Variétés et mélanges, 4e trim. 1829/02

Anonyme
Variétés et mélanges, 4e trim. 1829
Revue des Deux Mondes, période initialetome 2 (p. 215-264).

AFRIQUE.




ÎLE SAINTE-HÉLÈNE[1].


Du milieu de l’Océan atlantique s’élève le rocher brûlé de Sainte-Hélène, dont les flancs calcinés sont taillés en hautes murailles verticales. L’aspect de cette terre semble annoncer la patrie du démon de l’ennui… Mais les ravines qui entr’ouvrent çà et là les roches volcaniques de son ossuaire, charment la vue par le mélange d’une riante verdure encaissée par de noirs trachytes, des laves refroidies, ou des ocres rouges et bigarrées. Ce mélange de verdure resserrée, d’eau fraîche et murmurante coulant dans les gorges étroites de roches calcinées par le feu, et qui n’ont pas même encore pu nourrir des lichens parasites ou des mousses humides, porte avec lui un sentiment indéfinissable de beauté et de rudesse qui épanouit et comprime à la fois l’émotion du voyageur.

L’île Sainte-Hélène, située dans l’hémisphère austral, gît par 15° 55′ 00″ de latitude sud et 7° 59′ 08″ de longitude occidentale à douze cents milles environ des côtes d’Afrique, à dix-neuf cents milles de l’Amérique méridionale, à six cents milles de l’île de l’Ascension, et à peu près à douze cents milles de Tristan d’Acuna. Sa plus grande longueur du nord-est au sud-ouest n’est que de trois lieues, sa largeur de deux, et sa circonférence d’un peu plus de huit. Sa surface comprend trente mille trois cents acres. La position de cette île, les avantages inappréciables qu’elle présente pour établir des croisières, les ressources qu’elle fournit à la nation qui s’y est établie pour détruire le commerce des autres peuples maritimes, lui ont valu de la part des Anglais le nom de Gibraltar des mers de l’Inde.

Le Florentin Améric Vespuce découvrit, dit-on, l’île de Sainte-Hélène en 1503. Elle était alors couverte d’épaisses forêts, arrosée par de nombreux ruisseaux, dont les bords étaient tapissés de céleri, de cresson, etc. Des phoques, et surtout les lions de mer, peuplaient ses rivages, où les tortues franches se rendaient en grand nombre ; mais nul être humain ne vivait sur sa surface. Cependant on regarde comme certain que le mérite de la découverte de cette île appartient au Portugais Juan de Nova Castella, qui paraît en avoir eu connaissance le 21 mai 1502, et qui lui donna le nom de la mère de l’empereur Constantin. Castella revenait des Indes, et faisait partie de l’expédition si célèbre de Vasco de Gama. Le premier colon de cette terre isolée fut Fernandez Lopez, qu’on y déposa en 1513, après avoir été mutilé comme rebelle et traître par les ordres du fameux Albuquerque. Sir Thomas Cavendish, navigateur anglais, la visita le 9 juin 1588, et fut surpris d’y trouver une colonie ignorée de Portugais qui s’y était établie en 1571. Le capitaine Lancaster, exécutant le premier voyage que les Anglais aient fait aux Indes, y séjourna dix-neuf jours, et trouva l’établissement florissant. Mais les Hollandais, acharnés à la conquête des propriétés portugaises, s’emparèrent de Sainte-Hélène, où ils se fixèrent jusqu’en 1651, qu’ils détruisirent leur colonie. À partir de cette époque, les Anglais s’y établirent et en furent chassés en 1672 par les Hollandais qu’ils en expulsèrent à leur tour l’année suivante. Le roi d’Angleterre la céda à la compagnie des Indes en 1674. Dampier visita cette île en 1691, et le 1er juin 1706, une escadre française, commandée par M. Desduguières, attaqua cette place, et coula sous ses batteries un bon nombre de navires. Depuis ce temps, elle n’a pas changé de maîtres[2].

Nulle personne étrangère à la colonie ne peut librement circuler dans l’intérieur de l’île, et lorsqu’on en obtient la permission, les autorités vous font accompagner par un sergent ou par un officier, suivant le grade dont jouit le voyageur…

Vue de la mer, l’île de Sainte-Hélène paraît triste et nue ; le pic de Diane, haut de deux mille six cent quatre-vingt-dix-sept pieds anglais, se perdant dans les nuages, en est le point culminant. High-Peak, remarquable par son cône arrondi, se montre à la pointe sud-ouest, et n’a qu’une cinquantaine de pieds de moins que la montagne précédente. Sur ces monts élevés l’air est froid, mais agréable, et les pics sourcilleux qui menacent le ciel sont, le plus souvent, entourés de nuages qui entretiennent une constante humidité, et par suite une végétation pressée et active.

Le climat de cette île est, dit-on, très-salubre. On n’y remarque ni tempêtes ni tremblemens de terre. Le ciel y est généralement serein. Le tonnerre et les éclairs sont très-rares, et une brise modérée et agréable tempère ce que les journées ont de trop chaud. Des pluies viennent fréquemment apporter la fraîcheur et la vie dans les vallées qui, sans elles, seraient bientôt brûlées. Quelquefois cependant de longues sécheresses ont fait périr le bétail en détruisant la végétation qui les nourrit. La saison des pluies a lieu en janvier et février, en été, et en juillet et août, dans l’hiver ; sa durée la plus ordinaire est de neuf ou dix semaines. Mais ces pluies, si rares en certains temps, deviennent parfois si abondantes, qu’elles produisent des torrens dont le cours, au fond des gorges, entraîne tout ce qu’il rencontre sur son passage. C’est ainsi qu’il y a peu d’années des nuages noirs fondirent sur la montagne qui domine la vallée Rupert, vallée ordinairement sèche que ne traverse aucun ruisseau, et donnèrent naissance à des masses d’eaux dont la brusque irruption détruisit les parapets des fortifications, et entraîna quelques-uns des canons qui les surmontaient…

Sur l’extrémité nord-est de Sainte-Hélène s’élève un mont de forme pyramidale dont la mer baigne le pied, et que les Anglais ont nommé le Pain de sucre (Sugar-loaf). Un télégraphe est posé sur son sommet ; sa base est garnie de trois batteries placées à une faible distance les unes des autres… Dans le sud-ouest, l’entrée de la vallée Rupert est fermée par une forte muraille à parapets, garnie de bouches à feu de gros calibre. La pointe Munden sépare Rupert-Valley de celle dite de James ou de la Chapelle, à l’entrée de laquelle a été bâtie la bourgade de James-Town. La ville se trouve dominée au sud-ouest par une muraille perpendiculaire dont le plateau est élevé à plus de huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer ; c’est ce qu’on nomme Ladder-Hill, où trente pièces, placées en batterie, commandent la portion sud-ouest de l’île, la rade et la vallée de James. Mais les moyens de défense ne se bornent pas à cette rangée de canons : une forte batterie la protège en avant, et se trouve accompagnée de fours pour les boulets rouges, d’obusiers incendiaires et de meurtrières pour la fusillade. Derrière cette première ligne, et sous le canon de Ladder-Hill, est percée la seule porte à darse, par laquelle un homme seul peut passer, et qui est l’unique entrée pratiquée pour arriver à la ville, et par suite au centre de l’île. Les rochers qui encaissent cette étroite vallée sont taillés comme des murailles, et recèlent dans leur intérieur des chemins couverts destinés à la garnison, pour prendre par derrière l’ennemi qui, de vive force, se serait emparé des ouvrages extérieurs. Sandy-Bay, placée dans le sud de l’île, et où il eût été encore possible de tenter un débarquement, lorsque le ressac ne se fait pas sentir, est également fortifié avec art. Tous les points de l’île qui se commandent, les crêtes mêmes les plus abruptes des montagnes, sont hérissées de canons, dont les feux, plongeant dans tous les sens, rendent en quelque sorte inexpugnable ce misérable rocher. Toutefois la garnison actuelle ne se compose que de onze cents hommes, la plupart appartenant aux troupes d’artillerie de la compagnie, mais dont le nombre serait insuffisant dans un moment de crise, s’il fallait armer toutes les pièces. Les pitons montagneux ont été utilisés par l’établissement des vigies dont les signaux se correspondent et sont répétés par le télégraphe qui les transmet aux forts. Un navire apparaît-il à l’horizon, un coup de canon de la vigie, qui la première l’a aperçu, l’indique aux autres postes qui répètent ce signal et le renvoient au château d’Alarme (Alarm-House). Découvre-t-on plusieurs navires, les forts tirent chacun cinq coups de canon, et pour une flotte, composée d’un certain nombre de voiles, on donne une alarme générale. Chacun aussitôt se rend à son poste de combat, jusqu’à ce que le gouverneur, instruit par les embarcations qu’il a expédiées, à quelle nation appartiennent ces vaisseaux, ait fait battre la retraite.

Les bâtimens qui vont mouiller sur la rade de James-Town sont obligés d’expédier une embarcation à Sugar-Leaf-Point, pour être d’abord examinés par deux officiers de la garnison. Un poteau supporte cette inscription écrite en gros caractères : Send a boat here (Envoyez ici une chaloupe). Cette formalité remplie, on fait route vers la rade, en longeant Rupert-Valley et doublant la pointe Munden, que couronne la citadelle du même nom. À l’extrémité de cette pointe, à trente ou quarante brasses environ, est caché sous l’eau un écueil ou plus d’un navire s’est perdu. Le banc sur lequel on mouille n’est profond que de huit à quinze brasses, et s’étend au nord-ouest de l’île, depuis la vallée Rupert jusqu’à l’endroit qu’on nomme Horse-Pasture-Point, dans le sud-ouest. Un ruisseau d’une eau vive et fraîche arrose Lemon-Valley, située à environ deux milles dans le sud-ouest de James-Town. Les navires ont beaucoup de peine à y renouveler leur eau, à cause des rochers qui en bordent l’entrée.

La vallée de James, dans laquelle a été bâtie la bourgade qui porte le même nom, n’est guère qu’une ravine étroite qui s’élargit graduellement à mesure que l’on avance vers la mer. Les maisons qui en occupent le fond semblent devoir être englouties sous les rochers suspendus à une grande élévation au-dessus d’elles. La surface de ses parois latérales est nue, rougeâtre, et imite par la couleur de son aspect les scories rejetées des usines. Le fond de la vallée, au contraire, est garni d’un tapis de verdure qu’un milice ruisseau rafraîchit en serpentant sous des bouquets d’arbres. Le volume des eaux de ce ruisseau varie suivant la saison. Il est formé par de nombreuses filtrations qui se réunissent enfin pour tomber sur une haute colonnade basaltique, en nappes serrées, dont les chutes forment une cascade qui n’a pas moins de deux cents pieds de hauteur. Ces sources jaillissantes, se précipitant d’une voûte légèrement concave, tapissée d’épaisses fougères, contrastent avec la sévérité des alentours, où l’œil ne découvre que rochers noircis et calcinés, que cendres ou matières volcaniques.

Vue de la rade, la batterie avancée de James-Valley est séparée de la ville par une allée couverte de pepell-trees (figuiers des banians). C’est à une des extrémités de cette vallée, qu’est placé le bazar où les marins peuvent se procurer quelques légumes. La bourgade n’offre rien de remarquable : l’église est un édifice d’une extrême simplicité ; l’hôtel du gouverneur est gothique et à peine logeable ; le jardin de la compagnie, qui en forme une dépendance, et qui sert de promenade publique, est embelli par quelques végétaux étrangers et venus du Cap. Une seule rue pavée compose à peu près toute la ville ; mais les maisons, il faut l’avouer, sont généralement tenues avec une grande propreté. Une allée de figuiers indiens termine cette longue rue vers l’extrémité de la vallée. Là se trouve une place d’armes de cent pieds carrés, des casernes pour la garnison, un hôpital militaire et le jardin de botanique… Dans cette partie de la ville s’élèvent aussi de nombreuses et chétives baraques en bois, dont l’intérieur sale, puant et enfumé, est l’asile des Indiens et des Chinois employés comme manœuvres dans le service de la colonie. Autant l’aspect de ces demeures est dégoûtant, autant le fond de la vallée contraste par les délicieuses habitations de plaisance occupées par les riches Anglais. À gauche et à mi-coteau est l’habitation des Briars, devenue célèbre dans ces derniers temps, et que l’art a conquis sur la nature en l’entourant de végétaux, qui l’ont transformée en un oasis plein de charmes, tandis que tout ce qui l’entoure semble avoir été frappé de mort.

