Gil Blas (p. 1).


Vers le Désert


Partir avec une belle feuille d’automne sur le cœur, comme emportant toute la forêt contenue en sa couleur et sa forme, et, frissonnants encore d’avoir été tant de fois noyés par les averses, nous en aller du silence vert et roux, du long repos entre les bras des chênes, pour aboutir autre part, où l’âme changeante sera modifiée, étrangère.

Ainsi étions-nous, une fois de plus, projetés dans l’inconnu. L’accueil eut lieu vers le Sud, à El Kantara, qui est une vraie grande porte ouverte sur du nouveau. Là commence un Sahara immédiat, doux aux pieds comme une peau de lion, et qui ne cessera que peu à peu, au cœur même de l’Afrique, où les frontières débordées se perdent dans le sable…

À notre tour, nous voici donc depuis quelque temps à même l’espace pur, créatures debout, dans le ciel avec le sol nu sous les pieds, sans autre chose à mordre du regard que la courbure vertigineuse du globe, par quoi les horizons referment sur nous un cercle désespérant. En pleine terre, comme d’autres en pleine mer, nous marchons dans la grande tristesse du soleil. Nous sommes mêlés à la morne vie de la lumière sur le sable, où l’existence n’est plus qu’une promenade qui ne finit pas, informe, incolore, seulement lumineuse. Nos yeux clignent douloureusement. Nous respirons la poussière éternelle soulevée par les pas de nos chevaux…

Tout à coup, subite sculpture de l’aire, le désert se soulève à l’horizon en une longue ligne arborescente : une oasis, enfantement de l’eau !

Biskra nous offrit ainsi son repos de palmes qui fut éventé par le va-et-vient des manteaux blancs, alangui encore par l’odeur délicieusement écœurante de la cassie. Nous connûmes de vieux quartiers construits en boue desséchée, dont les murs s’ébrèchent au soleil, sur leurs jardins nonchalants. Nous y demeurâmes souvent dans l’herbe désordonnée, pour nous guérir de la mauvaise blessure que nous reçûmes d’abord du jardin Landon, cette célébrité qui résumé et nous explique toutes les horreurs de l’artificiel, et où nous rêvâmes lâcher deux ou trois charrues arabes afin d’écorcher les allées cartonneuses, d’en bousculer la verdure à l’alignement.

Nous aimâmes donc, loin d’une telle palmeraie, Biskra l’ancienne, qui sent bon et fort comme une fleur. Mais l’inquiétude du désert ne nous laissait pas en paix. Toujours ce désir du large comme au bord de la mer. D’ailleurs, est-ce autre chose qu’une immense plage, ce sable salé, meublé par endroit de galets encore ronds du roulement des vagues antérieures, où l’instinct aux écoutes, attend sans cesse que monte la marée !

Là, nous reprendrons toujours la route de l’horizon, heureux que l’espace soit une chose si désolée…

Il faut dire surtout qu’à ce pays se joint irréparablement le grand deuil où nous sommes depuis quelque temps, à cause de la catastrophe d’Aïn-Sefra qui nous a assassiné Isabelle Eberhardt. Et c’est peut-être un charme de plus, ce regret dont nous sommes bouleversés, si étrange, puisque nous n’avions jamais vu cette morte.

Apôtre serein, admirable nihiliste, quoique seulement contemplative, écrivain français de race, excellent cavalier arabe, persécutée poli tique, belle jeune femme… Nous avions appris. tout cela par des récits, dès Paris, et l’avions d’avance aimée à travers les paroles des autres, en attendant de la rencontrer quelque part à l’un des quatre coins de l’Afrique, telle qu’elle nous avait été décrite adolescent botté de rouge, enveloppé des blancheurs bédouines, cabré et souriant sur son grand cheval sauvage.

