Valvèdre (RDDM)/01

Valvèdre (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 265-291).
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VALVÈDRE


À MON FILS.


Ce récit est parti d’une idée que nous avons savourée en commun, que nous avons pour ainsi dire bue à la même source : l’étude de la nature. Tu l’as formulée le premier dans un travail de science qui va paraître. Je la formule à mon tour et à ma manière dans un roman. Cette idée, vieille comme le monde en apparence, est pourtant une conquête assez nouvelle des temps où nous vivons. Pendant de longs siècles, l’homme s’est pris pour le centre et le but de l’univers. Une notion plus juste et plus vaste nous est enseignée aujourd’hui. Plusieurs la professent avec éclat. Adeptes fervens, nous y apporterons aussi notre grain de sable, car elle a besoin de passer dans beaucoup d’esprits pour faire peu à peu à tous le bien qu’elle recèle. Elle peut se résumer en trois mots que ton livre explique et que le mien tentera de prouver : sortir de soi. — Il est doux d’en sortir ensemble, et cela nous est arrivé souvent.

Tamaris, 1er  mars 1861.




I.

Des motifs faciles à apprécier m’obligeant à déguiser tous les noms propres qui figureront dans ce récit, le lecteur voudra bien n’exiger de moi aucune précision géographique. Il y a plusieurs manières de raconter une histoire. Celle qui consiste à vous faire parcourir une contrée attentivement explorée et fidèlement décrite est, sous un rapport, la meilleure : c’est un des côtés par lesquels le roman, cette chose si longtemps réputée frivole, peut devenir une lecture utile, et mon avis est que, quand on nomme une localité réellement existante, on ne saurait la peindre trop consciencieusement ; mais l’autre manière, qui, sans être de pure fantaisie, s’abstient de préciser un itinéraire et de nommer le vrai lieu des scènes principales, est parfois préférable pour communiquer certaines impressions reçues. La première sert assez bien le développement graduel des sentimens qui peuvent s’analyser ; la seconde laisse à l’élan et au décousu des vives passions un chemin plus large.

D’ailleurs je ne serais pas libre de choisir entre ces deux méthodes, car c’est l’histoire d’une passion subie, bien plus qu’expliquée, que je me propose de retracer ici. Cette passion souleva en moi tant de troubles qu’elle m’apparaît encore à travers certains voiles. Il y a de cela vingt ans. Je la portai en divers lieux qui m’apparurent splendides ou misérables selon l’état de mon âme. Il y eut même des jours, des semaines peut-être, où je vécus sans bien savoir où j’étais. Je me garderai donc de reconstruire, par de froides recherches ou par de laborieux efforts de mémoire, les détails d’un passé où tout fut confusion et fièvre en moi comme autour de moi, et il ne sera peut-être pas mauvais de laisser à mon récit un peu de ce désordre et de ces incomplètes notions qui furent ma vie durant ces jours terribles.

J’avais vingt-trois ans quand mon père, professeur de littérature et de philosophie à Bruxelles, m’autorisa à passer un an sur les chemins ; en cela, il cédait à mon désir autant qu’à une considération sérieuse. Je me destinais aux lettres, et j’avais ce rare bonheur que ma vocation inspirât de la confiance à ma famille. Je sentais le besoin de voir et de comprendre la vie générale. Mon père reconnut que notre paisible milieu et notre vie patriarcale constituaient un horizon bien court. Il eut la foi. Il mit la bride sur le cou du cheval impatient. Ma mère pleura ; mais elle me cacha ses larmes, et je partis : hélas ! pour quels écueils de la vie morale ! J’avais, été élevé en partie à Bruxelles, en partie à Paris, sous les yeux d’un frère de mon père, Antonin Valigny, chimiste distingué, mort jeune encore, lorsque je finissais mes classes au collège Saint-Louis. Je n’éprouvais aucune curiosité pour les modernes foyers de civilisation, j’avais soif de poésie et de pittoresque. Je voulais voir, en Suisse d’abord, les grands monumens de la nature, en Italie ensuite les grands monumens de l’art.

Ma première et presque ma seule visite à Genève fut pour un ami de mon père dont le fils avait été, à Paris, mon compagnon d’études et mon ami de cœur ; mais les adolescens s’écrivent peu. Henri Obernay fut le premier à négliger notre correspondance. Je suivis le mauvais exemple. Lorsque je le cherchai dans sa patrie, il y avait déjà des années que nous ne nous écrivions plus. Il est donc probable que je ne l’eusse pas beaucoup cherché, si mon père, en me disant adieu, ne m’eût pas recommandé avec une grande insistance de renouer mes relations avec lui. M. Obernay père, professeur ès-sciences à Genève, était un homme d’un vrai mérite. Son fils avait annoncé devoir tenir de lui. Sa famille était chère à la mienne. Enfin ma mère désirait savoir si la petite Adélaïde était toujours aimable et jolie. Je devinai quelque projet ou du moins quelque souhait d’alliance, et, bien que je ne fusse nullement disposé à commencer par la fin le roman de ma jeunesse, la curiosité aidant un peu le devoir, je me présentai chez le professeur ès-sciences.

