Vers la fée Viviane/L’Île Pâle

Édition de la Phalange (p. 63-65).

IV

L’Île Pale

Vue du haut soc rocheux qui fend au loin les flots,
Comme elle émeut bizarrement, l’île perdue
Sur l’ondulante plaine d’émeraude floue ;
L’Île si proche, si vague — et plus inconnue
Que les terres noyées en l’azur des tropiques,
Macules sur les mers fabuleuses du Sud.

La même brise courbe, indifférente et rude,
L’aurore des pommiers de vergers idylliques,
Roses sourires de la « Grande Terre » en fleurs,
Et fait houler aux creux des vallées invisibles
Les végétations de mystère de l’île,
Faible profil de cuivre pâle en des vapeurs ;
De fous reflets d’ort vert montent à la même heure.


Pour se fondre en la même bruine de clarté,
Des larges baies qui doublent les forêts côtières
Et de la vasque où luit, en un coin écarté,
Une eau rare cachée dans les rocs insulaires,
Étroit miroir où joue l’ombre d’une herbe frêle.

Mais tout s’ignore des quelques humains nichés
À l’abri des pierreux remparts de l’île pâle,
Épars sur le sol maigre et qui ne se révèlent
Que par de minces traits nets ou effilochés
De fumée bise ou bleue ou nuancée d’opale.
D’autres baies savent les sillages des canots.
Qu’ils lancent vers la longue côte nourricière,
D’ici points noirs, débris jetés filant sur l’eau.

Et l’on rêve à la proche et nébuleuse terre,
À sa grève, au silence effarant de ses ports,
À ses côtes, plus ignorées de l’« autre bord »
Que rongent insensiblement les flots du large ;
À des sites bornés — et peut-être divins,
Qui seraient, — pourquoi non ? — les grisants paysages

Cherchés à des milliers de lieues, toujours en vain,
Et — visions de chers passés — nous attendraient
Dans ces lignes, cernant une tache cuivrée,
Murés entre deux caps unis par le lointain ?

Et pourquoi ne serait-ce pas l’Île voilée
Qui contiendrait, fleur âcre entre les fleurs marines,
La sauvage beauté que ma folie devine,
Cruelle et chère à mon âme désemparée,
La Sombre et Rauque et Dure appelée aux jours noirs ?
Peut-être ses regards vont-ils croiser les miens
De si loin, à travers l’air gris bleuté, ou bien
Cherchent-ils la forêt visible aux sombres moires,
Si douce quand les rais vespéraux la fleurissent,
Si veloutée, si près des rocheux promontoires,
La forêt où soupirent les oaristys.