VANINI.

SES ÉCRITS, SA VIE ET SA MORT.

Pour apprécier équitablement Vanini, il faut le placer, parmi ses contemporains, dans son pays et dans son siècle.

Le XVIe siècle est un siècle de révolutions : il rompt avec le moyen-âge ; il cherche, il entrevoit la terre promise des temps nouveaux ; il n’y parvient point, et s’épuise dans l’enfantement d’un monde qu’il n’a point connu et qui le renie. Le XVIIe siècle, entièrement émancipé, n’a plus rien de commun avec le moyen-âge ; mais autant il s’en éloigne, autant et plus encore il diffère et tient à honneur de différer du siècle précédent. À son ardeur aventureuse il a substitué une énergie réglée, qui connaît son but et y marche avec ordre. Ici dominent la raison et la mesure, travaillant sur un plan arrêté et produisant des monumens d’une solidité et d’une beauté qui défient la critique et le temps ; là s’agitait une imagination puissante, mais effrénée, impatiente du présent, en révolte contre le passé, et s’égarant à la poursuite d’un avenir inconnu. Du moins, à la place du moyen-âge, que l’on rejette, et faute de l’esprit nouveau, qui n’est pas venu encore, on a devant soi cette admirable antiquité païenne, sortant alors de ses ruines. On l’imite donc, et parce qu’elle est belle, et surtout parce qu’elle est nouvelle ; on l’imite avec liberté, avec esprit, avec imagination, mais sans vraie grandeur ; car toute imitation ou tout effort sans un but et sans une direction bien marquée ne conduit à rien de grand. Le génie, pour se déployer à son aise, a besoin d’un ordre de choses défini et déterminé, qui l’inspire et qu’il représente. Il s’agite en vain dans le vide, et ne produit que des œuvres d’un caractère indécis et d’une beauté douteuse.

Hâtons-nous, d’appliquer ces considérations générales à la philosophie.

La philosophie grecque et latine a vécu douze siècles, et elle a laissé des monumens immortels, à la fois divers et harmonieux, qui tous, au milieu des différences les plus manifestes, réfléchissent le même caractère. La philosophie du moyen-âge qui lui succède, la scolastique, a son caractère aussi, parfaitement déterminé : achevée et accomplie en son genre, elle a son commencement, ses progrès et sa fin, sa barbarie, son éclat, sa décadence ; son époque classique est le XIIIe siècle avec des saints pour philosophes, et avec ces travaux gigantesques, inspirés du même esprit, empreints du même caractère, des mêmes beautés et des mêmes défauts qui se voient encore dans l’architecture et les cathédrales de ce grand siècle. La philosophie moderne, née en 1637 et bien jeune encore, a déjà sa grandeur et son unité cachée, mais réelle ; j’entends d’abord sa méthode, qui est à peu près la même dans toutes les écoles. Entre la philosophie moderne et la philosophie scolastique est celle qu’on peut appeler à bon droit la philosophie de la renaissance, parce que, si elle est quelque chose, elle est surtout une imitation de l’antiquité. Son caractère est presque entièrement négatif : elle rejette la scolastique ; elle aspire à quelque chose de nouveau, et fait du nouveau avec l’antiquité retrouvée. À Florence, on traduit Platon et les Alexandrins ; on fonde une académie pleine d’enthousiasme, dépourvue de critique, où l’on mêle, comme autrefois à Alexandrie, Zoroastre, Orphée, Platon, Plotin et Proclus, l’idéalisme et le mysticisme, un peu de vérité, beaucoup de folie. Ici on adopte la philosophie d’Épicure, c’est-à-dire le sensualisme et le matérialisme ; là, le stoïcisme, la encore le pyrrhonisme. Si presque partout on combat Aristote, c’est l’Aristote du moyen-âge, l’Aristote d’Albert-le-Grand et de saint Thomas, celui qui, bien ou mal compris, avait servi de fondement et de règle à l’enseignement chrétien ; mais on étudie encore, on invoque le véritable Aristote, et, à Bologne par exemple, on le tourne contre le christianisme. En fait, cette courte époque ne compte aucun homme de génie qui puisse être mis en parallèle avec les grands philosophes de l’antiquité, du moyen-âge et des temps modernes ; elle n’a produit aucun monument qui ait duré, et, si on la juge par ses œuvres, on peut être avec raison sévère envers elle. Mais c’est l’esprit du XVIe siècle qu’il faut considérer au milieu de ses plus grands égaremens. La philosophie de la renaissance a préparé la philosophie moderne : elle a brisé l’ancienne servitude, servitude féconde, glorieuse même tant qu’elle était inaperçue et qu’on la portait librement en quelque sorte, mais qui, une fois sentie, devenait un insupportable fardeau et un obstacle à tout progrès. À ce point de vue, les philosophes du XVIe siècle ont une importance bien supérieure à celle de leurs ouvrages. S’ils n’ont rien établi, ils ont tout remué ; la plupart ont souffert, plusieurs sont morts pour nous donner la liberté dont nous jouissons. Ils n’ont pas été seulement les prophètes, mais plus d’une fois les martyrs de l’esprit nouveau. De là sur leur compte deux jugemens contraires, également vrais et également faux, parce qu’ils sont également incomplets. Quand Descartes et Leibnitz, les deux grands philosophes du XVIIe siècle, rencontrent sous leur plume les noms des penseurs aventureux du XVIe, moitié vérité, moitié calcul, ils les traitent fort dédaigneusement ; ils ne veulent pas être confondus avec ces farouches révolutionnaires, et ils oublient que, sans eux peut-être, jamais la liberté raisonnable dont ils font usage, jamais le bill des droits de la pensée n’eût été possible. D’autre part, il y a encore aujourd’hui des brouillons et des utopistes qui, confondant une révolution à maintenir avec une révolution à faire, nous ramènent, dans leur audace rétrospective, au berceau même des temps modernes, et nous proposent pour modèles les entreprises déréglées où s’est consumée l’énergie du XVIe siècle. Pour nous, nous croyons être équitable en faisant peu de cas des travaux philosophiques de cet âge et en honorant leurs auteurs : ce ne sont pas leurs écrits qui nous intéressent, mais leur destinée tout entière, leur vie et surtout leur mort. L’héroïsme et le martyre même ne sont pas des preuves de la vérité : l’homme est si grand et si misérable qu’il peut donner sa vie pour l’erreur et la folie comme pour la vérité et la justice ; mais le dévouement en lui-même est toujours sacré, et il nous est impossible de reporter notre pensée sur la vie agitée, les infortunes et la fin tragique de plusieurs des philosophes de la renaissance, sans ressentir pour eux une profonde et douloureuse sympathie.

En France, le XVIe siècle a eu ses philosophes indépendans, qui ont attaqué ou miné la domination d’Aristote et de la scolastique. Il serait utile et patriotique de disputer à l’oubli et de recueillir pieusement les noms et les écrits de ces hommes ingénieux et hardis qui remplissent l’intervalle de Gerson à Descartes. Du moins il en est un que l’histoire n’a pu oublier, je veux dire Pierre de la Ramée.

Quelle vie, et surtout quelle fin ! Sorti des derniers rangs du peuple, domestique au collége de Navarre, admis par charité aux leçons des professeurs, puis professeur lui-même, tour à tour en faveur et persécuté, chassé de sa chaire, rappelé, banni, rentré en France, toujours suspect, il est massacré dans la nuit de la Saint-Barthélemy comme protestant à la fois et comme platonicien. Son adversaire, le catholique et péripatéticien Charpentier dirigea les coups. On aurait peine à le croire, si un contemporain bien informé, de Thou, ne l’attestait. « Charpentier, son rival, dit le véridique historien, excita une émeute et envoya des sicaires qui le tirèrent du lieu où il était caché, lui prirent son argent, le percèrent à coups d’épée et le précipitèrent par la fenêtre dans la rue. Là des écoliers furieux, poussés par leurs maîtres qu’animait la même rage, lui arrachent les entrailles, traînent son cadavre, le livrent à tous les outrages et le mettent en pièces[1]. » Voilà quel fut le sort d’un homme qui, à défaut d’une grande profondeur et d’une originalité puissante, possédait un esprit élevé, orné de plusieurs belles connaissances, qui introduisit parmi nous la sagesse socratique, tempéra et polit la rude science de son temps par le commerce des lettres, et le premier écrivit en français un traité de dialectique[2]. Depuis on n’a pas daigné lui élever le plus humble monument qui gardât sa mémoire ; il n’a pas eu l’honneur d’un éloge public, et ses ouvrages même n’ont pas été recueillis[3] !

C’est surtout en Italie que la réforme philosophique jeta un immense éclat, et se fit jour à travers la persécution et les supplices. L’Italie joue un rôle assez médiocre dans la scolastique, car saint Thomas et saint Bonaventure, nés en Italie, se sont formés et ont enseigné en France ; leur école et leur gloire nous appartiennent. L’Italie paraît encore moins dans la philosophie moderne : elle a produit assurément plusieurs hommes de mérite, mais pas un génie du premier ordre ; elle est, à proprement parler, le théâtre de la philosophie de la renaissance. L’Italie était à cette époque le pays le plus avancé dans toutes les choses de l’esprit. Par plus d’un motif, le besoin d’une philosophie nouvelle devait y naître, et c’est de là qu’il se répandit d’un bout de l’Europe à l’autre. Les mathématiques, la physique, les sciences naturelles, y prirent de bonne heure un grand essor. C’est dans les académies italiennes que Bacon vint apprendre les règles de la physique expérimentale qu’il exprima plus tard dans un langage magnifique[4]. Tout ce qui pense alors est pour une réforme, et pour une réforme profonde et radicale. On en définit assez mal l’objet. On la poursuit par les routes les plus opposées. Celui-ci la cherche dans l’expérience sensible exclusivement consultée, celui-là dans un mysticisme spéculatif et chimérique. À côté des vieilles universités s’élèvent de libres sociétés, dévouées à l’esprit nouveau : il pénètre jusque dans les couvens, ces antiques asiles de la scolastique, et ses plus ardens apôtres lui viennent du sein des ordres religieux. Il n’y a pas une partie de l’Italie qui ne fournisse son contingent à cette noble milice ; mais c’est à Naples que se rencontrent les réformateurs les plus illustres, les plus hardis, les plus malheureux.

Qui ne connaît les aventures et la triste destinée de Bruno et de Campanella ? C’étaient deux hommes d’un esprit vigoureux, d’une ame intrépide, d’une vive et forte imagination. Bien supérieurs à La Ramée, il ne leur a manqué qu’un autre siècle, des études plus régulières et la vraie méthode. Ce qui domine en eux, c’est l’imagination ; leur raison n’était pas encore assez mûre pour la contenir, et ils se laissent emporter à des systèmes qu’ils n’avaient pas suffisamment étudiés, et qu’ils ne comprirent jamais bien.

Bruno s’éprit de Pythagore et de Platon, surtout du Pythagore et du Platon des Alexandrins. Touché et comme enivré du sentiment de l’harmonie universelle, il s’élance d’abord aux spéculations les plus sublimes où l’analyse ne l’a pas conduit, où l’analyse ne le soutient pas. Errant sur des précipices qu’il a mal sondés, sans s’en douter et faute de critique il recule de Platon aux Éléates, anticipe Spinoza, et se perd dans l’abîme d’une unité absolue, destituée des caractères intellectuels et moraux de la divinité et inférieure à l’humanité elle-même. Spinoza est le géomètre du système, Bruno en est le poète[5]. Rendons-lui du moins cette justice, qu’avant Galilée il renouvela l’astronomie de Copernic. L’infortuné, entré de bonne heure dans un couvent de Saint-Dominique, s’était réveillé un jour avec un esprit opposé à celui de son ordre, et il avait fui. Il était venu s’asseoir, tantôt comme écolier, tantôt comme maître, aux écoles de Paris et de Wittemberg, semant sur sa route des écrits ingénieux et chimériques. Le désir de revoir l’Italie l’ayant ramené à Venise, il est livré à l’inquisition, conduit à Rome, jugé, condamné, brûlé. Quel était le crime de Bruno ? Aucune des pièces de cette sinistre affaire n’a été publiée ; elles ont été détruites, ou elles reposent encore dans les archives du saint-office, ou dans un coin du Vatican, avec les actes du procès de Galilée. Bruno fut-il accusé d’avoir rompu les liens qui l’attachaient à son ordre ? Mais une telle faute ne semblait pas devoir attirer une telle peine, et c’eût été d’ailleurs aux dominicains à le juger. Ou bien fut-il recherché comme protestant, et pour avoir, dans un petit écrit, sous le nom de la Bestia trionfante, semblé attaquer la papauté elle-même ? ou bien encore fut-il accusé seulement de mauvaises opinions en général, d’impiété, d’athéisme, le mot de panthéisme n’ayant pas encore été inventé ? Cette dernière conjecture est aujourd’hui démontrée. Il y avait alors à Rome un savant allemand, profondément dévoué au saint-siége, qui se fit une fête d’assister au procès et au supplice de Bruno, et qui raconte ce qu’il a vu à un de ses compatriotes luthériens dans une lettre latine plus tard retrouvée et publiée[6], et où l’on voit avec une admiration mêlée d’horreur comment sait mourir un philosophe. Cette lettre est peu connue, et, comme elle n’a jamais été traduite en français, nous en donnerons ici quelques fragmens. Elle prouve que Jordano Bruno a été mis à mort, non comme protestant, mais comme impie, non pour tel ou tel acte de sa vie, sa fuite de son couvent ou l’abjuration de la foi catholique, mais pour la doctrine philosophique qu’il répandait par ses ouvrages et par ses discours.

« Gaspard Schoppe à son ami Conrad Rittershausen[7]

« ..... Ce jour me fournit un nouveau motif de vous écrire : Jordano Bruno, pour cause d’hérésie, vient d’être brûlé vif en public, dans le Champ-de-Flore, devant le théâtre de Pompée… Si vous étiez à Rome en ce moment, la plupart des Italiens vous diraient qu’on a brûlé un luthérien, et cela vous confirmerait sans doute dans l’idée que vous vous êtes formée de notre cruauté. Mais, il faut bien que vous le sachiez, mon cher Rittershausen, nos Italiens n’ont pas appris à distinguer entre les hérétiques de toutes les nuances ; quiconque est hérétique, ils l’appellent luthérien, et je prie Dieu de les maintenir en cette simplicité qu’ils ignorent toujours en quoi une hérésie diffère des autres. ............................ J’aurais peut-être cru moi-même, d’après le bruit général, que ce Bruno était brûlé pour cause de luthéranisme, si je n’avais été présent à la séance de l’inquisition où sa sentence fut prononcée, et si je n’avais ainsi appris de quelle hérésie il était coupable… (Suit un récit de la vie et des voyages de Bruno et des doctrines qu’il enseignait.)… Il serait impossible de faire une revue complète de toutes les monstruosités qu’il a avancées, soit dans ses livres, soit dans ses discours. Pour tout dire, en un mot, il n’est pas une erreur des philosophes païens et de nos hérétiques anciens ou modernes qu’il n’ait soutenue… À Venise enfin, il tomba entre les mains de l’inquisition ; après y être demeuré assez long-temps, il fut envoyé à Rome, interrogé à plusieurs reprises par le saint-office, et convaincu par les premiers théologiens. On lui donna d’abord quarante jours pour réfléchir ; il promit d’abjurer, puis il recommença à défendre ses folies, puis il demanda encore un autre délai de quarante jours ; enfin il ne cherchait qu’à se jouer du pape et de l’inquisition. En conséquence, environ deux ans après son arrestation, le 9 février dernier, dans le palais du grand inquisiteur, en présence des très illustres cardinaux du saint-office (qui sont les premiers par l’âge, par la pratique des affaires et la connaissance du droit et de la théologie), en présence des théologiens consultans et du magistrat séculier, le gouverneur de la ville, Bruno fut introduit dans la salle de l’inquisition, et là il entendit à genoux la lecture de la sentence prononcée contre lui. On y racontait sa vie, ses études, ses opinions ; le zèle que les inquisiteurs avaient déployé pour le convertir, leurs avertissemens fraternels, et l’impiété obstinée dont il avait fait preuve. Ensuite il fut dégradé, excommunié et livré au magistrat séculier, avec prière toutefois qu’on le punît avec clémence et sans effusion de sang. À tout cela Bruno ne répondit que ces paroles de menace : « La sentence que vous portez vous trouble peut-être en ce moment plus que moi. » Les gardes du gouverneur le menèrent alors en prison : là, on s’efforça encore de lui faire abjurer ses erreurs. Ce fut en vain. Aujourd’hui donc, on l’a conduit au bûcher. Comme on lui montrait l’image du Sauveur crucifié, il l’a repoussée avec dédain et d’un air farouche. Le malheureux est mort au milieu des flammes, et je pense qu’il sera allé raconter, dans ces autres mondes qu’il avait imaginés[8], comment les Romains ont coutume de traiter les impies et les blasphémateurs. Voilà, mon cher ami, de quelle manière on procède chez nous contre les hommes, ou plutôt contre les monstres de cette espèce. ........