Je n’y trouvai pas Henri, mais ses parens m’accueillirent presque comme si j’eusse été son frère. Ils me retinrent à dîner et me forcèrent de loger chez eux. C’était dans cette partie de Genève appelée la vieille ville, qui avait encore à cette époque tant de physionomie. Séparée par le Rhône et de la cité catholique, et du monde nouveau, et des caravansérails de touristes, la ville de Calvin étageait sur la colline ses demeures austères et ses étroits jardins, ombragés de grands murs et de charmilles taillées. Là point de bruit, pas de curieux, pas d’oisifs, et partant rien de cette agitation qui caractérise la vie industrielle moderne. Le silence de l’étude, le recueillement de la piété ou des travaux de patience et de précision, un chez-soi hospitalier, mais qui ne paraissait se soumettre à aucun abus, un bien-être méditatif et fier, tel était en général le caractère des habitations aisées.

Celle des Obernay était un type adouci et quelque peu modernisé de cette vie respectable et grave. Les chefs de la famille, aussi bien que leurs enfans et leur intime entourage, protestaient contre l’excès des rigidités extérieures. Trop savant pour être fanatique, le professeur suivait le culte et la coutume de ses pères ; mais son intelligence cultivée avait fait une large trouée dans le monde du goût et du progrès. Sa femme, plus ménagère que docte, avait néanmoins pour la science le même respect que pour la religion. Il suffisait que M. Obernay fût adonné à certaines études pour qu’elle regardât ces occupations comme les plus importantes et les plus utiles qui pussent remplir la vie d’un homme de bien, et quand cet époux vénéré demandait un peu de sans-gêne et d’abandon autour de lui pour se reposer de ses travaux, elle s’ingéniait naïvement à lui complaire, persuadée qu’elle travaillait pour la plus grande gloire de Dieu dès qu’elle travaillait pour lui.

Malgré l’absence momentanée de leur famille, ces vieux époux me parurent donc extrêmement aimables. Rien chez eux ne sentait l’esprit souvent étroit de la province. Ils s’intéressaient à tout et n’étaient étrangers à rien. Ils y mettaient même une sorte de coquetterie, et l’on pouvait comparer leur esprit à leur maison, vaste, propre, austère, mais égayée par les plus belles fleurs, et s’ouvrant sur l’aspect grandiose du lac et des montagnes.

Les deux filles, Adélaïde et Rosa, étaient allées voir une tante à Morges. On me montra le portrait de la petite Rosa, dessiné par sa sœur. Le dessin était charmant, la jeune tête ravissante ; mais il n’y avait pas de portrait d’Adélaïde.

On me demanda si je me souvenais d’elle. Je répondis hardiment que oui, bien que ce souvenir fût très vague. — Elle avait cinq ans dans ce temps-là, me dit Mme  Obernay ; vous pensez qu’elle est bien changée ! Pourtant elle passe pour une belle personne. Elle ressemble à son père, qui n’est pas trop mal pour un homme de cinquante-cinq ans. Rosa est moins bien, elle me ressemble, ajouta en riant l’excellente femme, encore fraîche et belle ; mais elle est dans l’âge où l’on peut se refaire !

Henri Obernay était parti en tournée de naturaliste avec un ami de la famille. Il explorait en ce moment la région du Mont-Rose. On me montra une lettre de lui toute récente où il décrivait avec tant d’enthousiasme les sites où il se trouvait que je me décidai cà aller l’y rejoindre. Déjà familiarisé avec les montagnes et parlant tous les patois de la frontière, il me serait un guide excellent, et sa mère assurait qu’il allait être heureux d’avoir à diriger mes premières excursions. Il ne m’avait pas oublié, il avait toujours parlé de moi avec la plus tendre affection. Mme  Obernay me connaissait comme si elle ne m’eût jamais perdu de vue. Elle savait mes penchans, mon caractère, et se rappelait mes fantaisies d’enfant, qu’elle me racontait à moi-même avec une bonhomie charmante. En voyant qu’Henri m’avait fait aimer, je jugeai avec raison qu’il m’aimait réellement, et mon ancien attachement pour lui se réveilla. Après vingt-quatre heures passées à Genève, je me renseignai sur le lieu où j’avais bonne chance de le rencontrer, et je partis pour le Mont-Rose.

C’est ici, lecteur, qu’il ne faut pas me suivre un guide à la main. Je donnerai aux localités que je me rappelle les premiers noms qui me viendront à l’esprit. Ce n’est point un voyage que je t’ai promis, c’est une histoire d’amour.

À la base des montagnes, du côté de la Suisse, s’abrite un petit village, les Chalets-Saint-Pierre, que j’appellerai Saint-Pierre tout court. C’est là que je trouvai Henri Obernay. Il y était installé pour une huitaine, son compagnon de voyage voulant explorer les glaciers. La maison de bois dont ils s’étaient emparés était grande, pittoresque, et d’une propreté réjouissante. On m’y fit place, car c’était une espèce d’auberge pour les touristes. Je vois encore les paysages grandioses qui se déroulaient sous les yeux de toutes les faces de la galerie extérieure, placée au couronnement de ce beau chalet. Un énorme banc de rochers préservait le hameau du vent d’est et des avalanches. Ce rempart naturel formait comme le piédestal d’une montagne toute nue, mais verte comme une émeraude et couverte de troupeaux. Du bas de la maison partait une prairie en fleurs qui s’abaissait rapidement vers le lit d’un torrent plein de bruit et de colère, et dans lequel se déversaient de fières et folles cascatelles tombant des rochers qui nous faisaient face. Ces rochers, au sommet desquels commençaient les glaciers, d’abord resserrés en étroites coulisses et peu à peu disposés en vastes arènes éblouissantes, étaient les premières assises de la masse effrayante du Mont-Rose, dont les neiges éternelles se dessinaient encore en carmin orangé dans le ciel, quand la vallée nageait dans le bleu du soir.

