richesses, d’un bien-être, d’un goût et d’une élégance comme je n’en avais vu dans aucune partie de Maryland, quoique ce soit un pays à esclaves.

Tout avait l’air propre, neuf et beau. À peine y vis-je quelques maisons dilapidées, dont les habitants paraissaient être dans l’indigence ; mais je n’y aperçus point d’enfants à moitié nus, ni de femmes marchant sans bas et sans souliers, comme j’y étais accoutumé à Willsborough, à Easton, à Saint-Michel et à Baltimore. Les habitants avaient un air de force, de santé et de bonheur que je n’avais point remarqué parmi ceux de Maryland. Pour la première fois de ma vie, il m’arrivait de pouvoir contempler avec plaisir le spectacle de richesses immenses, sans être attristé en même temps par la vue d’une extrême pauvreté. La chose la plus étonnante, aussi bien que la plus intéressante pour moi, c’était l’état des hommes de couleur, dont beaucoup s’y étaient réfugiés comme moi, après avoir échappé à ceux qui les poursuivaient. J’en trouvai plusieurs qui n’étaient pas sortis de l’esclavage depuis plus de sept ans, et qui pourtant habitaient de plus belles maisons et semblaient jouir des agréments de la vie plus que la moyenne des propriétaires d’esclaves de Maryland. Je ne crois pas me tromper en affirmant que mon ami Nathan Johnson (dont je peux dire avec toute la ferveur d’un cœur reconnaissant : j’ai eu faim, et il m’a donné à manger ; j’ai eu soif, et il m’a donné à boire ; j’étais étranger, et il m’a recueilli) habitait une maison plus propre, tenait une meilleure table, recevait, payait et lisait plus de journaux, comprenait mieux le caractère moral, religieux et politique de la nation en général — que les neuf dixièmes des propriétaires d’esclaves du comté de Talbot, Maryland. Cependant, M. Johnson n’était lui-même qu’un ouvrier. Il avait les mains endurcies au travail ; il en était de même de son épouse. Je trouvai dans les hommes de couleur beaucoup plus d’énergie et de résolution que je ne m’y étais attendu. Je remarquai parmi eux une ferme détermination de se protéger les uns les autres, sans s’inquiéter d’aucune espèce de risques ou de périls contre les tentatives des cruels voleurs d’hommes. Peu de temps après mon arrivée, on me raconta une circonstance qui faisait voir de quoi ils étaient capables. Un homme de couleur et un esclave fugitif avaient l’un pour l’autre des sentiments de haine. Quelqu’un entendit le premier menacer le dernier de faire connaître à son maître le lieu de son refuge. Aussitôt tous les hommes de couleur furent convoqués à une assemblée par une annonce stéréotypée, qui portait ces mots : Affaire d’importance. On invita le traître à y assister. Ceux qui étaient convoqués arrivèrent en foule à l’heure fixée, et organisèrent la réunion en nommant pour président un vieillard fort religieux, qui, si je me le rappelle bien, commença par une prière, et en suite s’adressa aux auditeurs dans les termes suivants : « Mes amis, puisque nous tenons le traître, je suis d’avis que les jeunes gens s’emparent de lui, l’entraînent au dehors et le tuent ! » En un instant, un grand nombre d’entre eux s’élancèrent vers lui ; mais quelques-uns plus timides se jetèrent entre les assaillants et le traître, qui en profita pour échapper à leur vengeance ; mais on ne l’a jamais revu à New-Bedford depuis cette époque-là. On n’a plus entendu de menaces semblables ; s’il y en avait, je ne doute pas qu’elles ne causassent la mort de celui qui les aurait proférées.

