Vaugelas et la théorie de l’Usage

Vaugelas et la théorie de l’Usage
Revue des Deux Mondes5e période, tome 6 (p. 562-580).
VAUGELAS
ET
LA THEORIE DE L’USAGE

C’est une fortune assez singulière, et on pourrait dire presque unique en son genre, que celle de Vaugelas. Nous n’avons de lui qu’un livre de Remarques sur la langue française et une traduction de Quinte-Curce ; on ne les lit ni l’un ni l’autre ; et cependant il n’y a guère, dans toute notre histoire littéraire, de nom plus connu que le sien, ni d’œuvre dont on se fasse en somme une plus juste idée. Le doit-il peut-être à Molière, qui l’a malicieusement niché dans un coin de ses Femmes savantes ? Que de Français, même instruits, ne connaissent Alexis de Tocqueville que par les plaisanteries du Monde où l’on s’ennuie ! Mais il le doit surtout à ce que son nom de Vaugelas est, si je l’ose dire, à peine un nom d’homme, et plutôt un symbole, ou, — si peut-être on trouvait ce mot de symbole bien poétique pour un grammairien, — l’expression abrégée, le résumé de tout ce qu’ont tenté, entre 1610 et 1650, pour épurer, pour perfectionner, pour fixer notre langue, Malherbe en vers, Balzac dans ses Lettres ou dans ses Entretiens, les Précieuses dans la société aristocratique, et Richelieu lui-même par l’institution de l’Académie française.

Il y, a joint cet autre mérite, — car c’en est toujours un, — de paraître en son temps. Ses Remarques sont datées de 1647. L’époque est précisément celle d’une transformation profonde, ou, si l’on le veut, d’une modification essentielle de la langue française. Et, à la vérité, d’autres que Vaugelas, dans le même temps que lui, ont travaillé comme lui, avec lui, à cette transformation : Chapelain, par exemple, et Ménage, et Patru, dont nous avons d’intéressantes Remarques, additionnelles à celles de son ami. Mais Patru, Ménage et Chapelain ont fait beaucoup d’autres choses, qu’ils eussent d’ailleurs aussi bien fait de ne pas faire, pour ce qu’elles leur ont rapporté d’honneur ! Vaugelas, lui, s’est renfermé dans la tâche étroite qu’il s’était assignée. Sa traduction de Quinte-Curce elle-même n’était, à ses yeux, qu’une « démonstration » ou une « illustration » je ne veux pas dire des règles, mais au moins des conseils qu’il avait proposés dans ses Remarques. Ni poète, ni bel esprit, il n’a voulu être qu’un curieux de beau langage, un guide, plutôt qu’un maître de l’art de parler et d’écrire, un sage et prudent conseiller, mais non pas un tyran de la langue. C’est donc justice que son nom demeure inséparable d’une transformation dont il a été l’ouvrier le plus désintéressé, et qu’il continue, dans notre histoire littéraire, de rappeler le souvenir du plus grand effort, et le plus heureux, qu’on ait peut-être jamais fait pour donner à une langue les qualités que l’on voulait qu’elle eût.


I

Car, on ne croyait pas, en ce temps-là, que les langues fussent des « organismes, » dont le développement ou la fortune littéraire ne dépendrait à aucun degré de l’action ou de la volonté de ceux qui les parlent ou qui les écrivent ; et, au contraire, on professait, non seulement qu’il appartient aux écrivains de régler l’usage d’une langue, mais encore qu’en sachant s’y prendre, on peut lui donner ou lui communiquer les qualités qu’elle n’a pas.

Je ne discute aujourd’hui ni l’une ni l’autre de ces opinions. J’incline seulement à penser que, si nous ne pouvons pas faire d’une langue absolument tout ce que nous voulons, ce qui est assez évident, il ne s’ensuit pas que nous n’en puissions cependant rien faire. Dans la mesure où une langue n’est qu’un instrument tel quel de communication ou d’échange des besoins plutôt que des idées — comme le hottentot, par exemple, et le maori, — il est possible, il est même vraisemblable qu’elle se développe en son cours sous la double influence des circonstances du dehors et des lois plus intérieures qui constituent ce qu’on en appelle le génie. Mais, dans la mesure où on la considère et où on la traite comme une « œuvre d’art, » nous pouvons, en nous y appliquant, lui faire subir toutes les transformations qui ne sont pas incompatibles avec les exigences de ce génie lui-même ; et l’histoire littéraire de notre langue française en pourrait toute seule servir de preuve. A vrai dire, nous avons voulu, quelqu’un a voulu presque tous les changemens qui, de la langue de Ronsard et de Montaigne, en ont fait la langue de Malherbe et de Pascal ; on les a voulus avant de les réaliser, — ce qui n’est pas vrai, comme on le sait, de tous les changemens ; — et on a su non seulement qu’on les voulait, mais pour quelles raisons on les voulait, dont la principale était politique autant que littéraire, s’il ne s’agissait de rien de moins que de substituer la langue française dans les droits ou privilèges des langues de l’antiquité. Nous ferons observer, à ce propos, que les Remarques de Vaugelas sont de 1647 ; et c’est en 1648, pour la première fois, que la langue française est devenue la langue de l’usage diplomatique.

C’est ce que le savant, très savant auteur de l’Histoire de la Langue française, M. F. Brunot, semble avoir tout à fait oublié ou perdu de vue dans les pages qu’il a consacrées à Vaugelas, et qu’on pourra lire au tome quatrième de la grande Histoire de la Littérature française publiée sous la direction de M. Petit de Julleville. Nous saisissons volontiers cette occasion de louer le dessein de M. F. Brunot. Quelques objections que soulève telle ou telle partie de son Histoire de la Langue française, nous n’avions pas d’histoire de la langue française, et M. F. Brunot nous en a donné une. Il en a tracé le plan et rempli quelques-unes des parties. Mais, s’il ne reproche rien tant à Vaugelas que de n’avoir pas observé dans ses Remarques les principes de la méthode historique, il y en a un premier motif, qui est qu’au temps de Vaugelas on ne se formait qu’une idée très imprécise de la méthode historique, et j’estime après cela qu’au nom de la méthode historique, on ne saurait se méprendre davantage sur la signification, le caractère, et la portée de son œuvre.