C’était un spectacle sublime et que je pus savourer durant un jour libre et calme, avant d’entrer dans la tourmente qui faillit emporter ma raison et ma vie.

Les premières heures furent consacrées et pour ainsi dire laborieusement employées à nous reconnaître, Obernay et moi. On sait combien est rapide le développement qui succède à l’adolescence, et nous étions réellement beaucoup changés. J’étais pourtant resté assez petit en comparaison d’Henri, qui avait poussé comme un jeune chêne ; mais, à demi Espagnol par ma mère, je m’étais enrichi d’une jeune barbe très noire qui, selon mon ami, me donnait l’air d’un paladin. Quant à lui, bien qu’à vingt-cinq ans il eût encore le menton lisse, l’extension de ses formes, ses cheveux autrefois d’un blond d’épi, maintenant dorés d’un reflet rougeâtre, sa parole jadis un peu hésitante et craintive, désormais brève et assurée, ses manières franches et ouvertes, sa fière allure, enfin sa force herculéenne plutôt acquise par l’exercice que liée à l’organisation, en faisaient un être tout nouveau pour moi, mais non moins sympathique que l’ancien compagnon d’études, et se présentant franchement comme un aîné au physique et au moral. C’était en somme un assez beau garçon, un vrai Suisse de la montagne, doux et fort, tout rempli d’une tranquille et constante énergie. Une seule chose très caractéristique n’avait pas changé en lui : c’était une peau blanche comme la neige et un ton de visage d’une fraîcheur vive qui eût pu être envié par une femme.

Henri Obernay était devenu fort savant à plusieurs égards ; mais la botanique était pour le moment sa passion dominante. Son compagnon de voyage, chimiste, physicien, géologue, astronome et je ne sais quoi encore, était en course quand j’arrivai, et ne devait rentrer que le soir. Le nom de ce personnage ne m’était pas inconnu, je l’avais souvent entendu prononcer par mes parens : il s’appelait M. de Valvèdre.

La première chose qu’on se demande après une longue séparation, c’est si l’on est content de son sort. Obernay me parut enchanté du sien. Il était tout à la science, et avec cette passion-là, quand elle est sincère et désintéressée, il n’y a guère de mécomptes. L’idéal, toujours beau, a l’avantage d’être toujours mystérieux, et de ne jamais assouvir les saints désirs qu’il fait naître.

J’étais moins calme. L’étude des lettres, qui n’est autre que l’étude des hommes, est douloureuse quand elle n’est pas terrible. J’avais déjà beaucoup lu, et, bien que je n’eusse aucune expérience de la vie, j’étais un peu atteint par ce que l’on a nommé la maladie du siècle, l’ennui, le doute, l’orgueil. Elle est déjà bien loin, cette maladie du romantisme. On l’a raillée, les pères de famille d’alors s’en sont beaucoup plaints ; mais ceux d’aujourd’hui devraient peut-être la regretter. Peut-être valait-elle mieux que la réaction qui l’a suivie, que cette soif d’argent, de plaisirs sans idéal et d’ambitions sans frein, qui ne me paraît pas caractériser bien noblement la santé du siècle.

Je ne fis pourtant point part à Obernay de mes souffrances secrètes. Je lui laissai seulement pressentir que j’étais un peu blessé de vivre dans un temps où il n’y avait rien de grand à faire. Nous étions alors dans les premières années du règne de Louis-Philippe. On avait encore la mémoire fraîche des épopées de l’empire ; on avait été élevé dans l’indignation généreuse, dans la haine des idées rétrogrades du dernier Bourbon ; on avait rêvé un grand progrès en 1830, et on ne sentait pas ce progrès s’accomplir sous l’influence triomphante de la bourgeoisie. On se trompait à coup sûr : le progrès se fait quand même à presque toutes les époques de l’histoire, et on ne peut appeler réellement rétrogrades que celles qui lui ferment plus d’issues qu’elles ne lui en ouvrent ; mais il est de ces époques où un certain équilibre s’établit entre l’élan et l’obstacle. Ce sont des phases expectantes où la jeunesse souffre et où elle ne meurt pourtant pas, puisqu’elle peut dire ce qu’elle souffre.

Obernay ne comprit pas beaucoup ma critique du siècle (on appelle toujours le siècle le moment où l’on vit). Quant à lui, il vivait dans l’éternité, puisqu’il était aux prises avec les lois naturelles. Il s’étonna de mes plaintes, et me demanda si le véritable but de l’homme n’était pas de s’instruire et d’aimer ce qui est toujours grand, ce qu’aucune situation sociale ne peut ni rapetisser, ni rendre inaccessible, l’étude des lois de l’univers. Nous discutâmes un peu sur ce point. Je voulus lui prouver qu’il est en effet des situations sociales où la science même est entravée par la superstition, l’hypocrisie, ou, ce qui est pis, par l’indifférence des gouvernans et des gouvernés. Il haussa légèrement les épaules.

