Victor Hugo (Trollope, Frances)

La Revue de ParisTome 23-24, 1835 (p. 181-190).

VICTOR HUGO[1].



Je viens d’entendre de curieux détails sur l’état actuel de la littérature en France. Je crois vous avoir déjà dit que j’avais uniformément entendu parler de l’école décousue avec le plus profond mépris, et cela non-seulement par les vénérables partisans du bon vieux temps, mais encore, et avec tout autant de force, par les hommes du temps actuel les plus distingués, soit par leur position, soit par leurs talens.

À l’égard de Victor Hugo, le seul de toute la classe dont je parle qui soit assez connu en Angleterre pour être regardé par nous comme un homme d’une haute célébrité, ce sentiment est plus remarquable encore. Je n’ai jamais eu occasion de parler de lui ou de ses ouvrages à quelque personne que ce fût dont les principes moraux fussent purs, ou dont l’esprit fût cultivé, qui ne lui refusât même ce degré de réputation que nos meilleurs critiques se sont montrés disposés à lui accorder. Je pourrais dire que la France paraît rougir de lui. Mainte fois il m’est arrivé de demander ce que l’on pensait de telle ou de telle de ses pièces, et la réponse qu’on m’a faite a toujours été :

— Je vous assure que je n’en sais rien ; je ne l’ai jamais vue jouer.

— L’avez-vous lue ?

— Non ; je ne saurais lire les ouvrages de Victor Hugo.

Une personne qui m’avait entendu persister dans mes questions au sujet de la réputation dont Victor Hugo jouissait à Paris comme homme de génie et comme écrivain dramatique, me dit un jour qu’elle voyait bien qu’avec la plupart des étrangers, et surtout des Anglais, je regardais Victor Hugo et ses ouvrages comme une sorte de type ou d’échantillon de la France d’aujourd’hui.

— Mais permettez-moi de vous assurer, ajouta-t-il gravement et sérieusement, que jamais idée ne fut plus erronée. Il est à la tête d’une secte ; il est pontife d’une société qui a aboli toutes les lois morales et intellectuelles par lesquelles les efforts de l’esprit humain ont été jusqu’à présent réglés. Il a atteint cette prééminence, et je me flatte que personne ne se présentera pour la lui disputer. Mais Victor Hugo n’est point un écrivain dont les ouvrages soient populaires en France.

Tel est le jugement que, dans ces termes ou dans d’autres équivalens, j’ai entendu prononcer sur lui par neuf personnes d’entre dix à qui je me suis adressée, et je regarde cela comme une preuve de rectitude d’esprit et de bon goût qui fait honneur aux Français. J’en ai été d’autant plus charmée que je ne m’y attendais pas. Il y a tant de faux brillant dans ses écrits, joint à tant de véritable éclat par intervalle, que je croyais certainement trouver les personnes jeunes, et par conséquent peu réfléchies, pleines d’admiration pour cet écrivain.

Son amour pour les tableaux de vice et d’horreur, et son profond mépris pour tout ce que le temps a consacré comme bon, soit en matière de goût, soit en morale, pouvaient, à ce que je pensais, s’attribuer à l’esprit inquiet du siècle, et devaient infailliblement, d’après cela, obtenir la sympathie et les éloges de ceux qui eux-mêmes avaient déchaîné cet esprit.

Mais cela n’est pas. On reconnaît la sauvage vigueur de quelques-unes de ses descriptions, mais c’est là le seul éloge que j’aie entendu faire des productions de Victor Hugo dans le pays qui lui a donné le jour. Les incidens inattendus, hardis et brillans de ses drames dégoûtans, doivent nécessairement fixer jusqu’à un certain point l’attention la première fois qu’on les voit ; et il est si évidemment dans l’intérêt pécuniaire des directeurs de théâtres de monter des pièces qui produisent cet effet, que leur représentation ne peut être alléguée comme une preuve de dégradation systématique de l’art. C’est un fait que les affiches attestent d’une manière incontestable, que, quand les pièces de Victor Hugo ont épuisé la première curiosité du public, on ne leur accorde jamais l’honneur d’une reprise, et que pas une seule n’est restée au répertoire.

