Valvèdre (1861)
Michel Lévy frères (p. 266-301).



VIII


Quand Valvèdre et Obernay se furent éloignés et que je ne les entendis plus, je me retournai vers Alida, qui s’était toujours tenue derrière moi ; je la vis à genoux sur le gazon, livide, les yeux fixes, les bras roides, évanouie, presque morte, comme le jour où je l’avais trouvée dans l’église. Les dernières paroles de Valvèdre, que dix fois j’avais été sur le point d’interrompre, m’avaient rendu mon énergie. Je portai Alida dans le casino, et, en dépit des révélations qui m’avaient brisé un instant, je la secourus et la consolai avec tendresse.

— Eh bien, le gant est jeté, lui dis-je quand elle fut en état de m’entendre, c’est à nous de le ramasser ! Ce grand philosophe nous a tracé notre devoir, il me sera doux de le remplir. Écrivons-lui tout de suite nos intentions.

— Quelles intentions ? quoi ? répondit-elle d’un air égaré.

— N’as-tu pas compris, n’as-tu pas entendu M. de Valvèdre ? Il t’a mise au défi d’être sincère, et moi, il m’a refusé la force d’être dévoué : montrons-lui que nous nous aimons plus sérieusement qu’il ne pense. Permets-moi de lui prouver que je me crois plus capable que lui de te rendre heureuse et de te garder fidèle. Voila toute la vengeance que je veux tirer de son dédain !

— Et mes enfants ! s’écria-t-elle, mes enfants ! qui donc les aura ?

— Vous vous les partagerez.

— Ah ! oui, il me donnera Paolino !

— Non, puisque c’est celui qu’il préfère.

— Cela n’est pas ! Valvèdre les aime également, jamais il ne donnera ses enfants !

— Tu as pourtant des droits sur eux. Tu n’as commis aucune faute que la loi puisse atteindre ?

— Non ! Je le jure par mes enfants et par toi ; mais ce sera un procès, un scandale, au lieu d’être une formalité que le consentement mutuel rendrait très-facile. D’ailleurs, je ne sais pas si leur loi protestante n’attribue pas les fils au mari. Je ne sais rien, je ne me suis jamais informée. Mes principes me défendent d’accepter le divorce, et je n’ai jamais cru que Valvèdre en viendrait là !

— Mais que veux-tu donc faire de tes enfants ? lui dis-je, impatienté de cette exaltation maternelle qui ne se réveillait devant moi que pour me blesser. Sois donc sincère vis-à-vis de toi-même, tu n’en aimes qu’un, l’aîné, et c’est justement celui qui, sous toutes les législations, appartient au père, à moins qu’il n’y ait danger moral à le lui confier, et ce n’est point ici le cas. D’ailleurs, de quoi te tourmentes-tu, puisqu’en restant la femme de Valvèdre, tu n’en as pas moins perdu à ses yeux le droit de les élever… et même de les promener ? Le divorce ne changera donc rien à ta situation, car aucune loi humaine ne t’ôtera le droit de les voir.

— C’est vrai, dit Alida en se levant, pâle, les cheveux épars, les yeux brillants et secs. Eh bien, alors que faisons-nous ?

— Tu écris à ton mari que tu demandes le divorce, et nous partons ; nous attendons le temps légal après la dissolution du mariage, et tu consens à être ma femme.

— Ta femme ? Mais non, c’est un crime ! Je suis mariée et je suis catholique !

— Tu as cessé de l’être le jour où tu as fait un mariage protestant. D’ailleurs, tu ne crois pas en Dieu, ma belle, et ce point-là doit lever bien des scrupules d’orthodoxie.

— Ah ! vous me raillez ! s’écria-t-elle, vous ne parlez pas sérieusement !

— Je raille ta dévotion, c’est vrai ; mais, pour le reste, je parle si sérieusement, qu’à l’instant même je t’engage ma parole d’honnête homme…

— Non ! ne jure pas ! C’est par orgueil, ce que tu veux faire, ce n’est pas par amour ! Tu hais mon mari au point de vouloir m’épouser, voilà tout.

— Injuste cœur ! Est-ce donc la première fois que je t’offre ma vie ?

— Si j’acceptais, dit-elle en me regardant d’un air de doute, ce serait à une condition.

— Dis ! dis vite !

— Je ne veux rien accepter de M. de Valvèdre. Il est généreux, il va m’offrir la moitié de son revenu ; je ne veux même pas de la pension alimentaire à laquelle j’ai droit. Il me répudie, il me dédaigne, je ne veux rien de lui ! rien, rien !

— C’est justement la condition que j’allais poser aussi, m’écriai-je. Ah ! ma chère Alida ! combien je te bénis de m’avoir deviné !

Il y avait plus d’esprit que de sincérité dans ces derniers mots. J’avais bien vu qu’Alida avait douté de mon désintéressement : c’était horrible qu’à chaque instant elle doutât ainsi de tout ; mais, en ce moment-là, comme il y avait aussi en moi plus de fierté blessée par le mari que d’élan véritable vers la femme, j’étais résolu à ne m’offenser de rien, à la convaincre, à l’obtenir à tout prix.

— Ainsi, dit-elle, non pas vaincue encore, mais étourdie de ma résolution, tu me prendrais telle que je suis, avec mes trente ans, mon cœur déjà dépensé en partie, mon nom flétri probablement par le divorce, mes regrets du passé, mes continuelles aspirations vers mes enfants, et la misère par-dessus tout cela ? Dis, tu le veux, tu le demandes ?… Tu ne me trompes pas ? tu ne te trompes pas toi-même ?…

— Alida, lui dis-je en me mettant à ses pieds, je suis pauvre, et mes parents seront peut-être effrayés de ma résolution ; mais je les connais, je suis leur unique enfant, ils n’aiment que moi au monde, et je te réponds de te faire aimer d’eux. Ils sont aussi respectables que tendres ; ils sont intelligents, instruits, honorés. Je t’offre donc un nom moins aristocratique et moins célèbre que celui de Valvèdre, mais aussi pur que les plus purs… Le peu que ces chers parents possèdent, ils le partageront dès à présent avec nous, et, quant à l’avenir, je mourrai à la peine ou tu auras une existence digne de toi. Si je ne suis pas doué comme poëte, je me ferai administrateur, financier, industriel, fonctionnaire, tout ce que tu voudras que je sois. Voilà tout ce que je peux te dire de la vie positive qui nous attend et qui est la chose dont jusqu’ici tu t’es le moins préoccupée.

— Oui, certes, s’écria-t-elle ; l’obscurité, la retraite, la pauvreté, la misère même, tout plutôt que la pitié de Valvèdre !… L’homme que j’ai vu si longtemps à mes pieds ne me verra jamais aux siens, pas plus pour le remercier que pour l’implorer ! Mais ce n’est pas de moi, mon pauvre enfant, c’est de toi qu’il s’agit ! Seras-tu heureux par moi ? M’aimeras-tu à ce point de m’accepter avec l’horrible caractère et l’absurde conduite que l’on m’attribue ?

