Victor Hugo et ses récents critiques
A mesure que l’œuvre de Victor Hugo nous apparaît avec plus de recul, nous sommes davantage frappés de ce qu’elle a d’unique, non pas seulement dans ce siècle, mais dans l’histoire de notre littérature. Cela explique l’attitude que prennent vis-à-vis du poète ses plus récens critiques[1]. Le premier devoir de la critique est de comprendre, et le seul moyen qu’on ait pour comprendre, c’est de comparer. Aussi avait-on commencé par comparer Victor Hugo avec ses plus illustres contemporains, les Lamartine, les Vigny, les Musset. La méthode est des plus légitimes, et on continuera de l’appliquer, mais elle est insuffisante, et on s’est aperçu que par certains aspects l’œuvre du poète échappe au rapprochement et n’offre avec celle des écrivains de notre temps aucune commune mesure. Force était donc d’aller chercher des analogies dans d’autres littératures et dans d’autres époques, si lointaines fussent-elles. C’est la voie où s’engage résolument la critique d’aujourd’hui. Elle envisage le génie de celui qui a empli de sa personne et de son nom tout le XIXe siècle comme une sorte de prodigieux anachronisme. Venu dans un siècle de pensée réfléchie, d’analyse, d’histoire, de critique, de science positive, il est de la famille des poètes primitifs. Par le don qu’il a d’enfermer dans des symboles magnifiques des idées morales ou des hypothèses sur la nature des choses, il fait songer aux aèdes créateurs de mythes. Par l’intensité avec laquelle il traduit sa vision de l’invisible, et fait parler l’ombre et le mystère, il semble qu’il aurait eu sa place dans le groupe des poètes prophètes. Par ses prestigieuses et naïves évocations du passé, il nous rappelle les trouvères de notre Xe siècle, à moins que ce ne soit le vieil Homère lui-même. Et, par l’abondance, la violence et la continuité de ses invectives, qui déconcertent les hommes d’aujourd’hui, médiocres même dans la haine, il éveille en nous l’idée des Archiloque et des Tyrtée. Il est clair qu’à de telles distances le rapprochement ne saurait être très serré ; toutefois tel est bien le point de vue où se sont placés les derniers commentateurs du poète. C’est M. Renouvier, qui nous donne un livre curieux et neuf dont le titre seul, Victor Hugo, le philosophe, semble déjà un paradoxe. C’est M. Eugène Rigal, qui, dans un travail consciencieux, solide et louable de tous points, étudie Victor Hugo poète épique. Enfin, M. Stapfer, dans Victor Hugo et la grande poésie satirique, consacre au sujet annoncé un certain nombre de pages noyées dans des digressions pour lesquelles il est bien évident que le livre a été écrit et qui, je le crains, ne réussiront à fâcher personne. Chacune de ces études a un caractère général, l’auteur s’étant proposé, non pas seulement de mettre en lumière un coin particulier de l’œuvre du poète, mais plutôt d’en apercevoir d’un certain angle l’ensemble. Ce sont trois essais d’interprétation du génie du poète. Cherchons donc ce que vaut chaque explication en elle-même, et si d’ailleurs cette triple faculté philosophique, épique et satirique ; ne pourrait pas se ramener à une autre, par laquelle le génie de Victor Hugo à travers ces diverses manifestations se retrouverait identique à lui-même.
Considérer Victor Hugo comme philosophe, c’est, il faut l’avouer, ce à quoi nous sommes le moins préparés. Ç’a été longtemps un des thèmes ordinaires de la critique que d’opposer sur ce point les prétentions du poète à leurs résultats effectifs ; et la solennité de ses déclarations ou la magnificence de ses promesses ne servait qu’à mieux, faire ressortir l’impuissance où il était de les tenir. On se répétait les belles strophes de Ibo :
Je suis le poète farouche,
L’homme devoir,
Le souffle des douleurs, la bouche
Du clairon noir ;
Le rêveur qui sur ses registres
Met les vivans,
Qui mêle des strophes sinistres
Aux quatre vents ;
Le songeur ailé, l’âpre athlète
Aux bras nerveux ;
Et je traînerai la comète
Par les cheveux.