Ce fait, qui m’avait d’abord été dit par une personne bien versée dans cette partie, m’a depuis été confirmé par plusieurs autres, et il démontre mieux que ne le pourrait faire aucune critique raisonnée quelle est la véritable opinion du public sur ces pièces.

Le roman de Notre-Dame de Paris est toujours cité comme le meilleur ouvrage de Victor Hugo ; mais, quoiqu’il contienne réellement certains passages où son talent pour la description s’élève à une grande hauteur, je n’ai jamais entendu parler même de cet ouvrage qu’avec plus de dédain que d’admiration ; et dans des cercles où une seule louange eût suffi pour fonder sa réputation, je l’ai entendu tourner en ridicule par des plaisanteries légères, contre-poison plus sûr que n’aurait pu l’être la réprobation la plus sévère des critiques de profession.

Mais ce champion du vice, ce chroniqueur du péché, de la honte et de la misère, citera peut-être l’Écriture et dira : « Nul n’est prophète dans son pays. » J’ai vu en effet un journal anglais (the Examiner) qui disait : « Notre-Dame de Victor Hugo doit prendre rang à côté des meilleurs romans de l’auteur de Waverley… Elle les surpasse en vigueur, en feu, et en connaissance des mœurs du siècle qu’elle décrit. »

Quant au dernier point sur lequel notre compatriote donne à Victor Hugo la supériorité sur sir Walter Scott, j’ai entendu, depuis que je suis à Paris, un témoignage bien fort qui tend à prouver le contraire. Un savant jurisconsulte, qui est en même temps un homme aussi aimable que distingué, et qui occupe une place éminente au parquet de la cour royale, nous a menées voir le Palais de Justice. En nous montrant la salle des procès criminels, il nous fit observer que c’était celle que Victor Hugo décrit dans son roman, et ajouta :

« Mais il s’est trompé en cela, comme presque toutes les fois qu’il affecte de connaître les temps qu’il décrit. Sous le règne de Louis XI, les procès criminels ne se plaidaient jamais dans l’enceinte de ce palais, et les cérémonies qu’il rapporte ressemblent beaucoup plus à celles qui ont lieu de nos jours qu’aux coutumes du temps où il a placé son récit. »

Le dicton vulgaire « des goûts et des couleurs il ne faut pas disputer, » nous oblige, je pense, à écouter patiemment tous les divers jugemens qu’il plaît aux hommes de prononcer ; mais, malgré cela, je ne puis m’empêcher de trouver étrange qu’il y ait un homme qui, après avoir mis en regard sir Walter Scott et Victor Hugo, puisse accorder la palme à l’auteur de Notre-Dame de Paris !

Si les défauts des écrivains de cette école n’étaient que littéraires, il y aurait, je pense, peu de personnes qui voulussent prendre la peine de les critiquer, et leurs absurdités finiraient par mourir de leur belle mort aussitôt qu’elles auraient subi l’épreuve de la publicité ; mais des ouvrages du genre de ceux de Victor Hugo sont de nature à faire le plus grand tort à l’humanité. Ils voudraient nous enseigner à croire que nos affections les plus pures et les plus douces ne peuvent nous conduire qu’au crime et à l’infamie. Je ne crois pas que, dans tout ce qu’il a écrit, on rencontre une seule pensée honnête, innocente et sainte. Le péché est la muse qu’il invoque ; l’horreur accompagne ses pas ; des milliers de monstres lui servent de cortège et lui fournissent les originaux des portraits dégoûtans qu’il passe sa vie à tracer.

Pensez-vous qu’il puisse y avoir une plus grande preuve d’un esprit malade, dans la partie décousue du monde, que de lui voir non-seulement admirer les plus hideuses extravagances, mais encore croire, ou du moins dire, que l’auteur qui les écrit est un nouveau Shakspeare !… Un Shakspeare ! Pour châtier comme il le mérite un écrivain qui semble porter un défi au genre humain par les libelles qu’il publie contre la race tout entière, il faudrait une arme plus forte et plus acérée que celle dont la main d’une femme est en état de se servir ; mais quand on le compare à Shakspeare, je sens qu’il est de notre devoir de prendre la parole. Combien les femmes ne lui doivent-elles pas de reconnaissance et d’amour ! Nul homme, avant ni après lui, n’a mieux pénétré jusqu’au fond de leur cœur, lui qui les a peintes alternativement sous les traits de Portia, de Juliette, de Constance, d’Hermione, de Cordélia, de Volumnia, d’Isabelle, de Desdemone, d’Imogène.