— Cette conduite…, quelle qu’elle soit, je veux l’ignorer, n’en parlons jamais ! Quant à ce caractère terrible…, je le connais, et je ne crois pas être en reste avec toi, puisque je suis ton pareil, comme dit M. de Valvèdre. Eh bien, nous sommes deux êtres emportés, passionnés, impossibles pour les autres, mais nécessaires l’un à l’autre comme l’éclair à la foudre. Nous nous dévorerons sur le même brasier, c’est notre vie ! Séparés, nous ne serions ni plus tranquilles ni plus sages. Va ! nous sommes de la race des poëtes, c’est-à-dire nés pour souffrir et pour nous consumer dans la soif d’un idéal qui n’est pas de ce monde. Nous ne le saisirons donc pas à toute heure, mais nous ne cesserons pas d’y aspirer ; nous le rêverons sans cesse et nous l’étreindrons quelquefois. Que veux-tu de mieux ailleurs, âme tourmentée ? Préfères-tu le néant de la désillusion ou les faciles amours de la vie mondaine, la retraite à Valvèdre ou l’équivoque existence de la femme sans mari et sans amant ? Sache que je me soucie fort peu des jugements de M. de Valvèdre sur ton compte. C’est peut-être un grand homme que tu n’as pas compris ; mais il ne t’a pas mieux comprise, lui qui n’a rien su faire de ton individualité, et qui a prononcé l’arrêt de son impuissance morale le jour où il a cessé de t’aimer. Que n’étais-je en face de lui et seul avec lui tout à l’heure ! sais-tu ce que je lui aurais dit ? « Vous ne savez rien de la femme, vous qui voulez lui tracer un rôle conforme à vos systèmes, à vos goûts et à vos habitudes. Vous ne vous faites aucune idée de la mission d’une créature exquise, et, en cela, vous êtes un pitoyable naturaliste. Vous êtes leibnitzien, je le vois de reste, et vous prétendez que la vertu consiste à concourir au perfectionnement des choses humaines par la connaissance des choses divines. Soit ! vous prenez Dieu pour type absolu, et, de même qu’il produit et règle l’éternelle activité, vous voulez que l’homme crée ou ordonne sans cesse la prospérité de son milieu par un travail sans relâche. Vous vous émerveillez devant l’abeille qui fait le miel, devant la fleur qui travaille pour l’abeille ; mais vous oubliez le rôle des éléments, qui, sans rien faire de logique en apparence, donnent à toutes choses la vie et l’échange de la vie. Soyez un peu moins pédant et un peu plus ingénieux ! Comparez, la logique le veut, les âmes passionnées à la mer qui se soulève et au vent qui se déchaîne pour balayer l’atmosphère et maintenir l’équilibre de la planète. Comparez la femme charmante, qui ne sait que rêver et parler d’amour, à la brise qui promène, insouciante, d’un horizon à l’autre, les parfums et les effluves de la vie. Oui, cette femme, selon vous si frivole, est, selon moi, plus active et plus bienfaisante que vous. Elle porte en elle la grâce et la lumière ; sa seule présence est un charme, son regard est le soleil de la poésie, son sourire est l’inspiration ou la récompense du poëte. Elle se contente d’être, et l’on vit, l’on aime autour d’elle ! Tant pis pour vous si vous n’avez pas senti ce rayon pénétrer en vous et donner à votre être une puissance et des joies nouvelles ! »

Je parlais sous l’inspiration du dépit. Je croyais parler à Valvèdre, et je me consolais de ma blessure en bravant la raison et la vérité. Alida fut saisie par ce qu’elle prenait pour de l’éloquence véritable. Elle se jeta dans mes bras ; sensible à la louange, avide de réhabilitation, elle versa des larmes qui la soulagèrent.

— Ah ! tu l’emportes, s’écria-t-elle, et, de ce moment, je suis à toi. Jusqu’à ce moment, — oh ! pardonne-moi, plains-moi, tu vois bien que je suis sincère ! — j’ai conservé pour Valvèdre une affection dépitée, mêlée de haine et de regret ; mais, à partir d’aujourd’hui, oui, je le jure à Dieu et à toi, c’est toi seul que j’aime et à qui je veux appartenir à jamais. C’est toi le cœur généreux, l’époux sublime, l’homme de génie ! Qu’est-ce que Valvèdre auprès de toi ? Ah ! je l’avais toujours dit, toujours cru, que les poëtes seuls savent aimer, et que seuls ils ont le sens des grandes choses ! Mon mari me repousse et m’abandonne pour une faute légère après dix ans de fidélité réelle, et, toi qui me connais à peine, toi à qui je n’ai donné aucun bonheur, aucune garantie, tu me devines, tu me relèves et tu me sauves. Tiens, partons ! va m’attendre à la frontière ; moi, je cours embrasser mes enfants et signifier à M. de Valvèdre que j’accepte ses conditions.

Transportés de joie et d’orgueil, allégés pour le moment de toute souffrance et de toute appréhension, nous nous séparâmes après nous être entendus sur les moyens de hâter notre fuite.

Alida alla rejoindre M. de Valvèdre chez les Obernay, où, en présence d’Henri, elle devait lui parler, pendant que je quitterais le casino pour n’y jamais rentrer. Moi aussi, je voulais parler à Henri, mais non dans une auberge, car je ne devais pas laisser savoir à sa famille que je fusse resté ou revenu à Genève, et, le jour de la noce, j’avais été vu de trop de personnes de l’intimité des Obernay pour ne pas risquer d’être rencontré par quelqu’une d’entre elles. Je fis venir une voiture où je m’enfermai, et j’allai demander asile à Moserwald, qui me cacha dans son propre appartement. De là, j’écrivis un mot à Henri, qui vint me trouver presque aussitôt.

Ma soudaine présence à Genève et le ton mystérieux de mon billet étaient des indices assez frappants pour qu’il n’hésitât plus à reconnaître en moi le rival dont Valvèdre, par délicatesse, lui avait caché le nom. Aussi l’explication des faits fut-elle comme sous-entendue. Il contint du mieux qu’il put son chagrin et son blâme, et, me parlant avec une brusquerie froide :

— Tu sais sans doute, me dit-il, ce qui vient de se passer entre M. de Valvèdre et sa femme ?

— Je crois le savoir, répondis-je ; mais il est très-important pour moi d’en connaître les détails, et je te prie de me les dire.

