Valvèdre (1861)
Michel Lévy frères (p. 3-52).


VALVÈDRE





I


Des motifs faciles à apprécier m’obligeant à déguiser tous les noms propres qui figureront dans ce récit, le lecteur voudra bien n’exiger de moi aucune précision géographique. Il y a plusieurs manières de raconter une histoire. Celle qui consiste à vous faire parcourir une contrée attentivement explorée et fidèlement décrite est, sous un rapport, la meilleure : c’est un des côtés par lesquels le roman, cette chose si longtemps réputée frivole, peut devenir une lecture utile, et mon avis est que, quand on nomme une localité réellement existante, on ne saurait la peindre trop consciencieusement ; mais l’autre manière, qui, sans être de pure fantaisie, s’abstient de préciser un itinéraire et de nommer le vrai lieu des scènes principales, est parfois préférable pour communiquer certaines impressions reçues. La première sert assez bien le développement graduel des sentiments qui peuvent s’analyser ; la seconde laisse à l’élan et au décousu des vives passions un chemin plus large.

D’ailleurs, je ne serais pas libre de choisir entre ces deux méthodes, car c’est l’histoire d’une passion subie, bien plus qu’expliquée, que je me propose de retracer ici. Cette passion souleva en moi tant de troubles, qu’elle m’apparaît encore à travers certains voiles. Il y a de cela vingt ans. Je la portai en divers lieux, qui m’apparurent splendides ou misérables selon l’état de mon âme. Il y eut même des jours, des semaines peut-être, où je vécus sans bien savoir où j’étais. Je me garderai donc de reconstruire, par de froides recherches ou par de laborieux efforts de mémoire, les détails d’un passé où tout fut confusion et fièvre en moi comme autour de moi, et il ne sera peut-être pas mauvais de laisser à mon récit un peu de ce désordre et de ces incomplètes notions qui furent ma vie durant ces jours terribles.

J’avais vingt-trois ans quand mon père, professeur de littérature et de philosophie à Bruxelles, m’autorisa à passer un an sur les chemins ; en cela, il cédait à mon désir autant qu’à une considération sérieuse. Je me destinais aux lettres, et j’avais ce rare bonheur que ma vocation inspirât de la confiance à ma famille. Je sentais le besoin de voir et de comprendre la vie générale. Mon père reconnut que notre paisible milieu et notre vie patriarcale constituaient un horizon bien court. Il eut la foi. Il mit la bride sur le cou du cheval impatient. Ma mère pleura ; mais elle me cacha ses larmes, et je partis : hélas ! pour quels écueils de la vie morale !

J’avais été élevé en partie à Bruxelles, en partie à Paris, sous les yeux d’un frère de mon père, Antonin Valigny, chimiste distingué, mort jeune encore, lorsque je finissais mes classes au collége Saint-Louis. Je n’éprouvais aucune curiosité pour les modernes foyers de civilisation, j’avais soif de poésie et de pittoresque. Je voulais voir, en Suisse d’abord, les grands monuments de la nature ; en Italie ensuite, les grands monuments de l’art.

Ma première et presque ma seule visite à Genève fut pour un ami de mon père dont le fils avait été, à Paris, mon compagnon d’études et mon ami de cœur ; mais les adolescents s’écrivent peu. Henri Obernay fut le premier à négliger notre correspondance. Je suivis le mauvais exemple. Lorsque je le cherchai dans sa patrie, il y avait déjà des années que nous ne nous écrivions plus. Il est donc probable que je ne l’eusse pas beaucoup cherché, si mon père, en me disant adieu, ne m’eût pas recommandé avec une grande insistance de renouer mes relations avec lui. M. Obernay père, professeur ès sciences à Genève, était un homme d’un vrai mérite. Son fils avait annoncé devoir tenir de lui. Sa famille était chère à la mienne. Enfin ma mère désirait savoir si la petite Adélaïde était toujours aimable et jolie. Je devinai quelque projet ou du moins quelque souhait d’alliance, et, bien que je ne fusse nullement disposé à commencer par la fin le roman de ma jeunesse, la curiosité aidant un peu le devoir, je me présentai chez le professeur ès sciences.