« Rome, le 17 février 1600. »

Campanella, dominicain comme Bruno et novateur comme lui, est un esprit d’une autre trempe. Il a déjà plus de raison et de lumières. Tout aussi ardent que Bruno contre Aristote, son platonisme est plus réfléchi, et la réforme qu’il entreprend est à la fois plus sobre et plus vaste. Elle mérite encore aujourd’hui d’être étudiée. Plein d’enthousiasme pour le bien, il combattit les doctrines morales et politiques de Machiavel ; du fond de sa prison, il défendit le système de Copernic et fit une apologie de Galilée pendant le procès que faisait à celui-ci l’inquisition : victime héroïque, écrivant en faveur d’une autre victime dans l’intervalle de deux tortures ! On a de lui un très bon livre contre l’athéisme. Sa pensée est toujours chrétienne, et, loin d’attaquer l’église, il la glorifie partout. Mais il paraît qu’à force de lire Platon et saint Thomas, il y puisa une telle horreur de la tyrannie et une telle passion pour un gouvernement fondé sur l’esprit et sur la vertu, qu’il rêva de délivrer son pays du despotisme espagnol, et trama dans les couvens et dans les châteaux de la Calabre une conspiration de moines et de gentilshommes qui, n’ayant pas réussi, le plongea dans un abîme d’infortunes. De profondes ténèbres couvrent encore toute cette affaire. Le dernier historien de Campanella, M. Baldacchini de Naples[9], a en vain cherché dans toutes les archives le procès de son célèbre compatriote ; tout a disparu, et nous en sommes réduits au témoignage de ses ennemis. Tous du moins sont unanimes sur sa constance et son inébranlable courage. Une fois mis en prison pour crime politique, on y mêla d’autres accusations théologiques et philosophiques : il demeura vingt-sept ans dans les fers. Un auteur contemporain et digne de foi[10] raconte que Campanella soutint, pendant trente-cinq heures continues, une torture si cruelle, « que toutes les veines et artères qui sont autour du siége ayant été rompues, le sang qui coulait des blessures ne put être arrêté, et que pourtant il soutint cette torture avec tant de fermeté que pas une fois il ne laissa échapper un mot indigne d’un philosophe. Campanella lui-même fait ainsi le récit de ses souffrances dans la préface de l’Athéisme vaincu[11] :

« J’ai été renfermé dans cinquante prisons et soumis sept fois à la torture la plus dure. La dernière fois, la torture a duré quarante heures. Garrotté avec des cordes très serrées et qui me déchiraient les os, suspendu, les mains liées derrière le dos, au-dessus d’une pointe de bois aigu qui m’a dévoré la seizième partie de ma chair et tiré dix livres de sang ; guéri par miracle après six mois de maladie, j’ai été plongé dans une fosse. Quinze fois j’ai été mis en jugement. La première fois, quand on m’a demandé : « Comment donc sait-il ce qu’il n’a jamais appris ? a-t-il donc un démon à ses ordres ? » j’ai répondu : Pour apprendre ce que je sais, j’ai usé plus d’huile que vous n’avez bu de vin. Une autre fois, on m’a accusé d’être l’auteur du livre Des Trois Imposteurs, qui était imprimé trente ans avant que je fusse sorti du ventre de ma mère. On m’a encore accusé d’avoir les opinions de Démocrite, moi qui ai fait des livres contre Démocrite. On m’a accusé de nourrir de mauvais sentimens contre l’église, moi qui ai écrit un ouvrage sur la monarchie chrétienne, où j’ai montré que nul philosophe n’avait pu imaginer une république égale à celle qui a été établie à Rome sous les apôtres. On m’a accusé d’être hérétique, moi qui ai composé un dialogue contre les hérétiques de notre temps… Enfin on m’a accusé de rébellion et d’hérésie pour avoir dit qu’il y a des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, contre Aristote, qui fait le monde éternel et incorruptible… C’est pour cela qu’ils m’ont jeté comme Jérémie dans le lac inférieur où il n’y a ni air ni lumière… »

Toutefois, en protestant contre les chefs de l’accusation qui lui est intentée, Campanella convient qu’il a pu faillir : « Je ne prétends pas, dit-il, que je sois irréprochable… Tout ce que je soutiens, c’est qu’il n’y a pas de quoi me punir ainsi. »

Vanini est bien au-dessous de Bruno et de Campanella. Il n’a le sérieux de l’un ni de l’autre, ni la vaste imagination du premier, ni l’enthousiasme énergique du second. Napolitain comme eux, mais rebelle à l’esprit idéaliste de la Grande-Grèce, il appartient plutôt à l’école de Bologne. Il est anti-platonicien déclaré, et disciple ardent d’Aristote, interprété à la manière d’Averroës et de Pomponat. Ce n’est pas la plus noble expression du XVIe siècle. Il en a l’imagination et l’esprit, il en a aussi le désordre, et ce désordre paraît avoir été dans sa conduite comme dans sa pensée ; mais il a du moins ressemblé à ses deux grands compatriotes par son audace et par ses malheurs.

Nous le sentons, un tel jugement a besoin de preuves ; car Vanini est encore un problème sur lequel on a entassé les dissertations et les conjectures les plus contraires. Un cri d’horreur s’élève contre le bûcher infâme dressé à Toulouse au commencement du XVIIe siècle. On maudit les bourreaux, on plaint la victime, mais on ne sait pas bien encore pourquoi elle fut condamnée. Le même voile qui couvre les procès de Campanella et de Bruno est aussi étendu sur celui de Vanini. Le parlement de Toulouse s’est bien gardé de publier les actes de cette odieuse affaire. Jusqu’ici nulle pièce authentique n’a vu le jour, et on ne possède que le récit obscur d’un témoin intéressé qui fut un des juges de Vanini. Mais, grace à Dieu, plusieurs documens nouveaux sont tombés entre nos mains, et nous avons pu nous procurer une pièce officielle, la pièce décisive, qui nous permettra de voir plus clair dans ces ténèbres sanglantes.

Examinons d’abord les ouvrages de Vanini. Ils sont assez rares pour qu’il ne paraisse pas déplacé d’en donner ici une analyse étendue.

D’après son propre témoignage, il était né à Taurisano, près Naples ; sa mère s’appelait Beatrix Lopez de Noguera, et son père, Jean-Baptiste Vanini. Il paraît que son vrai nom était Lucilio ; mais il prend dans tous ses ouvrages le titre de Jules-César. Il étudia successivement à Naples, à Rome et à Padoue. Parmi les maîtres dont il dit avoir suivi les cours, il cite particulièrement les deux carmes Barthélemi Argotti et Jean Baccon. Il visita presque tous les pays de l’Europe où la philosophie était cultivée. Il parle de son séjour en Allemagne, en Hollande, en Belgique, à Genève, en Angleterre. On le voit, c’est à peu près la même vie que celle de Bruno. Il doit avoir été engagé dans les ordres, car il avait fait des sermons. Arrivé en France, il séjourna quelque temps à Lyon et à Paris avant son fatal voyage à Toulouse.

C’est à Lyon qu’il publia, en 1615, son premier écrit, avec ce titre singulièrement emphatique[12] : Amphithéâtre de la Providence éternelle, magique et divin, chrétien et physique, astrologico-catholique, contre les anciens philosophes, les athées, les épicuriens, les péripatéticiens et les stoïciens, par Jules-César Vanini, philosophe, théologien, docteur en droit civil et en droit canon. Le livre est dédié à son excellence don François de Castro, ambassadeur d’Espagne auprès du saint-siége. Il est revêtu de l’approbation civile et de l’approbation ecclésiastique. Deux censeurs ecclésiastiques différens, l’un vicaire-général de l’archevêque de Lyon, l’autre professeur en théologie, prédicateur et délégué par l’archevêque, déclarent que l’écrit de Vanini ne renferme rien qui soit contraire à la foi catholique ; le dernier même y trouve « des raisonnemens pleins de force et de finesse, fondés sur la saine doctrine des théologiens les plus autorisés, » et il s’exprime sur le ton de l’admiration. Suivent les témoignages de diverses personnes, et des éloges en vers de l’ouvrage et de l’auteur. Que dire en vérité de ce cortége d’approbations, si l’Amphithéâtre est un monument d’impiété et d’athéisme ?

En apparence au moins, c’est tout le contraire. D’abord, quant à la religion, Vanini s’en porte partout le défenseur. Dans sa préface, il prétend avoir composé une apologie pour la loi mosaïque et chrétienne contre les physiciens, les astronomes et les politiques, ainsi qu’une apologie en dix-huit livres du concile de Trente contre les hérétiques. Ces écrits sont-ils réels ou supposés ? Nous l’ignorons. Toujours est-il qu’il les cite assez souvent. Il s’appelle lui-même « le fils de la sainte mère l’église catholique. » Il prétend qu’il a failli en Angleterre subir le martyre pour la foi, et qu’il serait mort bien volontiers pour une si belle cause. Il fait l’éloge de la société de Jésus, qu’il nomme « le palladium de l’église romaine, la colonne de toute religion, l’ancre du salut du genre humain. » Enfin, en parcourant attentivement tout le livre, je n’ai pas rencontré un seul mot qui démentît les approbations des deux censeurs lyonnais. Je n’y trouve de suspect que le ton emphatique et outré ; quelquefois même on pourrait soupçonner une ironie mal dissimulée. Ainsi, après avoir cité cinquante versets de l’Écriture pour réfuter un athée, il ajoute. « Cette réponse est très édifiante ; par malheur, les athées ne se font pas grand scrupule de la rejeter, car ils accordent aux saintes Écritures la même foi que je puis accorder aux fables d’Ésope, ou à des rêves de bonnes femmes, ou aux superstitions de l’Alcoran. » Il parle en ces termes de l’inquisition : « J’aime mieux attirer sur moi la colère d’Horace que celle de nos inquisiteurs, que je considère et que je vénère comme les gardiens de la vigne du Seigneur. »

En philosophie, Vanini se montre adversaire ardent de la scolastique. Il l’attaque partout, la tourne en ridicule, et n’épargne Albert ni saint Thomas. « Que d’autres, dit-il, admirent les scolastiques : pour moi, je n’en fais pas le moindre cas. » Il traite toutes leurs idées de « chimères, nées de l’ignorance, nourries par l’obstination et par la sottise. » Voilà bien le philosophe du XVIe siècle, plein de mépris pour le moyen-âge. Dans l’antiquité, il se sépare ouvertement de Platon et de Cicéron, qu’il traite à peu près comme les scolastiques. « Je ne m’appuierai pas, dit-il, sur les déclamations usées de Cicéron, ni sur les rêveries de vieille femme de Platon. » Et il se prononce pour Aristote commenté par Averroës et par Pomponat. Il appelle Aristote « son divin précepteur, le coryphée des philosophes, génie abondant en fruits divins, le père de la sagesse humaine, le souverain dictateur de toutes les sciences, l’oracle vénérable de la nature ; » et ce novateur indépendant avoue qu’il a été « instruit à jurer sur la parole d’Averroës, à l’école de Jean Baccon, carmélite anglais, le prince des averroïstes. » Pierre Pomponat est pour lui « le plus ingénieux des philosophes, » et « Pythagore aurait dit que l’ame d’Averroës était passée dans son corps. » C’est ici le langage diamétralement opposé à celui de La Ramée, de Bruno et de Campanella. Cependant Vanini s’accorde avec ce dernier pour combattre Machiavel, qu’il nomme « le prince des athées. » Il n’a pas assez d’invectives contre Cardan. Est-ce là encore une exagération calculée ? Mais en mettant sous les paroles d’un auteur d’autres pensées que celles qu’elles expriment, que fait-on autre chose que des conjectures ?

Voici le plan de l’Amphithéâtre : il se divise en cinquante chapitres appelés exercices. Vanini établit d’abord l’existence et la nature de Dieu. Il détermine l’idée de la Providence, et il en donne les preuves tout au long. Après avoir posé les principes, il discute les objections ; il réfute l’argumentation de l’athée Diagoras contre l’existence d’une Providence, ainsi que celle de Protagoras et de ses modernes imitateurs. Il résout les difficultés que Cicéron élève sur la conciliation de la liberté de l’homme avec la divine Providence. Il défend la Providence et l’immortalité de l’ame attaquées par les épicuriens. Outre la Providence générale admise par Aristote et par les averroïstes, il établit la doctrine d’une Providence spéciale qui veille sur chaque chose et sur chacun de nous. Enfin, après avoir réfuté plusieurs opinions des stoïciens, il termine par un acte d’entière soumission au chef de l’église et par un hymne à la Divinité.

L’Amphithéâtre devait avoir une seconde partie, où Vanini promet de répondre à d’autres objections ; elle n’a jamais paru.

Tel est, fidèlement et loyalement retracé, le plan du premier ouvrage de Vanini. Maintenant comment l’a-t-il rempli ? Est-il aussi pur, aussi irréprochable dans l’exécution que dans la conception ? Ici encore abstenons-nous de toute hypothèse, et renfermons-nous dans le texte même de l’Amphithéâtre.

Aristote, au commencement du chapitre VI du XIIme livre de la Métaphysique, admet deux preuves de l’existence de Dieu : l’une qu’il effleure à peine, l’autre qu’il expose avec quelque étendue et qu’il reprend et développe dans le premier livre de la Physique. Cette dernière preuve est la preuve célèbre par le mouvement. « D’où viendra le mouvement, s’il n’y a pas un principe essentiellement actif ? En effet, ce n’est pas la matière qui se mettra elle-même en mouvement, etc.[13]. » Cette preuve excellente, et que les meilleurs génies ont adoptée, Vanini la rejette par des raisons subtiles et quintessenciées, et il s’attache à l’autre argument d’Aristote, à savoir que des êtres finis et contingens supposent un être infini et éternel. « Tout être, dit Vanini, est fini ou infini, temporaire ou éternel ; s’il est dans le temps, il a donc commencé d’être ; il n’a donc pu se produire lui-même, autrement il aurait été avant d’être. Puis donc que nous voyons des êtres commencer, il faut accorder qu’il y a un être éternel d’où ils tirent leur origine ; car s’il n’y avait point d’être éternel, il n’y aurait que des êtres qui auraient commencé, c’est-à-dire que rien n’existerait, ce qui est impossible. Il est donc impossible qu’il n’y ait pas un être éternel. » Vanini résume l’argument dans ce syllogisme : « D’après ce qui a été dit, toute existence d’un être qui commence suppose un être éternel ; or, il y a des êtres qui commencent. Donc et nécessairement, il y a un être éternel ; c’est cet être que nous appelons Dieu[14]. » Cette preuve est bonne, elle est fort solide, et elle se retrouve dans toutes les grandes philosophies. Vanini l’admet, donc Vanini n’est pas athée. Mais Vanini n’admet que celle-là : il le déclare expressément au commencement de l’Amphithéâtre, et nulle part il n’en admet aucune autre. De là une théodicée très imparfaite. En effet, si tout être fini suppose un être éternel, il reste à savoir quel est cet être éternel. Puisque l’argument du mouvement est rejeté, cet être éternel ne peut plus être la cause de rien ; il n’est plus que la substance de tout. Cette substance éternelle que les êtres finis supposent, mais qui ne les a pas faits, ne peut avoir d’autres attributs que ceux qui se déduisent de son essence, de l’éternité et de l’infinité, et rien de plus. Comme l’être infini, en tant qu’infini, n’est pas un moteur, une cause, il n’est pas non plus, en tant qu’infini, une intelligence ; il n’est pas non plus une volonté, il n’est pas non plus un principe de justice, ni encore bien moins un principe d’amour. Encore une fois, s’il était tout cela, s’il possédait tous ces attributs, il ne les tiendrait pas de l’éternité et de l’infinitude, et on n’a pas le droit de les lui imputer en vertu de cet unique argument : tout être contingent suppose un être qui ne l’est pas, tout être fini suppose un être infini. Le dieu que donne cet argument est donc, à la rigueur ; mais il est presque comme s’il n’était pas, pour nous du moins qui l’apercevons à peine dans les hauteurs inaccessibles d’une éternité et d’une existence absolue, vide de pensée, d’activité, de liberté, d’amour, semblable au néant même de l’existence, et mille fois inférieure, dans son infinitude et son éternité, à une heure de notre existence finie et périssable, si pendant cette heure fugitive nous savons que nous sommes, si nous pensons, si nous aimons quelque autre chose que nous-mêmes, si nous nous sentons capables de sacrifier librement à une idée le peu de minutes qui nous ont été accordées. « L’homme n’est qu’un roseau, mais c’est un roseau pensant. » J’ajoute : c’est un roseau voulant et aimant. « C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir[15]. » Sous peine de mettre en Dieu moins qu’il n’y a réellement en l’homme, il faut, par un argument analogue à celui du mouvement, après avoir considéré Dieu comme le principe des mouvemens qui ont lieu dans le monde, le considérer encore comme le principe de la pensée, de l’activité libre et de l’amour désintéressé qui est en nous, et lui restituer ces grands attributs intellectuels et moraux qui font de Dieu, non pas seulement l’auteur de l’univers, mais le père de l’humanité.

Ainsi, pour avoir mutilé la théodicée déjà bien étroite d’Aristote, Vanini est arrivé à un Dieu très imparfait, dont on a épuisé l’essence quand on a dit qu’il est l’être des êtres. Je ne m’étonne donc pas que, passant du premier exercice au second, de l’existence de Dieu à sa nature, Vanini s’exprime ainsi : « Vous me demandez ce que Dieu est ; si je le savais, je serais Dieu, car nul ne connaît Dieu, et nul ne sait ce qu’il est, sinon Dieu lui-même. ». Et il n’ajoute pas grand’chose à cet aveu de son impuissance, il ne sort pas du cercle dans lequel il s’est enfermé lui-même, lorsqu’il termine ainsi ce chapitre :

« J’oserai donc (entreprise peut-être téméraire) décrire ainsi Dieu : Ce qui est à soi-même son principe et sa fin, sans avoir ni principe ni fin, n’ayant besoin ni de l’un ni de l’autre, la source et l’auteur de l’un et de l’autre. Il est, sans être dans le temps : pour lui, point de passé qui s’enfuie, point d’avenir qui s’avance. Il règne partout sans être nulle part, immobile sans être en place, rapide sans être en mouvement. Il est tout entier hors de toutes choses et dans toutes choses ; dans tout, sans y être renfermé ; hors de tout, sans en être exclus. Il est au sein de cet univers qu’il gouverne, et il l’a créé hors de lui. Il est bon sans avoir de qualité, grand sans quantité, un tout sans parties, immuable et changeant tout le reste ; vouloir pour lui, c’est pouvoir, et sa volonté est action. Il est simple ; en lui rien n’est en puissance, tout est en acte, ou plutôt il est lui-même l’acte pur, premier, moyen et dernier. Enfin il est tout, au-dessus de tout, hors de tout, en tout, indépendamment de tout, avant tout, après tout, et tout entier[16]. »

Toutes ces qualifications ne sont que des variantes de l’infini. Il en est pourtant quelques-unes qui excèdent le principe auquel elles se rapportent. Quand Vanini dit de son dieu : « Pour lui, vouloir c’est pouvoir, » nous lui demanderons de quel droit il attribue à l’être infini une volonté, et une volonté efficace. Déjà, en lui ôtant la force motrice, il lui a ôté la vraie puissance. Comment donc peut-il après coup mettre en lui la volonté, c’est-à-dire le fond même et le principe de ce qu’il lui a ôté ? De loin en loin, on rencontre dans l’Amphithéâtre de belles maximes, mais toujours entachées de ce vice, d’être exclusives et bornées ou inconséquentes.

Dans l’exercice troisième, Vanini rejette toutes les définitions de la Providence. Saint Thomas avait dit : La Providence est la raison finale de l’ordre des choses. Vanini traite cela d’absurde. Vivès avait dit : C’est une volonté gouvernant tout avec sagesse. Vanini se moque de Vivès, et je le conçois, dans le système de la pure infinitude comme unique essence de la divinité, et il aboutit à cette définition de la Providence, où il n’y a plus ni raison, ni volonté, ni sagesse : « La Providence est la force divine toujours présente à elle-même et antérieure à tout le reste. » La force même est ici de trop, et cette définition si étroite est trop large encore.