— Ces entraves-là, dit-il, sont des accidens transitoires dans la vie de l’humanité. L’éternité s’en moque, et la science des choses éternelles par conséquent.

— Mais nous, qui n’avons qu’un jour à vivre, pouvons-nous en prendre à ce point notre parti ? Si tu avais en ce moment devant les yeux la preuve que tes travaux seront enfouis ou supprimés, ou tout au moins sans aucun effet sur tes contemporains, les poursuivrais-tu avec autant d’ardeur ?

— Oui certes ! s’écria-t-il : la science est une maîtresse assez belle pour qu’on l’aime sans autre profit que l’honneur et l’ivresse de la posséder.

Mon orgueil souffrit un peu de la bravoure enthousiaste de mon ami. Je fus tenté, non de douter de sa sincérité, mais de croire à quelque illusion, ferveur de novice. Je ne voulus pas le lui dire et commencer notre reprise d’amitié par une discussion. J’étais d’ailleurs très fatigué. Je n’attendis pas que son compagnon le savant fût revenu de sa promenade, et je remis au lendemain l’honneur de lui être présenté.

Mais le lendemain j’appris qu3 M. de Valvèdre, qui se préparait depuis plusieurs jours à une grande exploration des glaciers et des moraines du Mont-Rose, fixée la veille encore au surlendemain, voyant toutes choses arrangées et le temps très favorable, avait voulu profiter d’une des rares époques de l’année où les cimes sont claires et calmes. Il était donc parti à minuit, et Obernay l’avait escorté jusqu’à sa première halte. Mon ami devait être de retour vers midi, et de sa part on me priait de l’attendre et de ne point me risquer seul dans les précipices, vu que tous les guides du pays avaient été emmenés par M. de Valvèdre. Sachant que j’étais fatigué, on n’avait pas voulu me réveiller pour me dire ce qui se passait, et j’avais dormi si profondément, que le bruit du départ de l’expédition, véritable caravane avec mulets et bagages, ne m’avait causé aucune alerte.

Je me conformai aux désirs d’Obernay et résolus de l’attendre au chalet, ou, pour mieux dire, à l’hôtel d’Ambroise ; tel était le nom de notre hôte, excellent homme, très intelligent et majestueusement obèse. En causant avec lui, j’appris que sa maison avait été embellie par la munificence et les soins de M. de Valvèdre, lequel avait pris ce pays en amour. Comme il y venait assez souvent, sa propre résidence n’étant pas très éloignée, il s’était arrangé pour y avoir à sa disposition un pied-à-terre comfortable. Il avait si bien fait les choses qu’Ambroise se regardait autant comme son serviteur que comme son obligé ; mais le savant, qui me parut être un original fort agréable, avait exigé que le montagnard fit de sa maison une auberge d’été pour les amans de la nature qui pénétreraient dans cette région peu connue, et même qu’il servît avec dévouement tous ceux qui entreprendraient l’exploration de la montagne, à la seule condition, pour eux, de consigner leurs observations sur un certain registre qui me fut montré, et que j’avouai n’être pas destiné à enrichir. Ambroise n’en fut pas moins empressé à me complaire. J’étais l’ami d’Obernay, je ne pouvais pas ne pas être un peu savant, et Ambroise était persuadé qu’il le deviendrait lui-même, s’il ne l’était pas déjcà, pour avoir hébergé souvent des personnes de mérite.

Après avoir employé les premières heures de la journée à écrire à mes parens, je descendis dans la salle commune pour déjeuner, et je m’y trouvai en tête à tête avec un inconnu d’environ trente-cinq ans, d’une assez belle figure, et qu’à première vue je reconnus pour un Israélite. Cet homme me parut tenir le milieu entre l’extrême distinction et la repoussante vulgarité qui caractérisent chez les Juifs deux races ou deux types si tranchés. Celui-ci appartenait à un type intermédiaire ou mélangé. Il parlait assez purement le français, avec un accent allemand désagréable, et montrait tour à tour de la pesanteur et de la vivacité dans l’esprit. Au premier abord, il me fut antipathique. Peu à peu il me parut assez amusant. Son originalité consistait dans une indolence physique et dans une activité d’idées extraordinaires. Mou et gras, il se faisait servir comme un prince ; curieux et commère, il s’enquérait de tout et ne laissait pas tomber la conversation un seul instant.