Je n’y trouvai pas Henri ; mais ses parents m’accueillirent presque comme si j’eusse été son frère. Ils me retinrent à dîner et me forcèrent de loger chez eux. C’était dans cette partie de Genève appelée la vieille ville, qui avait encore à cette époque tant de physionomie. Séparée par le Rhône et de la cité catholique, et du monde nouveau, et des caravansérails de touristes, la ville de Calvin étageait sur la colline ses demeures austères et ses étroits jardins, ombragés de grands murs et de charmilles taillées. Là, point de bruit, pas de curieux, pas d’oisifs, et, partant, rien de cette agitation qui caractérise la vie industrielle moderne. Le silence de l’étude, le recueillement de la piété ou des travaux de patience et de précision, un chez soi hospitalier, mais qui ne paraissait se soumettre à aucun abus, un bien-être méditatif et fier, tel était, en général, le caractère des habitations aisées.

Celle des Obernay était un type adouci et quelque peu modernisé de cette vie respectable et grave. Les chefs de la famille, aussi bien que leurs enfants et leur intime entourage, protestaient contre l’excès des rigidités extérieures. Trop savant pour être fanatique, le professeur suivait le culte et la coutume de ses pères ; mais son intelligence cultivée avait fait une large trouée dans le monde du goût et du progrès. Sa femme, plus ménagère que docte, avait néanmoins pour la science le même respect que pour la religion. Il suffisait que M. Obernay fût adonné à certaines études pour qu’elle regardât ces occupations comme les plus importantes et les plus utiles qui pussent remplir la vie d’un homme de bien, et, quand cet époux vénéré demandait un peu de sans-gêne et d’abandon autour de lui pour se reposer de ses travaux, elle s’ingéniait naïvement à lui complaire, persuadée qu’elle travaillait pour la plus grande gloire de Dieu dès qu’elle travaillait pour lui.

Malgré l’absence momentanée de leur famille, ces vieux époux me parurent donc extrêmement aimables. Rien chez eux ne sentait l’esprit souvent étroit de la province. Ils s’intéressaient à tout et n’étaient étrangers à rien. Ils y mettaient même une sorte de coquetterie, et l’on pouvait comparer leur esprit à leur maison, vaste, propre, austère, mais égayée par les plus belles fleurs, et s’ouvrant sur l’aspect grandiose du lac et des montagnes.

Les deux filles, Adélaïde et Rosa, étaient allées voir une tante à Morges. On me montra le portrait de la petite Rosa, dessiné par sa sœur. Le dessin était charmant, la jeune tête ravissante ; mais il n’y avait pas de portrait d’Adélaïde.

On me demanda si je me souvenais d’elle. Je répondis hardiment que oui, bien que ce souvenir fût très-vague.

— Elle avait cinq ans dans ce temps-là, me dit madame Obernay ; vous pensez qu’elle est bien changée ! Pourtant elle passe pour une belle personne. Elle ressemble à son père, qui n’est pas trop mal pour un homme de cinquante-cinq ans. Rosa est moins bien ; elle me ressemble, ajouta en riant l’excellente femme, encore fraîche et belle ; mais elle est dans l’âge où l’on peut se refaire !

Henri Obernay était parti en tournée de naturaliste avec un ami de la famille. Il explorait en ce moment la région du mont Rose. On me montra une lettre de lui toute récente, où il décrivait avec tant d’enthousiasme les sites où il se trouvait, que je me décidai à aller l’y rejoindre. Déjà familiarisé avec les montagnes et parlant tous les patois de la frontière, il me serait un guide excellent, et sa mère assurait qu’il allait être heureux d’avoir à diriger mes premières excursions. Il ne m’avait pas oublié, il avait toujours parlé de moi avec la plus tendre affection. Madame Obernay me connaissait comme si elle ne m’eût jamais perdu de vue. Elle savait mes penchants, mon caractère, et se rappelait mes fantaisies d’enfant, qu’elle me racontait à moi-même avec une bonhomie charmante. En voyant qu’Henri m’avait fait aimer, je jugeai avec raison qu’il m’aimait réellement, et mon ancien attachement pour lui se réveilla. Après vingt-quatre heures passées à Genève, je me renseignai sur le lieu où j’avais bonne chance de le rencontrer, et je partis pour le mont Rose.

C’est ici, lecteur, qu’il ne faut pas me suivre un guide à la main. Je donnerai aux localités que je me rappelle les premiers noms qui me viendront à l’esprit. Ce n’est point un voyage que je t’ai promis, c’est une histoire d’amour.