Le troisième jour après mon arrivée, je trouvai du travail ; il s’agissait de charger un bâtiment d’huile. C’était pour moi une besogne nouvelle, sale et pénible ; mais je m’y mis avec ardeur et avec joie. J’étais désormais mon propre maître ! Je n’appartenais qu’à moi-même ! Quel moment de bonheur ! Pour comprendre mes transports, il faut avoir été esclave, et avoir cessé de l’être ! C’était le premier travail dont j’allais recueillir la récompense tout entière. Il n’y avait pas de maître avide et injuste auprès de moi pour me voler mon argent aussitôt que je l’aurais gagné. Je travaillai ce jour-là avec un plaisir que je n’avais jamais éprouvé auparavant. Je sentais que je travaillais pour moi-même et pour la femme que je venais d’épouser. C’était le commencement d’une nouvelle existence. Lorsque j’eus fini ma besogne, je me mis à chercher de l’ouvrage en qualité de calfat ; mais il y avait un préjugé si fort contre la couleur de ma peau, que les ouvriers blancs refusèrent de travailler avec moi, et je me vis dans l’impossibilité de me trouver de l’emploi[3]. M’apercevant que mon métier ne pouvait me servir de rien, j’ôtai mes habits de calfat et je me préparai à prendre toute espèce d’ouvrage que l’on voudrait bien me donner. M. Johnson eut la bonté de mettre à ma disposition sa scie et son chevalet, et je trouvai bientôt de quoi m’occuper activement. Il n’y avait à mes yeux rien de trop fatigant, rien de trop sale. J’étais prêt à scier le bois, à entasser le charbon de terre, à porter le mortier, à rouler les tonneaux d’huile ; telle fut la nature de mes occupations et de mes moyens d’existence pendant près de trois années à New-Bedford, avant que j’eusse l’avantage de me faire connaître des hommes bienveillants et généreux qui s’opposent à l’esclavage.

À peu près quatre mois après mon arrivée à New-Bedford, un jeune homme vint me trouver, et me demanda si je ne désirais pas m’abonner au journal le Libérateur. Je lui répondis que je le voudrais bien, mais que comme je venais de me sauver de l’esclavage, je n’avais pas alors le moyen de faire cette dépense. Cependant plus tard je finis par m’y abonner. C’était un journal hebdomadaire. Je lus le premier numéro et les suivants avec une ardeur extrême, et je voudrais en vain tâcher de décrire les sentiments que cette lecture m’inspirait de semaine en semaine. Ce journal avait l’effet d’apaiser ma faim et d’étancher ma soif. Il alluma dans mon âme un feu que rien ne devait éteindre. Combien j’admirais sa sympathie pour mes frères qui étaient encore dans les chaînes, — ses accusations hardies contre les propriétaires d’esclaves, — ses descriptions fidèles des tourments de l’esclavage, — ses attaques énergiques contre les partisans de cette exécrable institution ! — tout cela me transportait, tout cela me faisait tressaillir d’une joie telle que je n’en avais jamais senti de pareille.

Il y avait bien peu de temps que j’étais au nombre des lecteurs du journal le Libérateur, mais cependant cela m’avait suffi pour me former une idée assez juste des principes, des mesures et de l’esprit de la réforme entreprise contre l’esclavage. Je m’attachai ardemment à cette noble cause. Je ne pouvais faire que peu de chose personnellement, mais du moins, ce que je pouvais faire, je l’exécutais avec zèle et avec joie, et je ne me trouvais jamais plus heureux que lorsque j’assistais à une réunion de personnes opposées à l’esclavage. Je ne prenais que rarement la parole dans ces occasions, par une raison toute simple, c’est que d’autres exprimaient beaucoup mieux que moi ce que j’avais à dire. Mais le 11 août 1841, je me sentis entraîné à parler à une assemblée contre l’esclavage à Nantucket ; en outre, M. Guillaume C. Coffin, qui m’avait entendu parler à la réunion des hommes de couleur à New-Bedford, m’encouragea fortement. C’était pour moi une épreuve embarrassante, et je ne consentis qu’avec répugnance à m’y exposer. Pour dire la vérité, je sentais que je n’étais qu’un esclave, et l’idée de parler en public à des hommes blancs m’intimidait et m’accablait. Cependant je fis un effort sur moi-même, et je commençai mon discours. Au bout de quelques instants, je sentis ma timidité disparaître ; peu à peu, ma confiance s’augmenta, et j’exprimai ce que je voulais dire avec une facilité remarquable. À partir de ce temps-là jusqu’à aujourd’hui, j’ai été occupé à plaider la cause de mes frères infortunés. Je laisse à ceux qui sont au courant de mes travaux le soin de décider quel a été le succès de mes efforts, et le dévouement dont j’ai fait preuve.

FIN.





POST-SCRIPTUM.