Voyons après cela ce que nous devons à notre peintre moderne. Quelles sont ses héroïnes ? Lucrèce Borgia, Marion Delorme, Blanche, Maguelonne, la Tisbé et sa rivale Catarina, l’épouse-modèle, avec je ne sais combien d’autres de la même espèce, sans compter son héroïne de roman que M. Henry Lytton Bulwer appelle « le personnage féminin le plus délicat que jamais ait tracé la plume d’un romancier. » L’Esmeralda ! dont les seuls charmes consistent à chanter et à danser dans les rues, et qui… délicate créature qu’elle est !… étant enlevée par un cavalier dans une rixe nocturne, lui jette les bras autour du cou, jure qu’il est très beau, et à compter de ce moment montre la délicate tendresse de son cœur en l’adorant avec opiniâtreté, sans obtenir de lui d’autre retour ou d’autre encouragement qu’une insultante caresse, une nuit qu’il est pris de vin. « Le délicat personnage féminin ! » Mais ce sont là des choses sur lesquelles on ne peut réellement pas s’appesantir. Je trouve cependant que c’est un devoir sacré, toutes les fois qu’il est question des ouvrages de Victor Hugo, de protester hautement contre leur ton et leur tendance, et que c’est aussi un devoir de rectifier, autant que l’on peut, la fausse idée que l’on se fait en Angleterre de la réputation dont cet auteur jouit en France.

Chaque fois qu’on parle de lui en Angleterre, on cite son succès comme une preuve de la dépravation morale et intellectuelle où la France est réduite. Et cela serait vrai si sa réputation était telle que ses partisans le prétendent. Mais, en réalité, la manière dont il est jugé par ses compatriotes est la plus grande preuve possible, que ni la force des conceptions, ni la beauté du style, ni l’ardeur dans la peinture des passions, ne peuvent suffire pour assurer aujourd’hui à un auteur une grande réputation en France, quand avec cela il outrage les bons sentimens et le bon goût. Si quelqu’un doutait de la justesse de cette assertion, je ne pourrais que le renvoyer à la source d’où j’ai moi-même tiré ces renseignemens, c’est-à-dire à la France elle-même. Il y a cependant un fait dont on peut s’assurer sans traverser la mer ; le voici : une revue française[2], désirant publier un article sur le drame moderne, n’a rien trouvé de mieux à faire que de traduire en entier l’excellent article public sur ce sujet, il y a environ dix-huit mois, dans notre Quarterly Review, en citant la source dans laquelle elle a puisé.

Si le nom et les ouvrages de Victor Hugo n’étaient connus que dans son pays, il serait, je pense, bien temps que je vous délivrasse de lui ; mais c’est un critique anglais qui a dit qu’il a soulevé le terrain sous les pieds de Racine, et je vous demande encore quelques minutes de patience, afin que je tâche de les placer tous deux sous vos yeux. Pour cela, j’userai de générosité, et je vous montrerai M. Hugo dans le Roi s’amuse, pièce qui, par une circonstance singulièrement heureuse pour l’auteur, ayant été défendue par le gouvernement, a acquis une célébrité beaucoup plus grande qu’aucun autre de ses drames.

