Valvèdre (1861)
Michel Lévy frères (p. 227-265).



VII


J’avais résolu de ne plus épier les secrets du voisinage, et j’avais parlé si sévèrement à madame de Valvèdre, qu’elle-même avait renoncé à écouter ; mais, en marchant sous la treille, je m’arrêtais involontairement à la voix d’Adélaïde ou de Rosa, et je restais quelquefois enchaîné, non par leurs paroles, que je ne voulais plus saisir en m’arrêtant sous la tonnelle ou en m’approchant trop de la muraille, mais par la musique de leur douce causerie. Elles venaient à des heures régulières, de huit à neuf heures du matin, et de cinq à six heures du soir. C’étaient probablement les heures de récréation de la petite. Un matin, je restai charmé par un air que chantait l’aînée. Elle le chantait à voix basse cependant, comme pour n’être entendue que de Rosa, à qui elle paraissait vouloir l’apprendre. C’était en italien ; des paroles fraîches, un peu singulières, sur un air d’une exquise suavité qui m’est resté dans la mémoire comme un souffle de printemps. Voici le sens des paroles qu’elles répétèrent alternativement plusieurs fois :

« Rose des roses, ma belle patronne, tu n’as ni trône dans le ciel, ni robe étoilée ; mais tu es reine sur la terre, reine sans égale dans mon jardin, reine dans l’air et le soleil, dans le paradis de ma gaieté.

» Rose des buissons, ma petite marraine, tu n’es pas bien fière ; mais tu es si jolie ! Rien ne te gêne, tu étends tes guirlandes comme des bras pour bénir la liberté, pour bénir le paradis de ma force.

» Rose des eaux, nymphéa blanc de la fontaine, chère sœur, tu ne demandes que de la fraîcheur et de l’ombre ; mais tu sens bon et tu parais si heureuse ! Je m’assoirai près de toi pour penser à la modestie, le paradis de ma sagesse. »

— Encore une fois ! dit Rosa ; je ne peux pas retenir le dernier vers.

— C’est le mot de sagesse qui te fait mal à dire, n’est-ce pas, fille terrible ? reprit Adélaïde en riant.

— Peut-être ! Je comprends mieux la gaieté, la liberté…, la force ! Veux-tu que je grimpe sur le vieux if ?

— Non pas ! c’est très-mal appris, de regarder chez les voisins.

— Bah ! les voisins ! On n’entend jamais par là que des animaux qui bêlent !

— Et tu as envie de faire la conversation avec eux ?

— Méchante ! Voyons, encore ton dernier couplet. Il est joli aussi, et c’est bien à toi d’avoir mis le nénufar dans les roses…, quoique la botanique le défende absolument ! Mais la poésie, c’est le droit de mentir !

— Si je me suis permis cela, c’est toi qui l’as voulu ! Tu m’as demandé hier au soir en t’endormant de te faire pour ce matin trois couplets, un à la rose mousseuse, un à l’églantine et un à ton nymphéa qui venait de fleurir. Voilà tout ce que j’ai trouvé en m’endormant aussi, moi !

— Le sommeil t’a prise juste sur le mot de sagesse ? N’importe, voilà que je le sais, ton mot, et ton air aussi. Écoute !

Elle chanta l’air, et tout aussitôt elle voulut le dire en duo avec sa sœur.

— Je le veux bien, répondit Adélaïde ; mais tu vas taire la seconde partie, là, tout de suite, d’instinct !

— Oh ! d’instinct, ça me va ; mais gare les fausses notes !

— Oui, certes, gare ! et chante tout bas comme moi ; il ne faut pas réveiller Alida, qui se couche si tard !

— Et puis tu as bien peur qu’on n’entende tes chansons ! Dis donc, est-ce que maman gronderait si elle savait que tu fais des vers et de la musique pour moi ?

— Non, mais elle gronderait si nous le disions.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle trouverait qu’il n’y a pas de quoi se vanter, et elle aurait bien raison !

— Moi, je trouve pourtant cela très-beau, ce que tu fais !

— Parce que tu es un enfant.

— C’est-à-dire un oison ! Eh bien, j’ai envie de consulter… voyons, personne de chez nous, puisque les parens disent toujours que leurs enfants sont bêtes, mais… mon ami Valvèdre !

— Si tu dis et si tu chantes à qui que ce soit les niaiseries que tu me fais faire, tu sais notre marché ? je ne t’en ferai plus.

— Oh ! alors motus ! Chantons !

L’enfant fit sa partie avec beaucoup de justesse ; Adélaïde trouva l’harmonie correcte mais vulgaire, et lui indiqua des changements que l’autre discuta, comprit et exécuta tout de suite. Cette courte et gaie leçon suffisait pour prouver à des oreilles exercées que la petite était admirablement douée, et l’autre déjà grande musicienne, éclairée du vrai rayon créateur. Elle était poëte aussi ; car j’entendis, le lendemain, d’autres vers en diverses langues qu’elle récita ou chanta avec sa sœur, à qui elle faisait faire ainsi, en jouant, un résumé de plusieurs de ses connaissances acquises, et, en dépit du soin qu’elle avait pris, en composant, d’être toujours à la portée et même au goût de l’enfant, je fus frappé d’une pureté de forme et d’une élévation d’intelligence extraordinaires. D’abord je crus être sous le charme de ces deux voix juvéniles, dont le chuchotement mystérieux caressait l’oreille comme celui de l’eau et de la brise dans l’herbe et les feuillages ; mais, quand elles furent parties, je me mis à écrire tout ce que ma mémoire avait pu garder, et je fus bientôt surpris, inquiet, presque accablé. Cette vierge de dix-huit ans, à qui le mot d’amour semblait n’offrir qu’un sens de métaphysique sublime, était plus inspirée que moi, le roi des orages, le futur poëte de la passion ! Je relus ce que j’avais écrit depuis trois jours, et je le détruisis avec colère.

— Et pourtant, me disais-je en essayant de me consoler de ma défaite, j’ai un sujet, j’ai un foyer, et cette innocence contemplative n’en a pas. Elle chante la nature vide, les astres, les plantes, les rochers ; l’homme est absent de cette création morne qu’elle symbolise d’une manière originale, il est vrai, mais qu’elle ne saurait embraser… Me laisserai-je détourner de ma voie par des rimailleries de pensionnaire ?

Je voulus brûler les élucubrations d’Adélaïde sur les cendres des miennes. Je les relus auparavant, et je m’en épris malgré moi. Je m’en épris sérieusement. Cela me parut plus neuf que tout ce que faisaient les poëtes en renom, et le grand charme de ces monologues d’une jeune âme en face de Dieu et de la nature venait précisément de la complète absence de toute personnalité active. Rien là ne trahissait la fille qui se sent belle et qui cherche, uniquement pour s’y mirer, le miroir des eaux et des nuages. La jeune muse n’était pas une forme visible ; c’était un esprit de lumière qui planait sur le monde, une voix qui chantait dans les cieux, et, quand elle disait moi, c’est Rosa, c’est l’enfance qu’elle faisait parler. Il semblait que ce chérubin aux yeux d’azur eût seul le droit de se faire entendre dans le grand concert de la création. C’était une inconcevable limpidité d’expressions, une grandeur étonnante d’appréciation et de sentiment avec un oubli entier de soi-même… oubli naturel ou volontaire effacement ! — Cette flamme tranquille avait-elle déjà consumé la vitalité de la jeunesse ? ou bien la tenait-elle assoupie, contenue, et cette adoration d’ange envers l’auteur du beau — c’est ainsi qu’elle appelait Dieu — donnait-elle le change à une passion de femme qui s’ignorait encore ?