Sur la côte orientale de Sainte-Hélène est Longwood, ancienne résidence du lieutenant-gouverneur de l’île, et qui offre une étendue de terrain uniforme, plus considérable que partout ailleurs… Il est élevé de 1762 pieds au-dessus du niveau de la mer, et sa surface, jusqu’à Flag-Staff, est estimée à quinze cents acres. Les pâturages sont excellens ; mais cette partie de l’île a le grand inconvénient de n’être arrosée que par des pluies. Le chemin qui conduit à cette habitation est tracé, après qu’on a quitté la vallée de Sinn, sur une arête qui sépare des gorges profondes, et se dirige à l’est après avoir contourné un ravin sur lequel on chercherait en vain le plus petit brin d’herbe. Les alentours de Longwood sont tristes, nus et stériles. La vue de toutes parts est bornée par d’énormes rochers et surtout par le mont Barnes, Déadvood. Non loin de là se trouve la ferme où la compagnie des Indes entretient de nombreux troupeaux de moutons, destinés à être embarqués comme vivres de rafraîchissemens pour les vaisseaux qui lui appartiennent, lorsqu’ils se rendent des Indes en Europe.

L’eau employée pour les besoins de la garnison est prise à plus d’un mille de James-Town, et conduite par des tuyaux en plomb jusqu’à la jetée où les chaloupes des bâtimens sur la rade vont, à l’aide de manches en cuir, remplir les pièces dont elles sont chargées. Deux appareils ou grues servent à l’embarquement ou au débarquement des vivres, des munitions ou des marchandises. L’île ne fournit pas de bois à brûler ; et on emploie à cet effet l’ajonc qui croît abondamment dans les lieux stériles. Les légumes qu’on peut s’y procurer, en petit nombre toutefois, sont : les choux, les patates, les carottes, les navets, les haricots, les salades, etc., et parmi les fruits, les plus communs sont les pommes et les pêches. La couche de terre végétale varie en profondeur, et on conçoit naturellement qu’elle est d’autant plus profonde qu’elle occupe la partie la plus intérieure des vallées. Avant le gouverneur Beatson, l’agriculture était fort négligée ; c’est à lui qu’on doit l’introduction de plusieurs plantes utiles, et plus de soins dans la culture de quelques fruits des régions intertropicales. L’orge a parfaitement réussi à Longwood ; mais les vignes qu’on y a introduites n’ont jamais servi qu’à donner du raisin de table.

Les jardins les mieux entretenus sont ceux de Plantation-House, maison de campagne bâtie en 1791, pour l’usage des gouverneurs de Sainte-Hélène, et dont rien n’égale l’heureuse position et la beauté des sites.

Sur le côté droit de la vallée de James-Town, on a pratiqué, avec de grands efforts, une route en zig zags, qui conduit au sommet de Ladder-Hill. Ce travail, exécuté par des Chinois, nourris et payés à raison d’un schelling par jour, aux frais de la compagnie, est tellement doux, que des cavaliers et des voitures y montent sans effort. À gauche, un chemin de piétons conduit dans l’intérieur et aux parties orientales de l’île ; des sentiers se croisent en divers sens, et conduisent à des habitations occupant çà et là le fond des vallées. Une fois transporté en ces lieux, la scène change : aux horreurs des roches nues de la côte succèdent des paysages romantiques, pittoresques et animés : le sol semble revêtir les formes les plus fantasques, et si des éboulemens considérables et des quartiers de rochers brisés sont l’image du chaos, les fraîches pelouses qui s’étendent à côté, le murmure des ondes limpides qui fuient, abritées par des saules de Babylone, forment un contraste plus facile à sentir qu’à décrire. Nos lecteurs auront une idée suffisante de cet heureux assemblage d’une nature à la fois sévère et riante par la description de la vallée de Sinn, célèbre à plus d’un titre. Cette petite vallée, placée au centre de l’île, est couverte à son origine de pins aux rameaux droits, au feuillage sombre ; bientôt son bassin élargi est tapissé d’un gazon frais, où pullulent des géraniums aux fleurs écarlates, et qu’ombragent des châtaigniers d’Europe, des pommiers et quatre ou cinq saules pleureurs gigantesques. Des flancs du ravin jaillit, sous d’énormes touffes de fougères, une source qui se perd bientôt en humectant le gazon. Tout est riant dans cette partie de la vallée, tandis qu’à quelques pas plus loin ses bords sont nus, tachés de rouge et de noir, traversés par des zones bleuâtres, des veines ocreuses : de profondes crevasses en sillonnent l’ossuaire ; des roches éboulées encombrent son bassin ; des pans entiers menacent ruine, et de temps en temps s’écroulent avec fracas. Tout, dans cette vallée, est fait pour inspirer de profondes réflexions : là sont les prestiges de la vie, là l’image du néant ; et comme si la nature voulait lui imprimer encore un caractère plus imposant, là repose sous quelques pierres que voilent de grands saules… Napoléon Bonaparte[3].




BELGIQUE ET PRUSSE RHÉNANE.




MANUFACTURES.


Encourager et multiplier les manufactures, tel est maintenant l’objet favori sur lequel se concentre l’attention des cabinets. À peine quelques établissemens de ce genre commencent-ils à s’élever, que des droits énormes sont aussitôt imposés sur les produits étrangers.

Le roi des Pays-Bas partage lui-même ce goût général des manufactures ; il s’est presque fait marchand et fabricant. Aussi les plaisans n’ont-ils pas manqué d’en baptiser une, dont il s’est fait le patron, de cette singulière raison sociale : MM. Cockerell, Le Roi et Compagnie.

Liège était célèbre, il y a environ deux cents ans, par la supériorité de ses fabriques d’acier, et, dans le quatorzième siècle, les draps de Verviers jouissaient d’une haute renommée. Pendant cinq cents ans, Aix-la-Chapelle s’est livrée avec succès à la fabrication des draps. C’est sans doute à ses eaux chaudes et sulfureuses, que cette ville doit la réputation de ses manufactures. En effet, la laine brute encore est plongée dans les eaux brûlantes jusqu’à ce qu’elle en sorte d’une blancheur éblouissante.

Telle a été la persévérance des fabricants de cette ville, que la maison d’Isaac et Compagnie peut invoquer des souvenirs qui remontent à près de trois cents ans. Quelques autres maisons, depuis cent ans et plus, se livrent au commerce des draps. À Verviers, même antiquité et même persévérance. Depuis cent cinquante ans, la famille Fishbach, de Stavelot, étend et perfectionne ses tanneries héréditaires.

L’histoire de M. Cockerell se lie singulièrement à la rapide prospérité industrielle de ce pays. À l’emploi des forces manuelles dans le tissage des laines, venaient de succéder, il y a trente ou quarante ans, des métiers à bas prix et d’un mécanisme facile, quand, en 1806, un pauvre anglais débarque à Verviers sans autre fortune que le modèle d’une machine en état de filer cinquante fois plus de laine que des rouets ordinaires. M. Simonnet, un des premiers fabricans de la ville, en fut si frappé, qu’il lui demanda immédiatement une machine construite sur ce plan. Cet homme était M. Cockerell. Tout était prévu, et dans le cas où l’eau ne pourrait servir de force motrice, M. Cockerell, avec l’aide d’un M. Hodson, construisit des machines à vapeur propres à faire marcher ses appareils. Les demandes se succédèrent avec tant de rapidité, que M. Cockerell établit une manufacture de fer aux environs de Liège, qui depuis est devenu la magnifique fonderie de Sérang. Bientôt ses relations s’étendirent, et de nouveaux établissemens, soumis à sa direction, s’élevèrent à Berlin et à Castelnaudary, où si long-temps il fabriqua de la basse coutellerie. Les efforts de son industrie ont fini par être récompensés, et il est devenu millionnaire.

Les fabricans d’Aix-la-Chapelle ne furent pas moins clairvoyans que ceux de Verviers. Des machines à vapeur s’élevèrent de toutes parts, et portèrent l’art de la fabrication à ce point de perfection que l’on reconnaît dans les produits de l’ancienne maison de Keltener et Compagnie. Là, comme dans l’établissement de M. Golt, de Leeds, la laine est apportée toute brute, et après diverses préparations, elle n’en sort que transformée en draps d’un travail supérieur.

De nombreuses et d’anciennes manufactures d’épingles et d’aiguilles sont en activité aux environs d’Aix-la-Chapelle. Dans les petites villes de Stavelot et de Malmedy, la population entière prépare et tanne les cuirs. De nouvelles machines à filer s’élèvent sur la rivière qui passe à Verviers, et, selon toute apparence, l’excès de la production amènera bientôt une de ces crises qui affligent périodiquement la fabrication du coton.

Il sera curieux de rapprocher de ces renseignemens l’opinion qu’on a conçue en Angleterre de la prospérité des manufactures belges et de la Prusse rhénane. Voici les résultats d’une enquête commerciale entreprise par des négocians anglais.

« Il est important pour la prospérité commerciale de l’Angleterre, de comparer la valeur des objets manufacturés en Belgique et en Prusse, avec ceux de la Grande-Bretagne.

» À Verviers, à Aix-la-Chapelle, les diverses qualités de draps sont plus variées qu’en Angleterre ; et à moins d’en examiner attentivement la qualité respective, il serait impossible d’établir une comparaison entre leur valeur. Les gros draps du Yorkshire sont à meilleur marché que ceux de Verviers et d’Aix-la-Chapelle, tandis que c’est le contraire pour les qualités intermédiaires, je veux dire les draps à reflets brillants, mais d’un tissu léger, ainsi qu’on en fabrique à Londres, à Bath, pour l’usage des dames. La différence est de 40 p. %. En comparant les prix et les premières qualités de Belgique avec nos draps superfins, la différence est encore de 30 ou 40 p. %, mais en faveur de l’Angleterre. Joignant la force à la légèreté, ils obtiennent une incontestable supériorité. Le prix des plus beaux draps belges est de 35 fr. la verge.

» Ces détails m’ont été communiqués par un habile fabricant. Il offrait de livrer les droguets et autres étoffes grossières des fabriques anglaises à 30 ou 40 p. % au-dessous du cours des marchands de Verviers. Il vendait la véritable flanelle de Galles 2 ou 3 fr. 1/2 l’aune flamande, tandis que les lourdes et mauvaises contre-façons de Verviers coûtent de 4 à 4 fr. 1/2. On manque au reste sur le continent, de l’espèce particulière de laine dont on se sert en Angleterre, et jamais on n’a pu imiter les tissus larges et moelleux de nos belles flanelles.

» Les casimirs forment une des principales branches de l’industrie d’Aix-la-Chapelle. Ils sont de beaucoup inférieurs aux nôtres. Sur les marchés belges et prussiens, on trouve bien des draps de 2e et 3e qualités à bas prix ; mais toute imitation de nos casimirs coûte 30 p. % en sus ; aussi, maintenant toute idée de concurrence est-elle abandonnée.

» À Liège, à Namur, on se sert de fer anglais pour la coutellerie. Les qualités n’en sont pas assez variées. Le fer froid prend un brillant poli ; mais diverses parties de la fabrication, les manches de couteaux, les ressorts de canifs, paraissent défectueuses. Je n’ai vu de bonne coutellerie qu’à La Haye, et le prix en est supérieur aux qualités égales anglaises. Quant aux rasoirs, le continent ne peut pas même prétendre à lutter contre les nôtres.

» On a long-temps vendu à Liège des fusils à bas prix, mais médiocres. Le négociant belge dont j’ai déjà parlé, connaît cependant, dit-il, un habile fabricant qui peut livrer pour 350 ou 400 fr., un bon fusil à deux coups, à canons tors, et à platines d’un travail parfait. Sa réputation bien établie d’intrépide chasseur donne du poids à cette opinion.

