Vers la fée Viviane/L’Eau du Large

Édition de la Phalange (p. 16-20).

VI

L’Eau du Large

Pour Henri Fauvel

I

Le pâle bassin vert, l’eau du large, endormie,
Qu’emprisonnent les dalles vaseuses,
Les fines flèches noires des mâts qui s’ennuient
De ne plus osciller en des fuites houleuses.

L’âcreté du goudron et des algues des rades,
Un bref frisson de brise fraîchement amère,
Introduisent au cœur de la ville maussade
L’inquiétude trouble de la Mer.

Quand des guibres aiguës brisent le miroir glauque,
Surgies de quels lointains, — visant quel inconnu ? —
La vie est plus morne, aux vitres des maisons hautes,
Du mirage des ailleurs entrevus.


Des enfants étudient près des fenêtres closes,
Ou, las de textes embrumés et nauséeux,
Regardent avec des prunelles anxieuses
Un ciel qui, tout près, se mire en les libres flots…

… Ils sont tristes : Voilà l’Automne qui retend
Ses long tulles cendrés du cap fauve aux collines…
Ah ! ces « devoirs de Vacances » qui se terminent,
D’abord haïs, chers à présent !
Ah ! mourir de l’ennui de leurs dernières lignes !

Mourir si doucement ! Car, achevée la tâche,
Ce sera l’effroi de la geôle noire d’encre…
Déjà gronde un tambour… des voix rauques se fâchent…
Les petits sentent un long frisson les reprendre.

La classe ahurissante et le dortoir moisi
Où les lits sont en rangs, où le veilleur chemine,
Tout rouge ! — où le sommeil connaît la discipline, —
Les réveils affreux dans l’air fétide, épaissi,

L’étude où le gaz siffle une mélopée lente,
Si souffrante — et peint de bleu les carreaux fêlés

En la nuit bleue du dehors et le bleu silence…
Les bouts d’arbres des cours pareils à des gibets,

Le pouvoir de ces maîtres haineux qui les glacent,
La crainte de rester, oubliés, dans ces murs,
Leur feront, peu à peu, si le supplice dure,
Des âmes de vieillards lassés.

...................
Et, suivant dans le ciel un nuage qui vogue
Comme un voilier pâle — et qu’il ne reverra plus, —
Un enfant, le plus navré de tous, s’interroge :
« Ô saurai-je m’enfuir vers les pays perdus ?

Serai-je le petit mousse que l’on fustige
Et qui tremble d’horreur, accroché à la vergue,
Tandis que le haut mât tournoie, penche, s’érige
Et que la vague, l’aveuglant d’embruns, déferle,

Le mousse, ivre de rage et de peur, qui s’évade
En un port inconnu, sous les verdures noires,
Laissant tout le passé dans le bleu de la rade
Brillante encore, entre les palmes qui se moirent ?


Ne serai-je plutôt le chétif vagabond
Qui se coule sous les feuilles des haies,
Haletant aux galops sonnant sur la chaussée,
Rêvant à la fois d’ample espace et de prison ?

N’irai-je pas ainsi jusqu’aux épaisseurs vertes,
Des prés âcres de sève et cernés de ramures
Si drues, que l’on croirait voir de grasses clairières
En les bois vierges des beaux livres d’aventures,

Jusqu’aux prés aux parfums lourds où tu m’apparus,
Toi qui m’appris que la douleur d’aimer enchante,
Exquise belle illuminée d’yeux de soir pur,
Toi qui, ne méprisant l’écolier qui t’élut,
Promis en souriant d’être — plus tard — l’amante ?

Je vivrais là, très sauvage, un peu affamé,
Brûlé, transi, fléché, sous la loque amincie,
Par les longs javelots de cristal de la pluie,
Mais hanté du mirage de la forme aimée,

Et quand l’Été redirait son chant langoureux
Plein de soupirs ardents et de plaintes heureuses,

Tu reviendrais en un rayon d’or, ma charmeuse,
Pour me guérir d’un bleu sourire de tes yeux… »

...................
Et dans le sang doré du couchant, des mâtures
Toutes rayonnantes, puis noires,
Dépassent les maisons et, hâtant leur allure,
S’enfuient, s’enfuient au loin comme les beaux espoirs.