Je me perdais dans cette analyse, et certains élans religieux, certains vers exprimant le ravissement de la contemplation intelligente s’attachaient à ma mémoire jusqu’à l’obséder. J’essayais d’en changer les expressions pour qu’ils m’appartinssent. Je ne trouvais pas mieux, je ne trouvais même pas autre chose pour rendre une émotion si profonde et si pure.

— Ah ! virginité ! m’écriais-je avec effroi, es-tu donc l’apogée de la puissance intellectuelle, comme tu es celle de la beauté physique ?

Le cœur du poëte est jaloux. Cette admiration, qui me saisissait impérieusement, me rendit morose et m’inspira pour Adélaïde une estime mêlée d’aversion. En vain je voulus combattre ce mauvais instinct ; je me surpris, le soir même, écoutant ses enseignements à sa sœur, avec le besoin de découvrir qu’elle était vaine ou pédante. J’aurais pu avoir beau jeu, si sa modestie n’eût été réelle et entière. L’entretien fut comme une répétition de nomenclature qu’elle fit faire à Rosa. En marchant avec elle à travers tout le jardin, elle lui faisait nommer toutes les plantes du parterre, tous les cailloux des allées, tous les insectes qui passaient devant leurs yeux. Je les entendais revenir vers le mur et continuer avec rapidité, toujours très-gaies toutes deux, l’une, qui, déjà très-instruite à force de facilité naturelle, essayait de se révolter contre l’attention réclamée en substituant des noms plaisamment ingénieux de son invention aux noms scientifiques qu’elle avait oubliés ; l’autre, qui, avec la force d’une volonté dévouée, conservait l’inaltérable patience et l’enjouement persuasif. Je fus émerveillé de la suite, de l’enchaînement et de l’ordonnance de son enseignement. Elle n’était plus poëte ni musicienne en ce moment-là ; elle était la véritable fille, l’éminente élève du savant Obernay, le plus clair et le plus agréable des professeurs, au dire de mon père, au dire de tous ceux qui l’avaient entendu et qui étaient faits pour l’apprécier. Adélaïde lui ressemblait par l’esprit et par le caractère autant que par le visage. Elle n’était pas seulement la plus belle créature qui existât peut-être à cette époque ; elle était la plus docte et la plus aimable, comme la plus sage et la plus heureuse.

Aimait-elle Valvèdre ? Non, elle ne connaissait pas l’amour malheureux et impossible, cette sereine et studieuse fille ! Pour s’en convaincre, il suffisait de voir avec quelle liberté d’esprit, avec quelle maternelle sollicitude elle instruisait sa jeune sœur. C’était une lutte charmante entre cette précoce maturité et cette turbulence enfantine. Rosa voulait toujours échapper à la méthode, et se faisait un jeu d’interrompre et d’embrouiller tout par des lazzi ou des questions intempestives, mêlant les règnes de la nature, parlant du papillon qui passait à propos du fucus de la fontaine, et du grain de sable à propos de la guêpe. Adélaïde répondait au lazzi par une moquerie plus forte et décrivait toutes choses sans se laisser distraire. Elle s’amusait aussi à embarrasser la mémoire ou la sagacité de l’enfant, quand celle-ci, se croyant sûre d’elle-même, débitait sa leçon avec une volubilité dédaigneuse. Enfin, aux questions imprévues et hors de propos, elle avait de soudaines réponses d’une étonnante simplicité dans une étonnante profondeur de vues, et l’enfant, éblouie, convaincue, parce qu’elle était admirablement intelligente aussi, oubliait son espièglerie et son besoin de révolte pour l’écouter et la faire expliquer davantage.

La victoire restait donc à l’institutrice, et la petite rentrait au logis ferrée tout à neuf sur ses études antérieures, l’esprit ouvert à de nobles curiosités, embrassant sa sœur et la remerciant après avoir mis sa patience à l’épreuve, se réjouissant de pouvoir prendre une bonne leçon avec son père, qui était le docteur suprême de l’une et de l’autre, ou avec Henri, le répétiteur bien-aimé ; enfin disant pour conclure :

— J’espère que tu m’as assez tourmentée aujourd’hui, belle Adélaïde ! Il faut que je sois une petite merveille d’esprit et de raison pour avoir souffert tout cela. Si tu ne me fais pas une romance ce soir, il faut que tu n’aies ni cœur ni tête !

Ainsi Adélaïde faisait à ses moments perdus, le soir en s’endormant, ces vers qui m’avaient bouleversé l’esprit, ces mélodies qui chantaient dans mon âme, et qui me donnaient comme une rage de déballer mon hautbois, condamné au silence ! Elle était artiste par-dessus le marché, lorsqu’elle avait un instant pour l’être, et sans vouloir d’autre public que Rosa, d’autre confident que son oreiller ! Et certes, elle ne le tourmentait pas longtemps, cet oreiller virginal, car elle avait sur les joues la fraîcheur veloutée que donnent le sommeil pur et la joie de vivre en plein épanouissement. Et moi, je rejetais toute étude technique, tant je craignais d’attiédir mon souffle et de ralentir mon inspiration ! Je ne croyais pas que la vie pût être scindée par une série de préoccupations diverses ; j’avais toujours trouvé mauvais que les poëtes fissent du raisonnement ou de la philosophie, et que les femmes eussent d’autre souci que celui d’être belles. J’étais soigneux pour mon compte de laisser inactives les facultés variées que ma première éducation avait développées en moi jusqu’à un certain point ; j’étais jaloux de n’avoir qu’une lyre pour manifestation et une seule corde à cette lyre retentissante qui devait ébranler le monde… et qui n’avait encore rien dit !

— Soit ! pensais-je, Adélaïde est une femme supérieure, c’est-à-dire une espèce d’homme. Elle ne sera pas longtemps belle, il lui poussera de la barbe. Si elle se marie, ce sera avec un imbécile qui, ne se doutant pas de sa propre infériorité, n’aura pas peur d’elle. On peut admirer, estimer, considérer de telles exceptions ; mais ne mettent-elles pas les amours en fuite ?

Et, je me retraçais les grâces voluptueuses d’Alida, sa préoccupation d’amour exclusive, l’art féminin grâce auquel sa beauté pâlie et fatiguée rivalisait avec les plus luxuriantes jeunesses, son idolâtrie caressante pour l’objet de sa prédilection, ses ingénieuses et enivrantes flatteries, enfin ce culte qu’elle avait pour moi dans ses bons moments, et dont l’encens m’était si délicieux, qu’il me faisait oublier le malheur de notre situation et l’amertume de nos découragements.

— Oui, me disais-je, celle-là se connaît bien ! Elle se proclame une vraie femme, et c’est la femme type. L’autre n’est qu’un hybride dénaturé par l’éducation, un écolier qui sait bien sa leçon et qui mourra de vieillesse en la répétant, sans avoir aimé, sans avoir inspiré l’amour, sans avoir vécu. Aimons donc et ne chantons que l’amour et la femme ! Alida sera la prêtresse ; c’est elle qui allumera le feu sacré ; mon génie encore captif brisera sa prison quand j’aurai encore plus aimé, encore plus souffert ! Le vrai poëte est fait pour l’agitation comme l’oiseau des tempêtes, pour la douleur comme le martyr de l’inspiration. Il ne commande pas à l’expression et ne souffre pas les lisières de la logique vulgaire. Il ne trouve pas une strophe tous les soirs en mettant son bonnet de nuit ; il est condamné à des stérilités effrayantes comme à des enfantements miraculeux. Encore quelque temps, et nous verrons bien si Adélaïde est un maître et si je dois aller à son école comme la petite Rosa !