Comme il me fit, dès le premier moment, l’honneur d’être très communicatif, je sus bien vite qu’il se nommait Moserwald, qu’il était assez riche pour se reposer un peu des affaires, et qu’il voyageait en ce moment pour son plaisir. Il venait de Venise, où il s’était plus occupé de jolies femmes et de beaux-arts que du soin de sa fortune ; il se rendait à Chamounix. Il voulait voir le Mont-Blanc, et il passait par le Mont-Rose, dont il avait souhaité se faire une idée. Je lui demandai s’il était tenté d’en faire l’escalade. — Non pas ! répondit-il. C’est trop dangereux, et pour voir quoi, je vous le demande ? Des glaçons les uns sur les autres ! Personne n’a encore atteint la cime de cette montagne, et il n’est pas dit que la caravane partie cette nuit en reviendra au complet. Au reste, je n’ai pas fait beaucoup de vœux pour elle. Arrivé à dix heures hier soir et à peine endormi, j’ai été réveillé par tous les gros souliers ferrés du pays, qui n’ont fait, deux heures durant, que monter et descendre les escaliers de bois de cette maison à jour. Tous les animaux de la création ont beuglé, patoisé, henni, juré ou braillé sous la fenêtre, et quand je croyais en être quitte, on est revenu pour chercher je ne sais quel instrument oublié, un baromètre ou un télégraphe ! Si j’avais eu une potence à mon service, je l’aurais envoyée à ce monsieur de Valvèdre, que Dieu bénisse ! Le connaissez-vous ?

— Pas encore. Et vous ?

— Je ne le connais que de réputation ; on parle beaucoup de lui à Genève, où je réside, et on parle de sa femme encore plus. La connaissez-vous, sa femme ? Non ? Ah ! mon cher, qu’elle est jolie ! Des yeux longs comme ça (il me montrait la lame de son couteau) et plus brillans que ça ! ajouta-t-il en montrant un magnifique saphir entouré de brillans qu’il portait à son petit doigt.

— Alors ce sont des yeux étincelans, car vous avez là une belle bague.

— La souhaitez-vous ? Je vous la cède pour ce qu’elle m’a coûté.

— Merci, je n’en saurais que faire.

— Ce serait pourtant un joli cadeau pour votre maîtresse, hein ?

— Ma maîtresse ? je n’en ai pas !

— Ah bah ! vraiment ? Vous avez tort.

— Je me corrigerai.

— Je n’en doute pas ; mais cette bague-là peut hâter l’heureux moment ? Voyons, la voulez-vous ? C’est une bagatelle de douze mille francs.

— Mais, encore une fois, je n’ai pas de fortune.

— Ah ! vous avez encore plus tort ; mais cela peut se corriger aussi. Voulez-vous faire des affaires ? Je peux vous lancer, moi.

— Vous êtes bijoutier ?

— Non, je suis riche.

— C’est un joli état ; mais j’en ai un autre.

— Il n’y a point de joli état, si vous êtes pauvre.

— Pardonnez-moi, je suis libre !

— Alors vous avez de l’aisance, car avec la misère il n’y a qu’esclavage. J’ai passé par là, moi qui vous parle, et j’ai manqué d’éducation ; mais je me suis un peu refait à mesure que j’ai surmonté le mauvais sort. Donc vous ne connaissez pas les Valvèdre ? C’est un singulier couple, à ce qu’on dit. Une femme ravissante, une vraie femme du monde sacrifiée à un original qui vit dans les glaciers ! Vous jugez… Ici le juif fit quelques plaisanteries d’assez mauvais goût, mais dont je ne me scandalisai point, les personnes dont il parlait ne m’étant pas directement connues. Il ajouta que du reste, avec un tel mari, Mme  de Valvèdre était dans son droit, si elle avait eu les aventures que lui prêtait la chronique genevoise. J’appris par lui que cette dame paraissait de temps en temps à Genève, mais de moins en moins, parce que son mari lui avait acheté, vers le Lac-Majeur, une villa d’où il exigeait qu’elle ne sortît point sans sa permission. Vous comprenez bien, ajouta-t-il, qu’elle se ménage quelques échappées quand il n’est pas là… et il n’y est jamais ; mais il lui a donné pour surveillante une vieille sœur à lui, qui, sous prétexte de soigner les enfans, il y en a quatre ou cinq, fait son métier de geôlière en conscience.

— Je vois que vous plaignez beaucoup l’intéressante captive. Peut-être la connaissez-vous plus que vous ne voulez le dire à table d’hôte ?

— Non, parole d’honneur ! Je ne la connais que de vue, je ne lui ai jamais parlé, et pourtant ce n’est pas l’envie qui m’a manqué ; mais patience ! l’occasion viendra un jour ou l’autre, à moins que ce jeune homme qui voyage avec le mari… Je l’ai aperçu hier soir, M. Obernay, je crois, le fils d’un professeur…

— C’est mon ami.

— Je ne demande pas mieux ; mais je dis qu’il est beau garçon et qu’on n’est jamais trahi que par les siens. Un apprenti, ça console toujours la femme du patron, c’est dans l’ordre !

— Vous êtes un esprit fort, très sceptique.

— Pas fort du tout, mais méfiant en diable, sans quoi la vie ne serait pas tenable. On prendrait la vertu au sérieux, et ce serait triste, quand on n’est pas vertueux soi-même ! Est-ce que vous avez la prétention ?…

— Je n’en ai aucune.

— Eh bien ! restez ainsi, croyez-moi. Allez-y franchement, contentez vos passions et n’en abusez pas. Vous voyez, je vous donne de sages conseils, moi !

— Vous êtes bien bon.

— Oui, oui, vous vous moquez ; mais ça m’est égal. Vos sourires n’ôteront pas un sou de ma poche ni un cheveu de ma tête, tandis que votre déférence ne remettrait pas dans ma vie une seule des heures que j’ai perdues ou mal employées.

