Vera. — Problème de l’absolu

Véra : Problema dell’ Assoluto. Napoli, 1872-76. (Une critique du Transformisme au point de vue hégélien).

M. Véra vient de faire paraître à Naples le second fascicule d’une série d’études intitulée : le Problème de l’absolu. Les ouvrages inspirés par la philosophie de Hégel ont ce privilége qu’on ne saurait les analyser sans explication préalable. Dès la première page de celui-ci, nous trouvons des phrases comme la suivante : « L’absolu est l’absolu non-seulement en tant qu’il est, mais encore en tant qu’il connaît, et il connaît comme il est, et il est comme il connaît, étant, suivant l’expression usitée, l’unité de l’être et de la connaissance. » Une tentative d’exposition et par suite d’éclaircissement de deux volumes écrits de la sorte dépasserait de beaucoup les limites réservées à ces analyses. Nous avons dû, pour en donner une idée approximative, chercher un passage qui soit en lui-même suffisamment intelligible. Tel est le dernier chapitre du second volume. Après avoir examiné les solutions proposées pour la première partie du problème, — qu’est-ce que l’absolu en soi ? — M. Véra vient d’exposer les solutions données au même problème en ce qui concerne les rapports de l’absolu et du relatif, ou la Création ; c’est la seconde partie. Parmi les plus récentes solutions, il rencontre la philosophie de l’Inconscient et le Transformisme : il les expose et les critique toutes deux. Voici les arguments qu’il invoque pour justifier sa condamnation du système de Darwin. C’est la première fois, à notre connaissance, que le Darwinisme est attaqué au point de vue métaphysique d’une manière aussi vigoureuse. Nous laissons la parole à l’auteur en nous tenant aussi près que possible du texte.

§ XVI. Critique du Darwinisme.

Le concept de l’évolution et de la transformation dés êtres est ancien. Les Ioniens, Héraclite, les Pythagoriciens, Platon et Aristote, l’ont compris dans leurs systèmes ; et dans les temps modernes la doctrine hégélienne est une doctrine transformiste. Nous prétendons même que le transformisme hégélien est le vrai transformisme, le transformisme absolu ; et c’est pourquoi nous combattons le Darwinisme. Hégel fait dériver toutes choses d’un principe capable de les expliquer, à savoir l’absolu ; Darwin tire les formes de la vie de rien, et sa théorie comme sa genèse n’a pas d’autre principe que le chaos. C’est ce qu’on va démontrer par l’examen des causes invoquées pour expliquer l’évolution des êtres vivants.

Et d’abord la cause essentielle de la transformation d’après Darwin, c’est la sélection naturelle. Il est vrai que la théorie a varié, s’est en quelque sorte transformée elle-même, et cela avec une singulière rapidité. Schmidt prétend que quand bien même la sélection naturelle devrait être rejetée, les autres causes invoquées suffiraient à soutenir cette théorie ; et Hœckel incline à penser que la cause génératrice de l’espèce n’est pas la sélection, mais une conséquence mécanique de l’hérédité, et que le perfectionnement du type est l’œuvre de l’adaptation. La sélection ne serait plus le principe qui crée l’espèce, mais celui qui la reçoit de l’hérédité, et la perfectionne. Mais ni Schmidt, ni Hœckel n’ont qualité pour substituer du vivant de Darwin un nouveau Darwinisme à celui que tout le monde connaît et dont les traits essentiels viennent d’être confirmés par de récents ouvrages du maître. Du reste, logiquement, la sélection est la clef de voûte du système : c’est elle qui doit en rendre raison ; c’est par une critique de la sélection qu’il doit être mis à l’épreuve.