Et puis je me rappelais confusément mon jeune âge et les soins que j’avais eus pour Adélaïde enfant. Il me semblait la revoir avec ses cheveux bruns et ses grands yeux tranquilles, nature active et douce, jamais bruyante, déjà polie et facile à égayer, sans être importune quand on ne s’occupait pas d’elle. Je croyais, dans ce mirage du passé, entendre ma mère s’écrier : « Quelle sage et belle fille ! Je voudrais qu’elle fût à moi ! » et madame Obernay lui répondre : « Qui sait ? Cela pourrait bien se faire un jour ! »

Et le jour où cela aurait pu être en effet, le jour où j’aurais pu conduire dans les bras de ma mère cette créature accomplie, orgueil d’une ville et joie d’une famille, idéal d’un poëte à coup sûr, le poëte indécis et chagrin, stérile et mécontent de lui-même, s’efforçait de la rabaisser et se défendait mal de l’envie !

Ces étrangetés un peu monstrueuses de ma situation morale n’étaient que trop motivées par l’oisiveté de ma raison et l’activité maladive de ma fantaisie. Quand j’eus brûlé mon manuscrit, je crus pouvoir le recommencer à ma satisfaction nouvelle, et il n’en fut rien. J’étais attiré sans cesse vers ce jardin où le secret de ma vie s’agitait peut-être à deux pas de moi sans que je voulusse le connaître. Quand je sentais approcher Valvèdre ou l’une de ses sœurs avec M. Obernay ou avec Henri, je croyais toujours entendre prononcer mon nom. Je prêtais l’oreille malgré moi, et, quand je m’étais assuré qu’il n’était nullement question de moi, je m’éloignais sans m’apercevoir de l’inconséquence de ma conduite.

Tout semblait paisible chez eux ; Alida ne s’approchait jamais du mur, tant elle craignait de provoquer une imprudence de ma part ou d’attirer les soupçons en se réconciliant avec cet endroit qu’elle avait proscrit comme trop exposé au soleil. J’entendais souvent les jeux bruyants de ses fils et la voix posée des vieux parents qui encourageait ou modérait leur impétuosité. Alida caressait tendrement l’aîné, mais ne causait jamais ni avec l’un ni avec l’autre.

Sans pouvoir la suivre des yeux, car le devant de la maison était masqué par des massifs d’arbustes, je sentais l’isolement de sa vie dans cet intérieur si assidûment et saintement occupé. Je l’apercevais quelquefois, lisant un roman ou un poëme entre deux caisses de myrte, ou bien, de ma fenêtre, je la voyais à la sienne, regardant de mon côté et pliant une lettre qu’elle avait écrite pour moi. Elle était étrangère, il est vrai, au bonheur des autres, elle dédaignait et méconnaissait leurs profondes et durables satisfactions ; mais c’est de moi seul, ou d’elle-même en vue de moi seul, qu’elle était incessamment préoccupée. Toutes ses pensées étaient à moi, elle oubliait d’être amie et sœur, et même presque d’être mère, tout cela pour moi, son tourment, son dieu, son ennemi, son idole ! Pouvais-je trouver le blâme dans mon cœur ? Et cet amour exclusif n’avait-il pas été mon rêve ?

Tous les matins, un peu avant l’aube, nous échangions nos lettres au moyen d’un caillou que Bianca venait lancer par-dessus le mur et que je lui renvoyais avec mon message. L’impunité nous avait rendus téméraires. Un matin, réveillé comme d’habitude avec les alouettes, je reçus mon trésor accoutumé, et je lançai ma réponse anticipée ; mais tout aussitôt je reconnus qu’on marchait dans l’allée, et que ce n’était plus le pas furtif et léger de la jeune confidente : c’était une démarche ferme et régulière, le pas d’un homme. J’allai regarder à la fente du mur ; je crus, dans le crépuscule, reconnaître Valvèdre. C’était lui en effet. Que venait-il faire chez les Obernay à pareille heure, lui qui avait auprès d’eux son domicile solitaire ? Une jalousie effroyable s’empara de moi, à ce point que je m’éloignai instinctivement de la muraille, comme s’il eût pu entendre les battements de mon cœur.

J’y revins aussitôt. J’épiai, j’écoutai avec acharnement. Il semblait qu’il eût disparu. Avait-il entendu tomber le caillou ? Avait-il aperçu Bianca ? S’était-il emparé de ma lettre ? Baigné d’une sueur froide, j’attendis. Il reparut au bout de dix minutes avec Henri Obernay. Ils marchèrent en silence, jusqu’à ce qu’Obernay lui dît :

— Eh bien, mon ami, qu’y a-t-il donc ? Je suis à vos ordres.

— Ne penses-tu pas, lui répondit Valvèdre à voix haute, qu’on pourrait entendre de l’autre côté du mur ce qui se dit ici ?

— Je n’en répondrais pas, si l’endroit était habité ; mais il ne l’est pas.

— Cela appartient toujours au juif Manassé ?

— Qui, par parenthèse, n’a jamais voulu le vendre à mon père ; mais il demeure beaucoup plus loin. Pourtant, si vous craignez d’être entendu, sortons d’ici ; allons chez vous.

— Non, restons là, dit Valvèdre avec une certaine fermeté.

Et, comme si, maître de mon secret et certain de ma présence, il eût voulu me condamner à l’entendre, il ajouta :

— Asseyons-nous là, sous la tonnelle. J’ai un long récit à te faire, et je sens que je dois te le faire. Si je prenais le temps de la réflexion, peut-être que ma patience et ma résignation habituelles m’entraîneraient encore au silence, et peut-être faut-il parler sous le coup de l’émotion.

— Prenez garde ! dit Obernay en s’asseyant auprès de lui. Si vous regrettiez ce que vous allez faire ? si, après m’avoir pris pour confident, vous aviez moins d’amitié pour moi ?

— Je ne suis pas fantasque, et je ne crains pas cela, répondit Valvèdre en parlant avec une netteté de prononciation qui semblait destinée à ne me laisser rien perdre de son discours. Tu es mon fils et mon frère, Henri Obernay ! l’enfant dont j’ai chéri et cultivé le développement, l’homme à qui j’ai confié et donné ma sœur bien-aimée. Ce que j’ai à te dire après des années de mutisme te sera utile à présent, car c’est l’histoire de mon mariage que je te veux confier ; tu pourras comparer nos existences et conclure sur le mariage et sur l’amour en connaissance de cause. Paule sera plus heureuse encore par toi quand tu sauras combien une femme sans direction intellectuelle et sans frein moral peut être à plaindre et rendre malheureux l’homme qui s’est dévoué à elle. D’ailleurs, j’ai besoin de parler de moi une fois en ma vie ! j’ai pour principe, il est vrai, que l’émotion refoulée est plus digne d’un homme de courage ; mais tu sais que je ne suis pas pour les décisions sans appel, pour les règles sans exception. Je crois qu’à un jour donné, il faut ouvrir la porte à la douleur, afin qu’elle vienne plaider sa cause devant le tribunal de la conscience. J’ai fini mon préambule. Écoute.

— J’écoute, dit Obernay, j’écoute avec mon cœur, qui vous appartient.