— Vous êtes philosophe !

— Excessivement, mais un peu trop tard. J’ai vécu beaucoup depuis que je puis me passer mes fantaisies, et j’en suis puni par la diminution du sens fantaisiste. Oui, vrai, je me blase déjà. J’ai des jours où je ne sais plus que faire pour m’amuser. Voulez-vous venir dehors fumer un cigare ? Nous regarderons ce fameux Mont-Rose ; on dit que c’est si joli ! Je l’ai regardé hier tout le long du voyage ; je l’ai trouvé pareil à toutes les montagnes un peu élevées de la chaîne des Alpes ; mais peut-être que vous me le ferez trouver différent. Voyons, qu’est-ce qu’il a de différent et qu’est-ce qu’il a de beau selon vous ? Je ne demande qu’à admirer, moi ; je n’ai été élevé ni en poète, ni en artiste, mais j’aime le beau, et j’ai des yeux comme un autre.

Il y avait tant de naïveté dans le babil de ce Moserwald que, tout en fumant dehors avec lui, je me laissai aller à la sotte vanité de lui expliquer la beauté du Mont-Rose. Il m’écouta avec son bel œil juif, clair et avide, fixé sur moi. Il eut l’air de comprendre et de goûter mon enthousiasme, après quoi il reprit tout à coup son air de bonhomie railleuse et me dit : — Mon cher monsieur, vous aurez beau faire, vous ne réussirez pas à me prouver qu’il y ait le moindre plaisir à regarder cette grosse masse blanche. Il n’y a rien de bête comme le blanc, et c’est presque aussi triste que le noir. On dit que le soleil sème des diamans sur ces glaces : pour moi, je vous confesse que je n’en vois pas un seul, et je suis sûr d’en avoir plus à mon petit doigt que ce gros bloc de vingt-cinq ou trente lieues carrées n’en montre sur toute sa surface ; mais je suis content de m’en être assuré : vous m’avez prouvé une fois de plus que l’imagination des gens cultivés peut faire des miracles, car vous avez dit les plus jolies choses du monde sur cette chose qui n’est pas jolie du tout. Je voudrais pouvoir en retenir quelque bribe pour la réciter dans l’occasion ; mais je suis trop stupide, trop lourd, trop positif, et je ne trouverai jamais un mot qui ne fasse rire de moi. Voilà pourquoi je me garde de l’enthousiasme ; c’est un joyau qu’il faut savoir porter, et qui sied mal aux gens de mon espèce. Moi, j’aime le réel, c’est ma fonction ; j’aime les diamans fins et ne puis souffrir les imitations, par conséquent les métaphores.

— C’est-à-dire que je ne suis qu’un chercheur de clinquant, et que vous,… vous êtes bijoutier, ne le niez pas ! Toutes vos paroles vous y ramènent.

— Je ne suis pas un bijoutier ; je n’ai ni l’adresse, ni la patience, ni la pauvreté nécessaires.

— Mais autrefois, avant la richesse ?

— Autrefois jamais je n’ai eu d’état manuel. Non, c’est trop bête ; je n’ai pas eu d’autre outil que mon raisonnement pour me tirer d’affaire. Les fortunes ne sont pas dans les mains de ceux qui s’amusent à produire, à confectionner ou à créer, mais bien dans celles qui ne touchent à rien. Il y a trois races d’hommes, mon cher : ceux qui vendent, ceux qui achètent et ceux qui servent de lien entre les uns et les autres. Croyez-moi, les vendeurs et les acheteurs sont les derniers dans l’échelle des êtres.

— C’est-à-dire que celui qui les rançonne est le roi de son siècle ?

— Eh ! pardieu oui ! à lui seul, il faut qu’il soit plus malin que deux ! Vous êtes donc décidé à faire de l’esprit et à vendre des mots ? Eh bien ! vous serez toujours misérable. Achetez pour revendre ou vendez pour racheter, il n’y a que cela au monde ; mais vous ne me comprenez pas et vous me méprisez. Vous dites : Voilà un brocanteur, un usurier, un crocodile ! Pas du tout, mon cher ; je suis un excellent homme, d’une probité reconnue ; j’ai la confiance de beaucoup de grands personnages. Des gens de mérite, des philanthropes, des savans même me consultent et reçoivent mes services. J’ai du cœur, je fais plus de bien en un jour que vous n’en pourrez faire en vingt ans ; j’ai la main large, et molle, et douce ! Eh bien ! ouvrez la vôtre si vous avez besoin d’un ami, et vous verrez ce que c’est qu’un bon Juif qui est bête, mais qui n’est pas sot.

Je ne songeai point à me fâcher de ce ton à la fois insolent et amical de protection bizarre. L’homme était réellement tout ce qu’il disait être, bête au point de blesser sans en avoir conscience, assez bon pour faire avec plaisir des sacrifices, fin au point d’être généreux pour se faire pardonner sa vanité. Je pris le parti de rire dp son étrangeté, et comme il vit que je n’avais aucun besoin de lui, mais que je le remerciais sans dédain et sans orgueil, il conçut pour moi un peu plus d’estime et de respect qu’il n’avait fait à première vue. Nous nous quittâmes très bons amis. Il eût bien voulu m’avoir pour compagnon de sa promenade, il craignait de s’ennuyer seul ; mais l’heure approchait où Obernay avait promis de rentrer, et je doutais que ce nouveau visage lui fût agréable. Ayant donc pris congé du Juif et m’étant fait indiquer le sentier que devait suivre Obernay pour revenir, je partis à sa rencontre.