On se souvenait de maints endroits où Victor Hugo a exprimé cette conception qui lui est particulière : que le poète est un penseur, un songeur, un mage ; qu’il lui appartient d’éclairer les routes de l’humanité, et de faire métier de flambeau. Puis, venant à reconnaître les lueurs qu’a jetées ce flambeau, on s’apercevait sans peine que ces lueurs sont ou très courtes ou singulièrement troubles. Banales et rebattues, les idées philosophiques de Victor Hugo ne sont que prétexte à métaphores souvent magnifiques et à déclamations souvent insupportables. Ce fracas et ce fatras ne nous en imposent pas ; mais le poète en est dupe : il se prend la tête dans ses mains, il se frappe le front, il s’extasie sur la profondeur de ses inventions ; et toute cette mise en scène n’est que pour encadrer un truisme enfantin ou une vision cornue. Bref, on concluait que Hugo a tous les dons voir, sentir, imaginer, conter, hors un, qui est précisément celui qui fait le penseur.
C’est cette opinion que M. Renouvier heurte avec tranquillité. Analysant avec méthode des pièces telles que la Bouche d’Ombre, ou Pleurs dans la Nuit, des poèmes tels que Dieu et la Fin de Satan, ne dédaignant pas même les rouvres de la dernière manière : l’A ne, la Pitié Suprême, Religions et Religion, il étudie la part faite par Victor Hugo au pessimisme, à l’optimisme, au messianisme, au criticisme. Il serait aisé de répondre à M. Renouvier : « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. Philosophe, vous tirez l’œuvre du poète à la philosophie. Familier avec des doctrines que vous avez approfondies pour votre compte, au moment où vous en apercevez l’ombre chez votre auteur, vous leur prêtez une précision et une signification qu’il n’a pas su leur donner ; et vous en agissez libéralement avec le poète en lui faisant honneur de vos propres lumières. » Mais la réponse, en effet, serait trop aisée. Si M. Renouvier, qui naguère, dans Victor Hugo, le poète, avait exposé avec une pénétration remarquable les procédés de l’imagination poétique de Victor Hugo, a cru devoir compléter comme il l’a fait son étude, et si un penseur dont l’autorité est incontestée a cru devoir accorder son attention à la philosophie du poète, nous devons de notre côté, simples lettrés que nous sommes, tenir de son opinion le plus grand compte.
À vrai dire, il faut commencer par s’entendre sur le sens même qu’on donne au mot philosophie. Si le philosophe est celui qui a des idées, et qui réfléchit sur des conceptions abstraites, nul moins que Victor Hugo n’en mérite le titre. Si l’esprit philosophique réside dans le pouvoir de lier des idées, de les enchaîner logiquement, de les construire en systèmes d’une savante architecture, nul n’en fut plus parfaitement dépourvu. Mais M. Renouvier a, bien soin de faire ressortir le manque de cohésion ou l’absolue contradiction des doctrines auxquelles le poète s’est prêté tour à tour avec une souveraine indifférence. S’agit-il de sa vision des premiers temps du monde ? « Il ne faut pas demander au poète, que n’inquiète point la construction logique des idées, comment il concilie le tableau de la venue de l’homme dans une nature déjà constituée en ses trois règnes et les images d’un moment de la création où l’homme, la chose et la bête eussent pu former ensemble une alliance idéale, avec la thèse de la chute universelle entraînant l’homme et la création tout entière dans la commune descente dont la Bouche d’Ombre nous a décrit les degrés. » S’agit-il de la fin du monde ? « La Légende des Siècles se trouve avoir deux conclusions. L’une s’inspire de la divinisation de l’homme par ’intelligence et par l’audace, grâce à la victoire remportée sur les élémens et même à une sorte de violence faite à la destinée ; l’autre, de la croyance à la fin du monde et à la comparution de l’homme pécheur devant le tribunal de Dieu. » Pareillement M. Renouvier juge avec sévérité certaines des idées les plus chères au poète, et, traitant décidément de philosophe à philosophe, argumente contre lui avec cette âpre