— Il n’y a pas de détails, reprit-il ; madame de Valvèdre a quitté notre maison, il y a une demi-heure, en nous disant qu’une de ses amies mourante, je ne sais quelle Polonaise en voyage, la faisait demander à Vevay, et qu’elle reviendrait le plus tôt possible. Son mari n’était plus là. Elle a paru désirer le voir ; mais, au moment où j’allais le chercher, elle m’a arrêté en me disant qu’elle aimait mieux écrire. Elle a écrit rapidement quelques lignes et me les a remises. Je les ai portées à Valvèdre, qui sur-le-champ est accouru pour lui parler. Elle était déjà partie seule et à pied, laissant probablement ses instructions à la Bianca, qui a été impénétrable ; mais Valvèdre n’entend pas que sa femme parte ainsi sans qu’il ait eu une explication avec elle. Il la cherche. J’allais l’accompagner quand j’ai reçu ton billet. J’ai compris, j’ai pensé, je pense encore que madame de Valvèdre est ici…

— Sur l’honneur, répondis-je à Obernay en l’interrompant, elle n’y est pas !

— Oh ! sois tranquille, je ne chercherai pas à la découvrir, maintenant que je te vois en possession du principal rôle dans cette triste affaire ! Vous y allez si vite, que je craindrais une rencontre fâcheuse entre M. de Valvèdre et toi. Quelque sage et patient que soit un homme de sa trempe, on peut être surpris par un accès de colère. Tu as donc bien fait de ne pas te montrer. J’ai caché ta lettre à Valvèdre, et il ne s’avisera guère de te découvrir ici.

— Ah ! m’écriai-je en bondissant de rage, tu crois que je me cache ?

— Si tu n’avais pas cette prudence et cette dignité, reprit Henri avec autorité, tu serais conduit par un mauvais sentiment à commettre une mauvaise action !

— Oui, je le sais ! Je ne veux pas inaugurer ma prise de possession par un éclat. C’est pour te parler de ces choses que j’ai voulu te voir ; mais je dois te prier, quelle que soit ton opinion, de me ménager. Je ne suis pas aussi maître de moi-même que s’il s’agissait de faire une analyse botanique !

— Ni moi non plus, reprit Obernay ; mais je tâcherai pourtant de ne pas perdre la tête. Pourquoi m’as-tu appelé ? Parle, je t’écoute.

— Oui, je vais parler ; mais je veux savoir ce que contenait le billet que madame de Valvèdre t’a fait porter à son mari. Il a dû te le montrer.

— Oui. Il contenait ceci en propres termes : « J’accepte l’ultimatum. Je pars ! D’accord avec vous, je demande le divorce, et, selon vos désirs, je compte me remarier. »

— C’est bien, c’est très-bien ! m’écriai-je soulagé d’une vive anxiété : j’avais craint un instant qu’Alida n’eût déjà changé d’intention et trahi les serments de l’enthousiasme. — À présent, repris-je, tu le vois, tout est consommé ! Je vais enlever cette femme, et, aussitôt qu’elle sera libre devant la loi, elle sera ma femme. Tu vois que la question est nettement tranchée.

— La chose ne peut pas se passer ainsi, dit Henri froidement. Tant que le divorce n’est pas prononcé, M. de Valvèdre ne veut pas qu’elle soit compromise. Il faut qu’elle retourne à Valvèdre, ou que tu t’éloignes. C’est un peu de patience à avoir, puisque la réalisation de votre fantaisie ne peut souffrir d’empêchement. Craignez-vous déjà de vous raviser l’un ou l’autre, si vous ne brûlez pas vos vaisseaux par un coup de tête ?

— Point d’épigrammes, je te prie. L’avis de M. de Valvèdre est fort raisonnable à coup sûr ; mais il m’est impossible de le suivre. Il a lui-même créé l’empêchement en me gratifiant de ses dédains, de ses railleries et de ses menaces.

— Où cela ? quand cela donc ?

— Sous la tonnelle de ton jardin, il y a une heure.

— Ah ! tu étais là ? tu écoutais ?

— M. de Valvèdre n’avait aucun doute à cet égard.

— Au fait… oui, je me rappelle ! Il tenait à parler là. J’aurais dû deviner pourquoi. Eh bien, après ? Il a parlé de son rival, non pas comme d’un homme raisonnable, ce qui eût été bien impossible, mais comme d’un honnête homme, et, ma foi…

— C’est plus que je ne mérite selon toi ?

— Selon moi ? Peut-être ! nous verrons ! Si tu te conduis en écervelé, je dirai que tu es encore trop enfant pour avoir bien compris ce que c’est que l’honneur. Que comptes-tu faire ? Voyons ! Te venger de ta propre folie en bravant Valvèdre, lui donner raison par conséquent ?

— Je veux le braver, m’écriai-je. J’ai juré le mariage à sa femme et à ma propre conscience ; donc, je tiendrai parole ; mais, jusque-là, je serai son unique protecteur, parce que M. de Valvèdre a prédit que je serais dupe et que je veux le faire mentir, parce qu’il a promis de me tuer si je ne faisais pas sa volonté, et que je l’attends de pied ferme pour savoir qui des deux tuera l’autre, parce qu’enfin il ne me plaît pas qu’il pense m’avoir intimidé, et que je sois homme à subir les conditions d’un mari qui abdique et qui veut jouer pourtant le beau rôle.

— Tu parles comme un fou ! dit Obernay en levant les épaules. Si Valvèdre voulait avoir l’opinion pour lui, il laisserait sa femme chercher le scandale.

— Valvèdre ne craint peut-être pas tant le blâme que le ridicule !

— Et toi donc ?

— C’est mon droit encore plus que le sien. Il a provoqué mon ressentiment, il devait en prévoir les conséquences.

— Alors, c’est décidé, tu enlèves ?

— Oui, et avec tout le mystère possible, parce que je ne veux pas qu’Alida soit témoin d’une tragédie dont elle ne soupçonne pas l’imminence ; et ce mystère, tu ne le trahiras pas, parce que tu n’as pas envie d’être le témoin de Valvèdre contre moi, ton meilleur ami.

— Mon meilleur ami ? Non ! tu ne le serais plus ; tu peux donner ta démission, si tu persistes !

— Au prix de l’amitié, comme au prix de la vie, je persisterai ; mais aussitôt que j’aurai mis Alida en sûreté, je reviendrai ici, et je me présenterai à M. de Valvèdre pour lui répéter tout ce que tu viens d’entendre et tout ce que je te charge de lui dire aussitôt que je serai parti, c’est-à-dire dans une heure.

Obernay vit que ma volonté était exaspérée, et que ses remontrances ne servaient qu’à m’irriter davantage. Il prit tout à coup son parti.

— C’est bien, dit-il. Quand tu reviendras, tu trouveras Valvèdre disposé à soutenir ta remarquable conversation, et, jusqu’à demain, il ignorera que je t’ai vu. Pars le plus tôt possible, je vais tâcher de l’aider à ne pas trouver sa femme. Adieu ! Je ne te souhaite pas beaucoup de bonheur ; car, si tu en pouvais goûter au milieu d’un pareil triomphe, je te mépriserais. Je compte encore sur tes réflexions et tes remords pour te ramener au respect des convenances sociales. Adieu, mon pauvre Francis ! Je te laisse au bord de l’abîme. Dieu seul peut t’empêcher d’y rouler.