Valvèdre parla ainsi :

— Alida était belle et intelligente, mais absolument privée de direction sérieuse et de convictions acquises. Cela eût dû m’effrayer. J’étais déjà un homme mûr à vingt-huit ans, et, si j’ai cru à la douceur ineffable de son regard, si j’ai eu l’orgueil de me persuader qu’elle accepterait mes idées, mes croyances, ma religion philosophique, c’est qu’à un jour donné j’ai été téméraire, enivré par l’amour, dominé à mon insu par cette force terrible qui a été mise dans la nature pour tout créer ou tout briser en vue de l’équilibre universel.

» Il a su ce qu’il faisait, lui, l’auteur du bien, quand il a jeté sur les principes engourdis de la vie ce feu dévorant qui l’exalte pour la rendre féconde ; mais, comme le caractère de la puissance infinie est l’effusion sans bornes, cette force admirable de l’amour n’est pas toujours en proportion avec celle de la raison humaine. Nous en sommes éblouis, enivrés, nous buvons avec trop d’ardeur et de délices à l’intarissable source, et plus nos facultés de compréhension et de comparaison sont exercées, plus l’enthousiasme nous entraîne au delà de toute prudence et de toute réflexion. Ce n’est pas la faute de l’amour, ce n’est pas lui qui est trop vaste et trop brûlant, c’est nous qui lui sommes un sanctuaire trop fragile et trop étroit.

» Je ne cherche donc pas à m’excuser. C’est moi qui ai commis la faute en cherchant l’infini dans les yeux décevants d’une femme qui ne le comprenait pas. J’oubliai que, si l’amour immense peut ouvrir ses ailes et soutenir son vol sans péril, c’est à la condition de chercher Dieu, son foyer rénovateur, et d’aller, à chaque élan, se retremper et se purifier en lui. Oui, le grand amour, l’amour qui ne se repose pas d’adorer et de brûler est possible ; mais il faut croire, et il faut être deux croyants, deux âmes confondues dans une seule pensée, dans une même flamme. Si l’une des deux retombe dans les ténèbres, l’autre, partagée entre le devoir de la sauver et le désir de ne pas se perdre, flotte à jamais dans une aube froide et pâle, comme ces fantômes que Dante a vus aux limites du ciel et de l’enfer : telle est ma vie !

» Alida était pure et sincère. Elle m’aimait. Elle connut aussi l’enthousiasme, mais une sorte d’enthousiasme athée, si je puis m’exprimer ainsi. J’étais son dieu, disait-elle. Il n’y en avait pas d’autre que moi.

» Cette sorte de folie m’enivra un instant et m’effraya vite. Si j’étais capable de sourire en ce moment, je te demanderais si tu te fais une idée de ce rôle pour un homme sérieux, la divinité ! J’en ai pourtant souri un jour, une heure peut-être ! et tout aussitôt j’ai compris que le moment où je ne serais plus dieu, je ne serais plus rien. Et ce moment-là, n’était-il pas déjà venu ? Pouvais-je concevoir la possibilité d’être pris au sérieux, si j’acceptais la moindre bouffée de cet encens idolâtre ?

» Je ne sais pas s’il est des hommes assez vains, assez sots ou assez enfants pour s’asseoir ainsi sur un autel et pour poser la perfection devant la femme exaltée qui les en a revêtus. Quels atroces mécomptes, quelles sanglantes humiliations ils se préparent ! Combien l’amante déçue à la première faiblesse du faux dieu doit le mépriser et lui reprocher d’avoir souffert un culte dont il n’était pas digne !

» Ma femme n’a du moins pas ce ridicule à m’attribuer. Après l’avoir doucement raillée, je lui parlai sérieusement. Je voulais mieux que son engouement, je voulais son estime. J’étais fier de lui paraître le plus aimant et le meilleur des hommes, et je comptais consacrer ma vie à mériter sa préférence ; mais je n’étais ni le premier génie de mon siècle, ni un être au-dessus de l’humanité. Elle devait se bien persuader que j’avais besoin d’elle, de son amour, de ses encouragements et de son indulgence dans l’occasion, pour rester digne d’elle. Elle était ma compagne, ma vie, ma joie, mon appui et ma récompense ; donc, je n’étais pas Dieu, mais un pauvre serviteur de Dieu qui se donnait à elle.

» Ce mot, je m’en souviens, parut la combler de joie, et lui fit dire des choses étranges que je veux te redire, parce qu’elles résument toute sa manière de voir et de comprendre.

» — Puisque tu te donnes à moi, s’écria-t-elle, tu n’es plus qu’à moi et tu n’appartiens plus à cet admirable architecte de l’univers, dont il me semblait que tu faisais trop un être saisissable et propre à inspirer l’amour. Tiens, il faut que je te le dise à présent, je le détestais, ton Dieu de savant ; j’en étais jalouse. Ne me crois pas impie. Je sais bien qu’il y a une grande âme, un principe, une loi qui a présidé à la création ; mais c’est si vague, que je ne veux pas m’en inquiéter. Quant au Dieu personnel, parlant et écrivant des traditions, je ne le trouve pas assez grand pour moi. Je ne peux pas le renfermer dans un buisson ardent, encore moins dans une coupe de sang. Je me dis donc que le vrai Dieu est trop loin pour nous et tout à fait inaccessible à mon examen comme à ma prière. Juge si je souffre quand, pour t’excuser d’admirer si longtemps la cassure d’une pierre ou l’aile d’une mouche, tu me dis que c’est aimer Dieu que d’aimer les bêtes et les rochers ! Je vois là une idée systématique, une sorte de manie qui me trouble et qui m’offense. L’homme qui est à moi peut bien s’amuser des curiosités de la nature, mais il ne doit pas plus se passionner pour une autre idée que mon amour, que pour une créature qui n’est pas moi.

» Je ne pus pas lui faire comprendre que ce genre de passion pour la nature était le plus puissant auxiliaire de ma foi, de mon amour, de ma santé morale ; que se plonger dans l’étude, c’était se rapprocher autant qu’il nous est possible de la source vivifiante nécessaire à l’activité de l’âme, et se rendre plus digne d’apprécier la beauté, la tendresse, les sublimes voluptés de l’amour, les plus précieux dons de la Divinité.

» Ce mot de Divinité n’avait pas de sens pour elle, bien qu’elle me l’eût appliqué dans son délire. Elle s’offensa de mon obstination. Elle s’alarma de ne pouvoir me détacher de ce qu’elle appelait une religion de rêveur. Elle essaya de discuter en m’opposant des livres qu’elle n’avait pas lus, des questions d’école qu’elle ne comprenait pas ; puis, irritée de son insuffisance, elle pleura, et je restai stupéfait de son enfantillage, incapable de deviner ce qui se passait en elle, malheureux de l’avoir fait souffrir, moi qui aurais donné ma vie pour elle.

» Je cherchai en vain : quel mystère découvrir dans le vide ? Son âme ne contenait que des vertiges et des aspirations vers je ne sais quel idéal de fantaisie que je n’ai jamais pu me représenter.

» Ceci se passait bien peu de temps après notre mariage. Je ne m’en inquiétai pas assez. Je crus à l’excitation nerveuse qui suit les grandes crises de la vie. Bientôt je vis qu’elle était grosse et un peu faible de complexion pour traverser sans défaillance le redoutable et divin drame de la maternité. Je m’attachai à ménager une sensibilité excessive, à ne la contredire sur rien, à prévenir tous ses caprices. Je me fis son esclave, je me fis enfant avec elle, je cachai mes livres, je renonçai presque à l’étude. J’admis toutes ses hérésies en quelque sorte, puisque je lui laissai toutes ses erreurs. Je remis à un temps plus favorable cette éducation de l’âme dont elle avait tant besoin. Je me flattai aussi que la vue de son enfant lui révélerait Dieu et la vérité beaucoup mieux que mes leçons.