Vaugelas n’a prétendu faire œuvre ni de philologue, ni même d’historien de la langue, tout au contraire de Ménage, par exemple, et de l’Académie française, dans la première édition, de son Dictionnaire, celle de 1694, où les mots sont classés par « racines, » au lieu de l’être, comme depuis, selon l’agréable et changeante diversité du désordre alphabétique. Il n’a pas prétendu faire œuvre de grammairien. Mais, tout en faisant œuvre d’observateur ou de témoin de l’usage, il s’est en même temps proposé de faire œuvre d’art ou d’artiste, pour mieux dire, et s’il lui arrive quelquefois de rechercher l’origine d’une locution, ou d’en effleurer l’histoire, ou de discuter les explications qu’on en donne, ce n’est jamais, comme on disait alors, de « dessein principal et formé. » Il ne veut faire étalage ni d’érudition ni de « science. » Il n’a point de système apparent ni de doctrine extérieure. Il observe, il constate, et il approuve ou il condamne. Il examine en « honnête homme » les doutes qui se sont élevés, qui s’élèvent tous les jours sur la langue. Soit, par exemple, les mots de Terroir, Terrain, Territoire. Ils ont, dit-il, la même origine ; mais, qu’ils viennent de Chaillot, d’Auteuil ou de Pontoise, ce n’est pas là le point, ni son affaire ; et ce qu’il s’agit uniquement de savoir, c’est en quels cas on doit user, pour bien parler, de Territoire, de Terrain ou de Terroir. Vaugelas eût-il d’ailleurs mieux fait d’étudier l’emploi de ces trois mots dans l’histoire ? Je croirais plutôt que, n’ayant pas en son temps les moyens de le faire, il a donc bien fait de ne pas le faire. Que reste-t-il aujourd’hui des Etymologies de Ménage ? Vaugelas, mieux avisé, n’a voulu être, n’a d’abord été que le greffier du bel usage ou de « l’écriture artiste » de son temps, si je l’ose dire, et c’est à ce point de vue qu’il nous faut nous placer d’abord, si nous voulons nous faire une juste idée de ses Remarques.


II

On connaît sa théorie de l’Usage, et on sait aussi qu’il ne l’a pas inventée.

 
Usus
Quem penes arhitrium est, et jus, et norma loquendi :


le vers d’Horace est dans toutes les mémoires. Mais qu’est-ce que l’usage ? et en quoi consiste-t-il ? En fait, nous y soumettons-nous, et, en droit, devons-nous toujours nous y soumettre ? Quels sont d’ailleurs les signes visibles et comme les marques de sa souveraineté ? Ce sont autant de questions sur lesquelles, si on le voulait, il y aurait de quoi parler longtemps. Malherbe invoquait, nous dit-on, en matière d’usage, l’autorité des « crocheteurs du Port au Foin ; » et il faut d’ailleurs avouer que nous ne nous en douterions guère à lire ses Odes, ni même ses Lettres. Les « crocheteurs du Port au Foin » font-ils vraiment l’usage ? et, en ce cas, pourquoi n’écrivait-il pas, lui, Malherbe, une Estatue ou un Collidor ? Si l’usage est par hasard, — et c’est un hasard fréquent, — contradictoire à l’étymologie, à la logique, et au bon sens, devrons-nous pourtant nous y conformer ? et, supposé que tout le monde prît le parti d’écrire désormais : Agir dans un but ou Embrasser une carrière, ces expressions en deviendront-elles pour cela d’une meilleure langue ? Qui sera encore juge de l’usage ? et chacun de nous ne reconnaîtra-t-il finalement que le sien ? Car l’usage de l’un n’est pas celui de l’autre, et jusque dans une Académie « notre usage » dépend de notre origine, de notre éducation première, de l’objet de nos études, du monde où nous avons fréquenté. L’usage de Marseille n’est pas non plus celui de Lille, et celui des auteurs dramatiques n’est pas toujours l’usage des historiens ou des philologues. Quelle part enfin faudra-t-il faire à l’argot dans l’usage, je ne dis pas bien entendu l’argot des voleurs et des filles, mais celui des professions ? et s’il est courant, dans les ateliers, pour parler d’une toile ou d’une statuette exécutées sans étude, préparation ni modèle, de dire « qu’elles sont faites de chic, » donnerons-nous à cette locution, qui ne veut rien dire au fond, droit de cité dans la langue ? On ne nous apprend donc rien, ou peu de chose, quand on dit de l’usage qu’il est le « maître des langues, » et il ne reste après cela qu’à définir l’usage lui-même. C’est ce que Vaugelas a essayé de faire, et, comme, en général, on n’a retenu des caractères qu’il assigne à l’usage que le plus apparent, je voudrais aujourd’hui chercher dans ses Remarques s’il n’y en a peut-être pas d’autres, et de plus importans à mettre en lumière.