Il sortit. Sa voix était étouffée par des larmes qui me brisèrent le cœur. Il revint sur ses pas. Je voulus me jeter à son cou. Il me repoussa en me demandant si je persistais, et, sur ma réponse affirmative, il reprit froidement :

— Je revenais pour te dire que, si tu as besoin d’argent, j’en ai à ton service. Ce n’est pas que je ne me reproche de t’offrir les moyens de te perdre, mais j’aime mieux cela que de te laisser recourir à ce Moserwald…, qui est ton rival, tu ne l’ignores pas, je pense ?

Je ne pouvais plus parler. Le sang m’étouffait d’une toux convulsive. Je lui fis signe que je n’avais besoin de rien, et il se retira sans avoir voulu me serrer la main.

Quelques instants après, j’étais en conférence avec mon hôte.

— Nephtali, lui dis-je, j’ai besoin de vingt mille francs, je vous les demande.

— Ah ! enfin, s’écria-t-il avec une joie sincère, vous êtes donc mon véritable ami !

— Oui ; mais écoutez. Mes parents possèdent en tout le double de cette somme, placée sous mon nom. Je n’ai pas de dettes et je suis fils unique. Tant que mes parents vivront, je ne veux pas aliéner ce capital, dont ils touchent la rente. Vous me donnerez du temps, et je vais vous faire une reconnaissance de la somme et des intérêts.

Il ne voulait pas de cette garantie. Je le forçai d’accepter, le menaçant, s’il la refusait, de m’adresser à Obernay, qui m’avait ouvert sa bourse.

— Ne suis-je donc pas assez votre obligé, lui dis-je, vous qui, pour croire à ma solvabilité, acceptez la seule preuve que je puisse vous en donner ici, ma parole ?

Au bout d’un quart d’heure, j’étais avec lui dans sa voiture fermée. Nous sortions de Genève, et il me conduisait à une de ses maisons de campagne, d’où je sortis en chaise de poste pour gagner la frontière française.

J’étais fort inquiet d’Alida, qui devait m’y rejoindre dans la soirée et qui me semblait avoir quitté la maison Obernay trop précipitamment pour ne pas risquer de rencontrer quelque obstacle ; mais, en arrivant au lieu du rendez-vous, je trouvai qu’elle m’avait devancé. Elle s’élança de sa voiture dans la mienne, et nous continuâmes notre route avec rapidité. Il n’y avait pas de chemins de fer en ce temps-là, et il n’était pas facile de nous atteindre. Cela n’eut pourtant pas été impossible à Valvèdre. On verra bientôt ce qui nous préserva de sa poursuite.

Paris était encore, à cette époque, l’endroit du monde civilisé où il était le plus facile de se tenir caché. C’est là que j’installai ma compagne dans un appartement mystérieux et confortable, en attendant les événements. Je placerai ici plusieurs lettres qui me furent adressées par Moserwald poste restante. La première était de lui.

« Mon enfant, j’ai fait ce qui était convenu entre nous. J’ai écrit à M. Henri Obernay pour lui dire que je savais où vous étiez, que je vous avais donné ma parole de ne le confier à personne, mais que j’étais en mesure de vous faire parvenir n’importe quelle lettre il jugerait à propos de confier à mes soins. Dès le jour même, il a envoyé chez moi le paquet ci-inclus, que je vous transmets fidèlement.

» Vous avez passé le Rubicon comme feu César. Je ne reviendrai pas sur la dose de satisfaction, de douleur et d’inquiétude que cela me met sur l’estomac… L’estomac, c’est bien vulgaire, et on en rira sans pitié ; mais il faut que j’en prenne mon parti. Le temps de la poésie est passé pour moi avec celui de l’espérance. Je m’étais pourtant senti des dispositions pendant quelques jours… Le dieu m’abandonne, et je ne vais plus songer qu’à ma santé. L’événement auquel je m’attendais et auquel je ne voulais pas croire, votre départ précipité avec elle, m’a bouleversé, et j’ai ressenti encore quelques mouvements de bile ; mais cela passera, et la position de don Quichotte que vous me faites me donnera du courage. J’entends d’ici qu’on rit encore ; on me compare peut-être à Sancho ! N’importe, je suis à vous (au singulier ou au pluriel), à votre service, à votre discrétion, à la vie et à la mort.

« Nephtali. »

La lettre incluse dans celle-ci en contenait une troisième. Les voici toutes les deux, celle d’Henri d’abord :

« J’espère qu’en lisant la lettre que je t’envoie, tu ouvriras les yeux sur ta véritable situation. Pour que tu la comprennes, il faut que tu saches comment j’ai agi à ton égard.

» Tu es bien simple si tu m’as cru disposé à transmettre à M. de V… tes offres provocatrices. Je me suis contenté de lui dire, pour sauvegarder ton honneur, qu’une tierce personne était chargée de te faire tenir tout genre de communications, et que, le jour où il jugerait à propos d’avoir une explication avec toi, j’étais chargé personnellement de t’en prévenir, enfin que, dans ce cas, tu accepterais n’importe quel rendez-vous.

» Ceci établi, je me suis permis de supposer que tu allais à Bruxelles pour t’entretenir avec tes parens sur tes projets ultérieurs. Quant à madame, j’ai fait, sans beaucoup de scrupule, un énorme mensonge. J’ai prétendu savoir qu’elle s’en allait à Valvèdre et, de là, en Italie, pour s’enfermer dans un couvent jusqu’au jour où son mari formerait le premier la demande du divorce, que, jusque-là, la tierce personne pouvait également lui faire connaître toute résolution prise à son égard.

» Il résulte de mon action que M. de Valvèdre…, qui désirait parler à madame, s’est rendu sur-le-champ à Valvèdre, où j’aimais mieux le voir, pour sa dignité et pour ma sécurité morale, que sur les traces des aimables fugitifs.

» De Valvèdre, il vient donc de m’écrire, et si, quand madame et toi aurez lu, vous persistez à méconnaître un tel caractère, je vous plains et n’envie pas votre manière de voir.

» Je ne me ferai pas ici l’avocat de la bonne cause ; je regarde comme un très-grand bonheur pour mon ami de ne plus avoir dans sa vie ce lien qui lui confère la responsabilité sans la répression possible : problème insoluble où son âme se consume sans profit pour la science. Moins moral et plus positif que lui en ce qui le concerne, je fais des vœux pour que le calme et la liberté des voyages lui soient définitivement rendus. Ceci n’est pas galant, et tu vas peut-être m’en demander raison. Je n’accepterai pas la partie ; mais je dois t’avertir d’une chose : c’est que, si tu persistais par hasard à demander réparation à M. de V… de l’injure qu’il t’a faite en ne te disputant pas sa femme (car c’était là ton thème), tu aurais en moi, non plus l’ami qui te plaint, mais le vengeur de l’ami que tu m’aurais fait perdre. Valvèdre est brave comme un lion ; mais peut-être ne sait-il pas se battre. Moi, j’apprends, — au grand étonnement de ma femme et de ma famille, qui t’envoient mille amitiés. Braves cœurs, ils ne savent rien ! »

de M. de V… à henri obernay.