franchise qui donne leur saveur aux discussions entre spécialistes. Oubliant qu’il lui a reconnu ce droit qu’ont les poètes de se passer d’esprit critique, il lui reproche amèrement d’avoir accepté sans contrôle le dogme, admis autour de lui, du progrès continu. « On ne peut attribuer qu’à la sottise ambiante cette image familière d’un progrès qui va de lui-même et d’une marche qui marche toujours… Le dogmatisme optimiste de la philosophie de l’histoire, qui a détourné des voies de l’expérience et du bon sens tous les penseurs influens du XIXe siècle et forcé l’inaliénable sentiment du mal à se porter tout entier sur le passé, ce dogmatisme imbécile entré peu à peu dans toutes les têtes a exercé sur les idées et sur les œuvres de Victor Hugo une influence déplorable. » Apparemment, c’est à ce « dogmatisme imbécile » qu’il faut rattacher la plupart des rêveries humanitaires du poète sur la fraternité des peuples, la suppression de la guerre, l’avènement d’une république : universelle, les crimes des prêtres et la sainteté des révolutions. L’écho sonore mis au centre de tout répète les voix du siècle et ne choisit pas entre elles.
Il reste que Victor Hugo a été préoccupé des questions philosophiques, sociales et morales. Il a été surtout un artisan de mots ; sans doute, mais après des siècles de réflexion les mots nous arrivent tout chargés de pensée, et Victor Hugo en retrouve tout le contenu. Il n’a développé que des lieux communs ; sans doute, mais ce qu’on entend par lieux communs, ce sont les plus précieuses des vérités, puisque ce sont celles qui par leur généralité s’imposent à la méditation des hommes de tous les temps et sans lesquelles l’humanité ne pourrait continuer de vivre : un lieu commun peut être méprisable par la façon dont on le traite, il ne l’est pas en lui-même. Le lieu commun, chez Victor Hugo, s’exprime en images ; et non seulement l’image sert à le rajeunir en l’illustrant, mais, chez un grand poète, elle est elle-même génératrice d’idées. Il se peut que Victor Hugo n’ait pas eu « l’intelligence » des problèmes supérieurs de notre destinée, attendu que ce n’était pas son affaire ; mais il en a eu la « sensation. » Cette sensation a été chez lui si forte, il l’a éprouvée avec une telle sincérité, il l’a rendue avec une si grande puissance verbale, qu’elle passe en nous, que l’ébranlement s’en communique au plus profond de nous-mêmes et qu’à sa suite il s’éveille en nous tout un monde de sentimens et même d’idées.
Ni sur l’existence d’un Dieu personnel, rémunérateur et vengeur, d’un Dieu de providence et de bonté qui nous voit, nous connaît et nous juge, ni sur l’immortalité de l’âme, ni sur la liberté humaine, Hugo n’a varié. Les moralistes n’ont cessé de donner comme sanction à la loi morale le remords ; mais qui nous en a fait sentir l’implacable hantise mieux que l’auteur de la Conscience ou du Parricide ? Les prédicateurs chrétiens font assaut d’éloquence pour nous recommander la bonté, la pitié, la charité ; mais qui nous en a donné des leçons plus sensibles que l’auteur des Pauvres gens et des Malheureux, ou même du Crapaud et de Sultan Mourad ? On a maintes fois répété qu’une poésie, une morale, une religion s’apprécie à la place qu’elle fait à la méditation de la mort : c’est de là que tout dépend, et pour savoir ce que nous pensons de la vie, le bon moyen est de nous interroger sur ce que nous pensons de la mort. Beaucoup d’hommes et, beaucoup de poètes n’en pensent rien. L’idée de la mort apparaît en cent endroits de l’œuvre de Victor Hugo, et elle s’épanouit dans l’Épopée du ver. Il est enfin une sensation que Victor Hugo excelle à nous donner, celle du mystère, de l’infini, de l’au-delà. C’est cette strophe des Mages :
Nous vivons, debout à l’entrée
De la mort, gouffre illimité,
Nus, tremblans, la chair pénétrée
Du frisson de l’énormité ;
Nos morts sont dans cette marée ;
Nous entendons, foule égarée
Dont le vent souffle le flambeau,
Sans voir de voiles ni de rames,
Le bruit que font ces vagues d’âmes
Sous la falaise du tombeau.