Par exemple, et en premier lieu, l’usage, aux yeux de Vaugelas, doit être « national » et j’entends par là que ses Remarques ne tiennent ni ne veulent ordinairement tenir compte de la tradition grecque et latine, ou de l’influence de l’espagnol et de l’italien. Français, nous avons notre langue à nous, qui, sans doute, n’est pas tout ce qu’elle pourrait être, et d’autres langues ont d’autres qualités, mais enfin dont le génie n’est qu’à elle ; qui ne se doit donc rendre serve ou vassale d’aucune autre ; et dont la perfection ne se réalisera que par ses moyens propres et particuliers. C’est ce que l’on peut exprimer d’une manière plus brève en disant qu’aucun grammairien français n’a peut-être eu plus que Vaugelas le sens du « gallicisme ; » et aussi bien, n’est-ce pas ce qu’il déclare lui-même, quand il nous fait soigneusement observer que « son dessein n’est pas de redire ce que les grammaires françaises apprennent aux étrangers, mais de remarquer ce que les Français même les plus polis et les plus savans en leur langue peuvent ignorer ? » Nous voilà dûment avertis. Ce que l’on trouve dans les grammaires françaises, il l’y laisse, lui, Vaugelas, et les étrangers ou les écoliers iront l’y chercher. Mais ce qu’il y a de plus français en français, et que des Français même peuvent ne pas savoir, ce qu’il y a de plus « intraduisible » ou de plus « incommunicable, » tel est l’objet de ses Remarques, et il ne les a réunies qu’à cette intention.

On aime donc l’entendre dire, sur la locution, s’attaquer a quelqu’un : « Cette façon de parler : S’attaquer à quelqu’un, est très étrange et très française tout ensemble, car il est bien plus élégant de dire s’attaquer à quelqu’un qu’attaquer quelqu’un. Ce sont de ces phrases dont nous avons parlé ailleurs, qui ne veulent pas être épluchées, parce qu’elles n’auraient point de sens, ou même sembleraient en avoir un tout contraire à celui quelles expriment, mais qui, bien loin d’être moins bonnes, en sont beaucoup plus excellentes. » Thomas Corneille et l’Académie, dans leurs additions aux Remarques de Vaugelas, lui font ici une mauvaise chicane. Ils prétendent que s’attaquer à quelqu’un ne veut pas dire la même chose qu’attaquer quelqu’un, ce qui est certain ; et ils en concluent qu’on ne peut donc pas dire que l’un soit plus élégant que l’autre, puisqu’ils ne sont pas comparables. « S’attaquer à quelqu’un marque le sentiment qui nous fait entreprendre d’attaquer une personne plus considérable et plus puissante que nous ; attaquer quelqu’un'' signifie l’action même. » Ils n’ont pas compris Vaugelas. S’attaquer à quelqu’un ne veut pas toujours signifier qu’on entreprenne d’attaquer une personne plus puissante ou plus considérable, et la preuve en est que l’on dira fort bien : « C’est une lâcheté de s’attaquer à plus faible que soi : » on le dira même plus élégamment que : « C’est une lâcheté d’attaquer plus faible que soi. » Ne dira-t-on pas encore, presque indifféremment quant au sens : « Attaquer les préjugés » ou « S’attaquer aux préjugés ? » Vaugelas prétend que le second est plus élégant que le premier ; et je crois qu’il a raison ; j’en suis même sûr. Mais ce qu’il y a d’intéressant dans sa Remarque, et ce que ni l’Académie, ni Thomas Corneille ne semblent y avoir aperçu, c’est toute une théorie du « gallicisme » qui s’y dessine, et, à cet égard, tous les termes en doivent être pesés.

Et en effet, un « gallicisme, » un « latinisme, » un « hellénisme, » sont précisément ce que dit Vaugelas : des façons de parler tout ensemble très grecques, très latines, très françaises, — et « très étranges. » Il suffit, pour le bien voir, d’essayer de tourner le gallicisme en latin ou le latinisme en français. On s’aperçoit alors « qu’ils n’ont point de sens, » à moins qu’ils ne semblent « en avoir un tout contraire à celui qu’ils expriment. » Les étymologistes en sont surpris, et les grammairiens, les grammairiens logiciens, ceux de l’école de Condillac et de Dumarsais, en demeurent confondus ! C’est que ces sortes d’expressions « ne veulent pas être épluchées, » — Vaugelas ici joint l’exemple au précepte, — et ni la logique, ni l’histoire même n’en rendent compte. Elles sont parce qu’elles sont, et quand on l’a constaté, c’est à peu près tout ce qu’on en peut dire. Mais « bien loin d’être moins bonnes, elles en sont beaucoup plus excellentes, » — admirons ce superlatif ! — et surtout elles en sont plus françaises. Car, n’ayant pas d’équivalens et ne pouvant être rendues en aucune langue « au pied de la lettre, » elles sont du fond, ou, en un certain sens, le fond de la langue française, et en elles et par elles s’exprime, si l’on pouvait user de ce gros mot, qui n’est point de la langue de Vaugelas, la « mentalité » nationale.

Elles sont telles que, si l’on en voulait faire « l’anatomie, » selon que « les mots sonnent, » — remarquez en passant le peu de souci que Vaugelas prend de « suivre » ses métaphores, — on n’en tirerait rien qu’incohérence et contradiction. Ce n’en sont pas moins celles, il y revient encore dans une autre Remarque, « qui sont ordinairement les plus belles et qui ont le plus de grâce. » Ne nous privons donc pas d’en user. Quintilien disait : Aliud est latine, aliud est grammatice loqui. Vaugelas reprend à son compte le mot de Quintilien. Nous ne parlons jamais mieux qu’en usant de ces expressions qui nous appartiennent en propre, qu’on ne « démarque » point, dont on oserait presque dire qu’elles sont belles de n’être point « raisonnées. » Ce n’est pas un mince mérite à Vaugelas que de l’avoir vu si nettement. Il y a un usage « national, » qui ne consiste pas évidemment dans l’emploi systématique et continu du « gallicisme, » mais dont le « gallicisme » est en quelque sorte la mesure ou le juge. Et cela ne veut pas dire que, si l’occasion s’offre à nous de faire d’heureux ou d’habiles emprunts à d’autres langues, nous nous en priverons ! Non ! nous continuerons de nous aider du grec et du latin, de l’espagnol et de l’italien, de l’anglais et de l’allemand quand il y aura lieu. Mais, en nous en aidant, nous tâcherons de nous inspirer du génie de notre langue, et le gallicisme nous en servira de moyen ou de mesure. Ainsi la langue se développera, s’enrichira, se perfectionnera dans le sens de ses aptitudes. Elle se proposera d’abord d’être « française, » et les qualités qu’elle s’efforcera d’acquérir, pour autant qu’elles lui manquent encore, ce seront les qualités de clarté, de netteté, de « naïveté, » — nous dirions aujourd’hui de « naturel, » — et de sociabilité, qui sont excellemment les qualités « françaises. »