Vanini prouve très bien, contre Aristote et Averroës, que le monde n’est pas éternel. « Le monde, dit-il, a un auteur ou il n’en a pas : s’il a un auteur, il n’est pas éternel, car rien de ce qui a été fait n’est contemporain de ce qui l’a fait. S’il n’a pas d’auteur, il a toujours été de lui-même mais il est ridicule de donner ce qui est fini comme le principe de l’être. Rien de ce qui est fini n’est premier : or le monde est quelque chose de fini, cela est manifeste ; il n’est donc pas de lui-même ; il n’est donc pas éternel[17]. » Vanini suit Averroës dans les détours de sa subtile dialectique, et à ses argumens alambiqués il oppose ceux d’Algazel, ou plutôt ceux qu’Algazel a reçus du chrétien J. Philopon.

Loin d’affaiblir les argumens des athées, Vanini les développe avec tant de force, qu’on y a vu le secret dessein de les faire prévaloir dans l’esprit de ses lecteurs ; mais ce n’est là qu’une conjecture. Si les réponses de Vanini ne sont pas tout ce qu’elles pourraient être aujourd’hui, il faut songer que nous sommes au XVIe siècle, hors de la scolastique, et avant la philosophie cartésienne.

Objection de Diagoras : « Si une Providence gouvernait le monde, chacun serait traité selon ses mérites, et une balance égale distribuerait les biens aux bons et les maux aux méchans. Mais comme les choses vont tout différemment, je ne vois pas dans le monde cette Providence dont on parle, et ne sais en quoi elle peut consister. » Les stoïciens niaient la mineure et soutenaient que l’homme vertueux est très heureux, et le méchant malheureux. Boëce reprend la thèse stoïcienne en la modifiant ; il place le bonheur et la misère des hommes vertueux et des méchans, non dans les biens et les maux sensibles, mais dans la vertu et dans le vice qui sont à eux-mêmes leur châtiment et leur récompense. Vanini combat tout cela, et même avec assez de vivacité, et il n’a pas l’air de faire grand cas de l’argument de l’autre vie : « La sainte Écriture, dit-il, nous montre les châtimens et les récompenses toujours assurés à qui les mérite dans un autre monde ; » mais il se hâte d’ajouter que cet argument n’est pas à l’usage des athées, puisqu’ils méprisent les saintes écritures. Quand il en vient à répondre pour son propre compte à Diagoras, sans prétendre avec les stoïciens que l’homme vertueux est souverainement heureux, et le vicieux toujours malheureux, il fait voir que les plus grands biens, même en cette vie, sont accordés à la vertu, ce qui est très vrai, et que les tribulations, qui ne lui sont pas épargnées, lui servent d’épreuve utile et même désirable. Dieu, au contraire, punit le méchant par l’excès même de ses plaisirs, qui lui rendent insupportable la moindre contrariété, et engendrent la misère au sein du bonheur apparent. Toutefois il faut convenir que l’ensemble de ce chapitre est loin de produire sur l’ame un effet salutaire.

Les chapitres qui suivent, contre Protagoras, me semblent meilleurs. « S’il est un Dieu, dit Protagoras, d’où vient donc le mal ? — Je réponds : de notre libre volonté[18]. » Il est vrai que dans le développement cette excellente réponse est plutôt affaiblie que fortifiée.

Dans le problème de la conciliation difficile de la divine Providence et de la liberté humaine, Cicéron se décide contre la Providence en faveur de la liberté. Voici quel est l’argument de Cicéron « La Providence de Dieu et la liberté de l’homme sont incompatibles ; or, certainement la liberté humaine existe, car nous en avons la conscience ; donc il n’y a point de Providence. Et il prouvait sa majeure par trois argumens principaux qui reviennent à ceci : La Providence de Dieu doit être infaillible ; elle ne peut se tromper dans ses prévisions, donc tout ce qu’elle prévoit doit arriver nécessairement : donc la liberté humaine est impossible. Vanini accorde que la Providence ne se trompe pas, qu’elle aperçoit l’avenir, et que l’avenir se fait comme elle l’aperçoit ; mais il explique ce que c’est que la prévoyance de l’avenir[19]. « Les actions futures de l’homme, dit-il, étant libres de leur nature, s’accomplissent librement. Dieu les voit donc d’avance telles qu’elles seront, c’est-à-dire dans leur liberté et dans leur contingence. Elles n’ont pas lieu parce que Dieu les prévoit, mais Dieu les prévoit telles qu’elles seront, et telles qu’elles sont d’avance pour lui ; car pour lui il n’y a réellement ni passé ni avenir, mais un présent éternel. Nous-mêmes nous connaissons quelquefois l’avenir sans le déterminer : il en est ainsi de Dieu. La différence qui sépare notre prévoyance et la Providence divine, c’est que notre prévoyance est circonscrite dans d’étroites limites d’espace et de temps. Dieu voit très certainement et très clairement l’avenir le plus lointain, non comme avenir, mais comme présent. Son éternité n’admet point la différence des temps ; elle est tout entière en elle-même avec toutes les parties dans lesquelles nous la divisons. Vanini s’engage à perte de vue dans les développemens les plus subtils et les plus raffinés de cette réponse plus ou moins concluante, sans avoir l’air de se douter qu’il les emprunte à la scolastique, et qu’il est à son insu le disciple de ce docteur angélique pour lequel il affecte un si grand mépris.

Si Dieu, dit Épicure, s’occupe de nous, il n’est pas parfaitement heureux. Or il l’est : il ne s’occupe donc pas des affaires des hommes. Vanini répond à Épicure d’une manière triomphante. « L’opinion épicurienne est la plus absurde de toutes les absurdités. Dire en effet que Dieu existe, mais qu’il ne s’occupe pas des hommes, n’est-ce pas dire que le feu existe, mais qu’il n’échauffe pas ? car qu’est-ce que Dieu, sinon un être supérieur qui veille sur tout, meut et gouverne tout ? » Contentons-nous de faire remarquer à notre philosophe que ces derniers attributs, qu’il ajoute fort raisonnablement à l’infinité de Dieu, n’en découlent pas.

Vanini prouve ensuite à merveille que mettre l’absolu bonheur de la Divinité dans l’absolu repos, c’est la dépouiller de son attribut essentiel, la puissance infinie ; c’est la ravaler au-dessous de l’humanité, c’est faire Dieu inférieur à un Alexandre qui, dans son infatigable activité, se plaignait du sommeil. Cardan a écrit que tout esprit jouit de l’éternel repos : « Non, dit Vanini, mais de l’éternel mouvement[20]. La matière se lasse, et par conséquent le repos lui convient ; elle ne se meut que pour se reposer. Mais l’esprit est dans une action continue : sa fin n’est pas le repos, mais une force éternelle. Qu’est-ce que la connaissance de Dieu, qu’est-ce que l’amour qui en découle, sinon un désir insatiable de participer à son infinité ? Cette noble activité de l’ame est si éloignée du repos, qu’elle aspire à ne cesser jamais. »

Sur l’immortalité de l’ame, Vanini est bien moins assuré :

« Le fondement, dit-il, sur lequel roule la doctrine d’Épicure est la mortalité de l’ame. Plusieurs docteurs chrétiens ont ici combattu les athées, mais avec tant de légèreté et si peu de raison, qu’en lisant les commentaires des plus grands théologiens, on sent s’élever des doutes en soi-même. J’avoue ingénument que l’immortalité de l’ame ne peut être démontrée par des principes physiques ; car c’est un article de foi, puisque nous croyons à la résurrection de la chair. Le corps en effet ne ressuscitera pas sans l’ame, et de quelle manière pourrait être l’ame, si elle n’était pas ? Moi donc, chrétien et catholique, si je ne l’avais appris de l’église, qui nous enseigne certainement et infailliblement la vérité, j’aurais de la peine à croire à l’immortalité de l’ame. Loin de rougir de cet aveu, je m’en fais gloire ; car j’accomplis le précepte de saint Paul, en retenant mon esprit sous le joug de la foi[21]… »

Cependant, pour faire preuve de bonne volonté, il essaie de prouver l’immortalité de l’ame, d’abord par sa simplicité, ensuite par sa nature céleste et par conséquent incorruptible, enfin par le principe : rien ne se fait de rien ; or, si un être ne peut se faire de rien, un être aussi ne peut retourner à rien.

Vanini ne répond pas si mal aux stoïciens. A-t-il bien connu leur véritable doctrine ? Peu importe ; il est certain qu’il repousse avec force et avec un grand air de conviction les erreurs qu’il leur attribue. Partout il revendique la liberté de l’homme, et répète que l’acte dépend entièrement de notre volonté, et que c’est nous qui méritons et qui déméritons.

Dans un temps où l’astrologie était la croyance universelle, depuis Képler jusqu’à Campanella, il ne faut pas s’étonner qu’un péripatéticien comme Vanini, imbu de la doctrine que toutes les idées de l’intelligence viennent des sens, ait accordé plus qu’il ne faut à l’influence des astres ; cependant il réserve toujours et presque entièrement la volonté. Les hommes, disaient les stoïciens du XVIe siècle, n’agissent que d’après l’influence des astres qui président à leur naissance. C’est donc aux astres et non pas à la volonté qu’il faut attribuer le mal. « Nos actions, répond Vanini[22], ne sont pas soumises directement aux astres, elles relèvent de notre seule volonté qui, étant immatérielle, ne peut dépendre des corps célestes. Ils ne forcent pas nos actions ; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’ils les inclinent et de la manière suivante : notre volonté suppose l’intelligence, celle-ci dépend des sens, les sens sont directement soumis à l’influence des corps célestes ; de là une certaine inclination et disposition de la volonté, mais nulle contrainte.

« Les péchés dans le monde sont nécessaires : donc c’est à Dieu qu’il les faut rapporter. Je réponds que l’antécédent de cet argument est faux, qu’il est même contradictoire ; car qui dit péché dit liberté, c’est-à-dire le contraire de la nécessité… C’est ainsi que nous retournons contre nos adversaires leurs propres armes, les poignards de plomb (plumbeos pugiones) avec lesquels ils défendent leurs subtilités (suas ratiunculas).

« Les stoïciens[23] se sont trompés du tout au tout, lorsqu’admettant la divine Providence, ils prétendent que Dieu gouverne l’univers et l’humanité, non d’après sa volonté, mais selon la nécessité… Aristote aussi a enseigné que Dieu agit nécessairement, sur ce motif que, si on suppose Dieu libre dans la formation du monde, il faut supposer qu’il était avant de faire le monde, et qu’ainsi cet acte a été un changement en lui, tandis que l’essence de Dieu est l’immutabilité. »

Sur ce redoutable problème de la création, Vanini chancelle, il est vrai, mais comme tant d’autres. Il n’a pas connu en quoi consiste la liberté de Dieu dans la création, puisqu’il nie que de deux choses différentes, Dieu ait pu faire l’une ou l’autre dans un seul et même instant, ce qui est absurde ; car cette puissance qu’il refuse à Dieu, il aurait pu la trouver dans l’homme. En effet, on ne saurait trop le redire[24], ce qui constitue expressément notre libre arbitre, c’est que, dans le moment où nous nous décidons à faire telle ou telle chose, nous avons la conscience que nous pouvons faire le contraire, et que, si nous continuons l’action commencée, nous la pouvons suspendre, et réciproquement. Cette puissance qui se résout dans un sens, pouvant se résoudre dans un autre, est proprement la volonté libre. L’intelligence n’est pas libre, parce qu’il n’est pas en son pouvoir de juger mauvais ce qui est et lui paraît bon, ni bon ce qui est et lui paraît mauvais, et c’est là en quoi l’intelligence diffère essentiellement de la volonté ; mais quand l’intelligence, l’entendement, la raison, en un mot la faculté de connaître, a reconnu et prononcé qu’une chose est bonne ou mauvaise à faire ou à ne pas faire, si la volonté, pour s’accorder avec la raison qui est sa loi, se décide pour ce qui est ou lui paraît bon, en se décidant ainsi, elle a la conscience de pouvoir se décider autrement, et de ne faire ce qu’elle fait que parce qu’elle le veut, et par cela seul qu’elle veut être raisonnable. Transportons ceci à Dieu. Dieu, par sa raison, et surtout (je me hâte de le dire avec Platon[25]), par sa bonté, a vu qu’il était bon de créer le monde et l’homme ; en même temps, il était libre de le créer ou de ne le créer pas, et de ne pas suivre sa raison et sa bonté ; mais il a suivi l’une et l’autre, parce qu’il est la raison et la bonté même. Dans celui où tout est infini, l’intelligence, la bonté et la liberté sont également infinies, et dans celui qui est l’unité suprême, elles s’unissent infiniment, de telle sorte qu’il est impie de placer dans la liberté divine les misères de nos incertitudes et nos luttes intérieures. Dans l’homme, la diversité des pouvoirs de l’ame se trahit par la discorde et le trouble. Les différens pouvoirs, l’intelligence, la bonté ou l’amour, et la libre activité, sont déjà nécessairement dans l’auteur de l’humanité, mais portées à leur suprême puissance, à leur puissance infinie, distinctes et unies tout ensemble dans la vie de l’éternelle unité. La théodicée est entre l’écueil d’un anthropomorphisme extravagant et celui d’un déisme abstrait. Le vrai dieu est un dieu vivant, un être réel, dont tous les attributs distincts se développent conformément à sa nature infinie, sans effort et sans combat. Ôtez l’intelligence divine, la conception du plan de ces innombrables mondes est impossible. Ôtez à Dieu la bonté et l’amour, la création devient superflue à qui n’a besoin de rien et se suffit à lui-même. Ôtez à Dieu la liberté, le monde et l’homme ne sont plus que le produit d’une action fatale et en quelque sorte mécanique, comme la pluie qui tombe du haut des nuages, ou comme l’eau qui découle de sa source. L’homme libre ne peut avoir pour cause qu’une cause libre ; l’homme capable d’aimer a un père qui aime aussi ; l’homme doué d’intelligence atteste une intelligence suprême. Cette induction si simple et si solide, empruntée à une psychologie sévère, et fondant une théodicée sublime ; cette induction, si vieille dans l’humanité, si récente dans la science, et encore si violemment combattue par des adversaires différens, il ne faut pas la chercher au XVIe siècle et dans Vanini. Notre philosophe s’égare donc plus d’une fois dans le labyrinthe des difficultés, des objections, des réponses accumulées sur la création. Au fond, il nie la liberté divine, et cela par la confusion déplorable de l’intelligence et de l’action. Il voit bien que Dieu a nécessairement conçu, comme convenant à sa sagesse et à sa bonté, de créer un monde qui portât quelques signes de lui, et surtout un être fait à son image ; mais de cette nécessité tout intellectuelle et toute morale il conclut à la nécessité de l’action, ce qui paraît logique et cependant est contraire aux faits les plus manifestes qui se passent en nous et aux données les plus certaines de la plus simple psychologie. Embarrassé de toutes parts, Vanini commence et finit par en appeler de sa raison troublée aux décisions de l’église[26]. On n’a donc après tout aucun reproche très sérieux à lui faire.

Il y a plus : au milieu de cette controverse ténébreuse, éclairée de loin en loin par la foi chrétienne, je trouve un argument qui brille parmi tous les autres comme une lumière admirable, et qui, si Vanini s’y était solidement attaché et s’il l’eût suivi jusqu’au bout, aurait pu lui découvrir toute la vérité et le conduire au système des grandes inductions que nous venons d’indiquer. Laissons-le parler lui-même[27] :

« Je dirai brièvement d’Aristote ce que j’en pense : il est ici en contradiction avec lui-même, car il prétend que Dieu agit nécessairement, et cependant, dans l’Éthique et ailleurs, il fait l’homme libre. Ces deux opinions répugnent absolument et sont en quelque sorte réciproquement impossibles, car une cause nécessaire ne peut produire des effets contingens, mais nécessaires ; de sorte que, si Dieu agit nécessairement, notre volonté n’est pas libre, ce que je prouve ainsi. J’adresse cette question à Aristote : Notre volonté peut-elle, oui ou non, prendre tel ou tel parti, sans que tel ou tel motif la détermine ? Si elle ne le peut, elle n’est pas libre, ce qui est contre Aristote lui-même ; si elle le peut, Dieu le peut aussi à plus forte raison ; donc Dieu peut produire le mouvement ou le monde sans aucun mouvement qui ait précédé. Ce qui a porté Aristote à soutenir que Dieu agit nécessairement, c’est qu’il ne peut comprendre qu’un mouvement se produise sans un mouvement antérieur. Mais ce principe est faux, si l’on admet la liberté humaine. Donc, si la volonté humaine est libre, Dieu n’agit pas nécessairement, comme réciproquement, si Dieu agit avec nécessité, la volonté n’est pas libre. Il est donc évident qu’Aristote se contredit lui-même quand il affirme que Dieu agit nécessairement, et qu’en même temps il reconnaît dans l’homme une volonté libre. »

Vanini termine son livre en le soumettant sans réserve au pape Paul V, qui, « assis au gouvernail de l’église comme un sage modérateur, retrace en lui l’image de toutes les vertus répandues sur les divers pontifes de tous les siècles[28]. » Enfin, il ne veut pas quitter cet amphithéâtre de l’éternelle Providence sans entonner un hymne à sa gloire, et cet hymne est tout son système avec ses mérites et ses imperfections. Le Dieu que Vanini célèbre est le Dieu de l’univers bien plus que celui de l’ame ; aussi sa poésie, fidèle image de sa philosophie a-t-elle souvent de la force, quelquefois de l’éclat, mais aucun charme.

« Animée[29] du souffle divin, ma volonté emporte mon esprit : il va tenter une route inconnue sur les ailes de Dédale.

« Il entreprend de mesurer l’ineffable Divinité qui n’a ni commencement ni fin, et de la renfermer dans le cercle étroit de quelques vers.

« Origine et fin de toutes choses, origine, source et principe de lui-même, Dieu est son but et sa fin, sans avoir ni principe ni fin.

« En repos et tout entier partout, dans tous les temps et en tout lieu, distribué dans toutes les parties, et demeurant toujours et partout indivisible ;

« Il est en chaque endroit sans être contenu dans aucun, ni enchaîné dans aucunes limites ; répandu tout entier dans l’espace entier, il y circule librement.

« Son vouloir est la toute-puissance, son action une volonté invariable ; il est grand sans quantité, bon sans qualité.

« Ce qu’il dit, il l’accomplit en même temps ; on ne sait qui précède de la parole ou de l’œuvre ; dès qu’il a parlé, voici qu’à sa voix tout l’univers a pris naissance.

« Il voit tout, il pénètre tout ; un en lui-même[30], seul il est tout, et dans son éternité il prévoit ce qui est, ce qui fut, ce qui sera.

« Toujours tout entier, il remplit tout son être, sans cesser d’être le même ; il soutient, meut et embrasse l’univers, et le gouverne d’un mouvement de son sourcil.

« Oh ! je t’invoque ! jette enfin sur moi un regard de bonté ! Unis-moi à toi par un nœud de diamant, car c’est la seule et unique chose qui puisse rendre heureux.