» Les manufactures d’épingles et d’aiguilles d’Aix-la-Chapelle sont encore à un siècle en arrière de celles de l’Angleterre ; et un paquet de véritables aiguilles anglaises est un cadeau toujours bien reçu par une dame belge.

» Je n’ai pas eu l’occasion de visiter Elberfelt, mais, en examinant des guingams sortis des manufactures de cette ville, j’ai été vivement surpris de leur degré de perfection : finesse, éclat du tissu, égalité surprenante dans l’emploi des fils ouvrés, tout s’y trouvait réuni. Ils m’ont paru supérieurs à toutes les toiles de même espèce fabriquées dans les ateliers anglais. Mais ni les mousselines de Gand, de Suisse ou de France, ne peuvent soutenir la comparaison avec celles de l’Angleterre ou de l’Écosse. Qu’on ouvre des ballots formés d’articles pris chez toutes les nations, et les mousselines anglaises seront toujours facilement reconnues par les dames, juges dont on ne peut récuser le tact et la sagacité en pareille matière. Je sais que M. Ternaux conteste cette supériorité ; mais pour plus d’une raison, le fabricant me permettra d’être ici de l’avis du beau sexe.

» Il est assez singulier que les Suisses, ces derniers venus sur le champ de la concurrence commerciale, aient vaincu de prime abord les coloristes anglais et français. Les rubans de Glascow ou de Manchester manquent d’éclat, comparés à ceux qu’on voit orner le front des jeunes paysannes de l’Helvétie. Les rubans verts surtout n’éprouvent jamais d’altération.

» Stavelot et Malmédy renferment des populations de tanneurs. Ils tirent leurs cuirs de Buénos-Ayres. Débarqués à Anvers ou à Gand, ils leur sont ensuite expédiés par terre, sans cependant accroître le prix de la main-d’œuvre ; car ces deux villes sont entourées de vastes forêts de chêne, dont l’écorce, ainsi à portée de leurs tanneries, rétablit dans les prix un équilibre que devraient rompre les frais de transport des matières premières. Ces immenses quantités de cuirs trouvent un rapide écoulement dans l’Allemagne, dont elles vont alimenter les nombreuses boutiques de bottiers et de cordonniers. La qualité en est certainement inférieure à celle de l’Angleterre. La préparation que subissent ces peaux n’en fait pas assez disparaître les fibres. En outre, tanné trop vite, le cuir de Belgique est sujet à se moisir. Cependant, tel qu’il est, il convient aux consommateurs, et les tanneurs de Stavelot ne se creuseront pas la cervelle pour inventer de nouveaux procédés, tant qu’aucune plainte ne s’élèvera.

» Les machines à vapeur construites à Rotterdam, et destinées à la navigation du Rhin, m’ont paru d’un excellent travail. Mais une ou deux machines à filer, sorties des fonderies de Sérang, loin de fonctionner en silence, se mouvaient avec bruit, et lançaient à chaque instant des bouffées de vapeur, ce qui n’annonçait pas une grande intelligence dans l’agencement des diverses pièces. Est-ce à un vice de construction ou à la maladresse de l’ouvrier qu’il faut l’attribuer ? Je ne le sais, n’ayant pas eu l’occasion de m’en assurer.

» Mais si mes recherches sont exactes, et j’ai lieu de le penser, c’est à tort qu’on a frappé de droits énormes l’introduction de la houille d’Angleterre. Car, en forçant les grandes villes de Hollande à ne tirer leurs charbons que de Liège, le prix, pendant ces deux dernières années, s’en est élevé de 60 pour cent : 3000 livres pesant coûtent maintenant de 32 à 35 fr. Aucune fonderie anglaise ne pourrait subsister avec les combustibles à un tel prix. Il en est de même des charbons de Bruxelles ; et si quelques grands établissemens sont encore en activité à Liège, ce n’est certainement pas le moyen de leur assurer un long avenir, etc. »

St…
MOSCOU[4]




SOUVENIRS DE 1828.


… J’étais à Moscou en 1828 : J’y assistai à la célébration anniversaire de la retraite des Français. Il était tombé de la neige ; les traîneaux avaient remplacé les droskys, et toute la nature était triste et monotone. À dix heures du matin, les habitans de la ville se réunirent près de la porte sacrée du Kremlin ; ce fut là aussi que je me morfondis à attendre la procession. Il était tout-à-fait inutile de passer cette porte, par l’excellente raison que celui qui pénètre dans l’enceinte doit rester la tête découverte. Les versions varient sur les motifs de cet acte de vénération : quelques personnes prétendent que c’est en commémoration de la miraculeuse conservation de ce palais, dans une invasion des Tartares ; d’autres, au contraire, vont en chercher l’origine dans la délivrance de la dernière peste. La procession commença vers dix heures et demie ; elle était composée de tout le clergé de Moscou, et suivie de presque toute la populace de la ville. Toutes les richesses des églises se trouvaient déployées, et les ornemens des primats étaient les plus magnifiques que j’aie jamais vus. Les curés et le clergé subalterne marchaient la tête nue, et laissaient leurs longs cheveux flotter sur leurs épaules. Les bannières des églises, les crucifix, les soldats et le peuple formaient un spectacle nouveau et imposant. C’est une grande fête pour les Russes ; aussi les saints reçoivent-ils un plus grand nombre de cierges, et l’image qui est sur la porte du Kremlin obtient-elle plus de génuflexions en ce seul jour, que dans tout le reste de l’année. C’est cette image si miraculeuse qui préserva ce palais, lorsque Bonaparte tenta de le détruire, et qui manifesta sa puissance en conservant intact le verre qui recouvrait le saint. Les femmes étaient parées de tous leurs atours, et quelques-unes, malgré la petitesse de leurs yeux, paraissaient séduisantes et jolies.

Tartares, Persans, Français, Allemands, Anglais et Russes, tous se mêlaient aux fidèles et accompagnaient la procession autour des murs du Kremlin. Ce spectacle qui rappelait le souvenir de cette mémorable retraite récompensait bien du froid et de la fatigue qu’on éprouvait.

Personne ne peut douter que l’incendie de Moscou n’ait été l’ouvrage des Russes. Ils avaient, dès le commencement de l’invasion, adopté ce système de défense, et s’ils avaient réussi à brûler tout Moscou, Napoléon se serait probablement trouvé à la discrétion d’Alexandre. Rostopchin était l’homme qu’il fallait pour remplir une pareille commission. Si l’on ajoute foi à ce que disent les Russes, on ne devrait pas voir en lui, seulement un général habile et courageux, mais encore un homme instruit. L’anecdote suivante peut amuser et servir à montrer Rostopchin, tel qu’il est réellement. Un jeune Français avait été reçu comme précepteur dans la famille d’un noble russe, et y avait été accueilli avec cette hospitalité naturelle aux habitans. Les Russes ayant tendance à devenir corpulens, il s’avisa de tourner en ridicule le père des enfans confiés à ses soins, dans un poème intitulé Large-panse. La satire était bien écrite, et blessa l’orgueil du bienfaiteur du poète. Comme elle fut bientôt connue à Moscou, le Français reçut son passeport. À sa sortie de la ville il fut arrêté et retenu en prison, pendant deux jours. Remis en liberté au bout de ce temps, on lui apporta de la part de Rostopchin la lettre suivante, écrite en français :

« Je ne vous connais pas, et je ne veux pas vous connaître. Vous joignez à l’impudence française la belle vertu de mépriser le pays où on vous accorde follement l’hospitalité. Pourquoi avez vous choisi le métier de précepteur ? Est-ce pour corrompre la bêtise et l’inexpérience ? Et qu’êtes-vous vous-même ? Je connais votre mère, et c’est par égard pour son âge, que j’use d’indulgence avec vous. Votre poème de Large-panse vous aurait ouvert les portes du nord. Il faut que vous ayez un fond de vice, pour vous honorer du nom de Français, synonyme de brigand. Pensez mûrement à vos actions, et si vous n’êtes pas plus circonspect à l’avenir, votre fin sera mauvais. Le généreux Alexandre livre quelquefois à la justice les fidèles serviteurs du coquin Napoléon. »

Il y a un post-scriptum à cette lettre, que ses expressions peu mesurées ne permettent point de rapporter.

Tous les voyageurs ont tourné en ridicule la superstition des Russes ; ils ont eu raison. Un étranger traversant le Gostonoi-Doun, s’étonnera de la vue des nombreux marchands, établis les uns auprès des autres. À cet égard, Moscou rappelle Constantinople pour ses bazars, et celui qui a habité ces deux villes, sera frappé de leur ressemblance. Ainsi, par exemple, les orfèvres sont réunis, le cordonnier et le libraire ont leur bazar particulier, chaque industrie, enfin, possède un marché séparé, depuis le changeur aux yeux exercés jusqu’au marchand de pelleteries. Mais de tous les commerces, le plus lucratif est celui de fabricant de saints ? Des boutiques par centaines sont remplies de ces petits saints tout fabriqués ; a-t-on entrée dans une telle boutique, un Russe choisira le patron du maître de la maison, lui fera la génuflexion et son signe de croix.

Il faut de l’empire sur soi-même pour ne pas rire, quand on voit les badauds de la ville adresser leurs adorations à la première image devant laquelle on s’avise de brûler un cierge ; il est quelquefois difficile de passer la porte du Kremlin, où se trouve placée la miraculeuse image dont j’ai parlé, sans courir le danger de trébucher sur quelque vieille bigotte, enflammée d’une sainte ardeur, et qui frappe pendant une heure sa tête sur le pavé, en dépit de la boue et des droskys. Souvent aussi j’ai vu des hypocrites à barbe longue, arrêter une jeune fille bien simple, et lui faire baiser une relique. La pauvre créature s’imaginait que la pieuse offrande de quelques copecks, assurerait le salut d’un amant ou d’un parent, et les préserverait des Turcs hérétiques. Chaque cocher de drosky se signe lorsqu’il passe devant une de ces divinités publiques, et le marchand lorsqu’il est sur le point de vous tromper, fait aussi dévotement son signe de croix. Mais cette espèce de culte se rend surtout dans les églises.

À la porte de presque tous les temples russes, sont établies des boutiques, où l’on vend les cierges voués aux saints ; le marchand ne cesse de se signer pendant toute la cérémonie, et il ne s’interrompt que pour recevoir le prix de ces pieuses offrandes. Une prière russe paraît consister dans ces deux mots : Gospodi pomelui ; Dieu ait pitié de nous ! Elle est chantée d’une manière admirable dans la chapelle de l’Hôpital Galitzin, près de Moscou. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé dans ma vie une sensation pareille à celle que ces voix produisirent sur moi, dans cette église. Il n’y a pas d’accompagnement, mais les chanteurs sont si bien choisis qu’ils chantent généralement dans les cinq ou six meilleures cordes de leurs voix ; les dessus sont exécutés par des enfans. Tous les voyageurs ont remarqué cette belle harmonie à la chapelle de l’empereur, mais la préférence, au dire des gens experts, doit être donnée à l’hôpital Galitzin.

Nous avons entendu vanter par les voyageurs qui ont dernièrement parcouru le nord, la tolérance du gouvernement russe ; ils fondent cette opinion sur le fait que quatre ou cinq églises, de cultes différens, existent à Saint-Pétersbourg, dans le quartier de la Newa. Quant à ce qui est de l’existence de ces églises, ils ont raison ; sous d’autres rapports, ils sont dans l’erreur. Un étranger peut à la vérité adorer Dieu de la manière qui lui convient, mais un Russe ne peut pas aussi aisément changer de religion. J’ai vu à Moscou, le mois de novembre dernier, un jeune homme qui avait été détenu huit mois pour cause d’hérésie ; il n’avait jamais été jugé ; cependant on l’avait emprisonné et mis au secret.