De la sélection naturelle. D’après le témoignage de Darwin (lettre à Hœckel), c’est le spectacle des procédés employés et des résultats obtenus par les éleveurs d’animaux domestiques qui lui fit concevoir l’idée que la nature pouvait agir suivant des procédés analogues : la sélection artificielle lui a fourni le modèle de la sélection artificielle. La nature d’après lui a opéré et opère encore comme le fait l’homme. Or, il y a là un paralogisme ; « un de ces arguments par analogie, si trompeurs, qui dissimulent et faussent le point essentiel de la question, à savoir : la différence. » Dire que l’homme a modifié la nature organique et que la nature s’est elle-même modifiée par les mêmes moyens, c’est dire que la nature et l’esprit ont les mêmes attributs, les mêmes puissances, en d’autres termes sont la même chose. Ce raisonnement, en niant la différence de la nature et de l’esprit, nie en même temps leur raison d’être, la raison d’être des choses reposant précisément sur leur différence. Si la nature peut faire ce que fait l’esprit et réciproquement, l’un et l’autre se confondent et s’évanouissent, puisqu’encore une fois ils n’existent qu’en tant que différant l’un de l’autre. On devrait, ce semble, conclure de ce que l’homme peut modifier les espèces précisément que la nature ne le peut pas. D’une essence à l’autre, d’une puissance à l’autre, il y a un large intervalle que Darwin n’a pu franchir que par un saut dans le vide. Mais quoi ? l’homme a-t-il donc pu créer des espèces ? Non certes ; et le raisonnement va paraître tout à fait hardi, si on le ramène à ses véritables éléments : l’homme ne peut pas changer les espèces, il ne peut que les modifier très-légèrement par la création des variétés ; donc la nature, en employant les mêmes procédés, crée des espèces nouvelles ! La conclusion est inattendue. « Ainsi le passage de la sélection artificielle à la sélection naturelle est un passage imaginaire, une espèce de métaphore, un flatus vocis. »

Examinons maintenant la sélection naturelle en elle-même. Le rôle de la sélection est de choisir apparemment. Mais ce choix ne peut s’exercer à vide. Quand on choisit, les choses parmi lesquelles on choisit existent déjà et sans l’intervention du choix, ni de celui qui choisit. Donc la sélection n’est pas le principe générateur des choses. Vous dites, il est vrai, qu’elle ne suppose comme point de départ que le type originaire. Mais comment peut-on admettre que le principe, quel qu’il soit, qui a engendré le type originaire, soit incapable de le soumettre à la sélection, c’est-à-dire de déterminer, en les développant à partir de ce type, les espèces diverses ; et quel besoin a-t-il de la sélection qui ne dit ni d’où elle vient, ni ce qu’elle est pour les développer et les déterminer ? Et qui osera dire que la force ou le principe qui pose les fondements est différent de celui qui produit et dispose les autres parties, ou bien que le principe qui engendre ou constitue le germe de la plante est autre que celui qui engendre et régit les différentes phases de son développement ?

À ce moment, d’ailleurs, il ne reste rien à faire à la sélection. Le type originaire étant déterminé, son développement ultérieur est déterminé ; car la nature du germe nécessite celle de l’être qui en sort, en imprimant à toute son évolution une direction particulière.

De plus la sélection ne s’applique qu’à un fragment de la série des êtres. Quand commence son action ? avec l’être organisé, ou mieux après l’apparition du premier de ces êtres. Mais l’être organisé est intimement lié avec l’être inorganique qui entre dans sa constitution, qui prête à la vie ses matériaux. Si la sélection n’intervient que dans la sphère de l’organisation, où est l’unité de la nature ? « La nature ne se transforme pas seulement dans la sphère de l’organisation, mais dans toutes les sphères, en sorte que son être, sa réalité est une métamorphose, laquelle commençant avec l’espace et le temps, avec la matière indéterminée, s’élève ensuite à la sphère de la vie. » Il n’est pas possible que la nature soit ainsi scindée en deux parts quant à son origine. « La raison qui transforme la matière indéterminée en nébuleuse, et la nébuleuse en planète, ne peut être autre que celle qui transforme la planète en cristal, le cristal en être vivant, et l’animal élémentaire en animal plus parfait. »

Qu’est-ce que la sélection naturelle, en définitive ? Une sélection sans doute opérant suivant la nature des choses. Mais y a-t-il pour le Darwiniste une nature des choses, c’est-à-dire une raison nécessaire qui fait que chaque chose est ce qu’elle est et ne peut pas être autre qu’elle est ? Non ; car rien ne répugne dans la théorie à ce que l’ensemble des êtres vivants ait été tout différent de ce qu’il est. La sélection présuppose tout démontré et ne démontre rien. Elle prend les êtres tout faits, pour ainsi dire, et ensuite se vante de les avoir produits. Mais « si l’homme, la plante, l’animal, etc., en eux-mêmes et dans leurs relations, peuvent être quant à leur nature intrinsèque autres qu’ils ne sont, cette seule possibilité détruit la possibilité de toute démonstration, de toute raison, de toute vérité et de toute connaissance, et ne laisse subsister qu’une possibilité indéfinie de toute existence, de toute relation et de toute transformation : tout est dans tout, c’est le chaos. » Il faut que le principe contienne ce qui sort de lui, d’une manière nécessaire, sans quoi tout marche au hasard, et les formes vivantes, réduites à l’état de purs accidents, cessent d’être objets de science.