Dans la première joie qu’a inspirée à cet heureux auteur la gloire de voir sa pièce défendue, il paraît en avoir tout-à-fait perdu la tête. La préface du Roi s’amuse, entre autres symptômes de démence, contient les passages suivans :

« Le premier mouvement de l’auteur fut de douter… L’acte était arbitraire au point d’être incroyable… L’auteur ne pouvait croire à tant d’insolence et de folie… Le ministre avait en effet, de son droit divin de ministre, intimé l’ordre… Le ministre lui avait pris sa pièce, lui avait pris son droit, lui avait pris sa chose. Il ne restait plus que de le mettre, lui, poète, à la Bastille… Est-ce qu’il y a eu, en effet, quelque chose que l’on a appelé la révolution de juillet ?… Quel peut être le motif d’une pareille mesure ?… Il paraît que nos faiseurs de censure se prétendent scandalisés dans leur morale par le Roi s’amuse ; le nom seul du poète inculpé aurait dû être une suffisante réfutation…… (!  !  !). Cette pièce a révolté la pudeur des gendarmes ; la brigade Léotaud y était et l’a trouvée obscène ; le bureau des mœurs s’est voilé la face ; M. Vidocq a rougi… Holà ! mes maîtres ! silence sur ce point… Depuis quand n’est-il plus permis à un roi de courtiser sur la scène une servante d’auberge ?… Mener un roi dans un mauvais lieu, cela ne serait pas même nouveau non plus… L’auteur veut l’art chaste, et non l’art prude… Il est profondément triste de voir comment se termine la révolution de juillet… »

Après cela vient un précis de l’extravagante et odieuse intrigue de la pièce, dans laquelle l’héroïne est, selon l’usage, une fille séduite et perdue ; et il termine en disant avec emphase : « Au fond d’un des ouvrages de l’auteur, il y a la fatalité… Au fond de celui-ci, il y a la providence. »

Je souhaiterais beaucoup que quelqu’un pût recueillir et publier séparément toutes les préfaces de M. Victor Hugo ; j’achèterais sur-le-champ le volume, qui serait pour moi une source inépuisable d’amusement. Il y prend un ton qui, tout considéré, est peut-être sans exemple dans la littérature. Dans une autre partie de la même préface dont je viens de citer quelques passages, il dit :

« …… Vraiment le pouvoir qui s’attaque à nous n’aura pas gagné grand’chose à ce que nous, hommes d’art, nous quittions notre tâche consciencieuse, tranquille, sincère, profonde, notre tâche sainte…… »

Je demanderai s’il y a autre chose au monde qu’une démence complète qui ait pu mettre dans la tête de M. Hugo que la fabrication de quelques drames obscènes fût une tâche sainte.

Les principaux personnages, dans le Roi s’amuse, sont François Ier ; Triboulet, son bouffon et pis encore ; Blanche, fille de Triboulet, la fille séduite et l’héroïne de la pièce ; et Maguelonne, autre Esmeralda.

L’intérêt se trouve dans le contraste entre Triboulet entremetteur, et Triboulet père. Ce bouffon est lui-même le plus corrompu et le plus infâme des hommes, et parce que il est bossu, il fait en même temps son affaire et son passe-temps d’entraîner le roi son maître dans toutes sortes de débauches ; mais il renferme sa fille pour conserver sa pureté ; et le poète a épuisé tout son génie à décrire le culte que Triboulet père rend à cette vertu que Triboulet entremetteur passe sa vie à détruire.

Comme de raison le roi devient amoureux de Blanche ; elle le paie de retour ; et Triboulet entremetteur aide à l’enlever pendant la nuit, la prenant pour la femme d’un seigneur à qui sa majesté le roi faisait en même temps la cour.

Quand Triboulet père et entremetteur découvre ce qu’il a fait, il éprouve une souffrance horrible ; et, par un nouveau tour de force, l’auteur nous fait voir comment un tel père peut parler à une semblable fille.

Il prend la résolution d’assassiner le roi, et fait part à sa fille, qui est passionnément attachée à son royal séducteur, de l’intention qu’il a formée. Elle la combat ; mais elle finit par y consentir après que son père lui a fait voir, par un trou dans le mur, François faisant l’amour à Maguelonne.

Après avoir arrangé cette partie de l’affaire, il lui donne ses instructions sur la part qu’elle y doit prendre, dans les vers sublimes que voici :

TRIBOULET.

Écoute : va chez moi, prends-y des habits d’homme,
Un cheval, de l’argent, n’importe quelle somme,
Et pars, sans t’arrêter un instant en chemin,
Pour Évreux, où j’irai te joindre après-demain…
Tu sais ce coffre auprès du portrait de ta mère ;
L’habit est là… Je l’ai d’avance exprès fait faire.