« Quiconque s’est uni à toi et s’attache à toi seul, celui-là possède tout ; il te possède, source inépuisable de richesses, et à qui rien ne manque.

« Partout nécessaire, nulle part tu ne fais défaut, et de toi-même tu donnes tout à toutes choses ; tu te donnes toi-même, toi en qui toutes choses doivent trouver tout.

« Tu es la force de ceux qui travaillent, tu es le port ouvert aux naufragés[31]

« Tu es à nos cœurs le souverain repos et la paix profonde ; tu es la mesure et le mode des choses, l’espèce et la forme que nous aimons.

« Tu es la règle, le poids et le nombre, la beauté et l’ordre, l’ornement et l’amour, le salut et la vie, la volupté souveraine avec son nectar et son ambroisie.

« Tu es la source de la vraie sagesse, tu es la lumière véritable, tu es la loi vénérable, tu es l’espérance qui ne trompe pas, tu es l’éternelle raison, et la voie, et la vérité ;

« La gloire, la splendeur, la lumière aimable, la lumière bienfaisante et inviolable, la perfection des perfections, quoi encore ? le plus grand, le meilleur, l’un, le même. »

En résumé, quelle conclusion faut-il tirer de l’ouvrage que nous venons de parcourir et d’analyser fidèlement ? Supposons que cet ouvrage soit seul ; en nous y renfermant, y trouvons-nous la haine du christianisme et l’athéisme ? Nullement. Il y a, partout semées, des protestations peut-être outrées d’orthodoxie, une théodicée incomplète, fondée sur un seul principe, par conséquent des réfutations quelquefois insuffisantes des mauvais systèmes répandus au XVIe siècle ; un déisme d’une qualité assez médiocre, et, comme on dirait aujourd’hui, des tendances équivoques ; le péripatétisme d’Aristote mal développé par celui d’Averroës et de Pomponat : mais de là à l’impiété et à l’athéisme il y a loin, et, si nous étions appelé à juger Vanini sur ce livre seul, en conscience et ne croyant pas permis de condamner qui que ce soit par voie de conjecture et d’hypothèse, nous prononcerions d’après ce livre : Non, Vanini n’est pas athée.

Passons maintenant à l’examen de son second et dernier ouvrage qui parut à Paris, un an après l’Amphithéâtre, sous ce titre : Quatre livres de Jules-César Vanini, Napolitain, théologien, philosophe et docteur en l’un et l’autre droit, sur les secrets admirables de la Nature, reine et déesse des mortels[32]. Ce titre pompeux couvre un traité de physique divisé en quatre livres : le premier, sur le ciel et l’air ; le deuxième, sur l’eau et la terre ; le troisième, sur la génération des animaux ; le quatrième, sur la génération des païens. Vanini, lui-même, nous apprend que cet écrit est un abrégé de ses Mémoires physiques[33]. Il avait aussi composé, à ce qu’il dit, des Mémoires de Médecine[34], ainsi que des commentaires sur le livre de la Génération d’Aristote[35]. Il fait encore allusion à un autre ouvrage, dont il parle déjà dans l’Amphithéâtre, et qu’il nomme Physico-Magique[36] ; il rappelle aussi un Traité d’Astronomie qu’il avait fait imprimer à Strasbourg, en caractères élégans[37]. S’il a jamais existé réellement, ce livre n’est point parvenu jusqu’à nous. Celui que nous possédons n’est nullement méprisable au point de vue scientifique ; c’est encore, il est vrai, la physique péripatéticienne, mais interprétée et développée selon son véritable esprit, et non plus à la manière des scolastiques. N’oublions pas que nous sommes ici avant Galilée, le créateur de la physique moderne, qui le premier en détermina la méthode, et lui donna pour règles l’expérience et le calcul. Galilée a été pour la physique ce qu’a été Descartes pour la métaphysique. Avant Descartes, tous les efforts pour sortir de la scolastique et arriver à la vraie philosophie moderne sont impuissans ; avant Galilée aussi, on cherche avec ardeur la vraie physique ; on ne l’a pas trouvée. Une foule d’essais ingénieux et hardis paraissent incessamment d’un bout à l’autre de l’Italie, et attestent au moins une fermentation puissante ; on étudie la nature un peu au hasard, mais avec liberté et avec passion, et, pour que la science se fasse, il ne manque plus qu’un homme de génie. Pour bien juger des hommes tels que Telesio, Cesalpini, Cardan, Pomponat, ce n’est pas avec les sobres génies du XVIIe siècle, avec Galilée, Descartes et Newton, qu’il les faut comparer, c’est avec leurs devanciers du moyen-âge. Les observations de détail s’accumulent, et les théories se préparent. Les hypothèses antiques dominent encore l’esprit humain, et l’idée même du calcul appliqué aux phénomènes fournis par l’expérience n’est pas encore née ; mais ces hypothèses même sont comme le passage nécessaire des ténèbres du moyen-âge à la lumière de la science moderne.

Vanini est, en physique comme dans tout le reste, de l’école d’Aristote et de Pomponat. Il traite ici les platoniciens à peu près comme il l’a déjà fait dans l’Amphithéâtre. Aristote est pour lui « le philosophe par excellence, le maître, le dictateur, le dieu de la philosophie ; » il l’appelle « le grand pontife de la sagesse ; » il invoque ses mânes et son divin génie ; il se vante d’être son nourrisson. Alexandre d’Aphrodisée est nommé aussi avec de grands éloges. Parmi les modernes et les contemporains, Vivès est traité avec dédain, Képler avec honneur. Vanini loue souvent ses compatriotes Scaliger, Fracastor, Cardan, et surtout Pomponat, qui ici, comme dans l’Amphithéâtre, est appelé son maître. Peut-être ne serait-il pas sans intérêt de comparer la physique de Vanini avec celle du célèbre Bolonais. Il nous suffit de reconnaître que l’esprit qui préside aux recherches du premier anime celles de son audacieux et infortuné disciple. Partout le surnaturel est ramené le plus possible au naturel : les présages, les oracles sont expliqués par des causes physiques. Laissons à d’autres le détail. Ce n’est pas le physicien que nous étudions dans Vanini, c’est surtout le philosophe, et nous voulons savoir si ce nouvel ouvrage contient la même philosophie que le précédent. Écartons encore toutes les conjectures et les interprétations diverses des historiens ; n’écoutons que Vanini lui-même. Tout à l’heure nous l’avons vu, en apparence au moins, zélé catholique et défenseur de la divine Providence. Est-il le même ici ? est-il encore chrétien ? Admet-il encore un Dieu ?

Répondons d’abord en disant que deux docteurs de Sorbonne, Édmond Corradin, frère gardien du couvent des franciscains de Paris, et Claude-le-Petit, docteur régent, chargés d’examiner le livre de Vanini, l’ont autorisé sans aucune réserve. Dans l’approbation imprimée, ils déclarent expressément qu’ils n’y ont rien trouvé de contraire ou de répugnant à la religion catholique, apostolique et romaine ; qu’ils le tiennent même comme un ouvrage plein d’esprit et très digne d’être livré au public[38]. Voilà donc la Sorbonne en quelque sorte caution de l’orthodoxie de Vanini. Mais passons plus avant, et considérons le livre en lui-même.

Comme nous l’avons déjà dit, c’est un traité de physique ; cependant la forme est loin d’en être aussi didactique que celle de l’Amphithéâtre. C’est une suite de dialogues où l’auteur, sous le nom de Jules-César, donne à un de ses amis et de ses admirateurs, appelé Alexandre, toutes les explications que celui-ci lui demande sur des phénomènes de physique, en y introduisant bien d’autres choses selon le caprice de la conversation ou selon le dessein de l’interlocuteur principal.

Dans un Avis de l’imprimeur, on lit que ce livre a été dérobé à Vanini, copié et publié sans son consentement, mais non pas malgré lui, l’auteur ayant fini par donner les mains à tout ce qu’on avait fait[39]. Si cette note dit vrai, un ouvrage arraché à Vanini, et publié et tel qu’il l’avait écrit pour lui-même, doit contenir sa secrète pensée. Quelle est donc cette pensée ?

Le titre, en vérité, se présente assez mal : Des Secrets admirables de la Nature, reine et déesse des mortels ; c’est, ce semble, le contre-pied de celui-ci : Amphithéâtre de l’éternelle Providence. Le livre est dédié à Bassompierre, homme de guerre et de plaisir, dont on ne s’attend pas à trouver le nom en tête d’un ouvrage de philosophie ; et on ne lui voit guère d’autre titre à cette dédicace que sa munificence connue. Vanini en fait un saint, et, jouant sur son nom, il nous donne Bassompierre comme la base de l’église de saint Pierre[40]. Le grand seigneur a pu rire un moment de ce jeu de mots, mais il a dû être bien autrement touché d’une flatterie d’un genre différent et mieux assortie à ses habitudes. Vanini, après avoir épuisé l’énumération des qualités de son héros, en vient à sa beauté, « à cette beauté qui lui a gagné, dit-il, l’amour de mille héroïnes plus charmantes qu’Hélène. » Pour être juste, il faut ajouter que ce galant compliment se termine en un argument théologique ; car, la beauté de Bassompierre n’attire pas seulement les femmes, elle accable les athées qui, « frappés de l’éclat et de la majesté de ce visage, n’osent plus soutenir que l’homme n’est pas l’image de Dieu. » Nous savons que les dédicaces du commencement du XVIIe siècle, même sous d’autres plumes que celle de Vanini, sont en possession d’être fort ridicules ; cependant celle-ci passe la permission, et, jointe au titre, elle forme un assez triste préambule à un livre de philosophie.

Eh bien ! le livre est digne du préambule. Nous l’avons lu d’un bout à l’autre avec attention, sans aucun préjugé, et dans l’ensemble comme dans les détails, dans le ton général comme dans les principes, nous trouvons à découvert ce que nous n’avions pas vu, ou plutôt le contraire de ce que nous avions vu dans l’Amphithéâtre ; et, avec la même sincérité que nous avions absous le précédent écrit, nous déclarons celui-ci coupable. Il est coupable envers le christianisme, envers Dieu, envers la morale. Nous pouvons dire aujourd’hui la vérité tout entière : nous ne témoignons pas devant le parlement de Toulouse, mais devant l’histoire, qui, moins impitoyable que les hommes, parce qu’elle est plus éclairée, ne peut assurément s’indigner et s’étonner de rencontrer dans un philosophe du XVIe siècle les erreurs et la licence de son temps. Disons-le donc sans hésiter : oui, dans les Dialogues, Vanini est un ennemi mal dissimulé du christianisme. Il n’a guère d’autre Dieu que la nature, sa morale est celle d’Épicure, et, à l’en croire lui-même, sa doctrine a un peu passé dans ses mœurs. Il n’y a qu’à ouvrir au hasard les Dialogues, pour recueillir à pleines mains des preuves abondantes de ces assertions.

Sans doute Vanini enveloppe encore de quelques précautions ses attaques contre le christianisme ; mais les voiles sont de plus en plus tranparens. Ici, comme dans l’Amphithéâtre, il introduit des impies, tantôt belges, tantôt anglais, développant leurs maximes ; mais, dans l’Amphithéâtre, il y fait souvent de solides réponses, tandis que, dans les Dialogues, il répond avec une faiblesse qui n’a pu lui échapper à lui-même. C’est Descartes qui le premier a élevé ce reproche[41] ; il est fondé, mais il s’applique aux Dialogues seuls et non pas à l’Amphithéâtre. Ces deux ouvrages sont entièrement différens et forment le contraste le plus singulier. Vanini nous apprend[42] lequel des deux contient sa vraie pensée : « J’ai écrit beaucoup de choses dans l’Amphithéâtre auxquelles je n’ajoute pas la moindre foi ; multa in hoc libro scripta sunt, quibus à me nulla prœstatur fides. Cosi và il mondo. » Et son interlocuteur Alexandre s’empresse de répondre sur le même ton : « Ce monde est une prison de fous, questo mondo è una gabbia de matti, » se hâtant d’ajouter : « À l’exception des princes et des papes. » Cette déclaration tardive obscurcit à nos yeux tout l’Amphithéâtre, et ne nous permet plus de discerner quand Vanini dit vrai et quand il ment ; nous savons seulement et de lui-même qu’il ment beaucoup. Il a beau répéter qu’il se soumet à la sainte église romaine, il a beau en appeler à son Apologie pour la Religion mosaïque et chrétienne ; quel respect pour le christianisme peut s’accommoder de toutes les plaisanteries et même de toutes les injures qu’il répand sur les objets les plus vénérés du culte chrétien ? Lui-même, c’est-à-dire l’interlocuteur qui le représente, Jules-César, explique par l’action de la lune la résurrection de Lazare. Après avoir essayé de prouver qu’il n’y a point de démons, comme Alexandre lui fait cette objection : « S’il n’y a point de démons, comment les mages de Pharaon ont-ils pu faire tant de miracles ? » il répond : « Les philosophes qui nient les démons méprisent les histoires des Juifs. » Ailleurs : « Je ne veux pas nier la puissance de l’eau lustrale, puisque le pape l’a décorée d’innombrables priviléges… ; mais, pour parler en philosophe, je dirai… » Quelquefois, il met son opinion dans la bouche d’un athée qu’il ne réfute pas ou qu’il réfute très mal. Ainsi, il développe avec complaisance d’assez mauvaises plaisanteries sur saint Paul et sur le mariage mystique du Christ avec l’église ; il laisse dire, sans y faire la moindre objection, que « les enfans qui naissent avec l’esprit faible sont par là d’autant plus propres à devenir de bons chrétiens. » On comprend que, dans un ouvrage de controverse, même dans l’Amphithéâtre, il soit nécessaire et loyal de rappeler une foule de raisonnemens impies pour les réfuter ; ici tous ces raisonnemens n’avaient que faire. Ils sont introduits gratuitement, et comme la plupart du temps Vanini ne leur fait d’autres réponses que de vagues protestations de soumission à l’autorité religieuse, ils produisent le plus mauvais effet, troublent ou égarent le lecteur. Pourquoi, par exemple, dans un livre de physique, agiter la question de la divinité de Jésus-Christ ? Voici un athée qui se confond en éloges suspects sur l’habileté du Christ, comme s’il s’agissait d’un politique ou d’un philosophe. Alexandre lui oppose cet argument : La mort de Jésus-Christ est celle d’un insensé ou celle d’un dieu. Or, d’après toi-même, ce n’était pas un insensé, donc il était Dieu. L’athée répond que ce n’était pas être insensé que d’acquérir l’immortalité de son nom par le sacrifice de quelques jours de cette vie. Jules-César intervient pour dire qu’il a réfuté ces sottises dans un écrit : Du mépris de la Gloire[43] ; mais le lecteur n’a pas ce livre, et les argumens de l’athée subsistent. On pourrait citer une foule d’exemples semblables[44]. Le dernier résultat est incontestablement une impression très défavorable au christianisme.

Nous avons déjà vu quelle est au fond la théodicée de Vanini ; elle se réduit à concevoir à ce monde fini et limité un principe éternel et infini, principe qui n’est pas une cause, ni par conséquent une volonté, ni par conséquent encore une providence véritable avec les caractères qui lui appartiennent. Nous retrouvons ici cette même théodicée avec ses conséquences avouées. Les deux interlocuteurs, Alexandre et Jules-César, s’accordent à rejeter l’opinion d’Aristote, que Dieu a donné la première impulsion au monde, et, pour parler le langage péripatéticien, qu’il est le moteur du premier ciel[45]. Alexandre : « J’ai lu cela, si je m’en souviens bien, dans le XIIe livre de la Philosophie première (la Métaphysique), mais je ne suis pas de cet avis. — Ni moi non plus, dit Vanini. » Et on allègue l’autorité d’Alexandre d’Aphrodisée qui donne Dieu, non comme le moteur mais comme la fin des choses ; on l’appelle un homme divin, ses paroles sont célestes, nectarea divini viri verba ; on traite de fable la doctrine des plus grands péripatéticiens, que l’intelligence est cause du mouvement de rotation du premier ciel. « S’il en était ainsi dit Vanini, l’intelligence serait au monde comme une bête de somme attachée à une meule qui tourne. D’ailleurs un moteur suppose un point d’appui, et sur quoi voulez-vous que s’appuie une pure intelligence ? Enfin, d’après Aristote lui-même, tout ce qui meut est nécessairement mu ; or, rien n’est mu que ce qui est matériel, selon Averroës. L’intelligence, étant immatérielle, ne peut être mue, réciproquement elle ne peut être cause de mouvement. » L’interlocuteur de Vanini propose timidement la vraie réponse à ces raisonnemens sophistiques : L’ame, qui est immatérielle, se meut elle-même ; elle est bien la cause de ses propres mouvemens, elle se meut sans point d’appui, elle se meut sans être mue par un autre moteur ; et il y a bien plus : tout immatérielle qu’elle est, en se mouvant elle-même, elle meut le corps qui est matériel. Pourquoi donc l’intelligence suprême ne pourrait-elle faire ce que fait la nôtre, se mouvoir elle-même et mouvoir le ciel ? Jules-César se contente de répondre que ce n’est là qu’une mauvaise comparaison[46], et sans rien prouver ; il affirme que l’ame ne se meut point elle-même, ce qui est contraire aux faits les plus certains, mais qu’elle meut le corps et qu’elle est mue par le corps, comme si, dès qu’il accorde que l’ame meut le corps, il ne s’ensuivait pas qu’un être immatériel peut mouvoir un être matériel, à moins, qu’au fond, sans le dire ici, on n’accorde pas que l’ame soit immatérielle. Quand Vanini prétend que la réponse d’Alexandre n’est qu’une mauvaise comparaison, nous lui dirons à notre tour que c’est à lui-même et à sa manière de raisonner qu’il devrait adresser ce reproche. Il part des lois de l’ordre matériel, où en effet, la première impulsion étant supposée, tout corps qui meut a lui-même un moteur, tout ce qui est mu est corps, tout ce qui meut est corps aussi, et n’agit qu’avec un point d’appui matériel. Voilà bien les lois de l’ordre matériel. Transporter ces lois dans l’ordre intellectuel, c’est raisonner par voie d’analogie en choses essentiellement dissemblables ; c’est donc faire la plus défectueuse des comparaisons, tandis que conclure de l’ame à Dieu, c’est conclure, sinon du même au même, au moins du semblable au semblable, de l’ordre spirituel à l’ordre spirituel : induction rigoureusement légitime pourvu qu’il soit tenu compte aussi des différences.

Une fois que Dieu n’est plus qu’une substance infinie, dépourvue de puissance causatrice, qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce que le monde par rapport à Dieu ?