Ceux qui l’ont connue sont frappés, si on peut dire, d’un malheur qui a un visage. Nous, nous continuons à errer dans l’invisible. Et cette douleur de l’avoir manquée à jamais nous laisse saisis de trouble, douloureux, comme effrayés. Il semble que son fantôme soit toujours autour de nous qui ne l’avons approchée qu’en esprit ; il semble que la mort nous l’ait donnée toute comme nous ne l’eussions jamais possédée vivante. Aucune déception, aucune gêne humaine ne viennent nous gâter sa légende. Et pourtant, comme un seul regard eût mieux valu que nos songes ! Nous nous souvenons encore de la phrase qui, pour la première fois, nous dépeignit ses yeux. Nous étions au bord de la Seine, à Paris, dînant sous quelque tonnelle avec un hôte algérien. Il disait avec une sorte de rire sourd d’enthousiasme :

— Elle a des yeux magnifiques ! Ils lui font le tour de la tête !

Et toujours ces yeux qui « faisaient le tour de sa tête » étaient restés dans notre esprit. Nous les regardions d’avance, ces yeux que nous ne devions jamais voir, illuminer l’infini du sable saharien. Du sable et des yeux magnifiques, c’était pour nous Isabelle Eberhardt.

On nous avait conté aussi qu’elle avait été, en pleine misère, portefaix, à Marseille, et aussi assassinée dans le Sud, à coups de sabre, par un Arabe fanatisé. Nous savions comment ce drame avait eu des causes mystérieuses, que l’assassinée elle-même n’avait jamais pu tirer au clair ; et nous savions qu’à la suite de cet attentat qui la laissait presque infirme d’un bras, elle avait été expulsée sans explication du territoire algérien. Que connaissions-nous encore ? Son goût passionné de la solitude qui n’était peut-être qu’un grand instinct de fuir l’ignominie des gens, de s’en aller bien loin de l’éternelle incompréhension du mufle dont le stupide sourire ou l’invective odieuse poursuivent ceux qui ont osé s’échapper de la cage sociale et vivre libres en deçà des barreaux du préjugé… Elle partait parfois sur son cheval, toute seule à travers les espaces et, souvent, pour de longs jours ; et quelques fois aussi, à bout de tout, elle se levait, des soirs, pour aller se suicide ; puis, regardant tout à coup la beauté du ciel de lune, elle décidait brusquement que la vie valait, malgré tout, d’être vécue.

Comme nous écoutions avidement ces choses, ignorant encore qu’un jour si proche viendrait, où nous aborderions au pays de cette créature d’épopée !

Maintenant, nous continuons ardemment à interroger tous ceux qui l’ont vue passer. Nous avons lu très peu de ce qu’elle a publié, épars dans des journaux algériens. Mais quelques lignes ont suffi pour remuer en nous une admiration étonnée. Quelle splendide et simple admiration étonnée. Quelle splendide et simple hardiesse, quelle magnifique brusquerie, et, d’ailleurs, quelle prenante monotonie nostalgique ! Cette femme était une source puissante dont, peut-être, la générosité s’éparpillait trop encore ; mais le temps patient l’attendait pour lui enseigner la belle prudence du style qui revient quelquefois sur les pas du premier emportement. Telle quelle, son œuvre est évidemment. un décalque de vie, donc profondément originale, haute. Peut-être, plus tard, cette œuvre eût-elle dépassé même sa vie ? Elle n’avait que vingt-sept ans.

Par lambeaux, nous arrachons quelque chose d’elle à des gens de hasard. Les Arabes, qui ne la connaissaient que sous le nom de Si Mahmoud Sâadi, nous ont dit avec élan qu’elle était « généreuse ». Ils semblaient l’avoir respectée presque comme un personnage saint. Ils admiraient aussi ses prouesses cavalières, sa science des plus surprenantes fantasias. Il y en a qui nous ont dit qu’elle fumait le haschich, ce qui l’avait rendue « blanche avec pâleur ». Quelques beaux messieurs européens nous ont résumé leur opinion sur elle en déclarant :

— Une toquée !