Ayant renvoyé sa fille, il règle avec un Bohémien, nommé Saltabadil, frère de Maguelonne, tous les détails de l’assassinat qui doit se commettre dans leur maison, cabaret borgne, où le mauvais temps et la beauté de Maguelonne engagent le royal libertin à passer la nuit. Triboulet leur laisse un vieux sac, dans lequel ils doivent envelopper le corps, et promet de revenir à minuit, afin de le voir de ses propres yeux jeter dans la Seine.

Pendant ce temps Blanche est partie ; mais éprouvant quelques remords de l’assassinat projeté de son amant, elle revient, et mettant de nouveau l’oreille au trou dans le mur, elle reconnaît que sa majesté est allée se coucher dans le grenier, et que le frère et la sœur se consultent sur la manière de le tuer. Maguelonne, qui est une femme très délicate, fait aussi des difficultés ; elle admire la beauté du roi et propose de l’épargner, pourvu que quelque étranger survienne, dont le corps puisse servir à remplir le sac. Blanche, dans un accès de tendresse héroïque, se résout à être elle-même cet étranger, et s’écrie :

Eh bien ! mourons pour lui.

Mais avant de frapper à la porte, elle se met à genoux pour faire sa prière et surtout pour demander à Dieu le pardon de tous ses ennemis. C’est là que se trouvent les vers qui font partie de ceux qui ont renversé Racine.

BLANCHE.

Ô Dieu, vers qui je vais,
Je pardonne à tous ceux qui m’ont été mauvais ;
Mon père, et vous, mon Dieu !… pardonnez-leur de même ;
Au roi François premier que je plains et que j’aime.

Elle frappe ; la porte s’ouvre ; elle est poignardée et mise dans le sac. Son père arrive immédiatement après, comme s’il y avait été appelé ; il reçoit le sac et s’apprête à le traîner vers la rivière, et le maniant avec tout l’enthousiasme de la vengeance, il s’écrie :

Maintenant, monde, regarde-moi :
Ceci c’est un bouffon et ceci c’est un roi.

Dans ce moment de triomphe, il entend le roi qui chante en sortant de la maison de Maguelonne.

TRIBOULET.

Mais qui donc m’a-t-il pris à sa place, le traître ?

Il ouvre le sac, et la lueur d’un éclair, qui arrive avec un singulier à propos mélodramatique, lui permet de reconnaître sa fille qui revient à la vie pour… mourir dans ses bras.

Voilà, sans doute, une situation tragique, et j’avoue qu’il peut paraître fort insensible d’en rire ; mais le pas qui sépare le sublime du ridicule ne se voit pas fort distinctement ici, et il y a, tant dans la position que dans le langage du père et de la fille, quelque chose à la fois de grossier et de risible qui détruit tout le pathétique de la scène.

Il faut se rappeler qu’elle est vêtue de l’habit d’homme, dont, en termes si poétiques, son père a dit :

Je l’ai d’avance exprès fait faire.

Remarquez avec cela qu’elle est toujours dans le sac ; car les indications pour la mise en scène disent : Le bas du corps qui est resté vêtu est caché dans le sac.

Tout cela est fort terrible sans doute, mais ce n’est pas de la tragédie, et ce n’est surtout pas de la poésie, et pourtant c’est là ce qu’on nous dit avoir fait trembler la terre sous les pieds de Racine !

Après un pareil arrêt, je sais qu’il doit être fort ridicule de prononcer encore le nom de Racine ; permettez-moi néanmoins de rappeler à votre mémoire quelques débris de ce majestueux édifice que Racine a élevé à sa gloire, et qui, dit-on, vient de s’écrouler aujourd’hui sous l’invincible pouvoir de Victor Hugo. Ce ne sera pas du temps perdu, car, de quelque côté que vous vous tourniez parmi les magnifiques décombres de ce temple renversé, vous ne trouverez pas une pierre qui ne soit inappréciable, et dont les ornemens et les ciselures ne fassent reconnaître la main d’un grand homme.

Les drames de Racine ne sont point tirés de la vie ordinaire. Son plan d’ailleurs ne le comportait pas. Il voulait nous donner la tragédie des héros et des demi-dieux, et non pas celle des escrocs, des bouffons et des prostituées.