Le monde est l’ensemble des êtres finis, que Dieu surpasse de son infinitude, mais qu’il n’a pas faits, qu’il n’a produits ni avec son intelligence ni avec sa volonté, car il n’a pas de volonté ; et son intelligence, si toutefois il en a, ne peut être un principe de mouvement ; de sorte que le monde, n’ayant pas de cause, tout fini et borné qu’il est, est nécessairement éternel. Le monde est fini en tant qu’il est borné en grandeur et en puissance ; mais il est infini en durée, si Dieu n’a pu lui donner naissance. Voilà déjà le monde assez peu différent de Dieu[47].

« Dieu ne pouvait faire le ciel égal à lui et infini en puissance ; mais il le fit semblable à lui, et infini en durée. Il faut dire que le ciel est fini en grandeur et en puissance, mais qu’il est infini en durée, parce que Dieu n’a pu faire un autre Dieu, et qu’il eût fait un autre Dieu, s’il eût fait le monde infini en puissance, mais qu’il le fit infini en durée, parce que c’est là la seule perfection que puisse avoir une chose créée. Exprimons la chose plus philosophiquement. Le premier principe ne pouvait produire quelque chose qui lui fût absolument semblable ou absolument dissemblable ; ni semblable, car tout ce qui est fait par un autre suppose quelque chose qui lui est supérieur ; ni dissemblable, parce qu’en Dieu l’agent et l’action ne diffèrent pas. Ainsi, comme Dieu est un, le monde a été un sans l’être absolument ; comme Dieu est tout, le monde a été tout et non pas tout ; comme Dieu est éternel, le monde a été éternel et non éternel. Parce que le monde est un, il est éternel, car il n’a ni semblable ni contraire ; et parce qu’il n’est pas un, il n’est pas éternel, car il est composé de parties contraires qui se détruisent réciproquement et renaissent de cette corruption mutuelle en sorte que l’éternité du monde consiste dans la succession, et son unité dans la continuité. »

Et Alexandre s’écrie : « Ta sagesse est plus qu’humaine. » — La moindre attention découvre ici une contradiction manifeste. Vanini déclare tour à tour que le monde est éternel et qu’il ne l’est pas. Il faut opter entre ces deux opinions. Vanini adopte tantôt l’une et tantôt l’autre. Ici[48], il rapporte et réfute tous les systèmes anciens qui aboutissent à identifier Dieu et le monde. Il attribue même à Platon cette extravagance, à laquelle Platon n’a jamais pensé. « Platon, dit-il, ne reconnaissant rien de parfait que Dieu, et admettant la perfection absolue du monde, a été forcé de faire du monde et de Dieu une seule et même chose. » Pourtant il s’avise que Platon n’a pas dit tout-à-fait cela : « Chez Platon lui-même[49], le monde a commencé : il n’est donc pas absolument parfait, puisqu’il a eu besoin d’un premier principe pour être ce qu’il est. » Ailleurs, s’il admet comme chrétien que le monde a commencé, il ne l’admet pas comme philosophe : « Je confesse ingénument que la religion seule me persuade que la mer aura une fin… Quant au commencement de la mer (s’il est permis à un philosophe de dire que le monde ait commencé), détestant, par soumission à la foi chrétienne, cette opinion que le monde est éternel, je dirais : Si le monde a eu un commencement, les fleuves, etc… » — Pour moi, je conclurais de tout cela, si je n’étais pas chrétien, que le monde est éternel. »

Ces derniers passages prouvent que, selon la plus sincère opinion de Vanini, le monde est éternel, c’est-à-dire infini quant à la durée. Le voilà déjà égal à Dieu en durée ; il n’y a plus d’autre différence entre le monde et Dieu que celle de la grandeur et de la puissance. C’est encore quelque chose, mais c’est bien peu, et il ne faudra pas un grand effort d’audace pour supposer que le monde, ce monde infini en durée, qui n’a pas eu de commencement et qui ne peut avoir de fin, se suffit à lui-même, est gouverné par des lois qui lui sont propres, et non par la volonté d’un être étranger. Déjà le titre du livre semble faire de la nature le seul vrai Dieu : la Nature reine et déesse des mortels. Dans l’ouvrage même[50], Jules-César dit expressément de la loi naturelle, qu’elle a été « gravée dans le cœur de tous les hommes par la nature, qui est Dieu, ipsa natura, quæ Deus est. » Voici qui est plus clair encore : « Si je n’avais été nourri dans les écoles chrétiennes, je tiendrais pour certain que le ciel est un être vivant mu par sa propre forme, laquelle est son ame… La figure circulaire était celle qui convenait le mieux à l’éternité et à la divinité de cet animal céleste[51] » Et il invoque l’autorité d’Aristote dans le Mouvement des animaux, et surtout dans le livre deuxième de l’Ame. Il s’appuie sur la définition péripatéticienne : l’ame est l’acte d’un corps organique doué de vie ; « cette définition, dit Vanini, convient parfaitement au céleste animal… La masse du ciel (la totalité du monde) est mue circulairement par sa propre forme, comme les élémens. » L’interlocuteur de Vanini, Alexandre, essaie de tirer des lois certaines et fixes du monde la preuve de l’assistance d’une intelligence divine. Jules-César répond : « Comment, dans le grossier mécanisme d’horloges fabriquées par un Allemand ivre, ne trouve-t-on pas un mouvement certain et réglé ? Pour ne rien dire du mouvement de la fièvre tierce et de la fièvre quarte, qui arrive et s’en va à des intervalles certains, sans jamais dépasser d’un moment le point marqué ; le flux et le reflux de la mer a certaines époques fixes, en vertu de sa seule forme, c’est-à-dire de la pesanteur, comme vous dites vous autres péripatéticiens. De même, lorsque je vois le ciel obéir toujours au même mouvement, je dis que c’est sa forme seule qui le meut, et non pas la volonté d’une intelligence. — Alexandre : J’en tombe d’accord. »

Qu’est-ce que l’homme, et que deviennent dans un pareil système l’immatérialité et l’immortalité de l’ame ? Si Vanini n’ose pas dire « qu’esprit vient de respirer (spiritate à spirando), et que respirer est un phénomène qui tient fort à la matière, » il expose complaisamment cette théorie ; il prétend que tous les grands philosophes ont fait l’ame matérielle : Hippocrate, les stoïciens, Aristote, Platon même, et, après avoir autorisé le matérialisme en lui donnant fort gratuitement de tels défenseurs, pour toute réfutation il en appelle à la religion. On a déjà vu que dans l’Amphithéâtre Vanini laissait paraître quelques doutes sur l’immortalité de l’ame. Ici il refuse toute explication à cet égard, et le motif qu’il donne de son silence paraîtra, je crois, l’explication la moins équivoque. « Alexandre : Dis-moi, mon cher Jules, ton sentiment sur l’immortalité de l’ame — Jules-César : Excuse-moi, je te prie. — Alex. : Pourquoi cela ? — Jules César : J’ai fait vœu à mon Dieu de ne pas traiter cette question avant d’être vieux, riche et Allemand[52]. »

S’il pouvait rester quelque incertitude sur le matérialisme de Vanini, lui-même prend soin de la dissiper par la triste morale qu’il professe ouvertement. Il ne fait pas difficulté de soutenir que la vertu et le vice ne sont autre chose que les fruits nécessaires du climat, et qu’ils dépendent de la constitution atmosphérique, du système de nourriture, des humeurs que les parens nous ont transmises, et surtout de l’influence des astres. En quoi certains alimens nuisent-ils à l’honnêteté ? « Voici comment je raisonne : c’est de l’alimentation que dépendent les esprits animaux, par conséquent c’est d’elle que viennent la vertu et le vice. On le prouve ainsi : les esprits animaux sont les instrumens de l’ame sensible ; l’ame sensible est l’instrument de l’ame intelligente, et tout agent opère conformément à la nature de son instrument : donc, etc.[53]. » Et ailleurs : « Nos vertus et nos vices dépendent des humeurs et des germes qui entrent dans la composition de notre être. » Enfin, l’influence des astres est partout dans les Dialogues.

Du moins, on ne peut pas reprocher à notre philosophe d’être inconséquent à ses principes. Avec une pareille philosophie, en vérité, qu’avons-nous à chercher en cette vie, sinon les plaisirs des sens ? Et en effet, telle est l’unique fin, l’unique règle, l’unique ressort que Vanini donne à toutes nos actions. Pas un mot sur la liberté, pas un mot sur la vertu désintéressée, pas un mot sur le bonheur d’une conscience honnête. En revanche, que de détails sur tous les plaisirs des sens, et en particulier sur ceux de l’amour ! Bien entendu qu’il ne s’agit point de ce noble sentiment qui unit deux ames l’une à l’autre, en mêlant quelquefois à ce lien sublime un lien moins pur ; il s’agit seulement de l’amour sensuel, de la Vénus la plus vulgaire. C’est ici, il est vrai, un ouvrage de physique et de physiologie, dont un livre entier, le troisième, est consacré à l’explication des mystères de la génération ; mais le langage de la science, en traitant de pareilles matières, peut être chaste encore, et celui de Vanini ne l’est point. Nous ne repoussons aucune des explications scientifiques de Vanini, quoiqu’elles nous semblent un peu extraordinaires dans une bouche ecclésiastique ; ce que nous condamnons, ce sont les réflexions gratuitement indécentes qui y sont mêlées, c’est surtout l’épicuréisme effronté qui prodigue les maximes relâchées, les anecdotes licencieuses et les peintures déshonnêtes. Le lecteur voudra bien nous dispenser de fournir les preuves de ce que nous avançons ; nous le renvoyons à l’ouvrage même. L’interlocuteur de Vanini, Alexandre, transporté de tout ce qu’il entend, s’écrie[54] qu’au lieu d’imiter Aristote, qui dépensa à l’étude des animaux l’argent que lui envoyait son illustre élève, il avait, lui, dépensé toute sa fortune pour acquérir et entretenir un charmant petit animal. « Tu as fort bien fait, » lui répond Vanini. Et les deux amis résument le but de la vie dans ces vers de l’Aminte :

Est perdu tout le temps
Qui n’est pas employé à aimer[55].

Voilà le fond de la théorie : les détails surpassent la plus grande liberté philosophique. Parmi les passages impudiques qui surabondent dans les Dialogues, il en est un que l’on peut citer à la rigueur : c’est celui où, à l’occasion de ce prétendu principe, que les enfans légitimes sont moins beaux que les enfans naturels, il en vient à regretter de n’être pas un enfant de l’amour, car alors il aurait reçu de la nature plus de beauté, de force et d’esprit. Il faut voir dans quel style tout cela est exprimé[56]. Vanini a beau dire qu’il a fait ce souhait en songe : voilà, certes, un songe fort malhonnête. À notre grand regret, et pour remplir jusqu’au bout notre tâche d’historien fidèle, il nous faut ajouter que nous avons trouvé deux endroits d’un autre genre et plus fâcheux peut-être, qui prouvent qu’au moins l’imagination de Vanini participait à la dépravation des mœurs italiennes du XVIe siècle. Que le lecteur lise, s’il lui plaît, le discours qu’adresse à Vanini son domestique et son écolier, le jeune et beau Tarsius[57], et l’approbation que le maître donne à un étrange précepte de Galien[58]. Hâtons-nous de dire cependant que sur ce point il n’y a dans les Dialogues que des maximes générales et non des aveux personnels. Soyons juste envers Vanini ; il ne parle que de ses maîtresses ; il se complaît à nous les faire connaître ; l’une, il le dit lui-même[59], s’appelait Laure, l’autre Isabelle ; il faisait pour celle-ci de jolies chansons, et il tient à ce que la postérité sache qu’il la nommait son œil gauche[60] : car il faut le dire, Vanini est tellement occupé de lui-même, qu’il nous entretient soigneusement de tout ce qui se rapporte à sa personne. Il nous parle de la noble origine de sa mère, de l’âge qu’avait son père lorsqu’il eut un tel fils ; il raconte les aventures qui lui sont arrivées dans son enfance et dans sa jeunesse ; il nous dit où il était l’année dernière ; il nous apprend que, malgré les infirmités précoces nées de ses longues veilles, il est bien fait, d’un visage agréable qu’il doit à sa mère, d’une humeur enjouée qu’il doit à son père. Pour son esprit, son savoir, son éloquence, il les fait louer avec excès par son interlocuteur Alexandre, et montre partout une vanité portée jusqu’au ridicule. Alexandre l’appelle « le prince des philosophes, le dictateur des lettres, l’Hercule de la vérité. » Aristote et Albert-le-Grand ne sont rien auprès de lui. Enfin, après avoir épuisé toutes les formules de l’éloge, il termine ainsi : « Avec une telle sagesse, il ne me reste plus qu’à te dire : « Tu es un dieu ou Vanini. » Et Jules-César répond avec modestie : « Je suis Vanini. »

Après cette analyse ingrate, mais fidèle, devant ces longs extraits d’une fatigante exactitude, et cet amas de témoignages empruntés à Vanini lui-même, dans l’impartialité la plus rigoureuse, est-il possible de ne pas conclure de tous ces passages authentiques : Oui, l’auteur des Dialogues est impie ? Le pâle déisme qui s’y trouve encore de loin en loin s’évanouit le plus souvent dans une sorte de déification de la nature, et dans ce qu’on appellerait aujourd’hui le panthéisme. Vanini n’admet philosophiquement ni l’immatérialité ni l’immortalité de l’ame. Sa morale, conforme à sa métaphysique rejette la distinction essentielle du bien et du mal, et tire la vertu et le vice de circonstances extérieures, étrangères à la raison et à la liberté : elle se réduit à la recherche du plaisir avec assez peu de retenue et de scrupule.

Tel est le jugement que nous arrachent irrésistiblement les Dialogues : il est bien différent de celui que nous avions porté de l’Amphithéâtre. Ce sont en effet deux ouvrages qui paraissent difficiles à concilier. Ici, pas un mot qui ne respire une orthodoxie sévère et même le dévouement à l’église ; là, au contraire, les protestations de déférence trahissent une ironie manifeste. L’Amphithéâtre glorifie la providence ; les Dialogues sont bien près de confondre Dieu et le monde, non pas en montrant Dieu partout dans le monde, mais en faisant du monde un être éternel vivant de sa propre vie, un dieu. L’Amphithéâtre parle souvent de volonté et de liberté, du mérite et du démérite ; les Dialogues tirent toutes les actions du tempérament et du climat. Le premier de ces écrits renfermait déjà quelques principes équivoques, le second abonde en maximes corrompues. Sans doute ces différences frappantes couvrent, nous l’avons fait voir, une même doctrine métaphysique, la théodicée d’Aristote, encore mutilée par Averroës et réduite à un seul principe, incapable d’atteindre les plus intimes attributs de la Divinité et d’expliquer les vrais rapports de l’univers et de Dieu ; mais, dans l’Amphithéâtre, cette doctrine imparfaite, dominée et contenue par la foi chrétienne, n’a presque porté aucune mauvaise conséquence, tandis que, dans les Dialogues, toutes les barrières, tous les voiles sont levés, et la funeste doctrine se montre au grand jour tout entière. En un mot, les deux ouvrages sont évidemment du même auteur, qui tantôt a mis un masque, et tantôt paraît à visage découvert.

C’est parce que Vanini a ces deux aspects différens qu’il a été jugé différemment, selon qu’on l’a considéré sous l’une ou sous l’autre de ces deux faces. Il faut une bien grande sagacité pour voir l’athéisme dans l’Amphithéâtre et il en faut bien peu pour ne pas le voir dans les Dialogues. Il n’y a guère que l’extrême apologiste et l’extrême adversaire de Vanini, Arpe[61] et Durand[62], qui le déclarent partout également coupable ou également innocent. Durand tire l’athéisme de Vanini de la définition même de Dieu, dans le premier et dans le second chapitre de l’Amphithéâtre ; mais il faut convenir qu’il n’est pas difficile en fait d’athéisme. Que voulez-vous demander à un critique qui n’entend pas même ce qu’il critique, et fait des remarques de cette force[63] : « Dieu est à lui-même son commencement et sa fin. C’est là un petit galimatias qui ne signifie rien. » — « Il est hors de tout sans être exclu. Autre jeu de mots. » — « Il est bon sans qualité. La bonté de Dieu est spirituelle et morale ; notre impie n’y pense pas avec sa qualité, etc. » De son côté, Arpe[64] s’écrie : « Vanini a-t-il ignoré Dieu ? Qu’on lise, qu’on relise, qu’on lise jusqu’au bout ses écrits ; si quelqu’un peut prouver que Vanini a ignoré Dieu, je donnerai à celui-là le nom de sorcier. » Et pour prouver que Vanini n’a pas ignoré Dieu, Arpe cite tout au long cette même définition de Dieu, où Durand voit à plein l’athéisme. La foule des dissertateurs qui prennent parti pour ou contre Vanini le condamnent ou l’excusent sur l’Amphithéâtre ou sur les Dialogues. Les plus célèbres historiens de la philosophie, embarrassés dans ce conflit et devant des apparences si contraires, ne savent quel parti prendre. Le savant et judicieux Brucker[65] déclare qu’il est difficile de décider entre les adversaires et les apologistes de Vanini ; il se plaint que ses ouvrages cachent plus qu’ils ne montrent sa vraie pensée ; et, après avoir sévèrement relevé sa vanité, sa légèreté, son extravagance, ces réserves faites, il l’absout de l’accusation d’athéisme. Tiedeman[66], qui d’ailleurs traite aussi fort mal Vanini, ne peut trouver certainement l’athéisme dans ses écrits. Buhle[67] est de cet avis quant à l’Amphithéâtre ; mais il avoue que les Dialogues sont très suspects, et en somme il ne conclut pas. Fulleborn[68] ne se prononce pas avec plus de précision. Enfin, le dernier historien de la philosophie, Rixner[69], soutient que, ni dans l’un ni dans l’autre des deux écrits de Vanini, on ne trouve aucune preuve d’un complet athéisme ; il est vrai qu’il s’appuie surtout sur le premier chapitre de l’Amphithéâtre et qu’il glisse sur les Dialogues. Le titre si malsonnant de ce dernier ouvrage n’est point à ses yeux une preuve suffisante. Sa conclusion est « que l’accusation intentée à Vanini est sur tous les points mal fondée, » et il cite un bon nombre de passages de l’Amphithéâtre et des Dialogues, « où, dit-il, il n’y a qu’un mauvais vouloir qui puisse découvrir l’athéisme. »

Pour nous, sans mauvais vouloir, mais aussi sans aveuglement volontaire, après avoir soutenu que Vanini n’est pas athée dans l’Amphithéâtre, nous ne craignons pas de reconnaître qu’il l’est à peu près dans les Dialogues, et que c’est dans les Dialogues qu’il faut chercher sa vraie pensée, comme il le déclare lui-même[70].