Ce sont ces vers de la Bouche d’Ombre :
Les mondes, dans la nuit que vous nommez l’azur,
Par les brèches que fait la mort blême à leur mur,
Se jettent en fuyant l’un à l’autre des âmes.
Rien n’est plus caractéristique de la poésie de Victor Hugo. Il a, mais à un degré extraordinaire, la sensation de tout cet inconnu qui nous entoure et il en a l’effroi. Il éprouve une horreur sacrée devant cette immensité où nous sommes perdus, au contact de ces ténèbres qui s’épaississent à mesure qu’on les regarde, de cette ombre qui peu à peu envahit son cerveau et son œuvre. Le frisson qu’il nous en communique ne cesse d’être philosophique que pour devenir religieux.
Pour ce qui est du caractère épique, il est si fortement accusé dans toute l’œuvre de Victor Hugo qu’il est à peine besoin d’y insister. Il apparaissait déjà là où il avait le moins de raison d’être, je veux dire dans son théâtre. Les Ruy Gomez et les Saint-Vallier sont des vieillards d’épopée. Et les Burgraves ne sont un drame si impossible que parce qu’ils sont un beau fragment épique. Victor Hugo était donc tout prêt pour nous donner, à défaut de ce poème attendu et réclamé depuis trois siècles, manqué par Ronsard, par Chapelain et par Voltaire, la suite de fragmens de la Légende des Siècles. Dénué de psychologie autant que de sens historique, mais doué de la faculté de grossissement, peintre et conteur, il était servi cette fois par ses défauts aussi bien que par ses qualités. — De même pour le caractère satirique. Hugo est de tempérament combatif et taillé en lutteur. Par besoin de nature, il faut qu’il bataille. Il est l’athlète, le redresseur de torts. Ajoutez qu’il a une puissance de haïr et une longueur de rancunes dont on connaît peu d’exemples aussi frappans. Les divers points de vue auxquels se sont placés les auteurs des études qui nous occupent sont donc justes. Et non seulement ils sont justes, mais ils le sont ensemble. Car, si Victor Hugo est plutôt satirique dans les Châtimens, plutôt visionnaire dans le dernier livre des Contemplations, et plutôt épique dans la Légende des Siècles, d’ailleurs aucun de ces recueils n’appartient entièrement à une seule inspiration. D’un bout à l’autre de l’œuvre de Hugo, quoiqu’en des proportions différentes, les trois souffles se rencontrent dans un même recueil et parfois se mêlent dans une même pièce. Peut-être même dans ce mélange et cette indétermination des genres, faut-il voir encore un trait par lequel la poésie de Hugo, échappant aux nettes classifications de notre art moderne, se rapproche de la poésie primitive.