« Je ne l’ai pas trouvée ici ; elle n’y est pas venue, et même, d’après les informations que j’ai prises le long du chemin, elle a dû suivre, pour se rendre en Italie, une tout autre direction. Mais est-elle réellement par là et a-t-elle jamais résolu sérieusement de s’enfermer dans un couvent, fût-ce pour quelques semaines ?

» Quoi qu’il en soit, il ne me convient pas de la chercher davantage : j’aurais l’air de la poursuivre, et ce n’est nullement mon intention. Je souhaitais lui parler : une conversation est toujours plus concluante que des paroles écrites ; mais le soin qu’elle a pris de l’éviter et de me cacher son refuge décèle des résolutions plus complètes que je ne croyais devoir lui en attribuer.

» D’après les trois mots par lesquels elle a cru suffisant de clore une existence de devoirs réciproques, je vois qu’elle craignait un éclat de ma part. C’était mal me connaître. Il me suffisait, à moi, qu’elle sût mon jugement sur son compte, ma compassion pour ses souffrances, les limites de mon indulgence pour ses fautes ; mais, puisqu’elle n’en a pas jugé ainsi, il me paraît nécessaire qu’elle réfléchisse de nouveau sur ma conduite et sur celle qu’il lui convient d’adopter. Tu lui communiqueras donc ma lettre. J’ignore si, en te parlant, j’ai prononcé le mot de divorce, dont elle m’attribue la préméditation. Je suis certain de n’avoir envisagé cette éventualité que dans le cas où, foulant aux pieds l’opinion, elle me mettrait dans l’alternative ou de contraindre sa liberté, ou de la lui rendre entière. Je ne peux pas hésiter entre ces deux partis. L’esprit de la législation que j’ai reconnue en l’épousant prononce dans le sens d’une liberté réciproque, quand une incompatibilité éprouvée et constatée de part et d’autre est arrivée à compromettre la dignité du lien conjugal et l’avenir des enfants. Jamais, quoi qu’il arrive, je n’invoquerai contre celle que j’avais choisie, et que j’ai beaucoup aimée, le prétexte de son infidélité. Grâce à l’esprit de la réforme, nous ne sommes pas condamnés à nous nuire mutuellement pour nous dégager. D’autres motifs suffiraient ; mais nous n’en sommes pas là, et je n’ai point encore de motifs assez évidents pour exiger qu’elle se prête à une rupture légale.

» Elle a cru pourtant, dans un moment d’irritation, me donner ce motif en m’écrivant qu’elle comptait se remarier. Je ne suis pas homme à profiter d’une heure de dépit ; j’attendrai une insistance calme et réfléchie.

» Mais probablement elle tient à savoir si je désire le résultat qu’elle provoque, et si j’ai aspiré pour mon compte à la liberté de contracter un nouveau lien. Elle tient à le savoir pour rassurer sa conscience ou satisfaire sa fierté. Je lui dois donc la vérité. Je n’ai jamais eu la pensée d’un second mariage, et, si je l’avais eue, je regarderais comme une lâcheté de ne l’avoir pas sacrifiée au devoir de respecter, dans toute la limite du possible, la sincérité de mon premier serment.

» Cette limite du possible, c’est le cas où madame de V… afficherait ses nouvelles relations. C’est aussi le cas où elle me réclamerait de sang-froid, et après mûre délibération, le droit de contracter de nouveaux engagements.

» Je ne ferai donc rien pour agiter son existence actuelle et pour porter à l’extrême des résolutions que je n’ai pas le droit de croire sans appel. Je ne rechercherai et n’accepterai aucun pourparler avec la personne qui m’a offert de se présenter devant moi. Je ne prévois pas, de ce côté-là plus que de l’autre, des garanties d’association bien durable, mais je n’en serai juge qu’après un temps d’épreuve et d’attente.

» Si on ne m’appelle pas, d’ici à un mois, devant un tribunal compétent à prononcer le divorce, je m’absenterai pour un temps dont je n’ai pas à fixer le terme. À mon retour, je serai moi-même le juge de cette question délicate et grave qui nous occupe, et j’aviserai, mais sans sortir des principes de conduite que je viens d’exposer.

» Fais savoir aussi à madame de V… qu’elle pourra faire toucher à la banque de Moserwald et compagnie la rente de cinquante mille francs qui lui était précédemment servie, et dont elle-même avait fixé le chiffre. S’il lui convient d’habiter Valvèdre ou ma maison de Genève en l’absence de toute relation compromettante pour elle, dis-lui que je n’y vois aucun inconvénient ; dis-lui même que mon désir serait de la voir arriver ici pendant le peu de jours que j’ai encore à y passer. Je n’ai pas d’orgueil, ou du moins je n’en mets pas dans mes rapports avec elle. J’ai dû longtemps éviter des explications qui n’auraient servi qu’à l’irriter et à la faire souffrir. À présent que la glace est rompue, je ne me crois susceptible d’être atteint par aucun ridicule, si elle veut entendre ce que j’ai désormais à lui dire. Il ne sera pas question du passé, je lui parlerai comme un père qui n’espère pas convaincre, mais qui désire attendrir. Complétement désintéressé dans ma propre cause, puisque par le fait, et sans qu’il soit besoin de solennité, nous nous séparons, je sens que j’ai encore besoin, moi, de laisser sa vie, non pas heureuse, elle ne le peut être, mais aussi acceptable que possible pour elle-même. Elle pourrait encore goûter quelque joie intime dans la gloire de sacrifier la fantaisie et ses redoutables conséquences à l’avenir de ses enfants et à sa propre considération, à l’affection de ta famille, au fidèle dévouement de Paule, au respect de tous les gens sérieux… Si elle veut m’entendre, elle retrouvera l’ami toujours indulgent et jamais importun qu’elle connaît bien malgré ses habitudes de méprise… Si elle ne le veut pas, mon devoir est rempli, et je m’éloignerai, sinon rassuré sur son compte, du moins en paix avec moi-même. »

La bonté comique de Moserwald m’avait fait sourire, la rudesse chagrine et railleuse d’Obernay m’avait courroucé, la généreuse douceur de Valvèdre m’écrasa. Je me sentis si petit devant lui, que j’éprouvai un moment de terreur et de honte avant de faire lire à sa femme cette requête à la fois humble et digne ; mais je n’avais pas le droit de m’y refuser, et je la lui envoyai par Bianca, qui était venue nous rejoindre à Paris.