Résumons-nous sur Vanini. C’est un homme du XVIe siècle en révolte contre les dominations de ce temps, poussant le mépris et l’horreur des superstitions malfaisantes jusqu’à l’impatience de toute règle et de tout frein, tour à tour audacieux et pusillanime, circonspect et dissimulé jusqu’à l’apparence de l’hypocrisie, puis tout à coup faisant montre de ses pensées les plus secrètes jusqu’à la plus extrême licence ; tantôt comme accablé par le sentiment pénible de l’oppression et de la misère dans laquelle il vit, tantôt insouciant et frivole, prodigue à la fois de louanges et de sarcasmes. Si ce n’est pas le Voltaire, c’est le Lucien du XVIe siècle : il en a l’esprit, l’érudition légère, la mordante parole et trop souvent le cynisme. S’il fût venu un peu plus tard, moins persécuté, moins exaspéré par conséquent, il eût porté d’autres sentimens sous une doctrine semblable ; il eût fait partie de la discrète école de Gassendi, de Hobbes, de La Mothe-le-Vayer, de Sorbière, et de la société des libres penseurs et des joyeux convives du Temple ; il serait mort doucement, comme l’abbé de Chaulieu, en possession de quelque bénéfice, entre Laure et Isabelle. Au début du XVIIe siècle, entre le bûcher de Bruno et le cachot de Campanella, sous une insupportable tyrannie, il passa sa vie dans une agitation perpétuelle, errant sans cesse d’excès en excès, cachant mal l’impiété sous l’hypocrisie, et il finit par périr misérablement à la fleur de l’âge.

Après avoir analysé ses ouvrages, suivons-le dans les tragiques aventures où l’infortuné a laissé sa vie. Nous connaissons et sa doctrine et son caractère ; nous ne serons donc dupe d’aucune apparence, et nous n’aurons pas besoin de le croire chrétien sincère et adorateur de Dieu, pour couvrir d’opprobre la sentence exécrable qui pèse encore sur la mémoire du parlement de Toulouse.

Vanini avait à peine trente ans en 1616, lorsqu’il publia les Dialogues. Quelque temps après, il quitta Paris, et, poussé par sa mauvaise étoile, il se rendit à Toulouse. Là, selon sa coutume, il gagna sa vie en donnant des leçons. Son esprit, sa vivacité italienne, ses manières engageantes lui firent bientôt de nombreux élèves. Il enseignait, à ce qu’il paraît, un peu de tout, mais particulièrement la médecine, et, sous le manteau, la philosophie et la théologie. Mais, en vérité, que pouvait-il enseigner, sinon ce qu’il pensait, avec plus ou moins de précautions ? Quelles étaient ses mœurs au milieu de cette ardente jeunesse, et dans cette ville où régnait le plaisir à l’égal de la dévotion ? Nous ne sommes pas tenté d’accuser par conjecture ; cependant il nous est impossible de ne pas nous souvenir des deux tristes passages des Dialogues.

Toulouse était alors la ville catholique par excellence. L’inquisition, que tout le reste de la France avait repoussée, y était établie, et un zèle outré était à la mode. Bientôt les opinions de Vanini, indiscrètement répandues, excitèrent les ombrages de l’autorité. On l’arrête, on le traduit devant le parlement, et après une assez longue procédure il est condamné à être brûlé vif, et l’horrible sentence est exécutée le 9 février 1619.

Divisons en trois parties et comme en trois actes ce drame lugubre : le procès, la sentence, l’exécution.

I. — le procès.

Sur quoi porta précisément le procès ? Les livres de Vanini furent-ils incriminés, ou ses leçons, ou ses mœurs, ou tout cela ensemble ? C’est ici surtout qu’il faut écarter les conjectures arbitraires, les anecdotes qui ne reposent sur aucun fondement, et tous ces bruits mensongers que mêle à la vérité l’imagination populaire ou une malveillance intéressée, et qui, accueillis et répandus par la crédulité, finissent au bout de quelque temps par composer la tradition et l’histoire. Nul document authentique n’ayant été publié, réduits à des témoignages qui souvent diffèrent, c’est un devoir étroit de les peser avec le dernier soin. Peut-on ajouter foi aux récits du jésuite Garasse[71] et du minime Mersenne[72], qui écrivaient, il est vrai, à peu de distance de l’évènement, mais qui n’y avaient point assisté, et ne répètent que des ouï-dire, très probablement les ouï-dire de leurs confrères de Toulouse, ennemis nécessaires de Vanini ? Eux-mêmes, s’ils ne manquent pas de lumières, ils sont remplis de passion, et ils servent d’échos aux passions de leur ordre. Leur but avoué était d’effrayer le monde des progrès de l’athéisme. Pour eux, l’impie est un monstre sur lequel ils ne se font point scrupule d’accueillir les plus mauvais bruits. Le Patiniana est un amas d’anecdotes très peu sûres[73]. Le journal de voyage de Borrichius[74] ne contient que ce qui lui fut raconté à son passage à Toulouse, vers 1660. Je ne prétends pas qu’il n’y ait rien de vrai dans ce que disent ces auteurs ; mais comment y faire le discernement du vrai et du faux ? Le Mercure de France, gazette plus ou moins officielle, dans l’Histoire de l’année 1619, consacre une ou deux pages au procès et à la mort de Vanini. Cette brève narration représente ce qu’on en disait alors, et ce que le gouvernement jugeait à propos d’en faire savoir. Ce sont les faits les plus certains, mais sans aucun détail. Si ce récit ne peut égarer, il n’instruit guère, et après tout l’auteur ne sait rien par lui-même, et il écrit sur la foi d’autrui.

Heureusement pour l’histoire, il y avait alors au parlement de Toulouse un jeune conseiller qui avait connu Vanini dans le monde, qui assista à tout le procès, même à l’exécution, et qui, devenu plus tard premier président du parlement, écrivant une histoire de France contemporaine, y mit le procès de Vanini : je veux parler de Gramond. Cet historien réunit en sa personne toutes les conditions que la critique la plus sévère peut imposer à un parfait témoignage : il a tout vu, il ne raconte que ce qu’il a vu, et, quel que soit son zèle religieux, ni les lumières ni l’intégrité ne lui ont manqué pour bien voir et pour rapporter ce qu’il a vu avec exactitude. Enfin toutes les pièces de la procédure étaient à sa disposition. Nous admettons donc sans réserve les faits qu’il raconte, et par conséquent, sous le bénéfice de ce contrôle assuré, nous admettons également les autres récits, tant qu’ils s’accordent avec celui-là. Mais nous sommes forcé de ne tenir aucun compte de tout ce qui excède le témoignage de Gramond, faute de tout moyen de vérification. Traduisons littéralement le récit du président historien[75].

« À peu près dans ce temps, fut condamné par arrêt du parlement de Toulouse Lucilio Vanini, que la plupart ont regardé comme un hérésiarque, et que moi je regarde comme athée ; car ce n’est pas être hérésiarque que de nier Dieu. Il faisait métier d’enseigner la médecine ; en réalité il séduisait l’imprudente jeunesse ; il se moquait des choses sacrées, il exécrait l’incarnation du Christ, il ne connaissait point de Dieu ; il attribuait tout au hasard, il adorait la nature, comme la mère excellente et la source de tous les êtres : c’était là le principe de toutes ses erreurs, et il l’enseignait avec opiniâtreté à Toulouse, cette ville sainte. Et comme les nouveautés ont de l’attrait, surtout dans la première jeunesse, il eut bientôt un grand nombre de sectateurs parmi ceux qui venaient de quitter les bancs de l’école. Italien de nation, il avait fait ses premières études à Rome, et s’était appliqué avec un grand succès à la philosophie et à la théologie ; mais étant tombé dans l’impiété et dans le sacrilége, il souilla son caractère de prêtre en publiant un livre infâme intitulé : Des Secrets de la Nature, où il ne rougit pas de proclamer la nature la déesse de l’univers. Réfugié en France pour un crime dont il avait été accusé en Italie, il vint à Toulouse. Il n’y a point de ville en France où la loi soit plus sévère envers les hérétiques ; et quoique l’édit de Nantes ait accordé aux calvinistes une protection publique, et les ait autorisés à commercer avec nous et à participer à l’administration, jamais ces sectaires n’ont osé se fier à Toulouse ; ce qui fait que, seule parmi toutes les villes de France, Toulouse est exempte de toute hérésie, n’ayant donné le droit de cité à personne dont la foi soit suspecte au saint-siége. Vanini se cacha pendant quelque temps mais la vanité le poussa à mettre d’abord en question les mystères de la foi catholique, puis à s’en moquer ; et nos jeunes gens d’admirer le novateur : car ce qui leur plaît, ce sont les nouveautés, celles surtout qui ont un petit nombre d’approbateurs. Ils admiraient tout ce qu’il disait, l’imitaient, s’attachaient à lui. Il fut accusé de corrompre la jeunesse par des dogmes nouveaux. Il fit d’abord le catholique orthodoxe, et gagna du temps ; il allait même être relâché, faute de preuves suffisantes, lorsqu’un gentil homme nommé Francon, d’une haute probité, comme cela seul le marque assez, déposa que Vanini lui avait souvent nié l’existence de Dieu, et s’était moqué des mystères de la foi chrétienne. On confronta le témoin et l’accusé ; Francon soutint ce qu’il avait avancé. Vanini est amené à l’audience suivant la coutume, et, étant sur la sellette, on lui demande ce qu’il pense de Dieu. Il répond qu’il adore un seul Dieu en trois personnes, tel que l’adore l’église, et que la nature elle-même prouve évidemment qu’il y a un Dieu. En disant cela, ayant par hasard aperçu à terre une paille, il la ramasse, et la montrant aux juges : « Cette paille, dit-il, me force à croire qu’il y a un Dieu ; » puis, arrivant à la Providence, il ajoute : « Le grain jeté en terre semble d’abord languir et mourir ; il tombe en pourriture ; puis il blanchit, il verdit, sort de terre, s’accroît insensiblement, se nourrit de la rosée du matin, se fortifie de la pluie qu’il reçoit, s’arme d’épis pointus qui chassent les oiseaux, s’arrondit et s’élève en forme de tuyau, se couvre de feuilles, jaunit tout-à-fait, baisse la tête, languit et meurt ; on le bat, et le fruit étant séparé de la paille, celui-ci sert à la nourriture de l’homme, celle-là à la nourriture des animaux créés pour l’usage du genre humain. » D’où il concluait que Dieu était l’auteur de la nature. Si l’on objecte que la nature est la cause de tout cela, il remontait du grain de blé au principe qui l’a produit, en argumentant de cette manière « Si la nature a produit ce grain, qui a produit celui qui l’a précédé immédiatement ? Et si on rapporte encore celui-là à la nature, qui a produit le précédent ? » Et toujours ainsi, jusqu’à ce qu’enfin il arrivât à un premier grain qui nécessairement devait avoir été créé, puisqu’on ne pouvait plus trouver d’autre principe de sa production. Il prouvait par beaucoup d’argumens que la nature est incapable de créer, et il concluait que Dieu est le créateur de tous les êtres. Lucilio parlait ainsi pour montrer son savoir, ou par crainte, plutôt que par conviction. Cependant, les preuves contre lui étant manifestes, il fut condamné à mort par un arrêt solennel, après un procès qui avait duré six mois. »

Nous donnerons plus tard la suite du récit de Gramond, où l’exécution de Vanini est racontée. Le récit entier se termine ainsi :

« J’ai vu Vanini en prison, je le vis au supplice, je l’avais vu avant qu’il fût arrêté. Quand il était libre, il menait une vie déréglée, et cherchait avidement les voluptés. En prison catholique, au dernier moment abandonné par la philosophie, il mourut en furieux. Vivant, il cherchait les secrets de la nature, et faisait plutôt profession de médecine que de théologie, quoiqu’il aimât à passer pour théologien. Lorsqu’on saisit ses meubles en même temps que sa personne, on trouva un énorme crapaud renfermé dans un vase de cristal plein d’eau. Sur cela, accusé de sortilége, il répondit que cet animal, consumé vivant au feu, fournissait un remède à un mal qui autrement serait mortel. Pendant sa prison, il s’approchait fréquemment des sacremens, dissimulant astucieusement ses principes. Dès qu’il vit qu’il n’y avait plus d’espoir, il leva le masque, et mourut comme il avait vécu. »

Ce récit en lui-même, et dégagé des réflexions de l’auteur, semble bien de la plus parfaite exactitude. Il n’y a rien qui soit contraire, ou plutôt qui ne soit conforme à ce que nous-même nous avons déjà vu dans les ouvrages de Vanini. Gramond, qui l’avait connu dans le monde avant qu’il fût arrêté, lui reproche le goût effréné des plaisirs et des mœurs déréglées : qu’on se rappelle tant de passages des Dialogues, et ceux que nous avons cités et ceux auxquels à peine nous avons osé faire allusion. Gramond affirme que d’abord il contrefit le dévot, puis, qu’après avoir perdu tout espoir de sauver sa vie, il passa de l’hypocrisie à l’impiété. Cette double conduite est-elle invraisemblable dans un homme dont les ouvrages contiennent manifestement, l’un, le dévouement à l’église porté presque jusqu’au martyre, l’autre, les railleries les plus impies ? Le plaidoyer de Vanini, rapporté par Gramond, prouve l’impartialité de l’historien. Ce plaidoyer contient une théodicée bien différente de celle des Dialogues et même de l’Amphithéâtre, et dont le principe n’est point dans les ouvrages de Vanini. On allait l’absoudre, quand le témoignage de Francon vint l’accabler ; ce fut ce témoignage qui le perdit. Jusque-là le récit de Gramond est très clair ; mais où il ne l’est pas c’est sur le point précis de l’accusation intentée à Vanini, et sur le vrai fondement de sa condamnation. Vanini fut-il condamné comme hérésiarque ou comme athée ? Gramond dit que la plupart l’ont regardé comme un hérésiarque, et que lui le regarde comme un athée. La plupart désigne-t-il ici les juges, ou le public, ou les auteurs qui ont écrit sur cette affaire ? Cette remarque de l’historien, que pour lui il regarde Vanini comme un athée, ne signifie-t-elle pas qu’il ne fut pas considéré comme tel par beaucoup de personnes, et que par conséquent ce ne fut pas là ce qui le fit accuser et condamner ? Gramond dit plus bas qu’il fut accusé de corrompre la jeunesse par des dogmes nouveaux. Cela est extrêmement vague : on ne marque pas quels étaient ces nouveaux dogmes. D’un autre côté, l’interrogatoire de Vanini sur Dieu semble attester qu’il fut accusé d’athéisme, puisqu’il s’en défendit. Enfin, comment le parlement de Toulouse connaissait-il du crime d’hérésie ou du crime d’athéisme, lorsqu’à Toulouse même était un tribunal spécial, institué pour juger ces sortes de crimes, à savoir le saint-office, l’inquisition ? Entre ces deux juridictions, comment Vanini, ecclésiastique, accusé d’hérésie ou d’athéisme, se trouva-t-il justiciable du parlement ? On le voit ; le récit de Gramond, qui paraît d’abord si clair et si détaillé, ne l’est pas assez et laisse encore de l’obscurité sur ce qu’il importe le plus de bien connaître, le chef même de l’accusation et de la condamnation, et ce qui détermina la juridiction du parlement. Dans ce silence du seul témoin authentique, nous serions fort embarrassé, si un autre témoin, jusqu’ici ignoré, et tout aussi digne de foi que Gramond, ne venait à notre secours.

M. Malenfant, greffier du parlement de Toulouse au commencement du XVIIe siècle, a laissé des mémoires manuscrits sur les affaires les plus importantes auxquelles il assista. Ces mémoires sont conservés avec soin à Toulouse. Nous avons pu nous procurer une copie[76] du passage où est raconté le procès de Vanini. Malenfant avait assisté, comme Gramond, à toute la procédure ; il avait également à sa disposition et entre ses mains toutes les pièces. Il confirme pleinement le récit du président, et il y ajoute beaucoup. Par un heureux hasard, il est très court sur les points que Gramond nous fait connaître avec étendue, et il est très étendu sur ceux que Gramond effleure à peine. Il faut le dire, ce nouveau document est accablant contre les mœurs de Vanini ; il met encore plus en relief la duplicité de sa conduite ; il nous apprend bien des choses curieuses et importantes que Gramond avait tues : par exemple, que Vanini avait accès dans la maison du premier président, qu’il donnait des leçons à ses enfans, et qu’il en était très protégé ; que le conseiller chargé du rapport de cette affaire, et qui y fit l’office de procureur-général, était Guillaume de Catel, dont le zèle opiniâtre emporta la condamnation de Vanini. On y voit encore que ceux qui désiraient le sauver revendiquaient la juridiction de l’inquisition, parce qu’une condamnation de ce tribunal n’eût entraîné que des peines canoniques. Mais au lieu d’analyser cette pièce précieuse, il vaut mieux la donner ici tout entière.

Extrait des Mémoires manuscrites de Malenfant, 1617-1619.