C’est qu’à vrai dire ces trois inspirations ne procèdent que d’une seule. Il y a eu dans la poésie de Victor Hugo développement plutôt que changement. Il a pu appliquer son génie à des sujets différens ; ce génie restait le même, c’est-à-dire essentiellement lyrique. Le poète lyrique est-il celui qui, dans ce vaste monde, ne connaît que lui et ne s’intéresse qu’à lui seul ? Ç’a été le cas de plusieurs dont, au reste, la poésie est bientôt morte d’inanition. Disons plutôt que le poète lyrique est celui qui se fait le centre de l’univers, n’aperçoit rien que par rapport à lui-même et prend en lui la mesure de toutes choses. Il étale sa personne avec une indiscrétion où il entre bien autant de candeur que de vanité. Persuadé que tout ce qui vient de lui doit avoir pour nous autant d’intérêt que pour lui-même, il nous fait part des moindres incidens de sa sensibilité comme des plus vaines fantaisies de son imagination. Faussant toutes les proportions, par suite d’une erreur initiale de perspective, il donne à. tout ce qui le touche une importance démesurée, change un dépit en désespoir, fait couler à flots le sang d’une égratignure et semble croire, pour une déception qu’il a eue, que le monde va s’arrêter de tourner ; et c’est cela même qui fait la beauté de ses chants. Il s’imagine que, dans la nature et dans le monde, tout n’existe que pour lui faire cortège. Les vents n’ont un murmure et l’océan n’a une voix que pour orchestrer sa douleur ; les forêts n’ont de verdure et les matins n’ont de clartés que pour encadrer sa joie ; et, depuis qu’il y a des hommes, ils ne vivent, ne sentent, ne souffrent que pour offrir à ses propres sentimens des termes de comparaison : et c’est cela qui fait l’ampleur et la variété de sa poésie. Le poète réaliste, guidé par la raison, se soumet à l’objet le lyrique, à la façon dont nous le définissons, fait le contraire. Accepter la soumission à l’objet, c’est-à-dire à la réalité qui existe en dehors de lui, c’est accepter une limitation à sa personnalité, et c’est ce dont il est incapable. Faute de pouvoir supprimer les choses et les êtres, il lui reste à se les subordonner. Supposez que ce lyrique cesse de composer des odes ou des élégies, et qu’il aborde d’autres genres, il y apportera les mêmes habitudes d’esprit. Écrit-il pour le théâtre ? Il ne se souciera d’observer ni la diversité que la nature met entre les individus, ni la logique intérieure aux passions : c’est lui-même qu’on retrouvera dans tous ses personnages, agissant et dialoguant au gré de sa fantaisie et au mépris élu bon sens. S’applique-t-il à l’histoire ? Il ne saura que nous dire les émotions personnelles que suscitent en lui les images défilant sous ses yeux. Ces images elles-mêmes s’ordonneront et se teinteront de façons différentes, suivant qu’il sera organisé pour apercevoir certaines formes et certaines nuances plutôt que d’autres. En sorte que c’est toujours à lui, à l’espèce de sa sensibilité, à-la constitution de son esprit, qu’il en faut revenir.
Victor Hugo a été ce lyrique dans les recueils antérieurs à 1850, dans son théâtre, dans ses romans. Mais peu à peu il se lasse des thèmes ordinaires du lyrisme de son temps : émotions de l’amour, sentimens de famille, hymnes à la nature, célébration des gloires nationales. Les circonstances de sa vie vont lui ouvrir d’autres horizons. Il devient un homme politique ; et, si la politique a nui à beaucoup d’écrivains, on ne saurait dire combien elle a été utile à Victor Hugo. Je ne songe pas même à l’essor inouï qu’elle a fait prendre à sa renommée. Mais elle a fait entrer dans ses préoccupations ordinaires certaines données sur lesquelles son imagination a commencé le travail qui lui était propre. Liberté, progrès, justice, droit des individus, destinée des peuples, avenir de l’humanité, à mesure que ces mots s’imposent à son esprit, ils commencent d’y faire leur travail de création d’images et déroulent aux yeux du poète d’immenses fresques où