Il y a aussi à Moscou des temples de tous cultes, et un, entr’autres, qu’on ne peut cependant pas tout-à-fait qualifier de mosquée, et qui est consacré à la religion tartare. J’y allais un vendredi ; comme il n’y a pas de minaret du haut duquel on puisse appeler les fidèles à la prière, l’iman était monté sur un mur, et dans cette position un peu difficile, il exhortait le peuple à la prière, en criant d’une voix cadencée : « La ilahè illallah ! à la prière ! la prière doit être préféré au sommeil. » À mon approche, la porte s’ouvrit ; mais comme je ne me montrais pas fort disposé à quitter mes bottes fourrées, un jour ou le thermomètre marquait 10° au-dessous de zéro, je fus obligé de faire un compromis, dont les conditions étaient que je m’abstiendrais de cracher sur le plancher. Moyennant cet arrangement, je fus placé sur un banc, dans un des coins les plus solitaires du temple.

Quand un Tartare entrait, il ôtait de suite ses bottes, et se plaçait sur un tapis, la face tournée du côté de la Mecque ; il se prosternait ensuite trois fois, quelques-uns même continuent cet exercice pendant l’espace de dix minutes. Ces gens-là se couvrent les yeux avec leurs mains, qu’ils posent sur l’orifice de leurs oreilles ; ils les joignent ensuite sur la poitrine, et restent dans un silence religieux. Je crois que par les deux premiers mouvemens, ils veulent témoigner que leurs yeux et leurs oreilles sont fermés à tout bruit ou à toute vue terrestre. Debout, et le visage tourné vers la Mecque, ils observent un silence qu’ils n’interrompent que par des prostrations ou de profonds soupirs. Le Mollah qui, pendant environ une demi-heure, était resté comme les autres à faire ses actes de dévotion, monta alors sur un endroit un peu élevé, et, s’appuyant sur une canne de roseau, fit un discours que je ne pus pas comprendre en entier. À la fin, lorsque le prêtre se fut écrié : à la Mecque ! tous les croyans se rangèrent autour de lui, et répétèrent, en s’inclinant, Bismillah. Ils se formèrent ensuite en rang comme des soldats, et je vis l’iman occupé à les aligner ; après quoi ils se dispersèrent. Quoiqu’ils parussent très-pieux, ils ne se formalisèrent pas de ma présence ; tous même me saluèrent en sortant de la mosquée.

J’avais souvent entendu parler des cérémonies funéraires des Tartares, et durant le cours de tous mes voyages dans ces contrées, je n’avais jamais été assez heureux pour en voir une. À Moscou, je m’informai avec intérêt de la santé d’un riche Tartare, que je savais être dans un état précaire. Environ deux semaines après mes démarches bienveillantes, le pauvre diable mourut, et je résolus de lui faire l’honneur d’assister à ses funérailles. Il échappa presque à ma vigilance. Un jour, en me promenant près du Gostonoy-Doun, j’aperçus dix ou douze individus qui couraient chargés d’une boîte qu’ils portaient sur des brancards. Je reconnus bientôt que c’était mon homme, et je me mis à courir avec eux le long des murs du Kremlin, nous dirigeant vers le pont qui traverse la Moscowa.

Là, je trouvai un drosky, et bientôt après j’étais dans la ligne formée par les chariots des Tartares. Comme le défunt était un homme marquant dans sa tribu, tous ses coréligionaires de Moscou s’étaient rendus à son convoi. Les porteurs furent relayés de temps à autre, mais ils ne s’arrêtèrent jamais pour cette opération. Ils semblaient déterminés à le mener en terre aussi vite que possible. Notre première halte fut à la mosquée tartare dont j’ai déjà parlé. Ici, la bière, si toutefois on peut l’appeler ainsi, fut déposée en dehors, dans la partie de la mosquée qui regarde la Mecque ; et les Tartares, s’asseyant sur la terre, prirent par derrière une position pieuse, mais un peu fraîche. Je tâchai de réussir à mieux voir la cérémonie, en m’avançant devant le cercueil ; mais mon vieil ami l’iman me fit signe de la main pour me faire comprendre que je ne devais pas me placer entre le corps et la Mecque. Le prêtre dit à la hâte une courte prière, et les porteurs, saisissant le défunt, se mirent de nouveau à courir vers sa dernière demeure. Les Tartares entrèrent dans la Mosquée, et prièrent avec ferveur pendant environ dix minutes ; on remonta ensuite dans les droskys, et on les dirigea vers le cimetière tartare. Le lieu consacré est à peu près éloigné de la ville de quatre werst, au nord de la Smolenk ; et pour la première fois de ma vie, on ne me demanda pas mon passeport en traversant une barrière russe.

Le cimetière domine Moscou et ses environs ; le temps qui était clair permettait de jouir du coup-d’œil. La fosse était creusée dans la direction de la Mecque, et garnie au fond comme un cercueil. Les tartares ayant formé un demi-cercle derrière le mollah et l’iman, le corps fut ôté de la bière. Il était enveloppé de châles riches et si bien embaumé avec de la myrrhe que je ne sentis pas la moindre odeur de corruption. Le corps fut promptement dépouillé et descendu dans la fosse, les pieds tournés vers la Mecque, par le prêtre lui-même qui s’assit ensuite, et la scène présenta un spectacle des plus singuliers. Les conducteurs de droskys étaient à la gauche du tombeau ; mes gens, un ou deux bouchers russes et quelques enfans occupaient la droite. Les fidèles qui se trouvaient placés au centre, baisèrent chacun un peu de terre et la jetèrent dans la fosse aussitôt que le prêtre y eût déposé le corps. Un silence profond s’établit pendant deux minutes, et fut rompu par les voix nazillardes et discordantes du prêtre et de l’iman qui chantaient des prières. Tous les assistans tenaient leurs mains étendues comme s’ils lisaient dans un livre ouvert. Les Tartares terminèrent la cérémonie en se frappant la figure et se tirant la barbe.

Les Russes qui font à une chandelle, pourvu qu’elle brûle devant une image, plus de salamalecs que les Tartares ne font de génuflexions, paraissaient s’amuser extrèmement de ce spectacle. Ils étaient cependant restés la tête découverte, et secouaient leurs torches enflammées par le vent, ce qui donnait à cette scène un aspect sauvage que je ne me rappelle pas avoir jamais rencontré…



ESPAGNE.




MOUVEMENT DES SCIENCES ET DE L’INDUSTRIE.
(suite.)


Quelques agriculteurs espagnols font, depuis quelques années, de généreux sacrifices pour acclimater dans la Péninsule, le nopal et la cochenille. Cette nouvelle branche d’industrie promet de grandes richesses à l’Espagne, si on parvient à lui donner le degré de perfection dont elle est susceptible ; elle réussit en partie dans les provinces méridionales, mais il est à croire que bientôt elle va prendre dans toutes les provinces, de nombreux et rapide développemens. Pour éclairer le zèle de ses compatriotes, un homme qui a long-temps cultivé la cochenille en Amérique, M. Ortigosa, vient de publier un travail savant et consciencieux sur cette matière. Son manuel offre les détails les plus minutieux, et cependant les plus intéressans sur la culture du nopal et les terrains qui lui conviennent le mieux, sur l’éducation de la cochenille, et la manière de la récolter.

L’autorité supérieure s’occupe activement de mettre un terme aux pernicieux effets de l’excessive multiplication des rizières. Le riz offre, il est vrai, une nourriture saine, substantielle et facile à préparer ; non-seulement la récolte est sûre et abondante, mais le terrain où il a été semé peut, la même année, produire du froment ou toute autre céréale. Voilà sans doute de grands avantages, mais ils ne balancent pas à beaucoup près les funestes résultats de cette culture sur l’état sanitaire des cantons où elle est exploitée. Il n’est pas rare de trouver en Espagne des villages, où la stagnation et la corruption des eaux, la putréfaction d’une multitude d’insectes et de végétaux qui y périssent, occasionnent régulièrement, pendant les mois d’août, septembre et octobre, des épidémies terribles, qui presque toujours font disparaître des populations entières. Aussi les amis de l’humanité ne taxeraient pas d’inconséquence le gouvernement qui, en accordant des primes pour encourager la culture du riz, dans des terrains vaseux et humides, tels qu’à l’embouchure de l’Albufera, défendrait sous les peines les plus sévères, comme il l’a déjà fait pour deux villages dans la Huerta de Valence, Ribarroja et Villamarchante, de convertir en marais des terrains naturellement secs et arides. Nous allons chercher à montrer qu’il y aurait accroissement de population et de richesse, à donner ainsi une autre direction à l’industrie. À la Ribéra-del-Jucar, la culture du riz occupe un très-grand nombre de communes ; le produit annuel de la récolte est de 43,755,000 réaux de vellon. Qu’on juge maintenant combien cette somme, toute énorme qu’elle est, pourrait cependant s’augmenter. Dans les deux villages de Ribarroja et de Villa-Marchante, le produit annuel de la culture du riz, pour les années antérieures à la prohibition, a été de 57,960 pesos, tandis que dans les années qui l’ont suivie, le produit annuel des nouvelles cultures, s’est élevé à la somme de 106,548 pesos, sans qu’on y ait compris les fruits secs, les plantes potagères, le chanvre, etc., qui produisent plusieurs milliers de pesos.

Un avantage bien plus précieux encore, c’est que cette somme augmentée du double, n’a pas, comme les premières, été acquise aux dépens de l’existence d’un grand nombre d’individus. Pendant les six années antérieures à la prohibition on a compté 230 naissances et 292 décès, c’est-à-dire un excédant de 62 morts sur les naissances ; au contraire, dans les six années postérieures, nous trouvons 404 naissances et seulement 274 décès, c’est-à-dire un excédant de 130 naissances sur les mortalités ; il est donc très-probable que cette mesure de l’autorité aura pour résultat infaillible de doubler la population et les richesses dans tous les cantons où elle croira nécessaire de prohiber la culture du riz.

L’utilité de la vaste et magnifique verrerie établie aux portes de Murcie, a été vivement sentie par les habitans de cette ville, qui ne pouvaient avoir d’autres cristaux que ceux qu’ils tiraient des environs de Valence et de Sainte-Marie. La grande quantité de matériaux qui se trouvent aux environs de Murcie, permet aux fabricans de livrer à des prix très-modérés les produits indispensables à cette grande ville, et que la difficulté du transport rendait de jour en jour plus rares et plus dispendieux.

Dans les environs de Lorca, vient de s’élever une fabrique de porcelaine et de losetas (fayence), qui déjà rivalise avec celle d’Alcara. Loin de se nuire, ces deux établissemens pourront à peine suffire aux nombreuses demandes qui leur sont faites de tous les points de la province.

La misère de la classe ouvrière de Valence a été un peu soulagée par l’ouverture d’une fabrique de cigarres qui occupe déjà plus de 800 femmes. On nous assure que les propriétaires ont l’intention d’augmenter leurs bâtimens, et que, par suite de l’agrandissement du local, ils pourront employer 4 ou 5,000 ouvriers. Les cigares qui sortent de leur établissement ne sont pas inférieurs à ceux des meilleures fabriques de la Havane.

Depuis que l’Espagne est privée de ses possessions en Amérique, elle cherche à réparer ses pertes en exploitant les richesses minérales qu’elle avait si long-temps négligées. Une loi sur les mines a été publiée en 1825 ; les étrangers aussi bien que les nationaux sont invités à se livrer à ce genre d’industrie ; un grand nombre de mines ont été concédées à des particuliers ; le gouvernement ne s’est réservé que les mines d’Almaden (mercure), de Rio-Tinto (cuivre), de Linares et de Falset (plomb), d’Alcaraz (calamine), de Marbella (graphite), et les soufrières d’Hellin et de Bena-Maurel.

Un seul particulier, don Gaspard Bemisa, fait exploiter pour son propre compte cinq mines d’argent, Santa-Victoria, Santa-Casilda, los Cervigueros, Pozzo-Rico, et Cazalla. Ces deux dernières sont inondées, et l’on travaille à les dessécher. Il existe encore beaucoup d’autres mines d’argent. Celles-ci sont les plus riches et les mieux administrées.

Les mines de cuivre de Rio-Tinto, dont l’exploitation avait été négligée, et qui produisaient cependant un revenu de 4, 500 arrobes par an, viennent d’être concédées à M. Remisa, qui possède, en outre avec quelques associés, la mine de la Cruz à Linarès. Une société d’Espagnols et d’Anglais connue sous le nom de société Ibérique, s’est fait concéder au Collada de la Plata une mine de cuivre de très-bonne qualité et d’un grand produit.