Jetez seulement pour un instant les yeux sur Iphigénie. Là aussi, la perte d’une fille est la source de l’intérêt tragique. Comparez donc les vers que je viens de citer avec ceux où la royale mère décrit le sort qui l’attend :

Un prêtre, environné d’une foule cruelle,
Portera sur ma fille une main criminelle,
Déchirera son sein, et d’un œil curieux,
Dans son cœur palpitant consultera les dieux ;

Et moi qui l’amenai, triomphante, adorée,
Je m’en retournerai seule et désespérée…

Certes, ces vers sont d’une meilleure facture que ceux-ci :

Tu sais ce coffre auprès du portrait de ta mère ;
L’habit est là… je l’ai d’avance exprès fait faire.

Pour moi, je m’écrie avec Philaminte :

Que cet exprès fait faire est d’un goût admirable !
C’est à mon sentiment un endroit impayable :
Et j’entends là-dessous un million de mots…
Il est vrai qu’il dit plus de choses qu’il n’est gros.

Mais pour prendre la chose plus au sérieux, examinons un peu le fondement sur lequel cette école d’auteurs dramatiques appuie ses prétentions à la supériorité sur ses classiques prédécesseurs.

N’est-ce pas qu’ils se disent plus fidèles à la nature ? Or, comment justifient-ils cette prétention ? Si vous lisiez toutes les pièces de M. Hugo (et je prie le ciel de vous préserver d’une telle tâche), je ne crois pas que vous y trouviez un seul personnage avec qui vous pussiez sympathiser, un seul sentiment, une seule opinion qui rencontrât dans votre cœur une corde correspondante.

Il serait, je pense, bien moins difficile d’exciter assez fortement l’imagination par la majestueuse éloquence des vers de Racine, pour vous faire partager les sentimens de ses sublimes personnages, que d’abaisser votre cœur et votre ame au point de vous faire croire que vous avez réellement quelque chose de commun avec les créations de Victor Hugo.

Mais quand même il en serait autrement, quand même les scènes imaginées par ce nouveau Shakspeare seraient plus ressemblantes à la véritable scélératesse de la nature humaine, que celles du noble écrivain qu’il aurait détrôné, je nierais encore qu’il existât une bonne raison pour mettre de pareilles scènes sur le théâtre. Pourquoi l’aspect du vice, dans toute sa grossièreté, doit-il être pour nous un divertissement ? Pourquoi les passions les plus viles de notre nature doivent-elles sans cesse être étalées avec affectation à nos regards ? « Ce n’est pas, ce ne peut pas être pour notre bien. » Par la même raison, il faudrait abandonner nos jardins bien cultivés, avec leurs terrasses de marbre, leurs pelouses veloutées, leurs fleurs et leurs fruits de tous les climats, pour aller nous promener dans quelque marécage ; et quand nous glisserions et enfoncerions dans la vase croupissante, nous nous consolerions par la pensée que c’est plus naturel qu’un jardin. Mrs Trollope.

  1. Mistriss Trollope est, comme on sait, un des plus excentric tourist de l’Angleterre ; son livre sur les Américains a révélé un écrivain mordant, spirituel, emporté, frappant souvent juste et toujours fort ; après l’Amérique, où le Blue Stocking le plus indulgent doit nécessairement être poussé à bout, et où il suffit de se baisser pour ramasser les ridicules, la France devait attirer les regards de mistriss Trollope. Le voyageur tory ne pouvait nous épargner, et certes on peut s’apercevoir par le remarquable fragment que nous citons, jugement dont toute la responsabilité doit être laissée à l’auteur, de la façon leste, hardie, piquante, dont mistriss Trollope a envisagé nos grands hommes littéraires, nos grandes institutions, nos grands monumens, etc. Ce nouvel ouvrage de l’auteur des Domestic Manners of Americans est intitulé Paris et les Parisiens en 1835, et paraîtra prochainement chez Fournier, en deux volumes in-8o. Nous en rendrons compte avec quelques détails. (N. du D.)
  2. Voir la Revue de Paris du premier trimestre de 1834.