Après avoir relu la relation précédente, je m’aperçois que, dans bien des endroits, j’ai parlé de la religion d’une manière qui pourrait porter ceux qui ne connaissent pas mes opinions religieuses, à me croire l’antagoniste de toute espèce de religion. Pour ne point m’exposer aux conséquences d’une pareille méprise, je juge à propos d’ajouter les courtes explications suivantes. — Ce que j’ai dit sur et contre la religion, s’applique uniquement à la religion des propriétaires d’esclaves des États-Unis, et n’a aucun rapport au véritable christianisme. J’établis une très-grande différence entre le christianisme de ces gens-là et le christianisme du Christ. Je reconnais que ce dernier est bon, pur et saint, tandis que le premier me paraît méchant, corrompu et impie. Autant j’admire l’un, autant je méprise l’autre. Précisément parce que j’aime le christianisme du Christ, dont la doctrine respire la paix, la pureté et la justice, je crois devoir détester cette fausse religion des propriétaires d’esclaves, qui n’inspire que la corruption, l’injustice, l’hypocrisie, la méchanceté, et qui permet à ceux qui la professent de posséder des hommes, comme on possède des bestiaux, de fouetter des femmes et de voler des enfants !!! En un mot, je ne peux découvrir aucune raison, pour donner le nom de christianisme à la religion de cette partie des États-Unis. Cela me paraît la profanation la plus révoltante de ce nom respectable, la plus hardie des fraudes, la plus grossière des calomnies ; je sens un dégoût inexprimable à la vue de la pompe extérieure et de l’étalage de toutes les pratiques religieuses qu’on voit dans les États du sud, à côté des inconséquences les plus horribles et des contrastes les plus douloureux. En effet, n’y voit-on pas l’homme qui, pendant la semaine, est armé d’un fouet ensanglanté, monter dans la chaire le dimanche et aspirer à remplir les fonctions de ministre du doux et humble Jésus ? Celui qui vole les gages de ses esclaves à la fin de chaque semaine, ne se présente-t-il pas à eux le dimanche matin, en qualité de maître de classe, à l’école du dimanche, pour leur montrer le chemin qui mène à la vie éternelle, et leur indiquer la voie du salut ? Celui qui vend sa jeune esclave, pour servir aux infâmes pratiques de la prostitution, ne se déclare-t-il pas le défenseur pieux de la pureté des mœurs ? Celui qui proclame que c’est un devoir religieux de lire la Bible, n’interdit-il pas à son esclave le droit d’apprendre à lire même le nom du Dieu qui l’a créé ? Celui qui se fait l’avocat religieux des avantages moraux du mariage, n’enlève-t-il pas à des milliers de malheureux la sainte influence de cette institution respectable, et ne les abandonne-t-il pas aux ravages de la pollution sous toutes les formes ? Celui qui vante avec une chaleureuse éloquence la sainteté des liens de famille, n’est-il pas assez cruel pour disperser des familles entières, séparer le mari de sa femme, enlever les enfants à leurs parents, entraîner les sœurs loin de leurs frères, en ne laissant dans la chaumière vide que la solitude et la désolation ? N’est-il pas trop vrai que l’on y entend le voleur prêcher contre le vol, l’adultère contre l’infidélité au lien conjugal ? Hélas ! on y vend des hommes pour bâtir des églises, on y vend des femmes pour seconder la propagation de l’Évangile, on y vend des enfants pour acheter des bibles aux pauvres païens, et tout cela pour la gloire de Dieu et pour le bien des âmes !

La religion et le commerce des esclaves se donnent la main ! La prison de ces infortunés et l’église s’élèvent l’une à côté de l’autre ! Là, le bruit des chaînes ! ici celui des psaumes ! là, des gémissements et des malédictions ! ici des élans religieux et des prières solennelles. Les marchands qui trafiquent des corps et des âmes de leurs semblables, et les prédicateurs se prêtent un appui réciproque. Les premiers donnent leur argent, souillé de sang, pour soutenir la chaire ; les derniers en revanche jettent sur cet infernal négoce le voile du christianisme. Voilà comment on trouve ensemble l’esclavage et la piété, le vol et la religion ; les propriétaires d’esclaves et les prédicateurs de l’Évangile ! Quelle horrible alliance ! Quel contraste révoltant !