Nous nous retrouvâmes au bas des glaciers, dans un bois de pins des plus pittoresques. Obernay rentrait avec plusieurs guides et mulets qui avaient transporté une partie des bagages de son ami. Cette bande continua sa route vers la vallée, et Obernay se jeta sur le gazon auprès de moi. Il était extrêmement fatigué : il avait marclié dix heures sur douze sur un terrain non frayé, et cela par amitié pour moi. Partagé entre deux affections, il avait voulu juger des difficultés et des dangers de l’entreprise de M. de Valvèdre, et revenir à temps pour ne pas me laisser seul une journée entière.

Il tira de son bissac quelques alimens et un peu de vin, et, retrouvant peu à peu ses forces, il m’expliqua les procédés d’exploration de son ami. Il s’agissait, non comme M. Moserwald me l’avait dit, d’atteindre la plus haute cime du Mont-Rose, ce qui n’était peut-être pas possible, mais de faire, par un examen approfondi, la dissection géologique de la masse. L’importance de cette recherche se reliait à une série d’autres explorations faites et à faire encore sur toute la chaîne des Alpes-Pennines, et devait servir à confirmer ou à détruire un système scientifique particulier que je serais aujourd’hui fort embarrassé d’exposer au lecteur : tant il y a que cette promenade dans les glaces pouvait durer plusieurs jours. M. de Valvèdre y portait une grande prudence à cause de ses guides et de ses domestiques, envers lesquels il se montrait fort humain. Il était muni de plusieurs tentes légères et ingénieusement construites, qui pouvaient contenir ses instrumens et abriter tout son monde. À l’aide d’un appareil à eau bouillante de la plus petite dimension, merveille d’industrie portative dont il était l’inventeur, il pouvait se procurer de la chaleur presque instantanément, en quelque lieu que ce fût, et combattre tous les accidens produits par le froid. Enfin il avait des provisions de toute espèce pour un temps donné, une petite phai’macie, des vêtemens de rechange pour tout son monde, etc. C’était une véritable colonie de quinze personnes qu’il venait d’installer au-dessus des glaciers, sur un vaste plateau de neige durcie, hors de la portée des avalanches. Il devait passer là deux jours, puis chercher un passage pour aller s’installer plus loin avec une partie de son matériel et de son monde, le reste pouvant l’y rejoindre en deux ou trois voyages, pendant qu’il tenterait d’aller plus loin encore. Condamné peut-être à ne faire que deux ou trois lieues de découvertes chaque jour à cause de la difficulté des transports, il avait gardé quelques mulets, sacrifiés d’avance aux dangers ou aux souffrances de l’entreprise. M. de Valvèdre était très riche, et, pouvant faire plus que tant d’autres savans, toujours empêchés par leur honorable pauvreté ou la parcimonie des gouvernemens, il regardait comme un devoir de ne reculer devant aucune dépense en vue du progrès de la science. J’exprimai à Henri le regret de ne pas avoir été averti pendant la nuit. J’aurais demandé à M. de Valvèdre la permission de l’accompagner.

— Il te l’eût refusée, répondit-il, comme il me l’avait refusée à moi-même. Il t’eût dit, comme à moi, que tu étais un fils de famille, et qu’il n’avait pas le droit d’exposer ta vie. D’ailleurs tu aurais compris, comme moi, que quand on n’est pas fort nécessaire dans ces sortes d’expéditions, on y est fort à charge. Un homme de plus à loger, à nourrir, à protéger, à soigner peut-être dans de pareilles conditions…

— Oui, oui, je le comprends pour moi ; mais comment se fait-il que tu ne sois pas extrêmement utile, toi savant, à ton savant ami ?

— Je lui suis plus nécessaire en restant à Saint-Pierre, d’où je peux suivre presque tous ses mouvemens sur la montagne, et d’où, à un signal donné, je peux lui envoyer des vivres, s’il en manque, et des secours, s’il en a besoin. J’ai d’ailleurs à faire marcher une série d’observations comparatives simultanément avec les siennes, et je lui ai donné ma parole d’honneur de n’y pas manquer.

— Je vois, dis-je à Obernay, que tu es excessivement dévoué à ce Valvèdre, et que tu le considères comme un homme du plus grand mérite. C’est l’opinion de mon père, qui m’a quelquefois parlé de lui comme l’ayant rencontré chez le tien à Paris, et je sais que son nom a une certaine illustration dans les sciences.

— Ce que je puis te dire de lui, répondit Obernay, c’est qu’après mon père il est l’homme que je respecte le plus, et qu’après mon père et toi, c’est celui que j’aime le mieux.

— Après moi ? Merci, mon Henri ! Voilà une parole excellente et dont je craignais d’être devenu indigne.

— Et pourquoi cela ? Je n’ai pas oublié que le plus paresseux à écrire, c’est moi qui l’ai été ; mais de même que tu as bien compris cette infirmité de ma part, de même j’ai eu la confiance que tu me la pardonnais. Tu me connaissais assez pour savoir que si je ne suis pas un camarade assez démonstratif, je suis du moins un ami aussi fidèle qu’il est permis de le souhaiter.