les siècles passés font cortège aux événemens contemporains. Puis l’ébranlement causé chez Victor Hugo par ce qui fut la grande douleur de sa vie, la fin tragique de sa fille Léopoldine, l’incline par une pente qui n’est que trop naturelle aux rêveries sur la mort. Enfin, c’est la vieillesse qui arrive. Or, tel est l’ordinaire progrès qui se fait dans notre pensée. Tant qu’un sang jeune circule dans nos veines et que la sève, au retour de chaque printemps, monte intacte à notre cœur, il nous suffit que la réalité s’enveloppe d’un manteau superbement brodé, et nous lui sommes assez reconnaissans de la fête qu’elle donne à nos yeux. Puis, nous nous passionnons pour les objets qui de tout temps ont sollicité les hommes à l’action, et nous voulons, nous aussi, posséder ce qui a causé tant de disputes. Puis, le bruit s’apaise, l’illusion se décolore ; il nous vient un désir de savoir ce qu’il y a derrière ces apparences dont le jeu a cessé de nous suffire. Quel visage se cache sous le voile de l’éternelle Isis ? Ne pourrons-nous pénétrer jusqu’à la cause et mettre sous nos pieds les terreurs de l’Achéron ? Cette inquiétude se fait jour, à un certain moment de leur vie, chez presque tous les écrivains qui n’étaient pas des baladins. Tandis que les autres ne se lassent pas d’exécuter leurs tours et de faire sonner leurs grelots, ils s’en voudraient de quêter encore sous leurs cheveux blancs les applaudissemens de jadis. Ayant commencé en, artistes, ils froissent en penseurs. La plupart du temps le penseur ne vaut pas l’artiste ; mais la dignité de l’homme est sauve ; et c’est le grand point que la mort, quand elle vient nous prendre, ne nous trouve pas nonchalans d’elle. — Morale sociale, évocations historiques, méditations sur la mort, essais pour déchiffrer l’énigme de notre destinée,.. voilà sans doute tous les élémens d’une poésie impersonnelle.
Seulement, et par un phénomène inverse, en même temps que cette matière de poésie s’offrait à lui, la personnalité du poète allait de jour en jour en s’exaspérant. La politique a pour l’artiste ce danger, qu’elle change sa célébrité en popularité et risque de lui faire monter au cerveau un encens de qualité plus épaisse et plus troublante. Il ne s’aperçoit pas que les applaudissemens dont on le salue ne s’adressent plus exclusivement à lui ; c’est l’expression de leurs propres passions que les hommes applaudissent dans ses paroles et dans ses actes. Victor Hugo, moins qu’un autre, est capable de faire la distinction. Exilé, il s’oppose lui seul à un ordre de choses, à un système de gouvernement, et fait de sa protestation un reproche pour des millions d’hommes. Il habite la solitude et lui-même a dit : « La solitude dégage une certaine quantité d’égarement sublime. C’est la fumée du buisson ardent. Il en résulte un mystérieux tremblement d’idées qui dilate le docteur en voyant et le poète en prophète. » Il a pour voisin l’Océan, et désormais sa rêverie s’harmonise au mugissement énorme de la mer. Il a pour horizon le ciel : son œil, en s’y fixant, distingue des formes dans le nuage, aperçoit dans l’azur des ouvertures mystérieuses qui sont les puits de l’abîme. Cependant de plus en plus, le monde tel qu’il est pour les hommes agissant, vivant en société, se mouvant dans la vie journalière, lui devient lointain et s’efface. La réalité perd ses contours. La voix de l’opinion cesse de lui être perceptible. Le souci de l’opinion d’autrui, qui se traduit par la crainte du ridicule, nous est un continuel avertissement à nous surveiller nous-mêmes, à restreindre le débordement de notre personnalité dans des limites qui sont celles du bon sens et du goût. Ces limites pour Victor Hugo n’existent décidément plus ; il va jusqu’au bout de son originalité et tire des procédés particuliers à son imagination leurs dernières applications. Et ce sont donc eux que nous allons retrouver démesurés, enflés, grossis, mais non certes dénaturés par ce lyrisme qui a rompu ses digues.