À la base des montagnes, du côté de la Suisse, s’abrite un petit village, les Chalets-Saint-Pierre, que j’appellerai Saint-Pierre tout court. C’est là que je trouvai Henri Obernay. Il y était installé pour une huitaine, son compagnon de voyage voulant explorer les glaciers. La maison de bois dont ils s’étaient emparés était grande, pittoresque, et d’une propreté réjouissante. On m’y fit place, car c’était une espèce d’auberge pour les touristes. Je vois encore les paysages grandioses qui se déroulaient sous les yeux, de toutes les faces de la galerie extérieure, placée au couronnement de ce beau chalet. Un énorme banc de rochers préservait le hameau du vent d’est et des avalanches. Ce rempart naturel formait comme le piédestal d’une montagne toute nue, mais verte comme une émeraude et couverte de troupeaux. Du bas de la maison partait une prairie en fleurs qui s’abaissait rapidement vers le lit d’un torrent plein de bruit et de colère, et dans lequel se déversaient de fières et folles cascatelles tombant des rochers qui nous faisaient face. Ces rochers, au sommet desquels commençaient les glaciers, d’abord resserrés en étroites coulisses et peu à peu disposés en vastes arènes éblouissantes, étaient les premières assises de la masse effrayante du mont Rose, dont les neiges éternelles se dessinaient encore en carmin orangé dans le ciel, quand la vallée nageait dans le bleu du soir.

C’était un spectacle sublime et que je pus savourer durant un jour libre et calme, avant d’entrer dans la tourmente qui faillit emporter ma raison et ma vie.

Les premières heures furent consacrées et pour ainsi dire laborieusement employées à nous reconnaître, Obernay et moi. On sait combien est rapide le développement qui succède à l’adolescence, et nous étions réellement beaucoup changés. J’étais pourtant resté assez petit en comparaison d’Henri, qui avait poussé comme un jeune chêne ; mais, à demi Espagnol par ma mère, je m’étais enrichi d’une jeune barbe très-noire qui, selon mon ami, me donnait l’air d’un paladin. Quant à lui, bien qu’à vingt-cinq ans il eût encore le menton lisse, l’extension de ses formes, ses cheveux autrefois d’un blond d’épi, maintenant dorés d’un reflet rougeâtre, sa parole jadis un peu hésitante et craintive, désormais brève et assurée, ses manières franches et ouvertes, sa fière allure, enfin sa force herculéenne plutôt acquise par l’exercice que liée à l’organisation, en faisaient un être tout nouveau pour moi, mais non moins sympathique que l’ancien compagnon d’études, et se présentant franchement comme un aîné au physique et au moral. C’était, en somme, un assez beau garçon, un vrai Suisse de la montagne, doux et fort, tout rempli d’une tranquille et constante énergie. Une seule chose très-caractéristique n’avait pas changé en lui : c’était une peau blanche comme la neige et un ton de visage d’une fraîcheur vive qui eût pu être envié par une femme.

Henri Obernay était devenu fort savant à plusieurs égards ; mais la botanique était pour le moment sa passion dominante. Son compagnon de voyage, chimiste, physicien, géologue, astronome et je ne sais quoi encore, était en course quand j’arrivai, et ne devait rentrer que le soir. Le nom de ce personnage ne m’était pas inconnu, je l’avais souvent entendu prononcer par mes parents : il s’appelait M. de Valvèdre.

La première chose qu’on se demande après une longue séparation, c’est si l’on est content de son sort. Obernay me parut enchanté du sien. Il était tout à la science, et, avec cette passion-là, quand elle est sincère et désintéressée, il n’y a guère de mécomptes. L’idéal, toujours beau, a l’avantage d’être toujours mystérieux, et de ne jamais assouvir les saints désirs qu’il fait naître.

J’étais moins calme. L’étude des lettres, qui n’est autre que l’étude des hommes, est douloureuse quand elle n’est pas terrible. J’avais déjà beaucoup lu, et, bien que je n’eusse aucune expérience de la vie, j’étais un peu atteint par ce que l’on a nommé la maladie du siècle, l’ennui, le doute, l’orgueil. Elle est déjà bien loin, cette maladie du romantisme. On l’a raillée, les pères de famille d’alors s’en sont beaucoup plaints ; mais ceux d’aujourd’hui devraient peut-être la regretter. Peut-être valait-elle mieux que la réaction qui l’a suivie, que cette soif d’argent, de plaisirs sans idéal et d’ambitions sans frein, qui ne me paraît pas caractériser bien noblement la santé du siècle.