Suivaient des calomnies basses. Et ils achevaient par cette suprême insulte :

— C’était vraiment une femme extraordinaire !

Enfin, les rares amis dignes qu’elle a eus, à Alger, ou ailleurs, en Afrique, ont écrit d’elle qu’elle était « un être surhumain ». Tout concorde donc sans diversion : notre chagrin de sa mort ne nous trompe pas.

Arrivant ainsi lentement à nous rendre compte de cette personnalité incalculable, nous songeons à l’horreur de sa fin, avec des yeux tout à coup pleins des larmes de la rébellion. Cette rivière débordée d’Aïn-Sefra ne pouvait-elle étouffer quelque cent mille imbéciles et nous laisser debout cette femme-là ? Les catastrophes n’ont le droit de s’attaquer qu’au tas. La mort collective n’a rien à voir avec de telles individualités.

Cependant il est beau qu’ayant vécu si audacieusement, celle-ci soit ainsi morte en activité. Au moment où les eaux ont tourbillonné sur elle pour l’assommer au fond de cette maison juive en ruines où on l’a retrouvée, elle criait à son mari, un spahi indigène, qu’ « elle savait nager et qu’elle allait le sauver » Ce défi à la mort fut donc sa dernière parole.

Maintenant, nous songeons à son désir antérieur d’être enterrée dans le cimetière musulman de Bône, près de sa mère, et nous nous demandons si elle y sera réellement transférée, si elle reposera un jour à cette place que nous avons été visiter avec une folle émotion, lieu de délices mortuaires en face d’une mer bleu-paon sur laquelle s’alignent des cyprès noirs, et dont les petites tombes de faïence sont encore des habitations islamiques propres et tentantes, certaines possédant même une treille gonflée d’un sombre raisin. Nous avons médité, assis contre la double inscription française et arabe qui dit que Natalie d’Eberhardt, le mère, est née à Saint-Pétersbourg, et morte à Bône, et que son nom devant Allah était Fatimah Manoubia…

Qui étaient ces femmes dont personne n’a pu nous fixer la vraie origine ? Quelles choses les ont poussées vers l’Afrique et vers l’Islam ? Il en est peut-être qui le savent. Pour nous, cela se perd dans un mystère qu’il est, d’ailleurs, inutile d’éclaircir. Il nous importe peu de savoir d’où venait cette Isabelle héroïque. Il nous suffit d’avoir vu son ciel, sa mer, ses cyprès, et de courir maintenant un peu de son désert, tentant comme le flot marin. Une exaltation nous soulève, et c’est en mémoire d’elle que nous avons, par moment, lancé à travers l’espace l’étalon blanc comme une vague que nous montons, et qui porte un talisman attaché autour du cou. Inclinée sur les grands cheveux de la bête violente, combien de fois avons-nous senti en nous le coup sourd de son triple galop rythmer notre pensée funèbre ?

 Il faudrait les tambours des grandes chevauchées
Ou l’innocent roseau qui s’enroue au désert…
Mais honorer ta fin de mes seuls yeux amers,
Qui pleureront le long des routes desséchées !

Mais t’attendre, malgré la mort, à des tournants,
Quand les nuits sont, au Sud, de palmes et d’étoiles,
Quand les parfums des oasis sont dans nos moelles
Et que l’Islam circule en ses manteaux traînants !

Te regretter, alors que je ne l’ai point vue,
Au moment où mes mains allaient prendre tes mains,
Me heurter, moi vivante, à toi, tombe imprévue,
Sans avoir échangé le regard des humains !

Je pense à toi, je pense à toi dans les soirs roses,
Jeune femme, ma sœur, jeune morte, ma sœur !
Tu me parles parmi l’éloquence des choses,
Et ta voix, ô vivante, est pleine de douceur.

Salut à toi, dans la douleur de la lumière,
Où tu vécus d’ivresse et de fatalité !
Le désert est moins grand que ton âme plénière,
Qui se dédia toute à son immensité.