» Ai-je eu tort de ne pas chercher plus vite à l’éclairer ? J’éprouvais de grandes perplexités ; je voyais bien qu’elle se consumait dans le rêve d’un bonheur puéril et d’impossible durée, tout d’extase et de parlage, de caresses et d’exclamations, sans rien pour la vie de l’esprit et pour l’intimité véritable du cœur. J’étais jeune et je l’aimais : je partageais donc tous ses enivrements et me laissais emporter par son exaltation ; mais, après, sentant que je l’aimais davantage, j’étais effrayé de voir qu’elle m’aimait moins, que chaque accès de cet enthousiasme la rendait ensuite plus soupçonneuse, plus jalouse de ce qu’elle appelait mon idée fixe, plus amère devant mon silence, plus railleuse de mes définitions.

» J’étais assez médecin pour savoir que la grossesse est quelquefois accompagnée d’une sorte d’insanité d’esprit. Je redoublai de soumission, d’effacement, de soins. Son mal me la rendait plus chère, et mon cœur débordait d’une pitié aussi tendre que celle d’une mère pour l’enfant qui souffre. J’adorais aussi en elle cet enfant de mes entrailles qu’elle allait me donner ; il me semblait entendre sa petite âme me parler déjà dans mes rêves et me dire : « Ne fais jamais de peine à ma mère ! »

» Elle fut, en effet, ravie pendant les premiers jours : elle voulut nourrir notre cher petit Edmond ; mais elle était trop faible, trop insoumise aux prescriptions de l’hygiène, trop exaspérée par la moindre inquiétude ; elle dut bien vite confier l’enfant à une nourrice dont aussitôt elle fut jalouse au point de se rendre plus souffrante encore. Elle faisait de la vie un drame continuel ; elle sophistiquait sur l’instinct filial qui se portait avec ardeur vers le sein de la première femme venue. Et pourquoi Dieu, ce Dieu intelligent et bon auquel je feignais de croire, disait-elle, n’avait-il pas donné à l’homme dès le berceau un instinct supérieur à celui des animaux ? En d’autres moments, elle voulait que la préférence de son enfant pour la nourrice fût un symptôme d’ingratitude future, l’annonce de malheurs effroyables pour elle.

» Elle guérit pourtant, elle se calma, elle prit confiance en moi en me voyant renoncer à toutes mes habitudes et à tous mes projets pour lui complaire. Elle eut deux ans de ce triomphe, et son exaltation parut se dissiper avec les résistances qu’elle avait prévues de ma part. Elle voulait faire de moi un artiste homme du monde, disait-elle, et me dépouiller de ma gravité de savant qui lui faisait peur. Elle voulait voyager en princesse, s’arrêter où bon lui semblerait, voir le monde, changer et reprendre sans cesse. Je cédai. Et pourquoi n’aurais-je pas cédé ? Je ne suis pas misanthrope, le commerce de mes semblables ne pouvait me blesser ni me nuire. Je ne m’élevais pas au-dessus d’eux dans mon appréciation. Si j’avais approfondi certaines questions spéciales plus que certains d’entre eux, je pouvais recevoir d’eux tous, et même des plus frivoles en apparence, une foule de notions que j’avais laissées incomplètes, ne fût-ce que la connaissance du cœur humain, dont j’avais peut-être fait une abstraction trop facile à résoudre. Je n’en veux donc point à ma femme de m’avoir forcé à étendre le cercle de mes relations et à secouer la poussière du cabinet. Au contraire, je lui en ai toujours su gré. Les savants sont des instruments tranchants dont il est bon d’émousser un peu la lame. J’ignore si je ne serais pas devenu sociable par goût avec le temps ; mais Alida hâta mon expérience de la vie et le développement de ma bienveillance.

» Ce ne pouvait pourtant pas être là mon unique soin et mon unique but, pas plus que son avenir à elle ne pouvait être d’avoir à ses ordres un parfait gentleman pour l’accompagner au bal, à la chasse, aux eaux, au théâtre ou au sermon. Il me semblait porter en moi un homme plus sérieux, plus digne d’être aimé, plus capable de lui donner, ainsi qu’à son fils, une considération mieux fondée. Je ne prétendais pas à la renommée, mais j’avais aspiré à être un serviteur utile, apportant son contingent de recherches patientes et courageuses à cet édifice des sciences, qui est pour lui l’autel de la vérité. Je comptais bien qu’Alida arriverait à comprendre mon devoir, et que, la première ivresse de domination assouvie, elle rendrait à sa véritable vocation celui qui avait prouvé une tendresse sans bornes par une docilité sans réserve.

» Dans cet espoir, je me risquais de temps en temps à lui faire pressentir le néant de notre prétendue vie d’artistes. Nous aimions et nous goûtions les arts ; mais, n’étant artistes créateurs ni l’un ni l’autre, nous ne devions pas prétendre à cette suite éternelle de jugements et de comparaisons qui fait du rôle de dilettante, quand il est exclusif, une vie blasée, hargneuse ou sceptique. Les créations de l’art sont stimulantes ; c’est là leur magnifique bienfait. En élevant l’âme, elles lui communiquent une sainte émulation, et je ne crois pas beaucoup aux véritables ravissements des admirateurs systématiquement improductifs. Je ne parlais pas encore de me soustraire au doux far niente où ma femme se délectait, mais je tentais d’amener en elle-même une conclusion à son usage.

» Elle était assez bien douée, et, d’ailleurs, assez frottée de musique, de peinture et de poésie, depuis son enfance, pour avoir le désir et le besoin de consacrer ses loisirs à quelque étude. Si elle était idolâtre de mélodies, de couleurs ou d’images, n’était-elle pas assez jeune, assez libre, assez encouragée par ma tendresse, pour vouloir sinon créer, du moins pratiquer à son tour ? Qu’elle eût un goût déterminé, ne fût-ce qu’un seul, une occupation favorite, et je la voyais sauvée de ses chimères. Je comprenais le but de son besoin de vivre dans une atmosphère échauffée et comme parfumée d’art et de littérature ; elle y devenait l’abeille qui fait son miel après avoir couru de fleur en fleur : autrement, elle n’était ni satisfaite ni émue réellement, sa vie n’étant ni active ni reposée. Elle voulait voir et toucher les aliments nutritifs par pure convoitise d’enfant malade ; mais, privée de force et d’appétit, elle ne se nourrissait pas.

» Elle fit d’abord la sourde oreille, et me présenta enfin un jour des raisonnements assez spécieux, et qui paraissaient désintéressés.