Je ne fis pourtant point part à Obernay de mes souffrances secrètes. Je lui laissai seulement pressentir que j’étais un peu blessé de vivre dans un temps où il n’y avait rien de grand à faire. Nous étions alors dans les premières années du règne de Louis-Philippe. On avait encore la mémoire fraîche des épopées de l’Empire ; on avait été élevé dans l’indignation généreuse, dans la haine des idées rétrogrades du dernier Bourbon ; on avait rêvé un grand progrès en 1830, et on ne sentait pas ce progrès s’accomplir sous l’influence triomphante de la bourgeoisie. On se trompait à coup sûr : le progrès se fait quand même, à presque toutes les époques de l’histoire, et on ne peut appeler réellement rétrogrades que celles qui lui ferment plus d’issues qu’elles ne lui en ouvrent ; mais il est de ces époques où un certain équilibre s’établit entre l’élan et l’obstacle. Ce sont des phases expectantes où la jeunesse souffre et où elle ne meurt pourtant pas, puisqu’elle peut dire ce qu’elle souffre.

Obernay ne comprit pas beaucoup ma critique du siècle (on appelle toujours le siècle le moment où l’on vit). Quant à lui, il vivait dans l’éternité, puisqu’il était aux prises avec les lois naturelles. Il s’étonna de mes plaintes, et me demanda si le véritable but de l’homme n’était pas de s’instruire et d’aimer ce qui est toujours grand, ce qu’aucune situation sociale ne peut ni rapetisser, ni rendre inaccessible, l’étude des lois de l’univers. Nous discutâmes un peu sur ce point. Je voulus lui prouver qu’il est, en effet, des situations sociales où la science même est entravée par la superstition, l’hypocrisie, ou, ce qui est pis, par l’indifférence des gouvernants et des gouvernés. Il haussa légèrement les épaules.

— Ces entraves-là, dit-il, sont des accidents transitoires dans la vie de l’humanité. L’éternité s’en moque, et la science des choses éternelles par conséquent.

— Mais, nous qui n’avons qu’un jour à vivre, pouvons-nous en prendre à ce point notre parti ? Si tu avais en ce moment devant les yeux la preuve que tes travaux seront enfouis ou supprimés, ou tout au moins sans aucun effet sur tes contemporains, les poursuivrais-tu avec autant d’ardeur ?

— Oui certes ! s’écria-t-il : la science est une maîtresse assez belle pour qu’on l’aime sans autre profit que l’honneur et l’ivresse de la posséder.

Mon orgueil souffrit un peu de la bravoure enthousiaste de mon ami. Je fus tenté, non de douter de sa sincérité, mais de croire à quelque illusion, ferveur de novice. Je ne voulus pas le lui dire et commencer notre reprise d’amitié par une discussion. J’étais, d’ailleurs, très-fatigué. Je n’attendis pas que son compagnon le savant fût revenu de sa promenade, et je remis au lendemain l’honneur de lui être présenté.

Mais, le lendemain, j’appris que M. de Valvèdre, qui se préparait depuis plusieurs jours à une grande exploration des glaciers et des moraines du mont Rose, fixée la veille encore au surlendemain, voyant toutes choses arrangées et le temps très-favorable, avait voulu profiter d’une des rares époques de l’année où les cimes sont claires et calmes. Il était donc parti à minuit, et Obernay l’avait escorté jusqu’à sa première halte. Mon ami devait être de retour vers midi, et, de sa part, on me priait de l’attendre et de ne point me risquer seul dans les précipices, vu que tous les guides du pays avaient été emmenés par M. de Valvèdre. Sachant que j’étais fatigué, on n’avait pas voulu me réveiller pour me dire ce qui se passait, et j’avais dormi si profondément, que le bruit du départ de l’expédition, véritable caravane avec mulets et bagages, ne m’avait causé aucune alerte.

Je me conformai aux désirs d’Obernay et résolus de l’attendre au chalet, ou, pour mieux dire, à l’hôtel d’Ambroise ; tel était le nom de notre hôte, excellent homme, très-intelligent et majestueusement obèse. En causant avec lui, j’appris que sa maison avait été embellie par la munificence et les soins de M. de Valvèdre, lequel avait pris ce pays en amour. Comme il y venait assez souvent, sa propre résidence n’étant pas très-éloignée, il s’était arrangé pour y avoir à sa disposition un pied-à-terre confortable. Il avait si bien fait les choses, qu’Ambroise se regardait autant comme son serviteur que comme son obligé ; mais le savant, qui me parut être un original fort agréable, avait exigé que le montagnard fît de sa maison une auberge d’été pour les amants de la nature qui pénétreraient dans cette région peu connue, et même qu’il servît avec dévouement tous ceux qui entreprendraient l’exploration de la montagne, à la seule condition, pour eux, de consigner leurs observations sur un certain registre qui me fut montré, et que j’avouai n’être pas destiné à enrichir. Ambroise n’en fut pas moins empressé à me complaire. J’étais l’ami d’Obernay, je ne pouvais pas ne pas être un peu savant, et Ambroise était persuadé qu’il le deviendrait lui-même, s’il ne l’était pas déjà, pour avoir hébergé souvent des personnes de mérite.