Toi qui n’étais pas lasse encore d’être libre,
D’avoir tant possédé tout ce que nous voulons,
Ni que toute beauté frissonnât par tes fibres
Comme un chant magistral traverse un violon,

Pourquoi la mort si tôt l’arrache-t-elle au monde,
Ne nous laissant plus rien que l’admiration,
Alors qu’il te restait encore, ô vagabonde,
À courir tant de risque et tant de passion ?

Tout se tait. La bêtise immense et l’injustice
Qui te regardait vivre avec leurs yeux si gros,
Ne te poursuivront plus, au milieu de la lice,
Du hideux cri de mort qui s’attache aux héros.

Nous irons à présent lui dire qu’il se sauve,
Ton cheval démonté, sus aux quatre horizons,
Pour apprendre ta fin subite au néant fauve
Des Saharas sans bruit, sans forme, sans saisons.

Car toi tu dors, enfin parvenue au mystère
Que ton être anxieux cherchait toujours plus loin,
Enveloppée au plis éternels de la terre.
Comme dans la douceur d’un manteau bédouin.

Maintenant, au seuil de ce désert qui fut son domaine, de ce pays étrange qui ne crée que des êtres à lui pareils, gazelles couleur de sable, nomades bruns, scorpions en silex translucide, chameaux semblables aux dunes arides — ce désert, dont l’unique végétation semble toujours s’allonger, hausser sa tête de palmes, pour s’apercevoir, on ne sait quelle chose au bout des extrêmes horizons — nous sentons qu’une hésitation nous retient. Un instinct nous ramène toujours vers les villes, nous fait détourner la tête dès que nos pas s’avancent trop dans les solitudes. Est-ce la terreur de contracter à jamais, comme une fièvre intermittente, de la nostalgie de l’illimité ? Avons-nous la peur ou l’espoir de ne jamais plus revenir si nous partons ? Fuyons-nous la tentation trop forte d’une liberté emportée pour toujours à travers le sable, d’un oubli définitif ?

Et pourtant, pauvre Isabelle Eberhardt, vous avez su, plus que personne, combien, même dans le désert, une forte personnalité reste gênante, vous qu’on a poursuivie pendant la brève course de votre vie jusqu’au fond de vos espaces bien-aimés. Nous nous mettons à pleurer en songeant à qui vous avez été livrée, grande passante, quand nous frôlons certains milieux du monde colonial dont la goujaterie semble tellement profonde, dont la bêtise doit être si féroce aux trousses de l’originalité. Nous remémorant même Paris, où tant de haine se dépense autour de quelques-uns, nous imaginons ce que vous avez pu susciter d’affreux rires, de regards luisants ; nous devinons quels soupçons et quelles vengeances imbéciles ont dû naître sur les pas de votre cheval, derrière votre manteau blanc, vos belles bottes rouges, la coupole de votre turban. Mais vos amis nous ont fait connaître que jamais un murmure amer ne vous est monté à la bouche, et qu’à travers l’injustice qui vous a traitée en étrangère, vous avez continué à aimer d’un amour presque mystique, votre seconde patrie, la France, qui vous semblait être « la pensée du monde ». Ils nous ont dit que vous avez été un grand et simple apôtre de la pitié, et que les vieillards des tribus, baisaient le coin de votre manteau. Et le chagrin que nous avons de savoir le mal qu’on vous a fait s’atténue un peu, à cause de ces quelques-uns qui ne vous ont pas abandonnée.

Mais pourquoi, pourquoi vous êtes-vous retirée si tôt, juste au moment où nous venions à vous ? Nous l’avons appris, vous aviez souvent sommeil de la mort ; et pourtant, vous qui dormez si durement à cette heure, vous deviez bien savoir aussi que lorsqu’on est jeune, libre, fière, il fait bon vieillir, il fait bon vivre, quand même.

Lucie Delarue-Mardrus.