Allons plus loin et supposons le type originaire comme le demande la théorie, avec ses déterminations natives, sa puissance de développement déjà spécialisée à certains effets. Ce type engendre, et il engendre des individus dissemblables, c’est-à-dire, ayant des qualités diverses. La sélection va se mettre à l’œuvre pour agir sur ces qualités. Mais d’abord, pourquoi la génération ? comment se produit-elle ? qu’est-elle en elle-même ? Le transformisme ne s’en soucie point. De minimis non curat prœtor ! En second lieu le type engendre sans le secours de la sélection, puisque celle-ci se borne à agir sur ses produits ? Passons. Qu’engendre-t-il ? Des individus, nous répond-on. Mais pourquoi pas des espèces ? On se récrie à cette question ; la nature ne produit jamais que des individus. La question n’est point d’un ignorant, car si la nature ne nous offre à voir, à toucher avec les sens que des individus, l’esprit sait découvrir dans ces individus le genre auquel ils appartiennent. Il n’y a pas d’individus sans espèce : « Les qualités distinctives de ces individus sont ou des éléments variables, passagers, accidentels, ou des qualités générales, essentielles, spécifiques. Si ce sont des qualités spécifiques, l’espèce existe déjà virtuellement dans l’individu. Et cette virtualité que contient déjà la nouvelle espèce, cette virtualité selon laquelle doit se produire la transformation, sans laquelle il n’y aurait pas de transformation, la sélection naturelle la trouve devant elle, existant antérieurement à elle et sans son secours. Si au contraire ce sont des qualités accidentelles, les espèces… ne sont plus qu’un composé d’accidents. » Et c’est en effet ce qu’elles sont le plus souvent dans la théorie. La Gastrea devient ver en rampant sur le sol de telle et telle façon. Si elle eût rampé autrement, elle fût devenue toute autre chose, ou rien. Le mâle se distingue de la femelle par certains attributs esthétiques, qu’il a revêtus poussé par le désir de plaire à celle-ci. Mais pourquoi y a-t-il un mâle et une femelle ? Pourquoi, puisque les sexes sont séparés, est-il nécessaire qu’ils manifestent de tels phénomènes dans leurs rapports ? On répond : parce que les mâles sont plus nombreux que les femelles et que chacun fait ce qu’il peut pour conquérir la sienne, de gré ou de force. C’est là un bien faible fondement pour un si vaste édifice.

Le fait est douteux : probable chez certaines espèces, il a été nié avec vraisemblance chez d’autres. Dans quelques-unes c’est le fait contraire qui est vrai. Donc la théorie chancelle, n’ayant que cet appui. Comment d’ailleurs accorder une telle importance à l’inégalité de nombre des individus des deux sexes ? Quel lien de nécessité unit leur nombre avec leur nature ? Quoi ! sans cette inégalité numérique, ni l’oiseau mâle ni l’oiseau femelle n’auraient chanté ! N’existaient-ils donc pas avant que la sélection sexuelle leur prêtât une voix ? On avoue qu’ils existaient. Eh bien, s’ils existaient, ils existaient avec leur nature, avec tous leurs attributs essentiels ; ils n’avaient donc que faire de la sélection pour acquérir leur voix, leur couleur, leur forme, tout ce qui fait qu’ils sont eux et non autres, tout ce qui assure leur existence et leurs rapports…

De la lutte pour l’existence. — On affirme que par la lutte pour l’existence, la sélection assure la victoire au meilleur et au plus fort. Mais ces mots n’ont pas été définis. Si l’homme triomphe de l’éléphant, est-ce parce qu’il est plus fort que lui ? La force est-elle le critérium unique de la valeur des êtres ? Admettons-le un instant. D’où vient dès lors que les faibles subsistent ? Pourquoi ne sont-ils pas détruits tous, si la sélection les condamne ? faudra-t-il admettre une sélection du plus faible et du pire, à côté de celle du plus fort et du meilleur ? Mais non ; le système a besoin de la victoire des forts, parce que sans elle il serait immobile et impuissant. La sélection ne produirait rien, si la bataille incessante ne l’aiguillonnait et ne produisait pour ainsi dire à sa place en ne laissant subsister que les forts. Appliquons cela à l’histoire, comme les transformistes eux-mêmes nous y invitent, et nous aurons la maxime bien connue que « Dieu est toujours avec les gros bataillons ».