Après avoir employé les premières heures de la journée à écrire à mes parents, je descendis dans la salle commune pour déjeuner, et je m’y trouvai en tête-à-tête avec un inconnu d’environ trente-cinq ans, d’une assez belle figure, et qu’à première vue je reconnus pour un israélite. Cet homme me parut tenir le milieu entre l’extrême distinction et la repoussante vulgarité qui caractérisent chez les juifs deux races ou deux types si tranchés. Celui-ci appartenait à un type intermédiaire ou mélangé. Il parlait assez purement le français, avec un accent allemand désagréable, et montrait tour à tour de la pesanteur et de la vivacité dans l’esprit. Au premier abord, il me fut antipathique. Peu à peu il me parut assez amusant. Son originalité consistait dans une indolence physique et dans une activité d’idées extraordinaires. Mou et gras, il se faisait servir comme un prince ; curieux et commère, il s’enquérait de tout et ne laissait pas tomber la conversation un seul instant.

Comme il me fit, dès le premier moment, l’honneur d’être très-communicatif, je sus bien vite qu’il se nommait Moserwald, qu’il était assez riche pour se reposer un peu des affaires, et qu’il voyageait en ce moment pour son plaisir. Il venait de Venise, où il s’était plus occupé de jolies femmes et de beaux-arts que du soin de sa fortune ; il se rendait à Chamounix. Il voulait voir le mont Blanc, et il passait par le mont Rose, dont il avait souhaité se faire une idée. Je lui demandai s’il était tenté d’en faire l’escalade.

— Non pas ! répondit-il. C’est trop dangereux, et pour voir quoi, je vous le demande ? Des glaçons les uns sur les autres ! Personne n’a encore atteint la cime de cette montagne, et il n’est pas dit que la caravane partie cette nuit en reviendra au complet. Au reste, je n’ai pas fait beaucoup de vœux pour elle. Arrivé à dix heures hier au soir et à peine endormi, j’ai été réveillé par tous les gros souliers ferrés du pays, qui n’ont fait, deux heures durant, que monter et descendre les escaliers de bois de cette maison à jour. Tous les animaux de la création ont beuglé, patoisé, henni, juré ou braillé sous la fenêtre, et, quand je croyais en être quitte, on est revenu pour chercher je ne sais quel instrument oublié, un baromètre et un télégraphe ! Si j’avais eu une potence à mon service, je l’aurais envoyée à ce M. de Valvèdre, que Dieu bénisse ! Le connaissez-vous ?

— Pas encore. Et vous ?

— Je ne le connais que de réputation ; on parle beaucoup de lui à Genève, où je réside, et on parle de sa femme encore davantage. La connaissez-vous, sa femme ? Non ? Ah ! mon cher, qu’elle est jolie ! Des yeux longs comme ça (il me montrait la lame de son couteau) et plus brillants que ça ! ajouta-t-il en montrant un magnifique saphir entouré de brillants qu’il portait à son petit doigt.

— Alors ce sont des yeux étincelants, car vous avez là une belle bague.

— La souhaitez-vous ? Je vous la cède pour ce qu’elle m’a coûté.

— Merci, je n’en saurais que faire.

— Ce serait pourtant un joli cadeau pour votre maîtresse, hein ?

— Ma maîtresse ? Je n’en ai pas !

— Ah bah ! vraiment ? Vous avez tort.

— Je me corrigerai.

— Je n’en doute pas ; mais cette bague-là peut hâter l’heureux moment. Voyons, la voulez-vous ? C’est une bagatelle de douze mille francs.

— Mais, encore une fois, je n’ai pas de fortune.

— Ah ! vous avez encore plus tort ; mais cela peut se corriger aussi. Voulez-vous faire des affaires ? Je peux vous lancer, moi.

— Vous êtes bijoutier ?

— Non, je suis riche.