Je ne voulais pas être témoin de l’effet de cette lecture sur Alida. J’avais appris à redouter l’imprévu de ses émotions et à en ménager le contre-coup sur moi-même. Depuis huit jours de tête-à-tête, nous avions, par un miracle de la volonté la plus tendue qui fut jamais, réussi à nous maintenir au diapason de la confiance héroïque. Nous voulions croire l’un à l’autre, nous voulions vaincre la destinée, être plus forts que nous-mêmes, donner un démenti aux sombres prévisions de ceux qui nous avaient jugés si défavorablement. Comme deux oiseaux blessés, nous nous pressions l’un contre l’autre pour cacher le sang qui eût révélé nos traces.

Alida fut grande en ce moment. Elle vint me trouver. Elle souriait, elle était belle comme l’ange du naufrage qui soutient et dirige le navire en détresse.

— Tu n’as pas tout lu, me dit-elle ; voici des lettres qu’on avait remises à Bianca pour moi au moment où elle a quitté Genève. Je te les avais cachées ; je veux que tu les connaisses.

La première de ces lettres était de Juste de Valvèdre.

« Ma sœur, disait-elle, où êtes-vous donc ? Cette amie polonaise a quitté Vevay ; elle est donc guérie ? Elle va en Italie et vous l’y suivez précipitamment, sans dire adieu à personne ! Il s’agit donc d’un grand service à lui rendre, d’un grand secours à lui porter ? Ceci ne me regarde pas, direz-vous ; mais me permettrez-vous de vous dire que je suis inquiète de vous, de votre santé altérée depuis quelque temps, de l’air agité d’Obernay, de l’air abattu de mon frère, de l’air mystérieux de Bianca ? Elle n’a pas du tout l’air d’aller en Italie… Chère, je ne vous fais pas de questions, vous m’en avez dénié le droit, prenant ma sollicitude pour une vaine curiosité. Ah ! ma sœur, vous ne m’avez jamais comprise ; vous n’avez pas voulu lire dans mon cœur, et je n’ai pas su vous le révéler. Je suis une vieille fille gauche, tantôt brusque et tantôt craintive. Vous aviez raison de ne pas me trouver aimable, mais vous avez eu tort de croire que je n’étais pas aimante et que je ne vous aimais pas !

» Alida, revenez, ou, si vous êtes encore près de nous, ne partez pas ! Mille dangers environnent une femme séduisante. Il n’y a de force et de sécurité qu’au sein de la famille. La vôtre vous semble quelquefois trop grave, nous le savons, nous essayerons de nous corriger… Et puis c’est peut-être moi qui vous déplais le plus… Eh bien, je m’éloignerai, s’il le faut. Vous m’avez reproché de me placer entre vous et vos enfants et d’accaparer leur affection. Ah ! prenez ma place, ne les quittez pas, et vous ne me reverrez plus ; mais non, vous avez du cœur, et de tels dépits ne sont pas dignes de vous. Vous n’avez jamais pu croire que je vous haïssais, moi qui donnerais ma vie pour votre bonheur et qui vous demande pardon à genoux, si j’ai eu envers vous quelques moments d’injustice ou d’impatience. Revenez, revenez ! Edmond a beaucoup pleuré après votre départ, si peu prévu. Paolino a une idée fantasque, c’est que vous êtes dans le jardin qui est auprès du leur : il prétend qu’il vous y a vue un jour, et on ne peut l’empêcher de grimper au treillage pour regarder derrière le mur où il vous a rêvée, où il vous attend encore. Paule, qui vous aime tant, a beaucoup de chagrin ; son mari en est jaloux. Adélaïde, qui me voit vous écrire, veut vous dire quelques mots. Elle vous dit, comme moi, qu’il faut croire en nous et ne pas nous abandonner. »

La lettre d’Adélaïde, plus timide et moins tendre, était plus touchante encore dans sa candeur.

« Chère madame,

» Vous êtes partie si vite, que je n’ai pas pu vous adresser une grave question. Faut-il garnir les chemises de ces messieurs (Edmond et Paul) avec de la dentelle, avec de la broderie ou avec un ourlet ? Moi, j’étais pour les cols et manchettes bien fermes, bien blancs et tout unis ; mais je crois vous avoir entendu dire que cela ressemblait trop à du papier et encadrait trop sèchement ces aimables et chères petites figures rondes. Rosa, qui donne toujours son avis, surtout quand on ne le lui demande pas, veut de la dentelle. Paule est pour la broderie ; mais moi, remarquez, je vous en prie, comme je suis judicieuse, je prétends que c’est avant tout à leur petite maman que ces minois doivent plaire, et qu’elle a, d’ailleurs, mille fois plus de goût que de simples Génevoises de notre espèce. Donc, répondez vite, chère madame. On est d’accord pour désirer de vous complaire et de vous obéir en tout. Vous avez emporté un morceau de notre cœur, et cela sans crier gare. C’est mal à vous de ne pas nous avoir donné le temps de baiser vos belles mains et de vous dire ce que je vous dis ici : Guérissez votre amie, ne vous fatiguez pas trop et revenez vite, car je suis au bout de mes histoires pour faire prendre patience à Edmond et pour endormir Paolino. Paule vous écrit. Mon père et ma mère vous offrent leurs plus affectueux compliments, et Rosa veut que je vous dise qu’elle a bien soin du gros myrte que vous aimez, et dont elle veut mettre une fleur dans ma lettre avec un baiser pour vous. »

— Quelle confiance en mon retour ! dit Alida quand j’eus fini de lire, et quel contraste entre les préoccupations de cette heureuse enfant et les éclairs de notre Sinaï ! Eh bien, qu’as-tu, toi ? manques-tu de courage ? Ne vois-tu pas que plus il m’en faut, plus il m’en vient ? Tu dois trouver que j’ai été bien injuste envers mon mari, envers la sœur aînée et envers cette innocente Adélaïde ! Trouve, va ! tu ne me feras pas plus de reproches que je ne m’en fais ! J’ai douté de ces cœurs excellents et purs, je les ai niés pour m’étourdir sur le crime de mon amour ! Eh bien, à présent que j’ouvre les yeux et que je vois quels amis je t’ai sacrifiés, je me réconcilie avec ma faute, et je me relève de mon humiliation. Je suis contente de me dire que tu ne m’as pas ramassée comme un oiseau chassé du nid et jugé indigne d’y reprendre sa place. Tu n’en as pas moins eu tout le mérite de la pitié, et tu as trouvé dans ton cœur généreux la force de me recueillir, un jour que je me croyais avilie et que tu m’avais vu fouler aux pieds. Mais, aujourd’hui, voilà Valvèdre qui se rétracte et qui m’appelle, voilà Juste qui me tend les bras en s’agenouillant devant moi, et la douce Adélaïde qui me montre mes enfants en me disant qu’ils m’attendent et me pleurent ! Je puis retourner auprès d’eux et y vivre indépendante, servie, caressée, remerciée, pardonnée, bénie ! À présent, tu es libre, cher ange ; tu peux me quitter sans remords et sans inquiétude ; tu n’as rien gâté, rien détruit dans ma vie. Au contraire, ce mari très-sage, ces amis très-craintifs du qu’en dira-t-on me ménageront d’autant plus qu’ils m’ont vue prête à tout rompre. Tu le vois, nous pouvons nous quitter sans qu’on raille nos éphémères amours. Henri lui-même, ce Génevois mal-appris, me fera amende honorable s’il me voit renoncer volontairement à ce qu’il appelle mon caprice. Eh bien, que veux-tu faire ? Réponds ! réponds donc ! à quoi songes-tu ?