Hegel a conçu autrement la lutte pour l’existence. « La lutte est partout, dans toutes les sphères de l’univers, parce que, comme dit Hegel, la différence, l’opposition, la contradiction est le rhythme éternel des choses, rhythme auquel rien ne peut se soustraire ni sur la terre ni dans le ciel. Mais ce rhythme ou cette dialectique éternelle et universelle, est bien différente de la lutte pour l’existence des Darwinistes. Car c’est une lutte qui intervient non-seulement entre les forts et les faibles, mais entre les forts eux-mêmes. Et elle a pour raison d’être non pas la suppression des faibles et la conservation exclusive des forts, mais cette unité harmonique et absolue qui engendre, contient et harmonise dans la lutte, le fort et le faible, comme elle engendre, contient et harmonise le plus et le moins, l’attraction et la répulsion, la lumière et l’ombre, la vie et la mort et autres choses semblables. » Les contraires en effet sont inséparables et coéternels ; ils s’expliquent réciproquement l’un par l’autre au sein de la même unité, l’Idée, dont ils sont les éléments.

Ce principe du combat pour la vie, tel que Darwin l’entend, est purement négatif. Il détruit, mais ne crée rien. En tout cas il suppose l’existence, comme la sélection suppose les matériaux de son choix. Et il prouve plus qu’il ne faut, car s’il était appliqué, il n’y aurait plus qu’une espèce, les plus faibles étant anéanties par la plus forte.

De l’adaptation. — L’élection naturelle, ne cessent de dire les Darwinistes, en adaptant et en pliant telle espèce, ou dans l’individu tel organe et telle fonction à certaines circonstances extérieures, ou à certaines habitudes nouvelles, à certains besoins naissants, modifie l’espèce peu à peu, et degré par degré, en tire une espèce nouvelle. Semblable à un habile artiste, elle a procédé par touches et par retouches, et ainsi du singe elle a fait l’homme. Bien. Mais y a-t-il pour vous une nature déterminée, spécifique et absolue de l’homme, nature qui soit précisément l’unité et la finalité motrice de l’adaptation ? Voilà le point essentiel. Car si l’adaptation n’a point dans cette nature un terme auquel elle tende, elle ne peut exister, ou du moins il n’y aura qu’une adaptation accidentelle, dont le produit sera accidentel aussi. Quand bien même on prouverait avec je ne sais quel argument historique, la dérivation simienne de l’homme, il n’y aurait point de raison ni de nécessité déterminée qui la justifie, et on ne verrait pas pourquoi le contraire n’est pas arrivé. « Toute activité régulière et rationnelle, soit de l’art, soit de la nature, est une adaptation, une harmonisation de parties ou éléments divers : mais l’harmonisation implique un principe, l’énergie spécifique qui harmonise. » Elle est un résultat, non une cause.

De l’hérédité. — L’hérédité, dit-on, fixe les caractères en les transmettant. Donc les caractères sont déjà sans l’hérédité, et la fonction de l’hérédité se réduit tout au plus à les transmettre. Mais la transmission présuppose encore la nature, différentielle et immanente, des espèces. Supprimez cette nature et la transmission deviendra, elle aussi, comme l’adaptation, un pur fait empirique et accidentel. Ainsi ce n’est pas la transmission héréditaire qui fait l’espèce et ses caractères, mais c’est au contraire l’espèce qui rend possible et réalise la transmission… » L’univers Darwiniste est un composé de possibilités indéfinies, tandis qu’il faut, pour rendre raison des choses, des puissances définies : là où nous voulons des nécessités, il nous présente des accidents. Or, ni des accidents ne font un système, ni des possibilités indéfinies, incohérentes, ne font un monde.