Dans presque toutes les provinces de l’Espagne, il existe des mines de plomb. Dans les Alpujarras seules, on a ouvert plus de 2,000 puits, dont on exporte tous les ans 400 à 500,000 quintaux de plomb de première qualité. Les seules mines de Linarès suffisent aux besoins du royaume. Après ces mines viennent celles de Falset et de Barambio.

Les mines d’étain de Monterey en Galice, n’ont pu encore être exploitées faute de capitaux. Le fer abonde dans la Biscaye, dans les montagnes de Cuenca et de Ronda, et particulièrement dans la Sierra-Morena.

Sous le nom de Nostra Senora de la Concepcion, une compagnie de négocians vient d’établir, à Roverda, près de Marbella, une immense forge pour exploiter le minéral magnétique qui abonde dans les environs, et que, jusqu’à présent, il avait été impossible de réduire à l’état de fusion, à cause de l’imperfection des procédés suivis par les habitans du pays. La compagnie à déjà fait des sacrifices énormes pour assurer le succès de cette entreprise colossale, et pour lui donner toute la perfection dont elle est capable. Elle a chargé un de ses membres de visiter les principales fabriques d’Italie, d’Allemagne, de France et d’Angleterre, pour en rapporter des plans et des modèles d’après lesquels on modifiera tout ce qui paraîtra susceptible d’amélioration. Déjà cet établissemment offre l’aspect d’une petite ville : douze maisons sont destinées à loger les ouvriers étrangers, une multitude de fourneaux de toutes dimensions ont été élevés avec goût et solidité. L’un d’eux à 32 pieds de haut. Les machines à cylindre exécutées en Angleterre coûtent 2,000 livres sterling. Les deux plus fortes roues hydrauliques ont 26 pieds de diamètre. Elles ont été construites à Malaga sur des modèles tirés du Hanovre. L’eau nécessaire pour alimenter toutes ces roues, est amenée par un canal d’une demi-lieue d’étendue, ouvert dernièrement aux frais de la compagnie, et qui contient un volume d’eau, représentant une force de 40 chevaux. Déjà cet établissement est en état de livrer au commerce, tous les ans, 20,000 quintaux de fer affiné ; il est très-probable que dans quelques années, il pourra facilement en fournir une quantité beaucoup plus considérable.

D’après un rapport de l’intendant des Asturies, dressé conformément à l’ordre du roi d’Espagne, il paraît prouvé que dans cette province, le charbon de terre est tellement abondant, que ses montagnes pourraient en fournir à toute l’Europe. On y trouve des filons qui ont plus de 30 pieds de large, des districts qu’on pourrait appeler des charbonnières, et dans plusieurs parties, la montagne est uniquement composée de chnarbon sans mélange d’aucune autre matière. Le gouvernement désirait savoir si les propriétaires de mines pourraient livrer annuellement 400,000 quintaux de ce minéral pour l’entreprise de la navigation du Tage ; ils se sont engagés à le livrer en aussi grande quantité qu’on le demanderait, à raison de trois réaux et demi le quintal, rendu à bord, dans les ports de Pison et d’Aviles.

Quand les paysans ne trouvent plus d’ouvrage, ils vont extraire du charbon de terre ; il leur suffit de fouiller le sol, et, quand l’ouverture est devenue trop profonde, ils l’abandonnent pour aller en commencer une autre à quinze ou vingt pas plus loin.



POLYNÉSIE.




L’ASTROLABE À VANIKORO.


(Fragment du voyage de découverte de l’Astrolabe, pendant les années 1826, 1827, 1828, et 1829, lu à la séance générale de la Société de géographie de Paris, le 11 décembre 1829, sous la présidence de M. Hyde de Neuville, par M. le capitaine Dumont d’Urville.)

Vingt mois et plus s’étaient écoulés depuis que l’Astrolabe avait quitté les rives de la France. La Corvette avait successivement promené son pavillon le long des côtes de la Nouvelle-Hollande, de la Nouvelle-Zélande, de la Nouvelle-Irlande, de la Nouvelle-Bretagne et de la Nouvelle-Guinée. Elle avait reconnu les dangereux archipels des Amis, des îles Viti, des îles Loyalty, traversé les Moluques et fait le tour de l’Australie pour venir se replacer sur la scène de ses opérations.

De nombreux obstacles, d’effrayans périls et de grands revers avaient signalé sa navigation. Cependant rien n’avait pu refroidir le zèle de mes compagnons de voyage ; leur dévoûment, leur enthousiasme pour la gloire de l’expédition, semblaient s’exalter en raison des dangers qui venaient se représenter si souvent à leurs yeux et sous des formes si variées. Déjà nos efforts avaient été couronnés d’un succès si complet, que nous pouvions offrir à la géographie et à la navigation, la reconnaissance détaillée de plus de mille lieues des côtes les moins connues du globe, la position et les contours de plus de cent cinquante îles ou îlots jusqu’alors très-incorrectement signalés, et dont cinquante à soixante n’avaient encore figuré sur aucune carte.

D’aussi grands résultats étaient bien capables de nous faire oublier les terribles épreuves auxquelles nous n’avions souvent échappé que par enchantement. Certains dès-lors d’avoir honorablement rempli notre mandat, nous eussions pu ramener en France notre équipage fatigué, avec l’espoir de recueillir les suffrages de nos compatriotes ; mais si nos prétentions sous le rapport des conquêtes scientifiques étaient satisfaites, il manquait encore quelque chose à nos plus chères idées.

Quelques mois avant le départ de l’Astrolabe, le bruit avait couru que sur des îles nouvelles situées entre la Nouvelle Calédonie et la Louisiade on avait trouvé des traces irrécusables du naufrage de notre célèbre et infortuné La Pérouse. De tout temps attentif à saisir les moindres lueurs d’espérance sur le sort de cet illustre navigateur, le ministère de la marine m’avait recommandé toutes les recherches propres à conduire à quelque découverte importante, et quiconque porte un cœur français doit deviner que ces recherches étaient devenues pour moi l’un des plus intéressans objets de ma mission.

Ce fut ce sentiment, non moins que le désir des découvertes, qui me porta si souvent à exposer la corvette sur les côtes les plus dangereuses, malgré les circonstances les plus défavorables. En agissant ainsi, je courais le risque d’être taxé de témérité ; mais je sentais qu’il m’était impossible d’espérer quelque résultat de mes recherches, si je ne me maintenais à la distance nécessaire pour saisir des signaux faits sur le rivage, ou distinguer les pirogues qui s’en détacheraient avec le désir de venir à la rencontre de la corvette. Toutefois je ne me dissimulai point qu’une heureuse circonstance pouvait seule me conduire au but. En effet, l’amiral d’Entrecasteaux, malgré son courage et sa persévérance à suivre une marche semblable à la nôtre, n’avait point recueilli le fruit de ses longs efforts. Il découvrit et fixa en position l’île qui recélait les précieux débris qu’il cherchait, et mourut quelques jours après, sans soupçonner l’importance de sa découverte.

Nous avions, en courant la même chance que cet amiral, le désavantage d’avoir mis trente années de plus entre cette grande infortune et l’époque de notre voyage.

Long-temps nos tentatives furent aussi infructueuses : vainement nos yeux armés de lunettes avaient interrogé avec une attention avide et continuelle des rivages inconnus de l’Européen ; vainement nos regards avaient épié les moindres mouvemens, les plus petits indices qui eussent pu manifester la présence des Français ; nous n’avions rien découvert, rien entrevu qui pût conduire à la moindre présomption tant soit peu fondée. L’intervalle qui sépare la Nouvelle-Calédonie de la Louisiade avait été parcouru de manière à ne laisser échapper aucune terre, et notre horizon avait été constamment terminé par les flots d’une mer orageuse.

Découragé par l’inutilité de nos recherches, l’espoir qui s’était d’abord glissé dans mon cœur s’en était retiré par degrés pour faire place à ce sentiment vague de regret et de mélancolie qui s’empare de l’imagination trompée dans une vive attente.

Qu’on juge de l’émotion que je dus éprouver quand les premiers mots que m’adressa le pilote anglais qui nous conduisait au mouillage de Hobart-Town se rapportaient aux découvertes de M. Dillon sur les îles Mallicolo ! La joie, la surprise et l’inquiétude m’agitaient tour à tour ; j’attendais avec une impatience sans bornes le moment où j’allais enfin me procurer, de la bouche des autorités de la Tasmanie, des renseignemens plus positifs que les récits mutilés et incohérents de l’honnête pilote.

Je dois avouer que les réponses aux questions que j’adressai aux personnes les plus respectables de la colonie furent loin de fixer mon incertitude. Le capitaine Dillon ne leur avait inspiré aucune confiance, et sa conduite envers le docteur Tytler lui avait aliéné l’opinion publique. Cependant il me parut impossible que ce marin eût pu controuver dans toute leur étendue des rapports aussi détaillés que ceux qu’il avait donnés. Dans le doute, je pensai que l’honneur de la mission de l’Astrolabe, que la gloire de la marine et même de la nation française exigeaient de moi la résolution d’aller constater l’exactitude du récit du navigateur anglais.

Dès-lors je renonçai aux nouveaux projets de découvertes que je méditais encore, et, ne donnant pas même une minute de plus de repos à l’équipage, je dirigeai l’Astrolabe vers les parages de Vanikoro. Sans partager mon espoir, mes braves compagnons de voyage s’unirent avec joie à ma nouvelle entreprise : ils oublièrent tous les maux qu’ils allaient encore éprouver.

Pour la seconde fois, de la pointe refroidie de la Tasmanie, notre corvette s’avança rapidement vers les climats brûlans de la zône torride. Les huit cents lieues qui nous séparaient à Hobart-Town du théâtre de nos recherches furent bientôt franchies, et, le 10 février au soir, l’Astrolabe cinglait paisiblement devant Tikopia, îlot isolé, couvert de verdure, et qui, sur la vaste étendue des flots, semble un bouquet d’arbres jetés à l’aventure au milieu d’une immense prairie.

Nos communications avec les naturels eurent bientôt prouvé que M. Dillon n’en avait point imposé, et que ses relations étaient vraies, du moins quant au fait essentiel, savoir : le naufrage de La Pérouse et les vestiges qui en restaient encore à Vanikoro.

J’eus le regret d’apprendre qu’enfin, après de longues hésitations, Dillon s’était dirigé vers ce point ; qu’il y avait recueilli d’importans débris, et qu’il nous avait prévenus dans l’objet de nos recherches. Cependant je ne crus point que cette considération pût me dispenser de conduire la corvette à Vanikoro pour visiter l’île dans le plus grand détail, et nous y procurer de nouveaux renseignemens. D’ailleurs les honneurs funèbres devaient être rendus aux mânes des infortunés qui périrent victimes de leur dévouement, sur les plages de Vanikoro, et il n’appartenait qu’à des Français de payer cette dette de la patrie.

Vainement je pressai le Prussien Butchert, dont le nom a été consacré par les récits de Dillon, de m’accompagner à Vanikoro pour me servir de guide. La crainte de la fièvre l’arrêta : le même sentiment rendit sourd à toutes mes instances les naturels que je voulus persuader. Montrer la terre et faire le signe d’un homme mort était leur unique réponse. Je me décidai donc à emmener deux baleiniers anglais, déserteurs de leur bâtiment, qui résidaient depuis neuf mois à Tikopia, et dont l’un parlait passablement la langue de cette île. Déjà fatigués du régime diététique de ces bons sauvages, ils préféraient courir de nouveau les dangers et les fatigues de la mer, afin de participer aux ressources de la civilisation européenne.