III

Mais ce n’est pas tout, et si l’usage ne se détermine, en tant que purement « français, » que du dedans, Vaugelas estime que, de plus, il ne doit se déterminer que par rapport au présent, et que, « national » d’abord, il doit être en second lieu ce qu’on pourrait appeler « actuel : » signatum præsente nota. Quelques années auparavant, quand l’Académie française, dressant le plan de son Dictionnaire, avait commencé par établir la liste des « autorités » qui feraient loi pour elle, elle n’était pas remontée pour la prose au delà d’Amyot, mais elle était remontée pour les vers au delà de Ronsard, et jusqu’à Clément Marot. Ni Marot, ni même Amyot, qu’au surplus il estime, ne sont des « autorités » pour Vaugelas, ou, si l’on aime mieux, ce sont des autorités trop lointaines, et il n’en admet que de contemporaines. On lit, dans son article sur le mot de poitrine : « Poitrine est condamné, dans la prose, comme dans les vers, pour une raison aussi injuste que ridicule, parce que, disent-ils, — et je ne sais qui sont ces Ils, — on dit poitrine de veau... Par cette même raison, il s’ensuivrait qu’il faudrait condamner tous les noms des choses qui sont communes aux hommes et aux bestes, et que l’on ne pourrait pas dire la teste d’un homme, à cause que l’on dit une teste de veau… » Mais quelle conclusion tire-t-il de là ? Qu’en dépit de ce qu’ils disent, nous continuerons d’user librement du mot poitrine ? Pas le moins du monde ! Mais, tout au contraire, et quelque « injuste » ou « ridicule » que soit en ce cas le « bel usage, » nous devrons cependant nous y conformer. Car, « ces raisons-là, très impertinentes pour supprimer un mot, ne laissent pas d’en empêcher l’usage, et, l’usage du mot cessant, le mot vient à s’abolir peu à peu, parce que l’usage est comme l’âme et la vie des mots. » Il dit encore, dans sa Remarque sur voire MESME : « J’avoue que ce terme est comme nécessaire en plusieurs rencontres, et qu’il a tant de force pour imprimer ce en quoi on l’emploie ordinairement, que nous n’en avons point d’autre à mettre en sa place qui fasse le même effet. » Mais quoi ! « On ne le dit plus à la Cour, et tous ceux qui écrivent purement n’oseraient en user. » Et, en conséquence, de décider que « l’on a beau se plaindre de l’injustice de cet usage, il ne faut pas laisser de s’y soumettre. » Évidemment, dans ces exemples, et dans vingt autres qu’on pourrait y joindre, l’usage, aux yeux de l’auteur des Remarques, c’est l’usage de fait, l’usage du jour, ou, si l’on le veut, c’est l’actualité. Il va plus loin encore, et, quand l’usage est démontré « certain, » il lui donne raison non seulement contre la logique ou contre l’histoire, mais contre « la grammaire et la règle. » « On demande s’il faut dire : « Je n’ai fait que sortir de la chambre, et j’ai trouvé une partie du pain mangé » ou « j’ai trouvé une partie du pain mangée. » Cette question ayant été agitée en fort bonne compagnie et de personnes fort savantes en la langue, tous sont demeurés d’accord que, selon la grammaire ordinaire, il faut dire : une partie du pain mangée, et non pas mangé. Mais la plupart ont soutenu que l’Usage — c’est lui qui met un grand U — disait : une partie du pain mangé et non pas mangée ; et que, l’Usage le voulant ainsi, il n’était plus question de grammaire ni de règle. »

On ne saurait donc lui reprocher, à lui, Vaugelas, personnellement, d’avoir « appauvri la langue, » et si, de son temps, comme il le constate quelque part, la moitié des locutions d’Amyot était tombée en désuétude, la faute n’en est vraiment pas à lui. Car, si l’usage « actuel » est ce qu’il est, que voulez-vous, lui, Vaugelas, qu’il y fasse ? Et, son dessein n’étant que de le constater, quelles raisons a-t-il de le combattre ? On aurait tort également de se le représenter comme un « tyran des mots et des syllabes, » sous la figure d’un Malherbe, ou même sous les traits d’un Boileau. « Il n’y a point de locutions, aime-t-il à dire et à redire, qui aient si bonne grâce en toutes sortes de langues que celles que l’Usage a établies contre la règle, et qui ont comme secoué le joug de la grammaire. » On ne saurait être plus explicite ; et de là, rien ne serait plus aisé, si l’on le voulait, que de déduire une théorie de l’incorrection de génie. Mais précisément, parce qu’il a, si l’on le veut, le préjugé de l’usage, Vaugelas n’a aucun des autres préjugés qui offusquent l’esprit de la plupart des grammairiens. C’est Ménage qui « pédantise, » c’est Chapelain qui ratiocine, c’était Malherbe qui tranchait, qui légiférait, et qui promulguait. Mais c’est Vaugelas qui est « moderne, » et on vient de le voir, mais on le voit bien mieux encore, dans les endroits de ses Remarques où il parle de l’autorité des femmes en matière de langage et de style.