Le trait essentiel du génie de Hugo est à coup sûr son verbalisme. Personne n’a été un plus grand trouveur de mots, et sur personne les mots n’ont exercé un pouvoir plus absolu. C’est des mots que dérivent chez lui les idées, les sentimens, les actes. On peut en croire M. Stapfer, quand il nous dit que ces évolutions de doctrines ou de croyances, dont on a si souvent fait reproche ou fait gloire à Victor Hugo, ne sont que les évolutions de sa faculté verbale et ont leur source dans les nécessités de son vocabulaire : « Son catholicisme et son royalisme lui étaient entrés au cœur par l’imagination ; ils en ont été chassés non point par une profonde crise de l’intelligence, mais par les besoins nouveaux de son vocabulaire, par la rapide extension de sa gamme poétique, qui, d’abord contente d’un simple clavier, exigea bientôt d’autres notes et la symphonie de tout un orchestre. C’est l’image, c’est le verbe, c’est le mot qui seul a engendré toutes les théories religieuses, politiques, sociales, morales et littéraires de Victor Hugo. » Ces mots sont des images, et, — c’est la remarque la plus curieuse et pleine de conséquences qu’on ait faite sur les procédés de Victor Hugo[2], — le travail d’analyse, qui est pour nous le résultat de longs siècles de culture, n’existe pas pour lui. Tandis que nous distinguons soigneusement l’idée des sensations à propos desquelles nous l’avons conçue, et les sensations elles-mêmes de l’objet qui les a provoquées en nous, pour Victor Hugo, l’idée, la sensation, l’objet, ne font qu’un. Pour que les données de la sensation s’organisent en images, il est nécessaire qu’elles se simplifient et qu’elles s’exagèrent ; simplification et outrance sont les procédés habituels de Victor Hugo. Ces images, pour se préciser, s’opposent, et c’est l’effet de cette figure de l’antithèse qui est pour Victor Hugo non pas un moyen de rhétorique, mais la condition même du jeu de sa pensée. Il pense en images et il imagine en antithèses. Mots, images, oppositions, voilà les ressources inépuisables que Victor Hugo trouve en lui toutes prêtes, la matière qui n’attend pour s’animer que l’appel de ses émotions personnelles, de ses sympathies, de ses colères, de ses aspirations.
Il est un vaincu de la politique. Sa déception va être le scandale du siècle ; son échec va être la défaite du droit et celle de la conscience humaine. La confusion se fait spontanément dans son esprit. Il ne s’inquiète ni si les théories auxquelles il se range sont en contradiction avec quelques-unes dont il s’est fait naguère le héraut, ni si, parmi ceux qu’il injurie aujourd’hui, il n’en est pas qu’il encensait hier. Hommes et idées ne changent-ils pas de valeur suivant qu’ils s’accordent ou s’opposent à sa personne ? Surtout il se reconnaît un droit supérieur pour injurier à tort et à travers, et ramasser à destination de ses adversaires toute la boue et toutes les pierres du chemin. C’est ici que le doute ne l’effleure même pas. Cette assurance fait sa force et cet emportement son éloquence. Cependant, à l’appel de cette voix enflammée, s’éveillent les images, tantôt sombres et tantôt gracieuses. C’est une merveilleuse ouvrière de poésie que la passion, et la passion ici parle toute pure, et cette passion irraisonnée, débordante et naïve fait bien de la satire politique une des applications directes du lyrisme.