Il est des moments dans les plus fatales destinées où la Providence nous tend la planche de salut et semble nous dire : « Prends-la, ou tu es perdu. » J’entendais cette voix mystérieuse au-dessus de l’abîme ; mais le vertige de l’abîme fut plus fort et m’entraîna.

— Alida, m’écriai-je, tu ne me fais pas cette offre-là pour que je l’accepte ? Tu ne le désires pas, tu n’y comptes pas, n’est-il pas vrai ?

— Tu m’as comprise, répondit-elle en se mettant à genoux devant moi, les mains dans mes mains et comme dans l’attitude du serment. Je t’appartiens, et le reste du monde ne m’est rien ! Tu es tout pour moi : mon père et ma mère qui m’ont quittée, mon mari que je quitte, et mes amis qui vont me maudire, et mes enfants qui vont m’oublier. « Tu es mes frères et mes sœurs, comme dit le poëte, et Ilion, ma patrie que j’ai perdue ! » Non ! je ne reviendrai plus sur mes pas, et, puisqu’il est dans ma destinée de mal comprendre les devoirs de la famille et de la société, au moins j’aurai consacré ma destinée a l’amour ! N’est-ce donc rien, et celui qui me l’inspire ne s’en contentera-t-il pas ? Si cela est, si pour toi je suis la première des femmes, que m’importe d’être la dernière aux yeux de tous les autres ? Si mes torts envers eux me sont des mérites auprès de toi, de quoi aurais-je à me plaindre ? Si l’on souffre là-bas et si je souffre de faire souffrir, j’en suis fière, c’est une expiation de ces fautes passées que tu me reprochais, c’est ma palme de martyre que je dépose à tes pieds.

Une seule chose peut m’excuser d’avoir accepté le sacrifice de cette femme passionnée, c’est la passion qu’elle m’inspira dès ce moment, et qui ne fut plus ébranlée un seul jour. Certes, je suis bien assez coupable sans ajouter au fardeau de ma conscience. Ma fuite avec elle fut une mauvaise inspiration, une lâche audace, une vengeance, ou du moins une réaction aveugle de mon orgueil froissé. Meilleure que moi, Alida avait pris mon dévouement au sérieux, et, si sa foi en moi fut un accès de fièvre, la fièvre dura et consuma le reste de sa vie. En moi, la flamme fut souvent agitée et comme battue du vent ; mais elle ne s’éteignit plus. Et ce ne fut plus la vanité seule qui me soutint, ce fut aussi la reconnaissance et l’affection.

Dès lors il se fit une sorte de calme dans notre vie, calme trompeur et qui cachait bien des angoisses toujours renaissantes ; mais l’idée de nous raviser et de nous séparer ne fut jamais remise en question.

Nous prîmes aussi, ce jour-là, de bonnes résolutions, eu égard à notre position désespérée. Nous fîmes de la prudence avec notre témérité, de la sagesse avec notre délire. Je renonçai à mon hostilité contre Valvèdre, Alida à ses plaintes contre lui. Elle n’en parla plus qu’à de rares intervalles, d’un ton doux et triste, comme elle parlait de ses enfants. Nous renonçâmes aux rêves de libre triomphe qui nous avaient souri, et nous prîmes de grands soins pour cacher notre résidence à Paris et notre intimité. Alida prit la peine de s’expliquer avec son mari dans une lettre qu’elle écrivait à Juste, comme Valvèdre s’était expliqué avec elle dans sa lettre à Obernay. Elle persista dans son projet de divorce ; mais elle promit de mener une existence si mystérieuse, que nul ne pourrait se porter son accusateur devant Valvèdre.

« Je sais bien, disait-elle, que mon absence prolongée, mon domicile inconnu, ma disparition inexpliquée pourront faire naître des soupçons, et qu’il vaudrait mieux que la femme de César ne fût pas soupçonnée ; mais, puisque César ne veut pas répudier brutalement sa femme, et qu’il s’agit pour tous deux de se quitter sans reproche amer, celle-ci ménagera les apparences et n’affichera pas son futur changement de nom. Elle le cachera au contraire ; elle ne verra aucune personne qui pourrait le deviner et le trahir ; elle sera morte pour le monde pendant plusieurs années, s’il le faut, et il ne tiendra qu’à vous de dire qu’elle est réellement dans un couvent, car elle vivra sous un voile et derrière d’épais rideaux. Si ce n’est pas là tout ce que souhaite et conseille César, c’est du moins tout ce qu’il peut exiger, lui qui ne s’est jamais couronné despote, et qui n’a pas plus tué la liberté dans l’hyménée qu’il ne veut la tuer dans le monde.

» Qu’il me permette, ajoutait-elle, de me refuser à l’entretien qu’il me demande. Je ne suis pas assez forte pour que le chagrin de résister à son influence ne me fît pas beaucoup de mal ; mais je le suis trop pour qu’aucune considération humaine pût ébranler ma résolution. »

Elle finissait, après avoir, à son tour, demandé pardon à sa belle-sœur de ses injustices et de ses préventions, en lui signifiant qu’elle ne voulait accepter aucun secours d’argent, quelque minime qu’il pût être.

Quand elle écrivit à ses enfants, à Paule et à Adélaïde, elle pleura au point qu’elle trempa de larmes un billet à cette dernière où elle réglait, avec une gravité enjouée, la grande question des cols de chemise. Elle fut forcée de le recommencer, faisant de généreux et naïfs efforts pour me cacher le déchirement de ses entrailles. Je me jetai à ses genoux, je la suppliai de partir avec moi pour Genève. Je t’accompagnerai jusqu’à la frontière, lui dis-je, ou je me cacherai dans la maison de campagne de Moserwald. Tu passeras trois jours, huit jours si tu veux, avec tes enfants, et nous nous sauverons de nouveau ; puis, quand tu sentiras le besoin de les embrasser encore, nous repartirons pour Genève. C’est absolument la vie que tu aurais menée, si tu étais retournée à Valvèdre. Tu aurais été les voir deux ou trois fois par an. Ne pleure donc plus, ou ne me cache pas tes larmes. J’avoue que je suis content de te voir pleurer, parce que, chaque jour, je découvre que tu ne mérites pas les reproches qu’on t’adressait, et que tu es une aussi tendre mère qu’une amante loyale ; mais je ne veux pas que tu pleures trop longtemps quand je peux d’un mot sécher tes beaux yeux. Viens, viens ! partons ! Ne recommence pas tes lettres. Tu vas revoir tes amis, tes fils, tes sœurs, et Ilion que tu m’as sacrifiée, mais que tu n’as pas perdue !