IV

Qu’il y mette quelque complaisance, à peine a-t-on besoin de le dire. Il est de l’hôtel de Rambouillet, et « l’incomparable Arthénice » a eu des courtisans plus brillans, elle n’en a pas eu de plus assidu que Vaugelas. Que cette complaisance passe même quelquefois les bornes, on n’en saurait disconvenir, et on le voudrait, quoique galant, souvent plus ferme sur les principes. Il écrit, par exemple, sur le mot ouvrage : « Soit que l’on se serve de ce mot pour signifier quelque production de l’esprit, ou de la main, ou de la nature, ou de la fortune, il est toujours masculin, comme : « Il a composé un long ouvrage, un ouvrage exquis, c’est le plus bel ouvrage de la nature, c’est un pur ouvrage de la fortune, » et il ajoute : « Mais les femmes, parlant de leur ouvrage, le font toujours féminin, et disent : Voilà une belle ouvrage, mon ouvrage n’est pas faite. Il semble qu’il leur doit être permis de nommer comme elles veulent ce qui n’est que de leur usage. » En vérité, c’est trop de galanterie ! L’Académie française, plus sévère, n’a point de ces complaisances, et elle décide sèchement : « Les femmes qui disent une belle ouvrage font une faute. Il n’est point permis de faire ce mot féminin. » Mais Vaugelas, même en flattant, sait bien ce qu’il veut dire, et il l’explique admirablement, dans un article que je voudrais pouvoir reproduire tout entier, et auquel il a donné pour titre : Que, dans les doutes de la langue, il vaut mieux, pour l’ordinaire, consulter les femmes et ceux qui n’ont point étudié, que ceux qui sont bien savans en la Langue grecque et en la latine. Ici encore, on le voit bien, c’est toute une théorie qu’il ébauche, le contraire d’une boutade ou d’un paradoxe qui lui échapperait ; et c’est l’endroit par où la théorie de l’usage « actuel » se rattache à celle de l’usage « national. »

Écoutons-le plutôt : « Douter d’un mot ou d’une phrase dans la langue, n’est autre chose que douter de l’usage de ce mot ou de cette phrase, tellement que ceux qui nous peuvent mieux éclaircir de cet usage sont ceux que nous devons plutôt consulter dans cette sorte de doutes. Or est-il que les personnes qui parlent bien français et qui n’ont point étudié seront des témoins de l’usage beaucoup plus fidèles et beaucoup plus croyables que ceux qui savent la langue grecque et la latine, parce que les premiers, ne connaissant point d’autre langue que la leur, quand on vient à leur proposer quelque doute de la langue, vont droit à ce qu’ils ont accoutumé de dire ou d’entendre dire et qui est proprement l’usage... Au lieu que ceux qui possèdent plusieurs langues, particulièrement la Grecque et la Latine, corrompent souvent leur langue naturelle par le commerce des étrangers, ou bien ont l’esprit partagé sur les doutes qu’on leur propose par les différens usages des autres langues, qu’ils confondent quelquefois, ne se souvenant pas qu’il n’y a pas de conséquence à tirer d’une langue à l’autre. »

Je l’avoue : la force et la simplicité de ces raisons me touchent. Si c’est avoir « plusieurs âmes » que de savoir plusieurs langues, ces âmes « se confondent » parfois ou, si je l’ose dire, « s’embrouillent » les unes dans les autres, et on les entend qui parlent anglais ou allemand en français. Mais ceux qui ne sauraient s’empêcher de partager l’avis de Vaugelas, évidemment ce sont ceux qui se donnent de nos jours pour les ennemis du latin ou du grec ; et je ne doute pas que ses argumens ne leur paraissent décisifs. Plus tard, au XVIIIe siècle, on dira joliment d’une femme illustre, Mme Geoffrin, si j’ai bonne mémoire, qu’elle « respectait dans son ignorance le principe actif de son originalité. » En matière de langage, le paradoxe n’en est pas un. Nous louons quelquefois nos grands écrivains d’avoir, comme nous disons, réintégré tel ou tel mot dans la propriété de son acception latine ! C’est un éloge qu’on pourrait tourner assez aisément en critique. Parce que le latin disait : servire Deo, ce n’est pas une raison pour que nous disions en français : servir à Dieu et non servir Dieu. La question est-elle douteuse ? Consultons sur ce point ceux qui ne savent point le latin : ils nous seront les plus sûrs témoins de l’usage « actuel » et « français. » Mais, de plus, si ce sont des femmes, et qu’elles soient, comme femmes, plus sensibles que les hommes, et surtout que les philologues ou les grammairiens, à toutes les exigences de la conversation polie, elles deviendront alors les témoins et la mesure, non seulement de l’usage « actuel » et purement « français, » mais encore du bon ou du bel usage, et ici, nous arrivons à la plus connue des théories de Vaugelas.


V

C’est « le peuple » qui ‘passe aujourd’hui pour le maître de l’usage ou de la langue, et nous avons déjà dit qu’au temps de Vaugelas, telle semble bien avoir été l’opinion de Malherbe. C’était aussi celle des satiriques de l’école de Mathurin Régnier. Vaugelas ne la partage point. « Le peuple, écrit-il textuellement, n’est le maître que du mauvais usage, et le bon usage est le maître de notre langue, » et c’est lui qui souligne. Et, à l’usage populaire, il oppose, après l’usage des femmes, l’usage de la Cour et l’usage des bons auteurs, ou encore, et d’un seul mot, ce que nous pouvons appeler l’usage « aristocratique. »