» — Il ne s’agit pas de moi, disait-elle, ne vous en inquiétez pas. Je suis une nature engourdie, peu pressée d’éclore à la vie comme vous l’entendez. Je ressemble à ces bancs de corail dont vous m’avez parlé, qui adhèrent tranquillement à leur rocher. Mon rocher, à moi, mon abri, mon port, c’est vous ! Mais, hélas ! voilà que vous voulez changer toutes les conditions de notre commune existence ! Eh bien, soit ; mais ne vous pressez pas tant ; vous avez encore beaucoup à gagner dans la prétendue oisiveté où je vous retiens. Vous êtes destiné certainement à écrire sur les sciences, ne fût-ce que pour rendre compte de vos découvertes au jour le jour ; vous aurez le fond, mais aurez-vous la forme, et croyez-vous que la science ne serait pas plus répandue, si une démonstration facile, une expression agréable et colorée, la rendaient plus accessible aux artistes ? Je vois bien votre entêtement : vous voulez être positif et ne travailler que pour vos pareils. Vous prétendez, je m’en souviens, qu’un véritable savant doit aller au fait, écrire en latin, afin d’être à la portée de tous les érudits de l’Europe, et laisser à des esprits d’un ordre moins élevé, à des traducteurs, à des vulgarisateurs, le soin d’éclaircir et de répandre ses majestueuses énigmes. Cela est d’un paresseux et d’un égoïste, permettez-moi de vous le dire. Vous qui prétendez qu’il y a du temps pour tout, et qu’il ne s’agit que de savoir l’employer avec méthode, vous devriez vous perfectionner comme orateur ou comme écrivain, ne pas tant dédaigner les succès de salon, étudier, dans la vie que nous menons, l’art de bien dire et d’embellir la science par le sentiment de toutes les beautés. Alors vous seriez le génie complet, le dieu que je rêve en vous malgré vous-même, et moi, pauvre femme, je pourrais ne pas vivre à sept mille mètres au-dessous de votre niveau, comprendre vos travaux, en jouir, et en profiter par conséquent. Voyons, devons-nous rester isolés en nous tenant la main ? Votre amour veut-il faire une part pour vous et une pour moi dans cette vie que nous devons traverser ensemble ?

» — Ma chère bien-aimée, lui disais-je, votre thèse est excellente et porte sa réponse avec elle. Je vous donne mille fois raison. Il me faut un bon instrument pour célébrer la nature ; mais voici l’instrument prêt et accordé, il ne peut pas rester plus longtemps muet. Tout ce que vous me dites de tendre et de charmant sur le plaisir que vous aurez à l’entendre me donne une impatience généreuse de le faire parler ; mais les sujets ne s’improvisent pas dans la science : s’ils éclatent parfois comme la lumière dans les découvertes, c’est par des faits qu’il faut bien posément et bien consciencieusement constater avant de s’y fier, ou par des idées résultats d’une logique méditative devant laquelle les faits ne plient pas toujours spontanément. Tout cela demande, non pas des heures et des jours, comme pour faire un roman, mais des mois, des années ; encore n’est-on jamais sûr de ne pas être amené à reconnaître qu’on s’est trompé, et qu’on aurait perdu son temps et sa vie sans cette compensation, presque infaillible dans les études naturelles, d’avoir fait d’autres découvertes à côté et parfois en travers de celle que l’on poursuivait. Le temps suffit à tout, me faites-vous dire. Peut-être, mais à la condition de n’en plus perdre, et ce n’est pas dans notre vie errante, entrecoupée de mille distractions imprévues, que je peux mettre les heures à profit.

» — Ah ! nous y voilà ! s’écria ma femme avec impétuosité. Vous voulez me quitter, voyager seul dans des pays impossibles !

» — Non, certes ; je travaillerai près de vous, je renoncerai à de certaines constatations qu’il faudrait aller chercher trop loin ; mais vous me ferez aussi quelques sacrifices : nous verrons moins d’oisifs, nous nous fixerons quelque part pour un temps donné. Ce sera où vous voudrez, et, si vous vous y déplaisez, nous essayerons un autre milieu ; mais, de temps en temps, vous me permettrez une phase de travail sédentaire…

» — Oui, oui ! reprit-elle, vous voulez vivre pour vous seul, vous avez assez vécu pour moi. Je comprends : l’amour est assouvi, fini par conséquent !

» Rien ne put la faire revenir de cette prévention que l’étude était sa rivale, et que l’amour n’était possible qu’avec l’oisiveté.

» — Aimer est tout, disait-elle, et celui qui aime n’a pas le temps de s’occuper d’autre chose. Pendant que l’époux s’enivre des merveilles de la science, l’épouse languit et meurt. C’est le sort qui m’attend, et, puisque je vous suis un fardeau, je ferais aussi bien de mourir tout de suite.

» Mes réponses ne servirent qu’à l’exaspérer. J’essayai d’invoquer le dévouement à mon avenir dont elle avait parlé d’abord. Elle jeta ce léger masque dont elle avait essayé de couvrir son ardente personnalité.

» — Je mentais, oui, je mentais ! s’écria-t-elle. Votre avenir existe-t-il donc en dehors du mien ? Pouvez-vous et devez-vous oublier qu’en prenant ma vie tout entière, vous m’avez donné la vôtre ? Est-ce tenir parole que de me condamner à l’intolérable ennui de la solitude ?

» L’ennui ! c’était là sa plaie et son effroi. C’est là ce que j’aurais voulu guérir en lui persuadant de devenir artiste, puisqu’elle avait un vif éloignement pour les sciences. Elle prétendit que je méprisais les arts et les artistes, et que je voulais la reléguer au plus bas étage dans mon opinion. C’était me faire injure et me reléguer moi-même au rang des idiots. Je voulus lui prouver que la recherche du beau ne se divise pas en études rivales et en manifestations d’antagonisme, que Rossini et Newton, Mozart et Shakspeare, Rubens et Leibnitz, et Michel-Ange et Molière, et tous les vrais génies, avaient marché aussi droit les uns que les autres vers l’éternelle lumière où se complète l’harmonie des sublimes inspirations. Elle me railla et proclama la haine du travail comme un droit sacré de sa nature et de sa position.

» — On ne m’a pas appris à travailler, dit-elle, et je ne me suis pas mariée en promettant de me remettre à l’a b c des choses. Ce que je sais, je l’ai appris par intuition, par des lectures sans ordre et sans but. Je suis une femme : ma destinée est d’aimer mon mari et d’élever des enfants. Il est fort étrange que ce soit mon mari qui me conseille de songer à quelque chose de mieux.

» — Alors, lui répondis-je avec un peu d’impatience, aimez votre mari en lui permettant de conserver sa propre estime ; élevez votre fils et ne compromettez pas votre santé, l’avenir d’une maternité nouvelle, en vivant sans règle, sans but, sans repos, sans domicile, et sans vouloir connaître cet a b c des choses que votre devoir sera d’enseigner à vos enfants. Si vous ne pouvez vous résoudre à la vie des femmes ordinaires sans périr d’ennui, vous n’êtes donc pas une femme ordinaire, et je vous conseillais une étude quelconque pour vous rattacher à votre intérieur, que le caprice et l’imprévu de votre existence actuelle ne sont pas faits pour rendre digne de vous et de moi.

» Et, comme elle s’emportait, je crus devoir lui dire encore :

» — Tenez, ma pauvre chère enfant, vous êtes dévorée par votre imagination, et vous dévorez tout autour de vous. Si vous continuez ainsi, vous arriverez à absorber en vous toute la vie des autres sans leur rien donner en échange, pas une lumière, pas une douceur vraie, pas une consolation durable. On vous a appris le métier d’idole, et vous auriez voulu me l’enseigner aussi ; mais les idoles ne sont bonnes à rien. On a beau les parer et les implorer, elles ne fécondent rien et ne sauvent personne. Ouvrez les yeux, voyez le néant où vous laissez flotter une intelligence exquise, l’orage continuel par lequel vous laissez flétrir même votre incomparable beauté, la souffrance que vous imposez sans remords à toutes mes aspirations d’homme honnête et laborieux, l’abandon de toutes choses autour de nous…, à commencer par notre plus cher trésor, par notre enfant, que vous dévorez de caresses, et dont vous étouffez d’avance les instincts généreux et forts en vous soumettant à ses plus nuisibles fantaisies. Vous êtes une femme charmante que le monde admire et entraîne ; mais, jusqu’ici, vous n’êtes ni une épouse dévouée, ni une mère intelligente. Prenez-y garde et réfléchissez !