Elle refusa, sans vouloir s’expliquer sur la cause de son refus. Enfin, pressée de questions, elle me dit :

— Mon pauvre enfant, je ne t’ai pas demandé avec quoi nous vivions et où tu trouvais de l’argent. Tu as dû engager ton avenir, escompter le produit de tes futurs succès… Ne me le dis pas, va, je sais bien que tu as fait pour moi quelque grand sacrifice ou quelque grande imprudence, et je trouve cela tout simple venant de toi : mais je ne dois pas, pour mes satisfactions personnelles, abuser de ton dévouement. Non, je ne le veux pas, n’insiste pas, ne m’ôte pas le seul mérite que j’aie pour m’acquitter envers toi. Il faut que je souffre, vois-tu ; cela m’est bon, c’est là ce qui me purifie. L’amour serait vraiment trop facile, si on pouvait se donner à lui sans briser avec ses autres devoirs. Il n’en est pas ainsi, et Valvèdre, s’il m’écoutait, dirait que je proclame un blasphème ou un sophisme, lui qui ne comprenait pas que ce qu’il appelait une oisiveté coupable pût être l’idéal dévouement que j’exigeais de lui ; mais, selon moi, le sophisme est de croire que la passion ne soit pas l’immolation des choses les plus chères et les plus sacrées, et voilà pourquoi je veux que tu me laisses venir à toi, dépouillée de tout autre bonheur que toi-même…

Oui, je le crois aujourd’hui, moi aussi, que l’infortunée Alida proclamait un effrayant sophisme, que Valvèdre avait raison contre elle, que le devoir accompli rend l’amour plus fervent, et que lui seul le rend durable, tandis que le remords dessèche ou tue ; mais, dans le triomphe de la passion, dans l’ivresse de la reconnaissance, j’écoutais Alida comme l’oracle des divins mystères, comme la prêtresse du dieu véritable, et je partageais son rêve immense, son aspiration vers l’impossible. Je me disais aussi qu’il n’y a pas qu’une seule route pour s’élever vers le vrai ; que, si la perfection semble être dans la religion du droit et dans les sanctifiantes vertus de la famille, il y a un lieu de refuge, une oasis, un temple nouveau pour ceux dont la fatalité a renversé les autels et les foyers ; que ce droit d’asile sur les hauteurs, ce n’était pas la froide abstinence, la mort volontaire, mais le vivifiant amour. Transfuges de la société, nous pouvions encore bâtir un tabernacle dans le désert et servir la cause sublime de l’idéal. N’étions-nous pas des anges en comparaison de ces viveurs grossiers qui se dépravent dans l’abus de la vie positive ? Alida, brisant toute son existence pour me suivre, n’était-elle point digne d’une tendre et respectueuse pitié ? Moi-même, acceptant avec énergie son passé douteux et le déshonneur qu’elle bravait, n’étais-je pas un homme plus délicat et plus noble que celui qui cherche dans la débauche ou dans la cupidité l’oubli de son rêve et le débarras de son orgueil ?

Mais l’opinion, jalouse de maintenir l’ordre établi, ne veut pas qu’on s’isole d’elle, et elle se montre plus tolérante pour ceux qui se donnent au vice facile, au travers répandu, que pour ceux qui se recueillent et cherchent des mérites qu’elle n’a pas consacrés. Elle est inexorable pour qui ne lui demande rien, pour les amants qui ne veulent pas de son pardon, pour les penseurs qui, dans leur entretien avec Dieu, ne veulent pas la consulter.

Nous entrions donc, Alida et moi, non pas seulement dans la solitude du fait, mais dans celle du sentiment et de l’idée. Restait à savoir si nous étions assez forts pour cette lutte effroyable.

Nous nous fîmes cette illusion, et, tant qu’elle dura, elle nous soutint ; mais il faut, ou une grande valeur intellectuelle, ou une grande expérience de la vie pour demeurer ainsi, sans ennui et sans effroi, dans une île déserte. L’effroi fut mon tourment, l’ennui fut le ver rongeur de ma compagne infortunée. Elle avait fait les démarches nécessaires pour obtenir la dissolution de son mariage. Valvèdre n’y avait pas fait opposition ; mais il était parti pour un long voyage, disait-on, sans présenter sa propre demande au tribunal compétent. Évidemment, il voulait forcer sa femme à réfléchir longtemps avant de se lier à moi, et, son absence pouvant se prolonger indéfiniment, l’épreuve du temps exigé par la législation étrangère menaçait ma passion d’une attente au-dessus de mes forces. Est-ce là ce que voulait cet homme étrange, ce mystérieux philosophe ? Comptait-il sur la chasteté de sa femme au point de lui laisser courir les dangers de mon impatience, ou préférait-il la savoir complétement infidèle, et, par là, préservée de la durée de ma passion ? Évidemment, il me dédaignait fort, et j’étais forcé de le lui pardonner, en reconnaissant qu’il n’avait d’autre préoccupation que celle d’adoucir la mauvaise destinée d’Alida.

Cette pauvre femme, voyant des retards infinis à notre union, vainquit tous ses scrupules et se montra magnanime. Elle m’offrit son amour sans restrictions, et, vaincu par mes transports, je faillis l’accepter ; mais je vis quel sacrifice elle s’imposait et avec quelle terreur elle bravait ce qu’elle croyait être le dernier mot de l’amour. Je savais les fantômes que pouvaient lui créer sa sombre imagination et la pensée de sa déchéance, car elle était fière de n’avoir jamais trahi la lettre de ses serments ; c’est ainsi qu’elle s’exprimait quand mon inquiète et jalouse curiosité l’interrogeait sur le passé. Elle croyait aussi que le désir est chez l’homme le seul aliment de l’amour, et par le fait elle craignait le mariage autant que l’adultère.

— Si Valvèdre n’eût pas été mon mari, disait-elle souvent, il n’eût pas songé à me négliger pour la science : il serait encore à mes pieds !

Cette fausse notion, aussi fausse à l’égard de Valvèdre qu’au mien, était difficile à détruire chez une femme de trente ans, indocile à toute modification, et je ne voulus pas d’un bonheur trempé de ses larmes. Je la connaissais assez désormais pour savoir qu’elle ne subissait aucune influence, qu’aucune persuasion n’avait prise sur elle, et que, pour la trouver toujours enthousiaste, il fallait la laisser à sa propre initiative. Il était en son pouvoir de se sacrifier, mais non de ne pas regretter le sacrifice, peut-être, hélas ! à toutes les heures de sa vie.

J’étais là dans le vrai, et, quand je repoussai le bonheur, fier de pouvoir dire que j’avais une force surhumaine, je vis, au redoublement de son affection, que je l’avais bien comprise. J’ignore si j’eusse remporté longtemps cette victoire sur moi-même ; des circonstances alarmantes me forcèrent à changer de préoccupations.