Sur les indications des habitans de Tikopia, la corvette gouverna à l’O. N. O., et, quoique nous fussions singulièrement contrariés par les calmes, dès le lendemain au soir, au coucher du soleil, les sommités de Vanikoro se montraient aux bornes de l’horizon comme deux ou trois petites îles séparées. À cet aspect, nos cœurs furent agités par un mouvement indéfinissable d’espérance et de regrets, de douleur et de satisfaction. Enfin nous avions sous les yeux le point mystérieux qui avait caché si long-temps à la France, à l’Europe entière, les restes d’une noble et généreuse entreprise ; nous allions fouler ce funeste sol, interroger ses plages et questionner ses habitans. Mais quel devait être le résultat de mes efforts ? Nous serait-il possible de mouiller notre corvette près des terribles écueils de Vanikoro ? Nous serait-il permis seulement de payer notre tribut de larmes à la mémoire de nos malheureux compatriotes… ? Telles étaient les tristes réflexions qui nous laissèrent plongés dans une morne rêverie…

Ce fut le 14 février 1828, au matin, que l’Astrolabe parut sur la côte orientale de Vanikoro, île haute, entièrement revêtue de sombres forêts, et dominée par des montagnes de quatre à cinq cents toises d’élévation, que couvraient ordinairement une bande de nuages stationnés sur leurs flancs escarpés. Une chaîne immense de brisans l’entoure de toutes parts, et s’étend régulièrement à plus d’une lieue de la côte. Cette formidable barrière menace d’un naufrage inévitable le téméraire navire qui tenterait de s’en approcher : ce n’est qu’après un long examen qu’on peut y reconnaître quelques issues dont l’accès est encore accompagné des plus grands périls.

Néanmoins, impatiens de franchir ce funeste obstacle, nous cherchâmes attentivement s’il ne nous serait pas possible de pénétrer au dedans des récifs par quelque passe moins dangereuse que celle de l’est, la seule qui nous parût accessible. Semée d’écueils, ouverte aux vents et à la houle du large, si la corvette eût touché en entrant, notre perte était presque certaine. Cependant nos recherches furent inutiles et nous ne pûmes trouver d’autre entrée que celle que nous redoutions. Dès-lors le sort en fut jeté ; résolu à tout braver pour accomplir un devoir que je regardais comme sacré, je dirigeai la corvette vers le mouillage de la baie de Tévai, où elle fut affourchée entre les brisans, le 20 février au soir.

Certes, dans cette baie ouverte, connue je l’ai déjà dit, à la mer et aux vents régnant d’est, notre position n’était nullement rassurante ; mais tous nous fermions les yeux sur les dangers que nous pouvions courir, pour ne songer qu’aux projets qui nous occupaient. Les pensées d’un ordre trop supérieur, qui exaltaient notre imagination, ne nous permettaient pas de nous occuper de considérations secondaires.

Dès le lendemain de notre arrivée, M. Gressieu, avec plusieurs autres personnes de l’Astrolabe, partit dans le grand canot, et fit le tour entier de l’île, interrogeant, au moyen de son interprète, les naturels des divers villages de la côte. Ses efforts furent inutiles ; il n’obtint aucun indice satisfaisant sur le lieu du naufrage. Les naturels effrayés se refusèrent constamment à toute explication positive ; jugeant du caractère et des dispositions de leurs nouveaux hôtes d’après leurs propres mœurs, ils pensaient, sans doute, que nous n’étions venus que pour tirer d’eux une vengeance éclatante des attentats commis par leurs pères. M. Gressieu s’était du reste procuré par échange quelques débris du naufrage, assez insignifians, il est vrai, mais suffisans pour attester le fait.

D’un autre côté, par les questions réitérées que j’avais adressées aux naturels des villages voisins de notre mouillage, j’avais acquis la certitude du naufrage et même plusieurs détails assez positifs pour ne laisser aucun doute à cet égard. En conséquence, le 23, je renvoyai MM. Jacquinot et Lottin aux informations, de l’autre côté de l’île. Déjà ces messieurs craignaient de voir aussi toutes leurs tentatives échouer contre le système de réticence adopté par les sauvages, quand la vue d’un morceau d’étoffe rouge séduisit tellement un de ces hommes, qu’il s’offrit aussitôt à conduire les Français sur le lieu même du naufrage.

Parvenus à la partie du récif qui est vis-à-vis le village de Payou, mes compagnons, d’après l’indication du sauvage, purent distinguer à une profondeur de douze à quinze pieds, disséminés çà et là, des armes, des canons, des boulets, et surtout de nombreuses plaques de plomb. À ce spectacle, tous leurs doutes furent dissipés ; ils restèrent convaincus que les tristes débris qui frappaient leurs yeux étaient les derniers témoins du désastre des navires de La Pérouse.

M. Jacquinot tenta vainement de soulever une des ancres avec le grand canot ; mais les coraux qui depuis quarante ans travaillaient tout à l’entour, l’avaient fixée avec tant de force au fond, qu’on eût démoli le canot sans venir à bout de ce projet. Comme je tenais à remporter avec nous en Europe quelqu’un des précieux débris que nous venions de découvrir, je me décidai à renvoyer la chaloupe elle-même sur les récifs pour les en détacher.

Je voulus mouiller la corvette dans un lieu plus sûr. Il me fallut pour cela la faire passer par un canal étroit, obstrué de coraux et sur les bords duquel la mer brisait avec fureur. Cette manœuvre périlleuse nous coûta deux journées entières des travaux les plus pénibles ; ce ne fut que le 2 mars au soir, que nous nous vîmes enfin mouillés dans un bassin entouré de terres de tous côtés, à l’abri des vents et de la mer.

Dès le lendemain, à trois heures et demie, la chaloupe et un autre canot furent expédiés sous les ordres de MM. Gressieu et Guilbert. Le premier était chargé de lever le plan des récifs et de terminer celui de l’île ; le second devait recueillir tout ce qu’il pourrait des débris du naufrage. Ces deux officiers restèrent deux jours entiers absens du bord ; et malgré le temps qui les contraria, ils remplirent complétement leur mission. M. Gressieu termina le plan détaillé de Vanikoro ; M. Guilbert, après de violens efforts qui firent céder l’arrière de la chaloupe, réussit à se procurer une ancre de 1800 k., un canon en fonte du calibre de huit, quelques pierriers, des boulets, des saumons, des plaques de plomb, etc., etc.

Tous mes compagnons paraissaient désormais aussi bien convaincus que moi du sort funeste des frégates de M. La Pérouse ; je leur communiquai le projet que j’avais conçu, d’élever à la mémoire de nos infortunés compatriotes un monument modeste, mais qui suffirait, pour attester notre passage à Vanikoro, nos efforts et l’amertume de nos regrets.

Cette proposition fut reçue avec enthousiasme, et chacun voulut concourir à l’érection du cénotaphe. Nous choisîmes sa place au milieu d’une touffe de mangliers situés sur les récifs qui environnaient au nord le lieu de notre mouillage, et on travailla sur-le-champ à l’exécution de ce projet.

Depuis que nous étions arrivés à Vanikoro, malgré les chaleurs dévorantes d’un soleil vertical, les observations de tout genre avaient été poursuivies avec une activité sans bornes : tous les règnes de la nature avaient été interrogés par nos naturalistes, tandis que les officiers parcourant en tout sens les rades de Tévai et de Manévai, en levaient les plans les plus détaillés et les couvraient de sondes multipliées. En un mot, nos travaux réunis sur cette île de funeste mémoire suffisaient déjà pour la faire connaître sous tous les rapports possibles.

Malgré les peines de tout genre attachées à nos diverses opérations, un plein succès les avaient couronnées. Personne n’avait souffert du séjour de l’Astrolabe à Vanikoro ; déjà même nous commencions à rire des frayeurs du Prussien Butchert et du peuple entier de Tikopia. Mais au retour de la chaloupe tout changea de face en peu de jours, et nous nous vîmes bientôt réduits aux plus tristes extrémités.

M. Gaimard, qui s’était dévoué à passer seul avec Hamilton six jours au milieu des sauvages de Nama et à leur discrétion, dans l’espoir d’obtenir des renseignemens encore plus positifs sur le naufrage, revint à bord avec les symptômes d’une fièvre qui ne tarda pas à se déclarer.

Dès le lendemain je fus moi-même attaqué de cette maladie, et, en moins de huit jours, plus de vingt-cinq personnes furent enlevées par elle au service du bord. Néanmoins les travaux de notre cénotaphe se poursuivirent au point, que le 14 mars il était terminé. Ce même jour l’inauguration eut lieu en présence d’une partie de l’équipage descendu à terre, pour assister à cette pieuse cérémonie. Un détachement armé salua par trois fois le mausolée, tandis que les canons de la corvette faisaient retentir les montagnes de Vanikoro. Un silence religieux, un recueillement solennel présidèrent au triste et tardif témoignage de regrets que des Français donnaient à la mémoire de leurs malheureux frères. Une circonstance douloureuse contribuait à rendre la cérémonie encore plus imposante. L’Astrolabe, converti en un lugubre hôpital, renfermait déjà plus de trente de nos compagnons affaissés sous le poids de la maladie ; un sort semblable menaçait les autres, et si le vent eût retardé notre départ, cette terre meurtrière devait, selon toute apparence, nous servir de tombeau. Ainsi le cénotaphe qu’on venait d’élever en l’honneur des compagnons de La Pérouse pouvait aussi devenir le dernier témoin des longues épreuves et du désastre de la nouvelle Astrolabe.

Un temps affreux s’était déclaré, des torrens de pluie se succédaient régulièrement chaque jour, et cette humidité perpétuelle jointe à l’atmosphère embrâsée de ces funestes lieux fut sans doute l’origine de la maladie qui nous persécutait, en même temps que l’intempérie du ciel nous forçait à une inaction fatale.

Enfin, après quatre jours des recherches les plus pénibles et les plus fatigantes, M. Gressieu parvint à découvrir, au nord de Vanikoro, une passe susceptible de recevoir la corvette, mais qui était pourtant hérissée de dangers.

Le 17 mars, avec un temps incertain et une brise variable, nous nous hasardâmes enfin par ce passage difficile : entreprise critique et décisive pour le sort de l’expédition. Je vis plusieurs fois l’instant où la corvette entraînée sur les terribles brisans qui bordaient ce canal étroit, allait s’y perdre en quelques minutes, et abandonner le petit nombre de malheureux qui eussent échappé au naufrage, à la férocité des peuples les plus sauvages et les plus dégoutans de la Polynésie.

Accablé par la fièvre, je pouvais à peine me soutenir pour commander la manœuvre, mais je dus beaucoup à l’activité des officiers qui me secondaient, et surtout au courage, au sang-froid et à l’habileté avec laquelle M. Gressieu me servit de pilote dans cette importante circonstance.

Il était grand temps sans doute de nous échapper de Vanikoro. Déjà la fièvre avait mis quarante-cinq personnes hors de service ; quelques jours de plus, toute manœuvre nous devenait impossible. La veille même de notre départ, à la suite d’un mouvement que je voulus faire, la corvette se trouva entraînée à peu de distance des brisans ; faute de bras je fus obligé de rester toute la nuit dans cette position, et d’attendre que le vent eût changé.

Notre extrême faiblesse avait en outre enhardi les sauvages à un tel point, qu’ils conçurent l’audacieux projet de nous enlever. Le même jour, ils vinrent visiter le navire, munis de leurs seules armes, examinèrent le petit nombre d’hommes qui restaient valides, et semblaient préluder à leur attaque. Leurs complots n’échappaient pas à notre vigilance. D’un ton ferme et sévère, je leur défendis l’accès du bord, et je fis ouvrir la salle d’armes, ordinairement fermée avec soin. L’aspect de vingt mousquets étincelans dont ils connaissaient la puissance, les fit tressaillir, et nous délivra de leur présence. Il est essentiel de maintenir ces naturels stupides et grossiers par la seule terreur des armes ; elle est presque toujours plus salutaire que leur effet même. La vue seule d’un pistolet mettra en fuite vingt sauvages, tandis qu’ils seraient capables de se ruer comme des bêtes féroces sur une troupe qui viendrait de faire feu sur eux.

Le groupe de Vanikoro se compose surtout de deux îles d’inégale étendue, entourées de toutes parts d’un immense récif de trente à quarante milles de circuit ; en outre, deux ou trois îlots beaucoup plus petits se trouvent disséminés près d’elles.