» Au lieu de réfléchir, elle voulut se tuer. Des heures et des jours se passèrent en misérables discussions où toute ma patience, toute ma tendresse, toute ma raison et toute ma pitié vinrent se briser devant une invincible vanité blessée et à jamais saignante.

» Oui, voilà le vice de cette organisation si séduisante. L’orgueil est immense et jette comme une paralysie de stupidité sur le raisonnement. Il est aussi impossible à ma femme de suivre une déduction élémentaire, même dans la logique de ses propres sentiments, qu’il le serait à un oiseau de soulever une montagne. Et cela, j’en avais deviné, j’en ai constaté la cause : c’est cette sorte d’athéisme qui la dessèche. Elle vit aujourd’hui dans les églises, elle essaye de croire aux miracles, elle ne croit réellement à rien. Pour croire, il faut réfléchir, elle ne pense même pas. Elle invente et divague, elle s’admire et se déteste, elle construit dans son cerveau des édifices bizarres qu’elle se hâte de détruire : elle parle sans cesse du beau, elle n’en a pas la moindre notion, elle ne le sent pas, elle ne sait pas seulement qu’il existe. Elle babille admirablement sur l’amour, elle ne l’a jamais connu et ne le connaîtra jamais. Elle ne se dévouera à personne, et elle pourra cependant se donner la mort pour faire croire qu’elle aime ; car il lui faut ce jeu, ce drame, cette tragi-comédie de la passion qui l’émeut sur la scène et qu’elle voudrait réaliser dans son boudoir. Despote blasé, elle s’ennuie de la soumission, et la résistance l’exaspère. Froide de cœur et ardente d’imagination, elle ne trouve jamais d’expression assez forte pour peindre ses délires et ses extases d’amour, et, quand elle accorde un baiser, c’est en détournant sa tête épuisée, et en pensant déjà à autre chose.

» Tu la connais maintenant. Ne la prends pas en dédain, mais plains-la. C’était une fleur du ciel qu’une détestable éducation a fait avorter en serre chaude. On a développé la vanité et fait naître la sensibilité maladive. On ne lui a pas montré une seule fois le soleil. On ne lui a pas appris à admirer quelque chose à travers la cloche de verre de sa plate-bande. Elle s’est persuadé qu’elle était l’objet admirable par excellence, et qu’une femme ne devait contempler l’univers que dans son propre miroir. Ne cherchant jamais son idéal hors d’elle, ne voyant au-dessus d’elle-même ni Dieu, ni les idées, ni les arts, ni les hommes, ni les choses, elle s’est dit qu’elle était belle, et que sa destinée était d’être servie à genoux, que tout lui devait tout, et qu’à rien elle ne devait rien. Elle n’est jamais sortie de là, bien qu’elle ait des paroles qui pourraient énerver la volonté la mieux trempée. Elle a vécu repliée sur elle-même, ne croyant qu’à sa beauté, dédaignant son âme, la niant à l’occasion, doutant de son propre cœur, l’interrogeant et le déchirant avec ses ongles pour le ranimer et le sentir battre, faisant passer le monde devant elle pour qu’il s’efforçât de la distraire, mais ne s’amusant de rien, et murant sa coquille plutôt que de respirer l’air que respirent les autres.

» Avec cela, elle est bonne, en ce sens qu’elle est désintéressée, libérale, et qu’elle plaint les malheureux en leur jetant sa bourse par la fenêtre. Elle est loyale d’intentions et croit ne jamais mentir, parce qu’à force de se mentir à elle-même elle a perdu la notion du vrai. Elle est chaste et digne dans sa conduite, du moins elle l’a été longtemps ; douce dans le fait, trop molle et trop fière pour la vengeance préméditée, elle ne tue qu’avec ses paroles, sauf à les oublier ou à les retirer le lendemain.

» Il m’a fallu bien des jours passés à me débattre contre son prestige pour la connaître ainsi. Elle a été longtemps un problème que je ne pouvais résoudre, parce que je ne pouvais me résigner à voir le côté infirme et incurable de son âme. Je crois avoir tout tenté pour la guérir ou la modifier : j’ai échoué, et j’ai demandé à Dieu la force d’accepter sans colère et sans blasphème la plus affreuse, la plus amère de toutes les déceptions.

» Une seconde grossesse m’avait rendu de nouveau son esclave. Sa délivrance fut la mienne, car il se passa alors dans notre intérieur des choses véritablement douloureuses et intolérables pour moi. Notre second fils était chétif et sans beauté. Elle m’en fit un reproche ; elle prétendit que celui-ci était né de mon mépris et de mon aversion pour elle, qu’il lui ressemblait en laid, qu’il était sa caricature, et que c’est ainsi que je l’avais vue en la rendant mère pour la seconde fois.

» Les excentricités d’Alida ne sont pas de celles qu’on peut reprendre avec gaieté et traiter d’enfantillages. Toute contradiction de ce genre l’offense au dernier point. Je lui répondis que, si l’enfant avait souffert dans son sein, c’est parce qu’elle avait douté de moi et de tout : il était le fruit de son scepticisme ; mais il y avait encore du remède. La beauté d’un homme, c’est la santé, et il fallait fortifier le pauvre petit être par des soins assidus et intelligents. Il fallait suivre aussi d’un œil attentif le développement de son âme, et ne jamais la froisser par la pensée qu’il pût être moins aimé et moins agréable à voir que son frère.

» Hélas ! je prononçais l’arrêt de cet enfant en essayant de le sauver. Alida a l’esprit très-faible ; elle se crut coupable envers son fils avant de l’être, elle le devint par la peur de ne pouvoir échapper à la fatalité. Ainsi tous mes efforts aggravaient son mal, et, de toutes mes paroles, elle tirait un sens funeste. Elle s’acharnait à constater qu’elle n’aimait pas le pauvre Paul, que je le lui avais prédit, qu’elle ne pouvait conjurer cette destinée, qu’elle frissonnait en voulant caresser cette horrible créature, sa malédiction, son châtiment et le mien. Que sais-je ! Je la crus folle, je la promenai encore et j’éloignai l’enfant ; mais elle se fit des reproches, l’instinct maternel parla plus haut que les préventions, ou bien l’orgueil de la femme se révolta. Elle voulut en finir avec l’espérance, ce fut son mot. Cela signifiait que, n’étant plus aimée de moi, elle renonçait à me retenir à ses côtés. Elle me demanda de lui faire arranger Valvèdre, qu’elle avait vu un jour en passant, et qu’elle avait déclaré triste et vulgaire. Elle voulait vivre maintenant là avec mes sœurs, qui s’y étaient fixées. Je l’y conduisis, je fis du petit manoir une riche résidence, et je m’y établis avec elle.

» Mon ami, tu le comprends maintenant, il n’y avait plus d’enthousiasme, plus d’espoir, plus d’illusions, plus de flamme dans mon affection pour elle ; mais l’amitié fidèle, un dévouement toujours entier, un grand respect de ma parole et de ma dignité, une compassion paternelle pour cette faible et violente nature, un amour immense pour mes enfants avec une tendresse plus raffinée peut-être pour celui que ma femme n’aimait pas, c’en était bien assez pour me retenir à Valvèdre. J’y passai une année qui ne fut pas perdue pour ma jeune sœur et pour mes fils. Je donnai à Paule une direction d’idées et de goûts qu’elle a religieusement suivie. J’enseignai à ma sœur aînée la science des mères, que ma femme n’avait pas et ne voulait pas acquérir. Je travaillais aussi pour mon compte, et, triste comme un homme qui a perdu la moitié de son âme, je m’attachais à sauver le reste, à ne pas souffrir en égoïste, à servir l’humanité dans la mesure de mes forces en me dévouant au progrès des connaissances humaines, et ma famille, en l’abritant sous la tendresse profonde et sous l’apparente sérénité du père de famille.