« Cette année, eûmes à Toulouse le sieur Lucilio Vanini, de Taurezano, lieu du royaume de Naples, et l’ay beaucoup veu chez le P. P. Lemazurier[77], dont il dirigeoit les enfans. Jamais homme n’avoit en ces temps mieux parlé en langue latine, et quoiqu’à Tholose cette langue soit comme naturelle à tant ecclésiastiques, jurisconsultes, advocats qu’escoliers, au nombre de plus de six mille, si est-ce qu’on ne pouvoit lui comparer personne en ce genre d’éloquence, bien que le dict Vanini s’en servît en homme d’au-delà les monts, prononçant ou pour u. Et n’y avoit rien à dire en toute sa doctrine littéraire, mais y en avoit bien en autres choses, et si M. Lemazurier eust creu les rapports qu’on luy faisoit souvent des desportemens et mœurs du dict Lucilio, l’auroit incontinent fait vuider de son hostel et de la ville. Car il estoit par trop notoire que le dict estoit enclin, voire entièrement empunaysi du vilain péché de Gomorrhe ; et fut arresté deux fois diverses le commettant, l’une sur le rempart de Saint-Estienne, près la porte, avec un jeune escolier angevin, et une autre, en une certaine maison de la rue des Blanchers, avec un beau fils de Lectoure en Gascogne ; et conduit devant les magistrats, répondit en riant qu’il étoit philosophe, et par suite enclin à commettre le péché de philosophie. Procès-verbaux furent dressés, et sont ès-archives[78] mais de ce ne fut rien poursuivy, parce qu’on savoit la grande estime qu’avoit pour luy M. Lemazurier ; et de plus la grande éloquence du dict Lucilio pipoit tout le monde, et ne lui feust rien fait de ce qu’à un autre auroit valu le fagot. Encouragé par l’estime qu’on avoit à Tholose de la littérature, qui en cette cité a toujours été recommandation puissante, Lucilio, homme timide et circonspect, commença à répandre à bas bruit sa doctrine athéiste parmi les escoliers, gens de lettres et sçavans, mais d’abord comme objections des impies auxquelles vouloit respondre, mais de ces responses il n’en apparoissoit jamais, ou estoient si foibles, que les clairvoyans jugeoient sainement qu’il vouloit seulement enseigner sans danger sa damnable et réprouvée opinion. Au reste, je ne crois pas que jamais se soit veu un homme sachant mieux les poètes latins ; il en citoit des vers à tout propos et toujours à propos. Il a été prouvé dans la suyte que, en la rue qui conduit aux escholes de notre université, il preschoit chaque semaine deux fois, disant à ses auditeurs que la crainte d’un dieu estoit, ainsi que son amour, pure fantaisie et ignorance du peuple, que falloit fouler aux pieds toute crainte ou espoir d’une vye future, et que le sage devoit tendre à son contentement par toutes voyes qui ne pouvoient le faire regarder comme ennemy public de la religion et du prince, mais qu’il la devoit aussy ébranler, et s’il le pouvoit sans danger de sa personne, du tout ruyner ; comme aussy renverser le trône du potentat, mais sans jamais s’exposer à la rigueur des lois et tribunaux. Ayant esté escouté par nombre de libertins, escholiers et autres, il commença à dévoiler toutes ses pensées, et disoit à ceux qu’il croyoit les plus affidés, et singulièrement à ***, de la province d’Auvergne, et à ***, noble tourangeau, qu’il avoit mué son nom de Lucilio en ceux de Jules-César, parce qu’il vouloit conquester à la vérité philosophique toute la France, comme ce grand empereur avoit conquesté toute la Gaule au peuple romain, et adjoutoit aussy qu’il en avoit reçu mission expresse au sanhédrin, où luy et les douze s’étoient desparti l’Europe. Au reste, chez M. Lemazurier et avec les personnes dont ne pouvoit raisonnablement espérer d’esbranler la foy, ne tenoit que propos orthodoxes, et mesme affectoit une grande indignation contre les hérésies, à ce point mesme que les ministres de la P. R. réformée de Castres et de Montauban l’avoient en grande haine et soupçon. Mais furent enfin découvertes ses ruses et menées diaboliques. On s’en méfioit, mais personne n’osoit s’en expliquer, par la crainte du président ; voire même que le dict Lucilio estoit si atrempé à toutes les tromperies, qu’on le voyoit chaque jour ès églises des couvens, dans l’attitude la plus dévote, confessant et faisant œuvre de vray chrétien. Mais enfin la vérité fut cognue, et le dict arresté, dont bien des gens furent estonnés, mais le plus grand nombre, non. Car toutes ces impiétés, blasphêmes et crimes que l’on savoit en gros, furent lors dévoilés. Cependant ne se démentit point en son hypocrisie, et parut dans la prison toujours dévotieux, sy que le geôlier disoit qu’on luy avoit donné en garde un sainct. Et ne tenoit point cette conduite sans desseing. Car plusieurs, sinon ses amis, au moins grands admirateurs de sa doctrine et science, le vouloient sauver en le renvoyant devant l’inquisition de la foy qui, à la manière accoutumée, n’auroit prononcé contre luy que des peines canoniques, lui faisant faire au plus amende honorable. Mais le parlement saisy et le procès instruit par M. Catel, conseiller, n’y eust plus moyen de le sauver, d’autant plus qu’en maints interrogatoires il dévoila toute la méchanceté de son ame. Bien est-il vray que, respondant à l’accusation d’athéisme, en ramassant une paille au bas de la sellette, il fit sur l’existence de ce fétu une oraison fort belle, démontrant ainsi l’existence de Dieu, et l’ay entendu certes avec un haut contentement ; et aussi les membres de la cour l’auroient mis hors, en le chassant toutefois du royaume, sans le zèle, qui fut alors blasmé par aucuns, de M. le conseiller Catel, qui, malgré ce beau discours, obtint la condamnation du dict Lucilio. »

Voici encore une autre pièce inédite, et curieuse par un autre endroit. L’administration municipale de la ville de Toulouse, le Capitoul ne pouvait rester étranger à l’affaire de Vanini. Ce fut le parlement qui le jugea ; mais ce fut la ville qui l’arrêta et le garda quelques jours avant de le remettre aux mains du parlement ; et quand il fut condamné, l’exécution de la sentence appartenait à la ville. La municipalité de Toulouse, qui tenait registre de tous ses actes, a consigné par écrit, en une sorte de procès-verbal, ce qu’elle fit en cette occasion. Ce procès-verbal a été conservé et se trouve encore dans les archives du Capitole[79]. Il ne fait mention que de détails matériels, mais ces détails même ont leur importance. Ainsi on trouve un signalement complet, et le seul authentique, de la personne de Vanini, son âge, les noms qu’il se donnait, enfin l’indication précise du crime pour lequel il fut recherché, et ce crime est bien l’athéisme.

« … Le jeudi, second jour du mois d’aoust, sur l’advis qui fut donné aux dits sieurs capitouls, fut prins dans la maison des héritiers de feu Monhalles au capitoulat de Daurade, et fait prisonnier par les sieurs d’Olivier et Virazel capitouls, et conduit à la maison de ville, un jeune homme soy-disant aagé de trente-quatre ans, natif de Naples en Italie, se faisant nommer Pomponio Usciglio, accusé d’enseigner l’athéisme, duquel ils étoient en queste depuis plus d’un mois. On disoit qu’il estoit venu en France à desseing de tenir cette abominable doctrine. C’estoit un homme d’assez bonne façon, un peu maigre, le poil chastaing, le nez long et courbé, les yeux brillants et aucunement agars, grande taille. Quant à l’esprit, il vouloit paroistre savant en la philosophie, et médecine qui estoit l’office qu’il se disoit professer. Il faisoit le théologien, mais meschant et détestable s’il en fut oncques ; il parloit bien latin, et avec une grande facilité ; néanmoins tresment ignorant parmi les doctes en toutes les dites sciences. Et comme la parole descouvre le cœur pour si fort qu’on le veuille cacher, il arriva qu’estant souvente fois entré en dispute avec aucuns des plus grands théologiens de ceste ville, il fut descouvert pour tel qu’il estoit. Et quoique par ses paroles taschât à déguiser son desseing, sy est que, maugré lui, ceste petite artère qui va du cœur en la langue évapouroit ses plus secrètes pensées, et lui portoit du cœur en la bouche, et de la bouche aux oreilles des gens de bien, des paroles pleines de blasphême contre la Divinité : ce qui fut cause que, quoy que, lorsqu’il fut fait prisonnier, on ne l’eut trouvé saisi que d’une Bible non défendue, et de plusieurs siens escripts, qui ne marquoient que de questions de philosophie et de théologie ; sy est-ce toutefois que le parlement, adverty et très-asseuré de ses secrètes pensées et maximes damnables qu’il avoit tenues en particulier, très-pernicieuses pour les bonnes mœurs et pour la foy, le fit remettre, le cinquiesme dudit moys d’aoust, des prisons de la maison de ville en la conciergerie du palays, où il fut détenu jusqu’à ce qu’on eust trouvé preuves suffisantes pour le convaincre et lui parfaire son procès comme on fit : car le samedy, neuviesme du moys de février en suivant, la grand’chambre et la tournelle assemblées, fut donné arrest au rapport de M. de Catel, conseiller au parlement, par lequel il fut condamné… »

Ainsi, les mémoires de Malenfant et le procès-verbal de l’hôtel-de-ville s’accordent pour désigner le conseiller Catel comme celui qui conduisit toute cette affaire. Quel motif le poussait ? Leibnitz, qui se complaît aux plus petits détails comme aux plus hautes généralités, dit dans la Théodicée[80] que le procureur-général voulait chagriner le premier président, qui aimait Vanini et lui avait confié ses enfans pour leur enseigner la philosophie. Catel, il faut le dire, était un homme ardent, mais honnête et éclairé. Il est l’auteur d’une histoire estimée des comtes de Toulouse. Une tradition encore vivante attache à son nom l’honneur ou la honte de la condamnation de Vanini. Encore aujourd’hui, à Toulouse, au Capitole, dans la salle des Illustres, sous le buste de Catel, on lit ces mots gravés en lettres d’or sur un cartouche noir :

GUILELMUS CATEL.

.............
........Vel hoc uno
Memorandus quod, eo relatore,
Omnesque judices suam in sententiam
Trahente, Lucilius Vaninus, insignis atheus,
Flammis damnatus fuerit
[81].

Ces documens nouveaux, joints au récit de Gramond, l’éclairent et le développent ; mais il s’en faut bien que toutes les pièces de cette fatale procédure nous soient connues. Nous n’avons ni le procès-verbal de la confrontation de Vanini et de Francon, ni ses inrrogatoires, ni surtout le discours par lequel Guillaume de Catel répliqua à celui de Vanini, discours qui changea la disposition de l’assemblée et détermina la condamnation de l’accusé[82].

II. — la sentence.

Rien ne put le sauver, ni sa jeunesse, ni son savoir, ni son éloquence, qui toucha si vivement le greffier Malenfant, ni cette démonstration de l’existence de Dieu fondée sur un brin de paille, ni cette dévotion excessive qui faisait dire à ses geôliers qu’on leur avait donné un saint à garder. « Après un procès qui avait duré six mois, un arrêt solennel le condamna à mort » Tels sont les termes dans lesquels Gramond exprime la condamnation. Il ne donne point l’arrêt lui-même, il ne dit pas le jour où cet arrêt fut rendu. Malenfant est aussi laconique que Gramond. Mais le procès-verbal du Capitoul, sans donner l’arrêt, le fait connaître ainsi :

« Le samedy, neufvième du moys de février en suivant, la grand’chambre et la Tournelle assemblées, fut donné arrest au rapport de M. de Catel, conseiller au parlement, par lequel il fut condamné à estre trayné sur une claye, droit à l’église Saint-Estienne, où il seroit despouillé en chemise, tenant un flambeau ardant en main, la hart au col, et, tout à genoulx devant la grande porte de la dite église, demanderoit pardon à Dieu, au roy, à la justice, et de là en haut, faisant le cours accoustumé, seroit conduit à la place du Salin, où, assis sur ung poteau, la langue lui seroit coupée, puis seroit estranglé, son corps brûlé et réduit en cendres ; ce qui fut exécuté le même jour. »

Enfin, à force de persévérance et d’importunités, je suis parvenu à me procurer l’arrêt lui-même ; il a été retrouvé dans les archives de l’ancien parlement de Toulouse, et j’en possède deux copies[83]. Il marque avec précision le crime pour lequel Vanini fut condamné, à savoir l’athéisme ; et il y a sur l’original même cette particularité, que déjà le mot d’hérésie y est à moitié écrit, et qu’il fut effacé tout de suite : car comme les amis de Vanini, ainsi que le rapporte Malenfant, s’étaient efforcés de décliner la juridiction du parlement, et avaient réclamé celle du saint-office, qui connaissait de tout crime d’hérésie, et dont les peines étaient purement spirituelles, si parmi les crimes dont était accusé Vanini eût figuré le moins du monde celui d’hérésie, le jugement n’en était plus soumis au parlement, mais à l’inquisition de la foi. Dans cet arrêt sont mentionnés les noms de tous ceux qui y prirent part, et il est signé par le premier président Le Mazuyer, et par le rapporteur faisant fonction de procureur-général Guillaume de Catel. Voici dans toute sa teneur cet arrêt qui n’avait pas encore vu le jour.

Extrait du registre 1618 et 1619 de la Tournelle, ou chambre criminelle du parlement de Toulouse[84].

« Sabmedy IX de febvrier M.V.C.IXX., en la grand’chambre, icelle avec la chambre criminelle assemblée, présents Messieurs de Mazuyer premier président, de Bertier et Segla, aussi présidents, Assezat, Caulet, Catel, Melet, Barthélemy de Pins, Maussac, Olivier de Hautpoul, Bertrand, Prohenques de Noé, Chastenay, Vezian, Rabaudy, Cadilhac[85].

« Veu par la court, les deux chambres assemblées, le procès faict d’icelles à la requeste du procureur-général du roy, à Pompée Ucilio[86], Néapolitain de nation, prisonier à la Conciergerie, charges et informations contre luy faictes, auditions, confrontemens, objects par lui propousés contre les tesmoings à luy confrontés, taxe et dénonce sur ce faictes, dire et conclusion du procureur-général du roi contre le dict Ucilio ouy en la grand’chambre ;

« Il sera dict que le procès est en estat pour estre jugé deffinitivement sans informer de la vérité des dits objects[87], et ce faisant, la court a déclairé et desclaire le dit Ucilio ataint et convainscu des crimes[88] d’atéisme, blasphèmes, impiétés et autres crismes résultant du procès, pour pugnition et réparation desquels a condamné et condamne icelui Ucilio a estre deslivré ès mains de l’exécuteur de la haulte justice, lequel le traynera sur une claye, en chemise, ayant la hard au col, et pourtant sur les espaules ung cartel contenant ces mots : Atéiste et blasphémateur du nom de Dieu ; et le conduira devant la porte principale de l’église métropolitaine Sainct Estienne, et estant illec à genoulx, teste et pieds nuds, tenant en ses mains une torche de cire ardant, demandera pardon à Dieu, au roy et à la justice desdicts blasphêmes, après l’adménera en la place du Salin, et, attaché à ung poteau qui y sera planté, lui coupera la langue et le stranglera ; et après sera son corps bruslé au bûcher qui y sera apresté, et les cendres jetées au vent ; et a confisqué et confisque ses biens, distraict d’iceulx les frais de justice au profict de ceux qui les ont expousés, la taicxe réservée. »

Signé à l’Original,Le Mazuyer,
G. de Catel.
III. — l’exécution.

L’arrêt rendu fut immédiatement exécuté. Il est certain, d’après les témoignages conformes de Gramond, de Malenfant et du procès-verbal du Capitole, que Vanini, dès qu’il se vit condamné, leva le masque, comme dit Gramond, refusa les secours de la religion, et fit entendre des blasphèmes qui scandalisèrent tous les assistans, et mirent à nu l’hypocrisie de sa conduite et de ses discours pendant le procès. Quels furent précisément ces blasphèmes ? On sent combien de fables durent ici se mêler à la vérité. Le Mercure de France, Garasse et Patin, font parler Vanini comme s’ils l’avaient entendu. Il faut s’en tenir au récit de ceux qui assistèrent à cette scène affreuse. Du moins Vanini mourut-il avec courage. Gramond et Malenfant essaient de lui ravir ce dernier honneur ; mais leur récit même témoigne contre eux. On doit savoir gré au Mercure de France d’avoir osé rendre cette justice à l’infortuné : « Vanini, dit-il, mourut avec autant de constance, de patience et de volonté qu’aucun autre homme que l’on ait vu. Car, sortant de la Conciergerie comme joyeux et allègre, il prononça ces mots en italien : Allons dit-il, allons allègrement mourir en philosophe. » Il ne demanda pas grace, et marcha au supplice avec une résolution mêlée d’un peu de jactance. Faisons taire notre indignation, et laissons parler ceux qui virent de leurs yeux et nous racontent en détail cette horrible tragédie :

Procès-verbal tiré des archives du Capitole.

« Il faisoit semblant de mourir fort constamment en philosophe, comme il se disoit, et en homme qui n’appréhendoit rien après la mort, d’autant qu’il ne croyoit point l’immortalité de l’âme. Le bon père religieux qui l’assistoit estimoit, en lui montrant le crucifix et lui représentant les sacrés mystères de l’incarnation et passion admirable de notre Seigneur, l’esmouvoir à ce qu’il se recognûst. Mais ce tigre enragé et opiniastré en ses faulses maximes mesprisoit tout, et ne le voulut jamais regarder, ains accouroit à telle mort ainsy qu’à sa dernière fin, s’imaginant que ce debvoit estre le remède de tous ses maulx, après laquelle il n’auroit plus rien à craindre ny à souffrir ; il mourut doncques en athée ; aussy portoit-il ung cartel sur ses espaules, où ces mots estoient escrits : Athée et blasphémateur du nom de Dieu. »

Mémoires manuscrits de Malenfant.

« Alors celui-ci (Vanini), mettant bas le manteau de piété dont il avoit voulu se servir pour se dérober aux coups de la justice, se montra tel qu’il estoit, disant d’abord qu’il mouroit en philosophe, et rejetant comme inutiles tous les secours de la religion. Je fis un effort sur moy-même pour voir s’il finiroit comme il l’avoit annoncé, et suivis le cours accoutumé qu’il fit, et fus témoin de sa mort. Il est vray qu’il ne voulut escouter le père ***, qui l’assistoit, ny faire œuvre de foy, faisant entendre des blasphèmes qui faisoient frissonner les plus intrépides, et qui arrachèrent de mon cœur tout l’intérêt que je portois à un homme si éloquent. Mais il n’y avoit pas courage en sa manière, mais rage et crainte. Jamais coupable ne parut plus abattu, plus furieux que le dict Lucilio. Sa bouche escumoit, ses yeux sembloient charbons ardens, et ne pouvoit se soutenir, bien que par momens parlât de son courage. En vérité, si c’est là mourir en philosophe, comme il le disoit, c’est mourir en désespéré. »

Suite du récit de Gramond.

« Je l’ai vu, quand sur la charrette on le conduisoit au gibet, se moquant du franciscain qui s’efforçoit de fléchir la férocité de cette ame obstinée… Il rejetoit les consolations que lui offroit le moine, repoussoit le crucifix qu’il lui présentoit, et insulta au Christ en ces termes : « Lui, à sa dernière heure, sua de crainte ; moi, je meurs sans effroi. » Il disoit faux, car nous l’avons vu, l’ame abattue, démentir cette philosophie dont il prétendoit donner des leçons. Au dernier moment, son aspect étoit farouche et horrible, son ame inquiète, sa parole pleine de trouble, et quoiqu’il criât de temps en temps qu’il mouroit en philosophe, il est mort comme une brute. Avant de mettre le feu au bûcher, on lui ordonna de livrer sa langue sacrilége au couteau : il refusa ; il fallut employer des tenailles pour la lui tirer, et quand le fer du bourreau la saisit et la coupa, jamais on n’entendit un cri plus horrible ; on auroit cru entendre le mugissement d’un bœuf qu’on tue. Le feu dévora le reste, et les cendres furent livrées au vent. »

En vérité, ce qui nous pénètre ici d’horreur, c’est peut-être moins encore l’atroce supplice de Vanini que la manière dont Gramond le raconte. Quoi ! un infortuné, coupable d’errer en philosophie, et de résoudre le problème du monde à la manière d’Aristote et d’Averroës, plutôt qu’à celle de Platon et de saint Augustin, est tourmenté à plaisir avant d’être étranglé et brûlé ; et parce qu’il hésite à se prêter lui-même à un raffinement de cruauté, un homme pieux, un magistrat, un premier président de parlement, écrivant dans son cabinet tout à son aise, le traite de lâche ! Et si la douleur ou la colère arrache un dernier cri à la victime, il compare ce cri au mugissement d’un bœuf que l’on tue ! Justice impie ! sanguinaire fanatisme ! tyrannie à la fois odieuse et impuissante ! Croyez-vous donc que c’est avec des tenailles qu’on arrache l’esprit humain à l’erreur ? Et ne voyez-vous pas que ces flammes que vous allumez, en soulevant d’horreur toutes les ames généreuses, protégent et répandent les doctrines même que vous persécutez ?