On a vu souvent dans la conception de la Légende des Siècles un effet des tendances nouvelles qui, vers le milieu de ce siècle, font entrer le réalisme et l’impersonnalité dans notre littérature. Cette vue n’est qu’en partie exacte. Que d’ailleurs Victor Hugo, parce qu’il était homme de génie et que le génie a ses intuitions, ait eu d’heureuses trouvailles qui valent même comme résurrection du passé, cela n’est ni contestable ni surprenant. Mais on sait déjà par ce qu’il en a mis dans ses drames quelle est l’attitude de Hugo vis-à-vis de l’histoire. L’étalage qu’il fait de son érudition suffirait presque à faire foi de sa complète ignorance. Il ignore l’histoire et il ne se soucie pas de la connaître : il n’a besoin ni de l’étudier ni de la comprendre, puisqu’il l’invente. Il projette à travers le temps son imagination. Celle-ci procède par grands partis pris d’ombre et de lumière. L’ombre est pour lui le mal et la lumière est le bien. Les deux principes sont en lutte, mais, pour le tempérament optimiste de Victor Hugo, il faut que finalement le bien l’emporte. Cette lutte des deux principes, Victor Hugo va la rendre sensible par une série de scènes don, il crée à sa fantaisie les personnages, l’encadrer dans une succession de décors dont il compose à son gré les lignes et les couleurs. Et l’histoire se changera en cette fantasmagorie où des tyrans monstrueux succombent sous la main de justiciers énormes, où l’humanité, par une série d’épreuves et d’expiations, fait son ascension vers le bien. On se demande où le poète a trouvé cette histoire pleine de héros et de traîtres : elle est sortie tout armée de son cerveau. Elle ne concorde pas avec les faits, mais elle s’apparie à ses vues ; à ses haines et à ses sympathies. Du droit de son lyrisme, Victor Hugo crée l’histoire pour s’en faire le grand ordonnateur.
Le mot est pour Victor Hugo un être réel et vivant.
- Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant.
- La main du penseur vibre et tremble en l’écrivant.
La même imagination qui lui a fourni une politique et une conception de l’histoire pourra donc lui fournir une philosophie et une religion. Autant qu’au mouvement historique, Hugo est indifférent au mouvement de la philosophie et de la science de son temps, et on voit de reste, sitôt qu’il s’avise de les citer, quelle est sa prodigieuse inintelligence ou ignorance des penseurs de tous les temps. Aux religions, aux philosophies, aux découvertes scientifiques, il emprunte ce dont il a besoin pour traduire l’émotion dont il est actuellement possédé. Ces idées sont-elles justes ou fausses ? Peu importe, pourvu qu’il se les soit appropriées. Son opinion d’aujourd’hui heurte-t-elle son opinion d’hier ou la raison commune ? Il suffit que ce soit la sienne. Elle vaut par cela même. Et le poète, qui se sent infaillible, nous l’impose comme l’expression de la vérité. C’est une manière de révélation dont le cerveau du poète a été le Sinaï et le Thabor. Tandis que nous croyons à Dieu, et que nous en concevons l’idée, il a la sensation de sa présence, converse avec lui et parle en son nom. C’est de la sorte qu’à travers toute l’œuvre de Hugo, un même principe, celui du lyrisme, se développe en satire, en épopée, en poésie apocalyptique. Le poète a d’abord chanté la fraîcheur et célébré l’éclat de ses premières impressions, il s’est amusé au jeu des déclamations, des couleurs et des rythmes : son lyrisme s’est exprimé en chansons, en drames, en romans. Puis, il s’est posé en face de la société de son temps et, au nom de ses ambitions déçues, il a traduit son lyrisme en invectives. Puis, il s’est posé en face des sociétés disparues et, au nom de son sentiment personnel, il a traduit son lyrisme par l’assurance avec laquelle il distribuait le blâme et l’éloge, les condamnations et les absolutions. Puis encore, il s’est posé en face de l’ensemble de la création et il lui a dicté des lois qui étaient celles de son imagination lyrique. Ainsi ce Moi, toujours plus exigeant, absorbait, peu à peu, toute la nature, toute la société, tout le drame humain, le présent, le passé et le futur, pour devenir par une progressive expansion le Moi Conscience d’un temps, le Moi Conscience de l’Humanité et le Moi Conscience du Monde.
RENE DOUMIC.