Le christianisme du sud des États-Unis de l’Amérique, je le répète, est indigne de ce nom, et l’on peut dire de ceux qui le professent comme on a autrefois dit des scribes et des pharisiens : « Ils lient ensemble des fardeaux pesants et insupportables, et les mettent sur les épaules des hommes ; mais ils ne veulent point les remuer de leur doigt. Et ils font toutes leurs œuvres pour être regardés des hommes. — Et ils aiment les premières places dans les festins, et les premiers sièges dans les synagogues, et d’être appelés des hommes : notre maître, notre maître, — mais malheur à vous, scribes et pharisiens, hypocrites, qui fermez le royaume des cieux aux hommes, car vous-mêmes n’y entrez point, ni ne souffrez que ceux qui y veulent entrer, y entrent ; vous dévorez les maisons des veuves, même sous le prétexte de longues prières, c’est pourquoi vous en recevrez une plus grande condamnation. Vous courez la mer et la terre pour faire un prosélyte, et après qu’il l’est devenu, vous le rendez fils de la Géhenne, deux fois plus que vous. — Malheur à vous, scribes et pharisiens, hypocrites ! car vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat ; mais le dedans est plein de rapine et d’intempérance. — Malheur à vous, scribes et pharisiens, hypocrites ! car vous êtes semblables aux sépulcres blanchis, qui paraissent beaux par dehors, mais qui au dedans sont pleins d’ossements de morts, et de toute sorte d’ordure. Ainsi, vous paraissez justes par dehors aux hommes, mais au dedans vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité. »

Quelque sombre et terrible que soit ce tableau, je le crois vrai et fidèle en ce qui concerne la grande majorité de ceux qui professent le christianisme dans le sud des États-Unis d’Amérique. Quel homme de bonne foi pourrait nier que ce ne soit là l’état réel des églises de ce pays ! Hélas ! ceux qui les fréquentent, rejetteraient avec indignation la proposition d’admettre parmi eux un voleur de brebis ; mais en même temps ils n’hésitent pas à y admettre un voleur d’hommes ! Et moi, ils me traitent d’impie et m’accusent d’incrédulité si j’ai l’audace de les en blâmer. Ils font l’attention la plus scrupuleuse aux cérémonies extérieures de la religion, mais en même temps ils négligent les choses les plus importantes de la loi ; c’est-à-dire, le jugement, la miséricorde et la fidélité. Ils sont toujours prêts à offrir un sacrifice, mais rarement à montrer de la miséricorde. Ce sont eux à qui s’appliquent ces paroles : « ils aiment Dieu qu’ils n’ont pas vu, et cependant ils haïssent leur frère qu’ils ont vu ! Ils aiment le païen qui se trouve de l’autre côté du globe terrestre : ils veulent bien prier pour lui, ils consentent à donner leur argent pour qu’on lui mette la Bible entre les mains, et pour que les missionnaires l’instruisent ; et cependant, ô triste inconséquence ! ils méprisent et négligent entièrement le païen qui est à leurs portes.

C’est donc uniquement contre la religion de ces hommes favorables au maintien de l’esclavage, de ces hommes qui admettent parmi eux des propriétaires d’esclaves, et les traitent en amis, de ces hommes qui, malgré leur prétendue piété, ne se font aucun scrupule de voir des millions de leurs semblables gémir dans les souffrances d’une servitude sans fin, que je crois qu’il est de mon devoir de protester, en signalant à l’indignation de tous les amis de l’humanité les discours et les actes de ces soi-disant chrétiens, comme étant essentiellement opposés à la doctrine du véritable christianisme.

  1. C’était le même homme qui m’avait donné la fameuse racine pour m’empêcher d’être fouetté par M. Covey. C’était un habile homme. Nous parlions souvent de mon combat avec Covey, et toutes les fois que nous le faisions, il attribuait mon succès à la racine qu’il m’avait procurée. Cette superstition est très-commune parmi les esclaves ignorants. Quand un esclave meurt, il est rare qu’on n’impute pas sa mort à quelque maléfice.
  2. J’avais jugé à propos de changer mon nom de Bailey pour celui de Johnson.
  3. J’ai appris depuis que les hommes de couleur peuvent trouver de l’occupation comme calfats, à New-Bedford. — Ce changement est un des résultats des efforts des Abolitionnistes.