Je dis : « l’usage aristocratique. » Mais il faut bien s’entendre sur ce point : l’usage « aristocratique, » pour Vaugelas, ce n’est pas l’usage « de la Cour » en tant que « Cour, » ou du moins, ce que la Cour est pour lui, ce n’est pas le Roi, ni les courtisans, la source des faveurs et le rendez-vous des ambitions, c’est le lieu de France où toutes les provinces, toutes les professions et tous les pédantismes viennent comme s’épurer et se dépouiller de leur marque originelle. La Cour, c’est le lieu où le mousquetaire se défait du langage des camps, le magistrat du jargon du Palais, Vadius lui-même et Trissotin, si par hasard ils y sont admis, du langage de l’école ; c’est le lieu où le Gascon et le Normand, le Provençal et le Breton, l’Auvergnat et le Lorrain, perdent, avec leut accent de terroir, les locutions qui sentent leur province ; c’est le lieu où chacun ne se pique en parlant que d’être aussitôt compris de tout le monde, et ne vise qu’à la louange d’avoir parlé « en honnête homme. » Et déjà, si l’on s’en tenait là, ce qu’il faudrait reprocher à l’usage « aristocratique » tel que Vaugelas le conçoit, ce ne serait pas d’être l’usage d’une coterie, mais, au contraire et par définition, ce serait de tendre à « l’universalité. » L’hôtel de Rambouillet était peut-être une coterie : la Cour de Louis XIII et d’Anne d’Autriche n’en était plus une. On en voit la raison. C’est que, depuis la politique et la guerre jusqu’aux arts et jusqu’à la galanterie, il n’était rien qui ne fît l’objet des entretiens de la Cour, et il n’était pas de réalité que l’on n’essayât d’y traduire dans cette langue « universelle » et « aristocratique. » L’usage de la Cour, par définition, s’étend donc à tout ce qui peut tomber dans la conversation commune, et on ne voit pas qu’aucune partie de la vie humaine y puisse être soustraite.

A plus forte raison, l’usage des bons auteurs, s’il y a sans doute de « bons auteurs, » dans tous les genres, poésie, théâtre, histoire, philosophie, critique, érudition, théologie, grammaire même ; et qu’ainsi la matière de la littérature ne soit ni moins étendue, ni moins diverse que la matière de l’existence. Et ici, dans les Remarques, nous voyons poindre ce caractère qui bientôt deviendra l’un des plus notables de notre littérature classique. Il y aura de « bons auteurs » en tout genre, parce qu’il s’établira dans tous les genres une manière d’écrire conforme au bon usage ; et un Mémoire de Colbert ou une Instruction de Louvois seront de la « littérature » presque au même titre qu’une tragédie de Corneille ou qu’une Provinciale de Pascal.

Ce sera précisément un effet de cette conception du bon usage. Il sera « bon » de sa diversité, de sa souplesse et de sa clarté. On pourra tout dire « littérairement, » sans qu’il en coûte rien à la précision des choses. Et, sans compter que cet usage « aristocratique » sera toujours préservé du vague par ce qu’il s’y mêlera d’ « actuel » et de « français, » il le sera de l’immobilité par ce qu’il conservera de vivant. Le passage est encore à citer : « Qu’on ne m’allègue pas, — dit Vaugelas en défendant une phrase de Coëffeteau, — qu’on ne m’allègue pas qu’aux langues vivantes, non plus qu’aux mortes, il n’est pas permis d’inventer de nouvelles façons de parler, et qu’il faut suivre celles que l’Usage a établies, car cela ne s’entend que des mots... Mais il n’en est pas ainsi d’une phrase entière, qui, étant toute composée de mots connus et entendus, peut être toute nouvelle, et néanmoins fort intelligible, de sorte qu’un excellent et judicieux écrivain peut inventer de nouvelles façons de parler qui seront reçues d’abord... »

Tel est bien le vrai moyen d’enrichissement des langues, et celui qui leur permet de suivre, à quelques années près, le mouvement ou le progrès des idées. S’il faut des mots nouveaux, on ne les rejettera pas systématiquement, mais on prendra garde qu’ils aient toujours une signification propre et précise qui ne fasse double emploi avec aucun autre mot de la langue ; et on se souviendra que la richesse d’une langue ne consiste pas tant, à vrai dire, dans l’étendue de son vocabulaire ou dans l’abondance de sa synonymie, que dans la liberté de son tour et dans la souplesse avec laquelle elle associe d’une « façon toute nouvelle » des mots « connus et entendus. » Les mots nouveaux doivent correspondre à des « réalités » nouvelles ; et, par exemple, si l’on possède celui de Fonder on n’a pas besoin du mot Baser pour ne signifier rien d’autre ni de plus. Aussi bien, la plupart du temps, beaucoup de mots nouveaux ne sont-ils que le produit d’une espèce d’embarras, d’impuissance où nous sommes de dire, avec les mots de l’usage, tout ce que nous voudrions dire. Et, pour ceux qui s’engendrent du désir ou de l’affectation de n’être pas entendu de tout le monde, ils vont précisément à l’encontre de l’objet même du langage. Mais la liberté qu’il faut que l’on maintienne, et la seule qui importe, parce que, du même coup qu’elle assure le caractère « national » d’une langue, elle lui permet en tout temps de suivre le progrès « actuel, » c’est celle de la construction, et, pour en faire en passant la remarque, je ne sache rien qui distingue plus profondément le style du XVIIIe siècle français de celui du XVIIe siècle.