Je fus vivement touché, et je sentis que j’aimais ce jeune homme de toute mon âme. Je lui pardonnai l’espèce de supériorité de vues ou de caractère qu’il avait paru s’attribuer la veille vis-à-vis de moi, et je commençai à craindre qu’il n’en eût réellement le droit. Il prit quelques instans de repos, et pendant qu’il dormait, la tête à l’ombre et les jambes au soleil, je l’étudiai de nouveau avec intérêt, comme quelqu’un que l’on sent devoir prendre de l’ascendant sur votre existence. Je ne sais pourquoi, je le mis en parallèle dans ma pensée littéraire et descriptive avec l’Israélite Moserwald., Gela se présentait à moi comme une antithèse naturelle : l’un gras et nonchalant comme un mangeur repu, l’autre actif et maigre comme un chercheur insatiable ; le premier, jaune et luisant comme l’or qui avait été le but de sa vie ; l’autre, frais et coloré comme les fleurs de la montagne qui faisaient sa joie, et qui, comme lui, devaient aux âpres caresses du soleil la richesse de leurs tons et la pureté de leurs fins tissus.

Ceci était pour mon imagination, jeune et riante alors, l’indice d’une vocation bien prononcée chez mon ami. Au reste, j’ai toujours remarqué que les vives appétences de l’esprit ont leurs manifestations extérieures dans quelque particularité physique de l’individu. Certains ornithologues ont des yeux d’oiseau, certains chasseurs l’allure du gibier qu’ils poursuivent. Les musiciens simplement virtuoses ont l’oreille conformée d’une certaine façon, tandis que les compositeurs ont dans la forme du front l’indice de leur faculté résumatrice, et semblent entendre par le cerveau. Les paysans qui élèvent des bœufs sont plus lents et plus lourds que ceux qui élèvent des chevaux, et ils naissent ainsi de père en fils. Enfin, sans vouloir m’égarer dans de nombreux exemples, je puis dire qu’Obernay est Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/283 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/284 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/285 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/286 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/287 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/288 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/289 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/290 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/291 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/292 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/293 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/294

Alida avait-elle de l’esprit naturel ? Je ne l’ai jamais su, bien que je lui aie entendu dire des choses frappantes et parler quelquefois avec l’éloquence de l’émotion ; mais d’habitude elle se taisait, et ce soir-là, soit qu’elle voulût ne rien révéler de son âme, soit qu’elle fût brisée de fatigue ou fortement préoccupée, elle ne prononça qu’avec effort quelques mots insignifians. Je me trouvais et je restais assis beaucoup trop près d’elle ; j’aurais pu et j’aurais dû être à distance plus respectueuse. Je le sentais et je me sentais aussi cloué à ma place. Elle en souriait sans doute intérieurement, mais elle ne paraissait pas y prendre garde, et les deux fiancés étaient trop occupés l’un de l’autre pour s’en apercevoir. Je serais resté là toute la nuit sans faire un mouvement, sans avoir une idée nette, tant je me trouvais mal et bien à la fois. Je vis Obernay serrer fraternellement la main de Paule en lui disant qu’elle devait avoir besoin de dormir. Je me retrouvai dans ma chambre sans savoir comment j’avais pu prendre congé et quitter mon siège ; je me jetai sur mon lit à moitié déshabillé, comme un homme ivre.

Je ne repris possession de moi-même qu’au premier froid de l’aube. Je n’avais pas fermé l’œil. J’avais été en proie à je ne sais quel délire de joie et de désespoir. Je me voyais envahi par l’amour, que jusqu’à cette heure de ma vie je n’avais connu qu’en rêve, et que l’orgueil un peu sceptique d’une éducation recherchée m’avait fait à la fois redouter et dédaigner. Cette révélation soudaine avait un charme indicible, et je sentais qu’un homme nouveau, plus énergique et plus entreprenant, avait pris place en moi ; mais l’ardeur de cette volonté que j’étais encore si peu sûr de pouvoir assouvir me torturait, et quand elle se calma, elle fut suivie d’un grand effroi. Je ne me demandai certes pas si, envahi à ce point, je n’étais pas perdu ; ceci m’importait peu. Je ne me consultai que sur la marche à suivre pour n’être pas ridicule, importun et bientôt éconduit. Dans ma folie, je raisonnai très serré ; je me traçai un plan de conduite. Je compris que je ne devais rien laisser soupçonner à Obernay, vu que son amitié pour Valvèdre me le rendrait infailliblement contraire. Je résolus de gagner sa confiance en paraissant partager ses préventions contre Alida, et de savoir par lui tout ce que je pouvais craindre ou espérer d’elle. Rien n’était plus étranger à mon caractère que cette perfidie, et, chose étonnante, elle ne me coûta nullement. Je ne m’y étais jamais essayé, j’y fus passé maître du premier coup. Au bout de deux heures de promenade matinale avec mon ami, je tenais tout ce qu’il m’avait marchandé jusque-là, je savais tout ce qu’il savait lui-même.

George Sand.

(La seconde partie au prochain n°)