» Tout alla bien autour de moi, excepté ma femme, que l’ennui consumait, et qui, se refusant à mon affection toujours loyale, se plaisait à se proclamer veuve et déshéritée de tout bonheur. Un jour, je m’aperçus qu’elle me haïssait, et je me renfermai dans le rôle d’ami sans rancune et sans susceptibilité, le seul rôle qui pût dès lors me convenir. Un autre jour, je découvris qu’elle aimait ou croyait aimer un homme indigne d’elle. Je l’éclairai sans lui laisser soupçonner que j’eusse constaté son déplorable engouement. Elle fut effrayée, humiliée ; elle rompit brusquement avec sa chimère, mais elle ne me sut aucun gré de ma délicatesse. Loin de là, elle fut offensée de mon apparente confiance en elle. Elle eût été consolée de son mécompte en me voyant jaloux. Indignée de ne pouvoir plus me faire souffrir ou de ne pas réussir à me le faire avouer, elle chercha d’autres distractions d’esprit. Elle s’éprit tour à tour de plusieurs hommes à qui elle ne s’abandonna pas plus qu’au premier, mais dont les soins, même à distance, chatouillaient sa vanité. Elle entretint beaucoup de correspondances avec des adorateurs plus ou moins avouables ; elle se plut à enflammer leur imagination et la sienne propre en de feintes amitiés, où elle porta une immense coquetterie. Je sus tout. On peut me trahir, mais il est plus difficile de me tromper. Je constatai qu’elle respectait nos liens à sa manière, et que mon intervention dans cette manière d’entendre le devoir et le sentiment ne servirait qu’à lui faire prendre quelque parti fâcheux et contracter des liens plus compromettants qu’elle ne le souhaitait elle-même. J’étudiai et je pratiquai systématiquement la prudence. Je fis le sourd et l’aveugle. Elle me traita de savant dans toute l’acception du mot, elle me méprisa presque…, et je me laissai mépriser ! N’avais-je pas juré à mon premier enfant, dès le sein de sa mère, que cette mère ne souffrirait jamais par ma faute ?

» Tu sais, mon cher Henri, comme j’ai vécu depuis six ans que nous sommes intimement liés. Je n’avais qu’un refuge, l’étude, et, devinant le vide de mon intérieur, tu t’es étonné quelquefois de me voir sacrifier la pensée des longs voyages à la crainte de paraître abandonner ma femme. Tu comprends aujourd’hui que ce qui m’a retenu ou ramené près d’elle après de médiocres absences, c’est le besoin de m’assurer d’abord que ma sœur gouvernait mes enfants selon mon cœur et selon mon esprit, ensuite la volonté d’ôter tout prétexte à quelque scandale dans ma maison. Je ne pouvais plus espérer ni désirer l’amour, l’amitié même m’était refusée ; mais je voulais que cette terrible imagination de femme connût ou pressentît un frein, tant que mes enfants et ma jeune sœur vivraient auprès d’elle. Je n’ai jamais entravé sa liberté au dehors, et je dois dire qu’elle n’en a point abusé ostensiblement. Elle m’a haï pour cette froide pression exercée sur elle, et que son orgueil ne pouvait attribuer à la jalousie ; mais elle a fini par m’estimer un peu… dans ses heures de lucidité !

» À présent, mes enfants sont ici, ma jeune sœur t’appartient, ma sœur aînée est heureuse et vit près de vous, ma femme est libre !

Valvèdre s’arrêta. J’ignore ce qu’Obernay lui répondit. Arraché un instant à l’attention violente avec laquelle j’avais écouté, je m’aperçus de la présence d’Alida. Elle était derrière moi, tenant ma lettre ouverte, que son mari avait lue. Elle venait m’annoncer l’événement et m’engager à fuir ; mais, enchaînée par ce que nous venions d’entendre, elle ne songeait plus qu’à écouter son arrêt.

Je voulus l’emmener. Elle me fit signe qu’elle resterait jusqu’au bout. J’étais si accablé de tout ce qui venait d’être dit, que je ne me sentis pas la force de prendre sa main et de la rassurer par une muette caresse. Nous restâmes donc à écouter, mornes comme deux coupables qui attendent leur condamnation.

Quand les paroles qui se disaient de l’autre côté du mur et qui échappèrent un instant à ma préoccupation reprirent un sens pour moi, j’entendis Obernay plaider jusqu’à un certain point la cause de madame de Valvèdre.

— Elle ne me paraît, disait-il, que très à plaindre. Elle ne vous a jamais compris et ne se comprend pas davantage elle-même. C’est bien assez pour que vous ne puissiez plus vous donner du bonheur l’un à l’autre ; mais, puisqu’au milieu des égarements de son cerveau elle est restée chaste, je trouverais trop sévère de restreindre ou de contraindre ses relations avec ses enfants. Mon père, j’en suis certain, aurait une extrême répugnance à jouer ce rôle vis-à-vis d’elle, et je ne répondrais même pas qu’il y consentît, quel que soit son dévouement pour vous.

— Il me suffira de m’expliquer, répondit Valvèdre, pour que tu comprennes mes craintes. La personne dont nous parlons est en ce moment violemment éprise d’un jeune homme qui n’a pas plus de caractère et de raison qu’elle. En proie à mille agitations et à mille projets qui se contredisent, il lui écrivait… dernièrement…, dans une lettre que j’ai trouvée sous mes pieds et qui n’était même pas cachetée, tant on se raille de ma confiance : « Si tu le veux, nous enlèverons tes fils, je travaillerai pour eux, je me ferai leur précepteur…, tout ce que tu voudras, pourvu que tu sois à moi et que rien ne nous sépare, etc. » Je sais que ce sont là des paroles, des mots, des mots ! Je suis bien tranquille sur le désir sincère que cet amant enthousiaste, enfant lui-même, peut avoir de se charger des enfants d’un autre ; mais leur mère peut, dans un jour de folie, prendre l’offre au sérieux, ne fût-ce que pour éprouver son dévouement ! Cela se réduirait probablement à une partie de campagne. Las des marmots, on les ramènerait le soir même ; mais crois-tu que ces pauvres innocents doivent être exposés à entendre, ne fût-ce qu’un jour, ces étranges dithyrambes ?

— Alors, répondit Obernay, nous ferons bonne garde ; mais le mieux serait que vous ne partissiez pas encore.

— Je ne partirai pas sans avoir réglé toutes choses pour le présent et l’avenir.

— L’avenir, ne vous en tourmentez pas trop ! Le caprice qui menace sera bientôt passé.

— Cela n’est pas sûr, reprit Valvèdre. Jusqu’ici, elle n’avait encouragé que des hommages peu inquiétants, des gens du monde trop bien élevés pour s’exposer à des esclandres. Aujourd’hui, elle a rencontré un homme intelligent et honnête, mais très-exalté, sans expérience, et, je le crains, sans principes suffisants pour faire triompher les bons instincts, son pareil, son idéal en un mot. Si elle cache soigneusement cette intrigue, je feindrai d’y être indifférent ; mais, si elle prend les partis extrêmes auxquels cet imprudent la convie, il faudra qu’il s’attende à une répression de ma part, ou qu’elle cesse de porter mon nom. Je ne veux pas qu’elle m’avilisse ; mais, tant qu’elle sera ma femme, je ne souffrirai pas non plus qu’elle soit avilie par un autre homme. Voilà ma conclusion.