VI

Pour s’en rendre compte, il suffit de noter un dernier caractère que Vaugelas assigne au bon usage, et qui est d’être conforme à l’usage « parlé. » Il ne faut pas, dit une leçon encore trop répandue, à mon gré, jusque dans nos écoles, il ne faut pas écrire comme l’on parle. Vaugelas a enseigné précisément le contraire. « La plus grande erreur en matière d’écrire est de croire, a-t-il dit, qu’il ne faut pas écrire comme l’on parle. Ils s’imaginent que, quand on se sert de phrases usitées, et qu’on a accoutumé d’entendre, le langage en est bas et fort éloigné du bon style. Mais leur opinion est tellement opposée à la vérité que non seulement en notre langue, mais en toutes les langues du monde, on ne saurait bien parler ni bien écrire qu’avec les phrases usitées et la diction qui a cours parmi les honnêtes gens et qui se trouve dans les bons auteurs. » Et voilà un Vaugelas qui ne laisse pas d’être assez différent du pédant morose et prétentieux dont Bélise se réclame dans les Femmes savantes. Mais Molière, on le sait, n’était pas très scrupuleux sur la qualité de ses plaisanteries, et pourvu qu’il fit rire, sa verve un peu grossière ne se souciait guère de considérer aux dépens de qui ni de quoi. Satirique ingrat ! dont le style ne se justifie contre les critiques des difficiles, depuis Fénelon jusqu’à Edmond Scherer, que par le principe de Vaugelas, et que les pédans ne taxent d’incorrection que pour avoir écrit comme on parlait de son temps, et non pas comme on fait depuis que les Dumarsais, les Condillac, les Lhomond et les Chapsal y ont passé. Tandis qu’au contraire, il n’y a pas de principe dont Vaugelas, dans ses Remarques, se montre plus convaincu, et je n’en veux pour témoignage que cette phrase de la Préface : « La parole qui se prononce est la première en ordre et en dignité, puisque celle qui est écrite n’est que son image, comme t autre est l’image de la pensée. » N’est-ce pas comme s’il disait que la sincérité ou, selon son mot, la naïveté de la pensée s’altère, se dénature, s’évanouit à vouloir s’exprimer par une trop savante recherche et, au fait, il l’a dit quand il a écrit que « la naïveté est capable de couvrir beaucoup de défauts et même d’empêcher que ce soient des défauts. »

C’est ce qu’il ne faut jamais oublier quand on parle de nos o-rands écrivains du xvii° siècle, Corneille et Molière, Pascal et Bossuet, La Fontaine et Racine même. Ils ont écrit comme on parlait tout autour d’eux, comme écrivait, non loin d’eux, Mme de Sévigné, comme écrira, longtemps après eux, le duc de Saint-Simon ; et c’est pourquoi Voltaire, qui est d’une autre école, dira d’eux tous, tant qu’ils sont, qu’ils « ne doivent être lus qu’avec précaution sous le rapport du langage. » Et, en effet, c’est que Voltaire, s’il n’enfile pas encore ses manchettes de dentelle, s’habille cependant pour écrire. Il lui arrive souvent d’improviser, je ne dis pas le contraire, mais, avant d’improviser, et pour improviser, il se met dans « l’état littéraire. » Vaugelas a précisément essayé de persuader à ses contemporains qu’il n’y a pas « d’état littéraire, » et en vérité, de nos jours même, je ne sache guère de leçon plus utile.

Car, si nous la suivions, et si nous tâchions de nous y conformer, c’est le plus sûr moyen, le seul peut-être qu’il y ait en écrivant d’être « naturel, » ou, si l’on veut encore, c’est le seul moyen que l’on connaisse d’écrire en « honnête homme » et non pas en « auteur. » Parler la langue de tout le monde, mais la parler comme personne, tel pourrait donc être le résumé de l’enseignement de Vaugelas. « Actuel » et purement « français, » « aristocratique, » dans le sens que nous avons essayé de définir, et « parlé, » le bon usage, le bel usage n’a rien de mystérieux, ni de cabalistique, ni seulement de très éloigné de l’usage commun ; et il n’en est, à vrai dire, que l’épuration. C’est pourquoi ce ne sont point les pédans, ni même les érudits ou les grammairiens qui en détiennent la science ou l’art. Mais ce n’est pas non plus le peuple. Ce sont les « gens du monde ; » ceux qui n’ont point d’ « enseigne, » comme dira bientôt Pascal ; et, quoi qu’ils veuillent exprimer de neuf, ce sont ceux qui, bien loin d’étaler la nouveauté de leur pensée, se donneraient plutôt le délicat plaisir de la dissimuler, en n’employant à la traduire que les mots du commun usage.


VII

Nous comprenons, s’il en est ainsi, le succès des Remarques de Vaugelas et la longue autorité qu’elles ont exercée dans l’histoire de la langue. Elles ont, comme nous le disions, paru justement à leur heure, et sa théorie de l’usage a concilié deux tendances qui, jusqu’alors, avaient semblé plutôt se contrarier et se combattre : celle qui ne voulait voir dans la langue qu’un instrument d’échange ou de communication des idées, et celle dont l’ambition était d’en faire une œuvre d’art. Nous avons essayé de dire comment et par quels moyens la conciliation s’était faite. En donnant au bon usage pour premier caractère d’être « national » et d’être « actuel, » les Remarques l’ont émancipé de la double influence de l’imitation étrangère et de la tradition gréco-latine. On sait assez de quel poids l’une et l’autre avaient pesé, pour ainsi dire, sur la langue de la Pléiade. Si l’on ne le savait pas ou qu’on l’eût oublié, il suffirait de relire les Dialogues d’Henri Estienne sur le Langage français italianisé, ou encore de rappeler qu’après Vaugelas lui-même, en 1676, l’académicien Charpentier devra composer tout un livre, pour établir, contre les latiniseurs de son temps, l’Excellence de la langue française.

En second lieu, s’il fallait épurer le courant de la langue de tout ce que les parlers provinciaux ou techniques y mêlaient d’un peu bourbeux, et, non pas les sacrifier, mais réduire à l’unité, ou comme on disait alors, à « l’universel, » ce que les jargons ou patois avaient de trop local ou de trop particulier, c’est encore ce qu’ont opéré les Remarques de Vaugelas. Voici, sur cet article, un curieux passage des Remarques : « C’est une faute familière à toutes les provinces qui sont de la Loire, de dire : quel mérite que l’on ait, il faut être heureux, au lieu de dire : quelque mérite que l’on ait. Ceux du Languedoc, après avoir été plusieurs années à Paris, ne sauraient s’empêcher de dire : vous languissez pour : vous vous ennuyez. De même un Bourguignon, qui aura été toute sa vie à la cour, aura bien de la peine à ne pas dire sortir pour partir, comme : je sortis de Paris un tel jour pour aller à Dijon, au lieu de : je partis de Paris, et : il est sorti, pour il est parti. C’est ainsi que les Normands ne peuvent se défaire de leur rester pour demeurer, comme : Je resterai ici tout l’été, pour dire : Je demeurerai… » Malherbe, gentilhomme normand, s’était proposé de « dégasconner » la Cour ; on pourrait dire que Vaugelas s’est proposé de la « déprovincialiser, » et il semble qu’il y ait réussi.