Ces îles forment une espèce de transition de l’archipel de Santa-Cruz à celui des Nouvelles-Hébrides, situé à quelque distance au sud. Le peuple qui les habite appartient à la même race océanienne, pauvre, chétive, sale, dégoûtante, et dans des dispositions naturellement hostiles contre les Européens. On ne retrouve chez ce peuple aucune trace de cette bienveillance, de cette hospitalité qui caractérisent plusieurs des tribus vraiment polynésiennes, telles que celles qui habitent les îles de la Société, des Amis, Rotouma, Tikopia, etc. Les naturels de Vanikoro donnèrent à notre arrivée les signes les moins équivoques d’une extrême défiance ; malgré les cadeaux que nous leur fîmes, nous ne pûmes jamais la dissiper entièrement ; aussi, comme on vient de le voir, nous manifestèrent-ils à notre départ les intentions les plus malveillantes.

On ne peut guères douter que les malheureux Français qui échappèrent au naufrage des frégates n’aient eu beaucoup à souffrir de la cruauté et de la cupidité de ces barbares, comme de l’influence meurtrière du climat. Nonobstant leurs réticences perpétuelles, les naturels qui répondaient à nos questions réitérées, avouèrent qu’il y avait eu des combats entre eux et les étrangers, et qu’un certain nombre de personnes avait péri des deux côtés.

La version la plus probable que j’aie pu recueillir de la bouche de ces hommes bornés et peu intelligens serait qu’il y a quarante ans environ, une des frégates aurait touché dans une nuit très-orageuse, contre les brisans du sud de l’île ; là, exposée à toute la fureur des flots, elle aurait promptement coulé et tout aurait péri corps et biens, sauf un canot monté par une trentaine de blancs qui abordèrent à la côte voisine. Le lendemain, l’autre frégate se serait échouée sous le vent de l’île dans un lieu plus calme, et à l’abri du vent, où elle serait restée long-temps en place. Ceux qui la montaient seraient descendus près du village de Payou, et réunis à ceux de l’autre frégate, ils auraient construit un petit navire des débris du grand, et auraient quitté Vanikoro au bout de sept à huit lunes. Depuis cette époque on n’aurait plus entendu parler d’eux.

Si ce récit est vrai, comme tout porte à le croire, les malheureux qui ont échappé aux combats et aux maladies auront tenté de prendre la route des Moluques ou des îles Philippines, et il y a lieu de supposer que leur nouveau navire se sera perdu sur les côtes périlleuses des îles Salomon, alors presqu’entièrement inconnues, aujourd’hui même très-imparfaitement explorées. Un jour, et ce jour n’est peut-être pas éloigné, un hasard heureux, semblable à celui qui s’offrit à Dillon, nous fera connaître le théâtre de ce dernier désastre ; mais le malheur veut que ces parages soient occupés par des peuples presqu’aussi sauvages que ceux de Vanikoro, aussi peu susceptibles qu’eux de compâtir aux maux et de respecter la vie des infortunés que le naufrage jette entre leurs mains.

Quant à nous, échappés comme par enchantement aux récifs de Vanikoro, nous cherchâmes quelque temps à regagner les plages hospitalières du Port-Jackson, pour donner à nos malades des secours et les moyens de se rétablir. Des vents forcés de sud-est et de sud-sud-est, accompagnés d’un temps affreux, nous obligèrent de renoncer à ce projet, et de nous diriger vers les Mariannes, lieux déjà chers aux marins français, par l’accueil généreux qu’ils avaient offert à M. le capitaine Freycinet et à ses compagnons de voyage. Durant ce pénible trajet, que le calme et des brises contraires rendirent d’une longueur désolante, notre corvette offrait l’état le plus déplorable. La fièvre avait successivement saisi toutes les personnes de l’équipage : capitaine, officiers, médecins, maîtres, marins et soldats, tous, hormis huit à dix personnes, avaient payé le tribut à l’impitoyable maladie. Les uns pâles, exténués et fatigués de l’existence, employaient un reste de force à se traîner d’un bout du navire à l’autre, pour distraire leur ennui et chercher quelques soulagemens à leurs maux ; d’autres, parvenus au dernier degré d’affaiblissement, restaient étendus sans mouvement là où on les transportait, heureux au moins que l’excès du mal leur ôtât en partie le sentiment de leurs souffrances. L’Astrolabe qui, peu de jours encore auparavant, n’offrait qu’une réunion d’individus satisfaits et jouissant de la santé la plus florissante, avait été convertie, par le séjour à Vanikoro, en une infirmerie où le petit nombre des hommes bien portans ne semblait être que les gardiens des malades et des invalides.

Voilà les tristes auspices sous lesquels nous poursuivîmes notre longue navigation, tout en opérant encore d’importantes reconnaissances et des découvertes dans les archipels des Carolines, dans les îles des Papous et des Moluques.

Implacable à nous tourmenter, la fièvre résista à tous les efforts, à tous les soins des médecins, elle nous poursuivit dans le reste de notre navigation, et six mois après, à notre arrivée à l’île de France, plus de vingt-cinq personnes étaient encore en proie à de violens accès.

Aux Moluques, la dyssenterie, plus impitoyable encore, avait joint ses ravages à ceux de la fièvre, et avait enlevé en peu de temps huit hommes à l’équipage de la corvette. En quittant Bourbon, nous fûmes encore obligés de laisser à l’hôpital douze malades à qui leur état ne permettait pas de nous suivre sans compromettre leur existence.

Maintenant qu’il me soit permis, Messieurs, de rendre devant vous un témoignage authentique et sincère de reconnaissance, et presque d’admiration, aux officiers et aux naturalistes qui ont partagé avec moi les dangers de cette campagne. Cent fois j’exposai leurs jours à une perte presqu’assurée ; peut-être même ai-je couru, dans l’ardeur de mon zèle, le risque d’être taxé d’une imprudence poussée jusqu’à la témérité ; mais j’avais pour excuse et pour garant l’inébranlable constance et le dévouement héroïque de mes compagnons. Cependant, mis chaque jour à tant de cruelles épreuves, ce dévouement aurait pu se lasser ou se refroidir ; mais non, il répondit à mon attente : il triompha de tous les obstacles, sans jamais faire entendre un reproche, une plainte, pas même l’ombre d’un regret ? Aux temps les plus brillans de la campagne, l’activité, l’enthousiasme de ces dignes collaborateurs se soutinrent avec une égale énergie. Même lorsque notre salut ne tenait plus qu’à un fil, les recherches, les observations, se poursuivaient avec autant d’exactitude et d’assiduité que dans les momens de calme et de sécurité. Un homme étranger à notre position n’aurait jamais pu soupçonner, en voyant nos travaux, qu’il ne fallait qu’un instant pour les anéantir et même détruire avec eux toute espèce de vestige de notre expédition. Mais, qu’on me passe cette réflexion sans l’attribuer à un excès d’orgueil national : c’est l’un des priviléges du caractère des officiers français de jouer avec les obstacles qu’on leur oppose, et de grandir en face du danger présent. Quand un capitaine a pu s’entourer de compagnons tels que ceux que j’avais le bonheur de posséder, il n’est rien qu’il ne puisse exécuter !…

(Communiqué par M. le capitaine d’Urville.)




GÊNES.




RÉVOLUTION DU 17 MAI 1797.




le club morando.


À l’époque de la révolution française, quelques Génois amis des principes qu’elle donnait occasion de développer se réunissaient chez un apothicaire nommé Morando, pour y lire les nouvelles : bientôt cette réunion fut connue ; on la nomma le club Morando. Tant qu’elle ne fut pas nombreuse, le gouvernement génois, ne la croyant pas dangereuse, pensa qu’elle pourrait le devenir si elle était persécutée ; il la toléra.

Cependant, l’armée française, après avoir été long-temps retenue au haut des Alpes, et dans la rivière de Gênes, se précipite tout à coup dans le Piémont et dans la Lombardie, commandée par un général dont le courage, les talens et les succès allaient bientôt étonner l’Europe. La paix se fait avec le Piémont et avec Naples ; toute la Lombardie est au pouvoir des Français ; quatre armées autrichiennes sont défaites, Mantoue se rend ; Rome est à la discrétion du vainqueur ; l’armée triomphante poursuit sa course, bat le prince Charles, et va signer sous les murs de Vienne les préliminaires de la paix avec l’empereur. Pendant ce temps, une foule d’écrits pleins de chaleur propageait les principes de la révolution, et attaquait les anciens gouvernemens ; le club Morando grossissait tous les jours ; le gouvernement faible, incertain, n’osait prendre ouvertement aucun parti rigoureux ; il craignait de faire éclater un mouvement qu’il espérait éviter en temporisant. Il se bornait donc à quelques mesures partielles et secrètes, suffisantes cependant pour contenir les hommes timides. Telle était la situation des choses au 17 mai 1797.

Depuis quelques jours, des jeunes gens des principales familles de Gênes se réunissaient dans l’après-midi sur la place de l’Acquasola, située près des remparts, hors de la ville, et y jouaient aux barres : ils avaient annoncé une grande partie pour le 17 mai, de laquelle devaient être plusieurs Français. On distinguait parmi les acteurs le jeune prince S.-Croce, expulsé de Rome pour avoir manifesté, disait-on, un grand attachement aux idées de liberté.

Bientôt le bruit se répandit dans Gênes que, sous prétexte de jouer aux barres, ces jeunes gens voulaient simuler une lutte entre le parti républicain et le parti royaliste, dont le résultat serait le triomphe de ce dernier, et le couronnement de son chef.

Quelque dénué de vraisemblance, quelqu’absurde que fût un projet de cette nature, il se trouva des têtes exaltées qui y crurent. Une foule de jeunes gens se réunit en conséquence avec l’intention d’empêcher la partie de barres ; ils s’arment de sabres, de pistolets, de fusils de chasse, et se rendent les premiers à l’Acquasola ; ils occupent la place du jeu de barres, et y établissent une partie de ballon. Les acteurs du jeu de barres arrivent, et quoiqu’ils voyent la place prise, ils veulent établir leur camp. Ils étendent donc d’un côté un ruban bleu, et de l’autre un ruban rouge, et plantent des drapeaux en pavillons de même couleur. Les joueurs de ballon se précipitent sur eux, arrachent les rubans, les drapeaux, et on se bat. Les joueurs de barres, qui se trouvaient en petit nombre, n’étant pas encore tous réunis, se sauvent par la porte de l’Acquasola ; les autres les poursuivent ; la garde de la porte s’oppose aux agresseurs ; ils veulent la forcer, blessent mortellement un soldat, et pénètrent dans la ville. Cependant deux d’entre eux, un nommé Isolabella, et un autre Génois sont arrêtés et conduits à la tour. Les autres, craignant le même sort, quittent Gênes. Cet événement fit une vive sensation, et produisit la plus grande fermentation parmi les parens et les amis des jeunes gens arrêtés, ou de ceux qui se trouvaient en fuite.

Dans les jours précédens, il s’était déjà formé plusieurs groupes qui parcouraient la ville en chantant des hymnes patriotiques : on avait remarqué qu’ils étaient principalement composés de perruquiers.

Le surlendemain au soir, une foule de peuple se porta devant la maison du ministre de France. Ce jour-là on avait reçu à Gênes la nouvelle de la paix, et l’hôtel de l’ambassade était illuminé. Quand le ministre se présenta pour entrer chez lui, des cris nombreux de Vive la république française ! se firent entendre. On entoura le ministre, on l’accompagna jusque dans sa maison, on remplit le vestibule et les escaliers, et on lui demanda de s’intéresser auprès du gouvernement pour obtenir la liberté des deux personnes arrêtées l’avant veille. Le ministre promit de faire cette démarche. Alors la foule quitta la place ; mais ce fut pour se porter au palais, et de là à la salle de spectacle. Le théâtre fut aussitôt fermé, la garde se prépara même à résister si on voulait tenter de forcer les portes ; toutefois on se contenta de briser quelques vitres de chaises à porteur, et tout rentra dans l’ordre.