Résumé. — Pour jeter un regard d’ensemble sur la doctrine, représentons-nous d’après Hæckel la série des espèces depuis la monère jusqu’à l’homme. Les espèces, supérieures y descendent des inférieures. Mais je le demande : Y a-t-il dans cette série des espèces, une raison et une raison absolue ; en d’autres termes, les espèces forment-elles un tout rationnel ou, ce qui revient au même, un système ? Peut-on déduire tout ce processus d’une idée qui le domine et le contienne dans sa totalité ? C’est là la question essentielle. Rien ne sert de dire que dans toute évolution il y a un avant et un après, et que l’être qui vient après procède nécessairement de l’être qui vient avant, les espèces supérieures des espèces inférieures. On ne nie pas que les choses n’aient subi la loi du devenir ; mais ce qu’on nie, c’est que ce devenir ait pu s’effectuer sans raison. Chaque être qui devient a sa nature spécifique (son concept, l’ensemble de ses caractères constituant une idée) et c’est cette nature immobile, absolue, qui explique, qui détermine son devenir. Le point devient ligne, le germe devient embryon, etc., l’être inorganique devient être organisé et ainsi de suite, parce qu’il y a une nature intrinsèque, déterminée, spécifique, qui les fait devenir tels, c’est-à-dire qui fait devenir le point, le germe, l’être inorganique, non un autre être quelconque, mais tel être déterminé. Il faut au devenir un plan, une direction, un but : il ne le trouve que dans l’idée. Si un beau jour le singe est devenu homme, ce n’a pas été l’œuvre du hasard, mais celle de la Nature humaine qui s’est servie des singes comme de l’animal et de la nature en général, de la même manière que l’art se sert de la matière pour produire ses œuvres. Ainsi, à comparer les espèces supérieures aux espèces inférieures, il est plus exact de dire que les inférieures sont venues des supérieures plutôt que le contraire. Car les inférieures sont faites pour les supérieures et sont par rapport à elles des moyens subordonnés, des matériaux. L’ordre successif dans lequel elles sont apparues, ne doit pas faire illusion sur l’ordre de filiation véritable. Le temps est le côté phénoménal de l’existence et ainsi n’en constitue ni le principe, ni la vérité, ni l’idée. En d’autres termes, l’avant et l’après sont des moments subordonnés de l’idée, des moments que l’idée pose par elle-même et qui reçoivent d’elle leur existence, leur signification, leur vérité (lisez réalité). À prendre les choses dans leur totalité et dans leur liaison, ce qui vient ensuite est la raison de ce qui le précède, et dès lors, le supérieur existe sinon avant l’inférieur, du moins en même temps que lui, au-dessus de lui, plus que lui. Que l’homme se soit développé à partir du singe, c’est ce qui, historiquement, n’est pas prouvé, c’est ce qui ne le sera jamais, parce que cela est impossible. Mais si l’homme est venu le dernier, on n’en peut pas moins prouver qu’il est le premier dans l’ordre de l’existence étant le produit de l’Idée, ou nature qui le fait tel qu’il est, et qui le différencie des autres espèces. Idée supérieure à toutes les autres dans le domaine de la vie.

C’est une étrange pensée que de faire sortir les espèces les unes des autres à de longs intervalles comme si elles n’avaient pas pu se développer simultanément. Les oiseaux sont sortis des reptiles, dit-on ; comment ? sous l’influence du milieu. Mais alors comment se fait-il qu’ils habitent le même milieu aujourd’hui ? — Enfin, l’homme marque la limite la plus élevée de l’évolution. Cette limite est-elle immobile, ou momentanée ? L’homme ne va-t-il pas se transformer aussi ? Mais ce caractère indéfini, cette mutabilité sans limite des espèces, n’est-ce pas une application de la doctrine qui érige le chaos en principe absolu ? Le changement n’ayant point de terme, et ne souffrant point de direction de la part d’un principe extérieur, il se fera au hasard. « Si telle espèce peut se changer en telle autre, et non-seulement en telle autre, mais en une autre quelconque, la même transformation, c’est-à-dire la même indétermination se reproduira dans la constitution universelle des choses. De là la possibilité indéfinie d’autres êtres, d’autres rapports, d’autres vérités, d’autres raisons ; les combinaisons indéfinies des atomes ou des autres éléments ; le nombre infini des mondes ; le chaos. C’est le point que je voulais mettre en lumière dans ce chapitre. »

A. Espinas.