Mais on voulait encore que cette langue, ainsi épurée, et rendue à l’indépendance de son génie naturel, se fît capable d’exprimer des « clartés de tout » d’une manière intelligible à tous ! Nous avons essayé de montrer comment Vaugelas avait satisfait à cette exigence par sa théorie de l’usage « aristocratique » ou de Cour, et c’est le moment ici de rappeler à ceux qui la lui reprochent le couplet de Clitandre :


Permettez-nous, Messieurs nos savans, de vous dire,
Avec tout le respect que ce nom nous inspire,
Que vous feriez fort bien, vos confrères et vous,
De parler de la Cour d’un ton un peu plus doux ;
Qu’à la bien prendre au fond, elle n’est pas si bête
Que vous autres. Messieurs, vous vous mettez en tête.
Qu’elle a du sens commun pour se connaître à tout.
Que chez elle on se peut former quelque bon goût,
Et que l’esprit du monde y vaut, sans flatterie.
Tout le savoir obscur de la pédanterie.


Et si l’on voulait enfin qu’en s’appliquant à tout, — c’est-à-dire qu’en exposant les théorèmes de la Géométrie de Descartes, aussi bien qu’en discutant avec Arnauld ou Pascal sur la matière de la « Grâce efficace » ou « suffisante, » — cette langue demeurât parfaitement naturelle, il n’y en avait pas de meilleur moyen, nous l’avons dit, que celui qu’avait conseillé Vaugelas en proposant de faire de l’usage « parlé » le juge de l’usage écrit.

Que l’on ne nous parle donc plus des « lois de Vaugelas ; » Vaugelas n’a point posé ni proposé de lois ; il a exprimé des opinions, il a constaté des faits, et il a donné des conseils. Que valent aujourd’hui ces conseils ? et que subsiste-t-il de la théorie de l’usage ? Évidemment je devrais le savoir, ayant l’honneur de faire partie de l’Académie française, et même de la commission du Dictionnaire de l’ « usage. » Et je le sais, peut-être, mais je n’en suis pas moins un peu embarrassé de le dire ! Car, ni l’Elysée, ni le Parlement ne sont « la Cour » et, comme citoyen, je ne le regrette pas ! mais, comme grammairien et comme lexicographe, je ne vois plus très bien où, en quel lieu de France est l’usage « aristocratique » ni seulement « le bon usage. » Je sais bien où est le « mauvais ; » je ne sais plus où est le « bon ; » et, par un phénomène étrange, il arrive que, pour me faire une idée du « bon, » ce n’est pas assez, ce ne serait même rien que de prendre le contraire du « mauvais. » La décision et l’empire en passeront-ils un jour aux « bons auteurs ? » Ce sera donc alors, quand nous tomberons d’accord du catalogue des « bons auteurs, » et ce jour est encore éloigné !

Ce que l’on peut cependant retenir de la doctrine de Vaugelas, c’est que le « peuple, » ainsi qu’il l’entendait, ne saurait être le « maître » de l’usage ni de la langue, pas plus qu’il ne l’est des idées. Les philologues et les grammairiens ne sauraient davantage y prétendre : on l’a bien vu quand ils ont essayé de réformer l’orthographe et la syntaxe. Ce n’est pas d’une « réforme » que la syntaxe aurait besoin, mais d’une « contre-réformation, » je veux dire de la suppression des règles qui ont rendu Molière incorrect et La Fontaine irrégulier ; et j’espère qu’ils ne le seront pas toujours. Nous pouvons encore garder de Vaugelas sa théorie du gallicisme et croire, avec lui, qu’une langue ne se développe utilement, et ne « s’enrichit, » à vrai dire, que dans le sens de ses « directions » naturelles. Nous pouvons croire aussi, et je le crois fermement pour ma part, que, toutes les fois que l’usage « écrit » se trouve en danger de dégénérer, comme nous l’avons vu au temps du romantisme et du naturalisme, en un galimatias dont quelques initiés gardent seuls l’intelligence, on ne le sauvera de lui-même qu’en le ramenant au naturel de l’« usage parlé. » L’écriture, quelque sens que l’on donne au mot, ne sera toujours qu’une imitation de la parole. Mais, après tout, si j’ai voulu parler de Vaugelas et de ses Remarques, il s’agissait bien moins d’en tirer des leçons que d’esquisser un chapitre de l’histoire de notre langue. Le nom de Vaugelas demeure un nom considérable, et son livre un livre « essentiel. » J’en ai voulu montrer les raisons et qu’elles étaient inséparables tant de la définition que de la formation du style classique. C’est le fondement indestructible de sa réputation. On parle, et avec raison, de l’influence de Malherbe, et de celle de Balzac : l’influence de Vaugelas n’a pas été moins active, et, comme écrivains, ni Pascal, ni Bossuet, ni Molière, ni Racine ne seraient sans lui tout ce qu’ils sont. Et, pour ce seul motif, quand on ne lirait plus ses Remarques, — et j’ai déjà dit qu’on ne les lisait guère, — il faudra toujours lui faire sa place dans l’histoire littéraire de notre XVIIe siècle, et quand je dis toujours, je veux dire aussi longtemps que le XVIIe siècle lui-même continuera d’être le centre de notre histoire littéraire.


FERDINAND BRUNETIERE.