Ce n’était là que le prélude de scènes plus fâcheuses. Le 22 mai, vers huit heures du matin, le corps des Cadetti, en se rendant au Ponte Reale, où il devait être de garde, fit jouer l’air Ça ira, et l’on vit accourir sur ses pas un grand nombre de curieux, qui s’accrut prodigieusement en chemin. Bientôt les chants accompagnent l’air ; l’enthousiasme naît, on crie Vive la liberté ! et ensuite Aux armes ! Cette foule, composée en grande partie de jeunes gens de tous les états, et très-mal armée, s’établit aux portes principales de la ville, telles que le Ponte Reale, sur le Port, Saint-Thomas et l’Acquasola ; elle occupa également les môles, et les batteries du côté de la mer. Partout la troupe soldée, infanterie et artillerie, qui était de garde, se laissa désarmer sans résistance : plusieurs officiers même et quelques soldats se réunirent aux insurgés. Une partie de l’attroupement se rendit ensuite à la Darsina, ou anse des galères, mit les forçats en liberté, les arma, et les fit marcher avec elle : heureusement que le plus grand nombre était alors hors de Gênes, sur deux galères qui se trouvaient en course.

À onze heures du matin environ, deux cents insurgés, à la tête desquels étaient l’abbé Cuneo et le Bernardin Ricolfi, se portèrent chez le ministre de France ; les deux chefs montèrent seuls auprès de lui. Ils étaient extrêmement échauffés ; ils s’annoncèrent comme députés par les patriotes pour l’engager à les accompagner au palais sans différer, afin de faire admettre les demandes qu’ils avaient à présenter ; ils firent observer au ministre que le gouvernement armait un très-grand nombre d’hommes pour sa défense, et entr’autres les charbonniers et les portefaix qui lui étaient tous dévoués ; que le sang allait couler, et que le ministre de France pouvait seul prévenir les malheurs dont on était menacé. Le ministre leur répondit que ses devoirs, et le caractère dont il était revêtu ne lui permettaient pas de se rendre à leurs désirs ; mais que si son intervention auprès du gouvernement génois pouvait éviter des malheurs, il lui transmettrait bien volontiers leurs demandes, et qu’il allait écrire au sénat en conséquence.

Pendant ce temps, le gouvernement irrésolu chargea M. Jean-Luc Durazzo, l’un de ses membres, de se transporter chez le ministre de France, pour l’inviter à employer ses bons offices, afin de faire cesser les désordres qui se manifestaient dans la ville.

M. Jean-Luc Durazzo se présenta donc chez le ministre, et l’engagea au nom du sénat à l’accompagner au palais. Il lui apprit qu’une multitude de charbonniers et de portefaix avait enfoncé le magasin d’armes et s’était emparé, sous prétexte de défendre le palais, de tout ce qu’elle y avait trouvé, que le gouvernement était sans force pour arrêter l’effusion du sang prêt à couler, etc. Le ministre accéda à sa prière, et le reconduisit au palais, où le gouvernement l’invita avec instance à se charger de parler au peuple.

En sortant du palais de France, les insurgés s’étaient portés chez l’apothicaire Morando qui, âgé de 76 ans, et malade dans son lit, était demeuré jusqu’alors étranger aux mouvemens de la journée. Ils l’avaient fait lever, et l’avaient amené avec eux à la loge de Banchi où se trouvait le principal rassemblement.

Le ministre de France, accompagné d’un certain nombre de patriciens, se rendit près d’eux, et leur proposa de nommer quatre députés pour s’entendre avec quatre membres du gouvernement, et délibérer sur les mesures à prendre. Ces députés furent l’abbé Cuneo, l’apothicaire Morando, le médecin Figari, et le médecin Vacarezza. Mais les insurgés ne voulaient les laisser partir, qu’autant que le gouvernement leur livrerait six patriciens comme otages ; ils consentirent cependant à une suspension d’armes, et à attendre ce qui serait arrêté au sénat.

Alors les événemens prirent un caractère grave dans la ville. Les charbonniers et les portefaix, au nombre de cinq à six mille, s’étant répandus partout, en étaient venus aux mains avec les insurgés, et les avaient repoussés. L’apothicaire Morando, l’un des députés nommés par le peuple pour aller au palais, était demeuré seul et abandonné sous la loge de Banchi : plusieurs chefs de l’insurrection cherchèrent bientôt avec lui, dans la maison du ministre, un asile contre la furie des charbonniers. Ceux-ci s’étaient disséminés par pelotons de quinze à vingt, dans chaque rue. Le cri de ralliement était Viva Maria ! viva il nostro Principe ! morte ai Francesi. Dès le principe de l’insurrection, quelques révoltés avaient pris la cocarde tricolore pour signe de ralliement ; cette malheureuse distinction devint fatale aux Français. Toute personne française ou génoise qui était rencontrée avec cette cocarde était à l’instant arrêtée, dépouillée, maltraitée de coups de crosse, et traînée par les cheveux ; deux officiers d’artillerie français, qui sortaient de chez le ministre, où ils étaient venus pour affaires concernant le dépôt d’artillerie établi à Saint-Pierre d’Arena, furent assaillis à la porte de trois coups de fusil, qui heureusement ne les atteignirent pas. Les charbonniers les arrêtèrent, les dépouillèrent, leur arrachèrent leurs épaulettes et les conduisirent en prison : puis ils cernèrent la maison du ministre, et couchaient en joue toutes les personnes qui paraissaient aux fenêtres. Déjà on avait fait feu sur la maison du consul de France ; le désordre allait toujours croissant, les maisons des Français étaient menacées d’être pillées ; on entendait fréquemment des coups de canon et des coups de fusil ; tous les rapports annonçaient qu’on poursuivait plus particulièrement les Français.

Au moment où le ministre sortait du palais avec deux patriciens, pour aller porter au peuple le décret rendu par le sénat, les charbonniers et les portefaix, qui remplissaient la cour du palais, s’opposèrent à son passage. Il fut enveloppé, couché en joue, et séparé des patriciens qui le suivaient. Des coups de fusil se firent entendre ; un Français qui passait sans armes, fut tué ; d’autres furent arrêtés et maltraités. Le ministre obtint leur élargissement, et rentra avec eux dans la salle du Doge. Il requit le Doge et les sénateurs de le faire accompagner chez lui par une escorte suffisante, et par deux sénateurs et six patriciens. Cette escorte lui fut accordée.

De retour à son hôtel, le ministre y trouva les patriotes qui s’y étaient réfugiés. Il leur donna lecture du décret rendu par le sénat ; on en multiplia les copies, et les patriotes furent invités par le ministre et les sénateurs à l’aller publier parmi leurs concitoyens.

Cependant le tumulte augmentait ; les décharges d’artillerie et les coups de fusil se répétaient plus fréquemment ; les attroupemens des charbonniers autour de la maison du ministre devenaient plus considérables. Il crut alors devoir témoigner ses craintes au gouvernement, et lui demander de garantir sa sortie de Gênes, mettant sous la responsabilité personnelle de ses membres tous les événemens qui pourraient arriver.

Le gouvernement répondit qu’il n’était pas le maître de la multitude armée pour sa défense, qu’il ne pourrait protéger la sortie du ministre qu’autant que les troupes occuperaient les forts de Saint-Thomas, dont les insurgés s’étaient emparés ; mais que, pour préserver le palais de la légation, il augmentait sa garde de cinquante hommes. Le soir, l’anarchie fut à son comble, et le gouvernement fit connaître au ministre qu’il désirait lui envoyer deux sénateurs, afin de conférer avec lui sur les moyens de sauver la chose publique ; mais qu’il n’y avait aucune sûreté pour eux ; que la fureur des charbonniers ne connaissait plus de bornes, qu’on ne pourrait les apaiser et rétablir l’ordre que quand on serait maître de la porte de Saint-Thomas, et que le ministre était invité à employer à cet effet toutes les mesures qui étaient en son pouvoir. Celui-ci répondit qu’il était étranger à tout ce qui se passait, que le gouvernement savait très-bien qu’il n’avait à cet égard ni pouvoir ni influence, et que c’était au gouvernement seul à prendre les moyens que pouvaient exiger les circonstances.

Le tumulte continua jusqu’à une heure du matin ; on fut assez tranquille le reste de la nuit. À la pointe du jour, les canonnades et les fusillades recommencèrent ; il y eut de part et d’autre plusieurs hommes tués et blessés. Le parti du gouvernement demeura enfin maître de toutes les portes.

Ce jour-la, l’autorité fit publier un décret rendu la veille, qui ordonnait de respecter les étrangers et les propriétés, et de suspendre toutes les voies de fait.

On parvint à éloigner les charbonniers de la maison du ministre ; mais ils se portèrent dans les maisons où ils savaient qu’étaient logés des Français ; ils les saccagèrent et traînèrent ceux-ci en prison en les maltraitant de coups ; ils pillèrent aussi la boutique et le logement de l’apothicaire Morando, et de telle manière, qu’ils n’y laissèrent pas un clou ; on peut dire que jamais pillage ne fut plus complet.

Le gouvernement rendit alors un décret et qui invitait les citoyens à reporter leurs armes au palais, attendu qu’il n’y avait plus de résistance, et que tout rentrait dans l’ordre. On entendit cependant tout le jour des coups de fusils tirés dans les rues et aux fenêtres. Les insurgés tenaient encore quelques postes sur les môles ; mais on acheva de les leur enlever dans la nuit. Toute la troupe de ligne et les bourgeois furent employés à des patrouilles et à protéger les personnes et les propriétés contre les projets des charbonniers, qui menaçaient hautement de pillage les maisons des négocians, et en général celles de tous les amis des Français ; les forçats furent repris et rendus à leurs chaînes.

Cependant beaucoup de Français étaient arrêtés. Le premier soin du ministre avait été de demander comme préliminaire aux réparations que l’on devait à son pays pour les outrages sanglans qui lui avaient été faits dans les deux jours précédens : 1o la mise en liberté sur-le-champ de tous les Français et de tout étranger au service de France ; 2o une proclamation au peuple de Gênes portant la déclaration formelle que ceux-ci n’avaient eu aucune part aux événemens antérieurs : en même temps il avait réclamé la liberté individuelle de quelques Français qui étaient nécessaires à leurs fonctions. Le gouvernement répondit qu’on les relâcherait après qu’ils auraient été examinés, et qu’on aurait reconnu qu’il n’y avait rien à leur reprocher. En attendant, ces infortunés, privés de tout, meurtris de coups, étaient entassés les uns sur les autres dans les souterrains du palais, dans la bourbe, et dans la fange jusqu’aux genoux. Mais comme le ministre insistait sur sa demande, le gouvernement publia enfin une proclamation, où il invitait les Génois à respecter les Français, en leur faisant sentir que la conservation de Gênes dépendait de l’amitié de la France. Par cette proclamation, le gouvernement cherchait à éluder les demandes du ministre.

P…



  1. On doit cette notice à l’un de nos plus savans naturalistes, M. Lesson ; nous avons cru pouvoir en retrancher quelques détails, qui n’avaient rapport qu’aux sciences géologiques.
  2. La population de Sainte-Hélène est évaluée aujourd’hui à environ trois mille habitans, et dans ce nombre les esclaves noirs y entrent bien pour moitié. Les rivalités et les jalousies qui ne manquent jamais de régner dans les corps armés, divisent la classe supérieure de cette faible population, et ne permettent point qu’il y ait là, comme ailleurs, des réunions amicales, des fêtes ou des plaisir.
  3. L’île Sainte-Hélène doit sa formation à des émanations volcaniques depuis long-temps éteintes ; tout en elle rappelle son origine ignée. Çà et là, de longues et imparfaites colonnades d’un basalte gris-brun s’élèvent en obélisques. Celles qui méritent le plus d’être citées sont Loth et sa femme qui s’élèvent près de Sandy-Bay. Loth n’a pas moins de 1,444 pieds, au-dessus de la surface de la mer.

    Les bœufs ou les vaches introduits dans l’île ne servent point à la consommation des habitants, ou du moins on ne les tue que lorsqu’il y a nécessité absolue. La garnison est nourrie avec des salaisons apportées d’Angleterre ; les poissons, dont les côtes fourmillent, en font le complément. La volaille y est peu multipliée, et une poule s’y vend six francs ; ce qu’on peut s’y procurer le plus aisément sont quelques sacs de pommes de terre. James-Town ne possède qu’un seul hôtel assez élégant, où on peut être reçu pour le modique prix de trente schillings par jour. Enfin, on trouve un assez nombreux assortiment d’une foule d’objets les plus disparates dans un seul magasin…

  4. The New Monthly Magazine..