Vanini a été brûlé à Toulouse le 9 février 1619. Cet autodafé a-t-il donc consumé l’impiété et ranimé la foi ? Non : chaque jour a vu éclore en France des écrits ou sceptiques ou impies qui dominaient sur l’opinion. Quel livre passe alors pour le bréviaire des honnêtes gens ? Les Essais du sceptique Montaigne. Le meilleur et le plus populaire écrivain du temps est assurément son élève Charron, dont la plume, ingénieuse et discrètement hardie met en honneur parmi les gens du monde le doute circonspect et une élégante indifférence. Gassendi relève pour les savans et les philosophes le système d’Épicure. Enfin l’école de Théophile sème dans les cercles et les ruelles à la mode, pour les baux-esprits, les jeunes gens et les femmes, les Quatrains du Déiste, le Parnasse satirique, et ces vers devenus si célèbres parce qu’ils exprimaient audacieusement la pensée commune :

Une heure après la mort notre ame évanouie
Sera ce qu’elle était une heure avant la vie.

Au reste, nous nous en rapportons à ces deux mêmes hommes qui ont tant applaudi au supplice de Vanini. Garasse écrit cinq ans après l’évènement : trouve-t-il que cette affreuse exécution ait fait reculer d’un pas l’athéisme ? Loin de là, il pousse un cri de détresse à l’aspect de ses progrès toujours croissans. Mersenne ne voit partout qu’athées, déistes et sceptiques. Il lance contre eux trois gros ouvrages[89]. Dans celui-là même où il raconte et célèbre la fin misérable de Vanini, il déclare que l’athéisme triomphe dans le monde entier ; que le nombre des athées s’est tellement accru qu’il ne sait pas comment Dieu peut les laisser vivre ; que Paris sent encore plus l’odeur de l’athéisme que celle de la boue ; qu’il y a à Paris au moins cinquante mille athées, et que telle maison à elle seule en contient douze[90] : exagération ridicule que Mersenne a été obligé de désavouer lui-même. Cependant tous les témoignages contemporains conspirent à démontrer que l’héritage légué par le XVIe siècle au XVIIe était un esprit général de mécontentement contre le passé et le moyen-âge, en philosophie mille essais confus pour affranchir à tout prix l’esprit humain de la scolastique, et dans ce désordre, premier fruit d’une émancipation mal assurée, le plus déplorable scepticisme.

Tel est l’état vrai de la philosophie à l’ouverture du XVIIe siècle. Transportez-vous à cinquante ans par-delà et dans la dernière moitié de ce même siècle : tout est changé. Une philosophie nouvelle, aussi étrangère au joug pesant de l’autorité scolastique qu’à la témérité d’essais déréglés, a partout accrédité des doctrines généreuses où l’immatérialité de l’ame et l’existence de Dieu sont établies par des argumens invincibles tirés de la nature même de l’esprit humain. Cette grande philosophie fleurit d’accord avec la religion ; elle se répand de Paris dans toutes les provinces, pénètre dans les ordres religieux eux-mêmes, les jésuites exceptés, ranime l’enseignement public, vivifie et élève les sciences et les lettres, met en honneur la modération, la droite raison et le bon goût, et, passant rapidement de la France dans tous les autres pays de l’Europe, y disperse peu à peu les débris de la philosophie du XVIe siècle, substitue à l’esprit de révolte une sage indépendance, une doctrine ferme et solide à des systèmes désordonnés, remplace en Angleterre Hobbes par Locke, en Italie Bruno et Vanini par Vico et Fardella, en Hollande une tradition pédantesque ou les rêveries solitaires de Spinoza par les judicieux enseignemens d’un de Vries et d’un Clauberg, et crée en Allemagne la philosophie en suscitant Leibnitz.

Que s’est-il donc passé ? Les conseils de Garasse et de Mersenne ont-ils été suivis ? A-t-on couvert la France d’échafauds pour soutenir la religion ébranlée, et chargé le bourreau de prouver l’existence de l’ame et celle de Dieu ? Nullement ; mais les temps étant venus, et l’œuvre du XVIe siècle accomplie, deux hommes ont paru qui ont clos le passé et commencé une ère nouvelle. Richelieu a fondé des séminaires où le clergé pût recevoir une instruction digne de sa haute mission ; le clergé, une fois éclairé lui-même, a répandu les lumières autour de lui, et ramené les esprits au respect et à la foi par de libres et fortes discussions, aussi fécondes que la violence avait été stérile ; heureux ascendant qui s’accroît sans cesse, jusqu’à ce que, sous la triste influence de Mme de Maintenon et des jésuites, le grand roi égaré mette le bras séculier à la place de la dialectique et de l’éloquence d’Arnauld et de Bossuet. La révocation de l’édit de Nantes marque le plus haut point et en même temps le déclin inévitable de l’autorité religieuse : elle jette dans les esprits le fondement d’une réaction légitime. Jusque-là la religion avait été d’autant plus puissante, qu’elle se montrait bienfaisante et modérée. À côté d’elle, Descartes avait créé une philosophie qui la servait sans en dépendre, et consacrait les droits de la raison sans entreprendre sur ceux de la foi. Descartes avait entrevu par un instinct sublime et admirablement résolu le problème de ce temps : ce problème était de donner une satisfaction nécessaire à l’esprit nouveau, et en même temps de rassurer les anciens pouvoirs légitimes. De là, dans le cartésianisme, deux faces différentes qu’on a toujours considérées séparément, et qu’il faut embrasser pour comprendre toute la grandeur du rôle de Descartes. D’abord il sépare la philosophie de la théologie ; dans les limites de la philosophie, il rejette toute autorité, celle de l’antiquité comme celle du moyen-âge, et déclare hautement ne relever que de la raison : il part de la seule pensée. Voilà par où Descartes est le représentant décidé de l’esprit nouveau. Mais, en partant de la seule pensée, il en tire les plus nobles croyances, que jusque-là la raison semblait ébranler, et que désormais la raison autorise et affermit. Au lieu d’essais informes et qui se combattent, il fonde une méthode qui, à peine proclamée, est adoptée d’un bout de l’Europe à l’autre, et, à l’aide de cette méthode, il élève une doctrine où toutes les grandes vérités naturelles qui composent l’éternelle foi du genre humain sont solidement et clairement établies. Enfin, celui qui fait toutes ces choses les illustre et les consacre par les plus belles découvertes en physique et en mathématiques, et par un langage qui lui-même est une création immortelle. Par là Descartes n’est plus seulement un révolutionnaire, c’est un législateur. Il donne la main à deux siècles qu’il réconcilie en satisfaisant également leurs instincts en apparence opposés. Sans retourner à la scolastique, sans errer à travers l’antiquité, il met fin aux essais aventureux de la renaissance, et pour long-temps détruit le scepticisme, le matérialisme et l’athéisme, enfans perdus de l’esprit nouveau qui s’égarait. Pour cela, Descartes n’a pas invoqué les parlemens, le bras séculier, les supplices : il a écrit le Discours de la Méthode et le livre des Méditations.


Victor Cousin.
  1. Hist. sui Temporis, lib. III, ad annum 1572. — « Carpentario æmulo et seditionem movente, immissis sicarits, e cella qua latebat extractus, et post deprensam pecuniam inflictis aliquot vulneribus, per fenestras in aream praecipitatus, et effusis visceribus, quæ pueri furentes magistellorum pari rabie incitatorum impulsu, per viam et cadaver ipsum scuticis in professoris opprobrium diverberantes, contumeliose et crudeliter raptaverunt. » — Goujet, dans ses Mémoires sur le Collége de France, adopte ce récit.
  2. Dialectique de Pierre de la Ramée, à Charles de Lorraine, cardinal, son Mécène ; Paris, chez Wéchel, 1555, petit in-4o de 140 pages.
  3. J’ai pu les rassembler presque tous, et je les mettrais bien volontiers à la disposition de quelque homme instruit et laborieux qui voudrait en procurer une édition complète. D’ailleurs le rival de La Ramée, Charpentier, est lui-même un esprit judicieux et sévère, dont les écrits sont très bons à consulter pour la vraie intelligence d’Aristote.
  4. On raconte même que, s’étant présenté comme candidat à la célèbre académie des Lincei, il ne fut pas admis, Prospetto delle Memorie aneddote dei Lincei dà F. Cancellieri ; Roma, 1823, et Journal des Savans, février 1843, p. 100.
  5. M. Wagner a publié en 1830, à Leipzig, en deux volumes, les œuvres italiennes de Bruno ; il devait aussi donner une édition de ses écrits latins : il l’a commencée, mais non terminée.
  6. Elle a paru pour la première fois en 1701, dans les Acta litteraria de Struve, fascic. V, p. 64.
  7. En latin Scioppius et Rittershusius.
  8. Atroce allusion aux mondes innombrables et à l’univers infini de Bruno.
  9. Vita e Filosofia di Tommaso Campanella, da Michele Baldacchini, in-8o ; Napoli, 1840 et 1843.
  10. J.-N. Erythraeus (Rossi), dans sa Pinacotheca Imaginum illustrium, 1643-1648.
  11. Non imprimée dans l’édition que Campanella a donnée de cet ouvrage ; retrouvée, comme la lettre de Schoppe, et publiée aussi par Struve, Acta litteraria, t. II.
  12. Amphitheatrum æternæ providentiæ, divino-magicum, christiano-physicum, necnon astrologo-catholicum, adversus veteres philosophos, atheos, epicureos, peripateticos et stoicos, auctore Julio Cæsare Vanino, philosopho, theologo, ac furis utriusque doctore ; Lugduni, 1615.
  13. Voyez, à la page 92 et suiv. notre Rapport sur la Métaphysique d’Aristote. Seconde édition.
  14. Amphith., ex. I, p. 3.
  15. Pascal, d’après Descartes. Voyez notre livre Des Pensées de Pascal, p. 43, et p. 107.
  16. Amphith., ex. II, p. 10.
  17. Amphit., ex. IV, p. 15.
  18. Amphit., ex. XIV, p. 95.
  19. Ibid., ex. XXIII p. 137.
  20. Amphit., p. 155.
  21. Amphit., ex. XXVII, p. 163-164.
  22. Ibid., ex. XLIV, p. 293.
  23. Amphit., ex. XLVIII, p. 315.
  24. Voyez l’analyse complète que nous avons donnée du libre arbitre dans divers endroits de nos ouvrages, et particulièrement dans l’examen critique de l’Essai sur l’Entendement humain, cours de 1829, t. II.
  25. Voyez le Timée, tome XII de notre traduction.
  26. Amphith., p. 300.
  27. Ibid., ex. L et dernier, p. 332.
  28. Ibid., 334.
  29. Amphit., p. 334-336.
  30. Sens douteux, texte obscur.
  31. Je n’ai pas traduit, faute de les entendre, les deux derniers vers de cette strophe.
  32. Julii Cæsaris Vanini, Neapolitani, theologi, philosophi et juris utriuque doctoris, De admirandis naturæ reginæ deæque mortalium Arcanis, libre quatuor ; Paris, 1616, in-12.
  33. Dial., p. 301.
  34. Ibid., p. 275.
  35. Ibid., p. 172.
  36. Dial., 31.
  37. Typis elegantissimis. Dial., p. 252.
  38. Dial. Approbatio. — Rosset, Histoires tragiques, dit que plus tard la Sorbonne fit de nouveau examiner les Dialogues et les condamna au feu. Lui seul parle ainsi sans citer ses autorités. Cette condamnation tardive est une assertion gratuite ; l’approbation est certaine.
  39. Dial.Typographus lectori.
  40. Dial., dédicace, p. 7 : Bassompetrœus Petri S. Ecclesiœ basis.
  41. Lettre à Voël, t. XI de notre édition, p. 185.
  42. Dial. 56, p. 185
  43. Dial., p. 357-360 : De Contemnenda gloria. — Ailleurs (p. 369) il cite un autre ouvrage qu’il aurait composé : De vera sapientia
  44. Voyez particulièrement les pages 91 seqq., p. 326-37, etc. p. 349 ; p. 487-488.
  45. Dial., p. 17 seqq.
  46. Dial., p. 19.
  47. Dial., p. 30.
  48. Ibid. 50, p. 362.
  49. Dial., p. 365.
  50. Page 366.
  51. Pages 20-21.
  52. Dial., p. 492.
  53. Dial., p. 147.
  54. Page 186.
  55. Dial. p. 495

    Perduto è tutto il tempo.
    Che in amar non si spende
    .

  56. Dial., p. 321-322. « J. C. : O utinam (hoc erat somnium) extra legitimum ac connubialem torum essem procreatus : ita enim progenitores mei in venerem incaluissent ardentius, ac cumulatim affatimque generosa semina contulissent e quibus ego forma blanditiem et elegantiam, robustas corporis vires, mentemque innubilam consecutus fuissem ; at quia conjugatorum sum soboles, his orbatus sum bonis : sane pater meus, etc. »
  57. Dial., p. 351. « Tarsius : Ab universo meo corpore, quod humidum et sanguineum pulchra natura efformavit, calidi emanant vapores qui non modo ova, sed frigescentis hiberno tempore philosophi membra excalefacere possent. »
  58. Ibid. p. 182-183. « J. C. : Galeni consilio acquiescendum. — Al. : Quale illud est ? — J. C. : inter ea autem (ait) quæ foris applicantur boni habitus puellus est una sic accubans, ut semper abdomen contingat… »
  59. Ibid. p. 159-160. « J. C. : … Nam et Laura olim amasia mea. »
  60. Dial., p. 298. « J. C. :… Hinc venit mihi in mentem subiratam semel mihi fuisse Isabellam amasiam meam, quod in quadam cupidinea cantiuncula sinistrum meum oculum illam appelassem. »
  61. Apologia pro Jul. Cœsare Vanino Napolitano ; Cosmopoli, 1712, in-8o.
  62. La Vie et les sentiment de Lucilio Vanini ; Rotterdam, 1717, in-12.
  63. Vie de Vanini, p. 85.
  64. Apol., p. 41.
  65. Tome V, p. 680 seqq.
  66. Esprit de la philos. spéculative, tome V, p. 480.
  67. Histoire de la Philosophie moderne, t. II, p. 870 seqq.
  68. Beiträge zur Geschichte der Philosphie, 5e cah.
  69. Tome II, p. 262 seqq.
  70. Dial., p. 428.
  71. Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels, combattue et renversée par le père François Garasse, de la compagnie de Jésus. In-4o, Paris, 1624. Voyez liv. II, 6e section, p. 144 seqq.
  72. Marini Mersenni, ordinis Minimorum, etc., Quæstiones celeberrimæ in Genesim… in hoc volumine athei et deistæ impugnantur et expugnantur. In-fol., Lutetiæ, 1623. Voyez p. 671-672. — Plus tard, Mersenne supprima lui-même les feuillets où était racontée l’affaire de Vanini. Je n’ai jamais rencontré d’exemplaire des Questions sur la Genèse qui contînt ces feuillets. Chaufepié les a rétablis à l’article Mersenne, et je les cite d’après Chaufepié.
  73. Patiniana et Naudœana ; Amsterdam, 1703, p. 51.
  74. Encore inédit, et cité par Arpe, Apol., p. 39.
  75. Historiarum Galliœ ab excessu Henrici IV, libri XVIII, autore Gab. Bartholomeo Gramondo, in sacro regis Consistorio senatore, et in Tolosano parlamento præside ; Tolosæ, 1643, in-fol. — Liber III, p. 208.
  76. Je dois cette copie à M. Franck, auteur du savant livre de la Cabale, aujourd’hui professeur de philosophie au collége Charlemagne, et qui étudiait alors à Toulouse.
  77. Notre copie porte ici Le Mazurier ; une autre pièce plus décisive, citée plus bas, dit Le Mazuyer.
  78. Je les ai fait chercher en vain.
  79. Je dois encore la copie de cette pièce à M. Franck.
  80. Théodicée, t. II, p. 365.
  81. Je dois la copie de cette inscription à M. de Lavergne, bien connu des lecteurs de cette Revue.
  82. On cherche pour moi ces pièces dans les archives du parlement de Toulouse, et on ne désespère pas de les trouver. Je tiendrais surtout à posséder la réplique de Catel au discours de Vanini. L’archiviste du département, M. Belhomme, écrivait ce qui suit à M. Floret, alors préfet, le 24 juin 1841 : « Le discours prononcé par Catel pour détruire l’effet de celui de Vanini se trouvait chez M. de Catelan, pair de France, le dernier procureur-général du parlement de Toulouse, où M. Du Mège m’a expressément déclaré l’avoir vu et l’avoir lu. Catel accusait Vanini d’être le corrupteur de la jeunesse, de professer le mépris de toute convenance en fait de mœurs, et surtout d’être adonné à la sodomie, d’avoir même initié à cette dépravation plusieurs jeunes gens, d’avoir une maison où il réunissait ses adeptes et où il leur donnait des leçons de la plus infâme corruption. Ce discours était écrit en entier de sa main et portait en marge diverses citations. »
  83. L’une de ces copies vient de M. Belhomme, archiviste du département, auquel M. Floret avait bien voulu, à ma prière, confier cette commission. Tout récemment, j’ai reçu l’autre copie par l’intermédiaire de M. Romiguière, pair de France, qui l’avait demandée à M. Pelleport, archiviste de la cour royale de Toulouse. C’est entre toutes ces personnes que je partage ma reconnaissance.
  84. Il y a sur l’original à la marge : « De Catel, seize escuts. » Copie de M. Belhomme.
  85. Copie de M. Pelleport : Cadilhan.
  86. Sic. Tel serait donc le vrai nom, ou du moins le nom légal de Vanini.
  87. Aurait-on refusé à l’accusé de faire la preuve de ses allégations contre les témoins ?
  88. Sur l’original, avant le mot atéisme, il y a : d’héré raturé et biffé.
  89. La Vérité des Sciences contre les sceptiques ou pyrrhoniens, 1625. — L’impiété des déistes, athées et libertins de ce temps, combattue et renversée, etc., 1624. — Quœstiones in Genesium, etc., in-fol., 1623.
  90. Quœstiones, etc. Feuillets rétablis par Chaufepié : « Unicam Lutetiam 50 saltem atheorum millibus onustam esse, quæ si luto plurimùm, multo magis atheismo fœteat, adeo ut unica domus possit aliquando continere 12 qui hanc impietatem vomant. »