— C’est un joli état ; mais j’en ai un autre.

— Il n’y a point de joli état, si vous êtes pauvre.

— Pardonnez-moi, je suis libre !

— Alors vous avez de l’aisance, car, avec la misère, il n’y a qu’esclavage. J’ai passé par là, moi qui vous parle, et j’ai manqué d’éducation ; mais je me suis un peu refait à mesure que j’ai surmonté le mauvais sort. Donc, vous ne connaissez pas les Valvèdre ? C’est un singulier couple, à ce qu’on dit. Une femme ravissante, une vraie femme du monde sacrifiée à un original qui vit dans les glaciers ! Vous jugez…

Ici, le juif fit quelques plaisanteries d’assez mauvais goût, mais dont je ne me scandalisai point, les personnes dont il parlait ne m’étant pas directement connues. Il ajouta que, du reste, avec un tel mari, madame de Valvèdre était dans son droit, si elle avait eu les aventures que lui prêtait la chronique génevoise. J’appris par lui que cette dame paraissait de temps en temps à Genève, mais de moins en moins, parce que son mari lui avait acheté, vers le lac Majeur, une villa d’où il exigeait qu’elle ne sortît point sans sa permission.

— Vous comprenez bien, ajouta-t-il, qu’elle se ménage quelques échappées quand il n’est pas là… et il n’y est jamais : mais il lui a donné pour surveillante une vieille sœur à lui, qui, sous prétexte de soigner les enfants, — il y en a quatre ou cinq, — fait en conscience son métier de geôlière.

— Je vois que vous plaignez beaucoup l’intéressante captive. Peut-être la connaissez-vous plus que vous ne voulez le dire à table d’hôte ?

— Non, parole d’honneur ! Je ne la connais que de vue, je ne lui ai jamais parlé, et pourtant ce n’est pas l’envie qui m’a manqué ; mais patience ! l’occasion viendra un jour ou l’autre, à moins que ce jeune homme qui voyage avec le mari… Je l’ai aperçu hier au soir, M. Obernay, je crois, le fils d’un professeur…

— C’est mon ami.

— Je ne demande pas mieux ; mais je dis qu’il est beau garçon et qu’on n’est jamais trahi que par les siens. Un apprenti, ça console toujours la femme du patron, c’est dans l’ordre !

— Vous êtes un esprit fort, très-sceptique.

— Pas fort du tout, mais méfiant en diable ; sans quoi, la vie ne serait pas tenable. On prendrait la vertu au sérieux, et ce serait triste, quand on n’est pas vertueux soi-même ! Est-ce que vous avez la prétention ?…

— Je n’en ai aucune.

— Eh bien, restez ainsi, croyez-moi. Allez-y franchement, contentez vos passions et n’en abusez pas. Vous voyez, je vous donne de sages conseils, moi !

— Vous êtes bien bon.

— Oui, oui, vous vous moquez ; mais ça m’est égal. Vos sourires n’ôteront pas un sou de ma poche ni un cheveu de ma tête, tandis que votre déférence ne remettrait pas dans ma vie une seule des heures que j’ai perdues ou mal employées.

— Vous êtes philosophe !

— Excessivement, mais un peu trop tard. J’ai vécu beaucoup depuis que je puis me passer mes fantaisies, et j’en suis puni par la diminution du sens fantaisiste. Oui, vrai, je me blase déjà. J’ai des jours où je ne sais plus que faire pour m’amuser. Voulez-vous venir dehors fumer un cigare ? Nous regarderons ce fameux mont Rose ; on dit que c’est si joli ! Je l’ai regardé hier tout le long du voyage ; je l’ai trouvé pareil à toutes les montagnes un peu élevées de la chaîne des Alpes ; mais peut-être que vous me le ferez trouver différent. Voyons, qu’est-ce qu’il y a de différent et qu’est-ce qu’il y a de beau selon vous ? Je ne demande qu’à admirer, moi ; je n’ai été élevé ni en poëte, ni en artiste ; mais j’aime le beau, et j’ai des yeux comme un autre.

Il y avait tant de naïveté dans le babil de ce Moserwald, que, tout en fumant dehors avec lui, je me laissai aller à la sotte vanité de lui expliquer la beauté du mont Rose. Il m’écouta avec son bel œil juif, clair et avide, fixé sur moi. Il eut l’air de comprendre et de goûter mon enthousiasme ; après quoi, il reprit tout à coup son air de bonhomie railleuse et me dit :

— Mon cher monsieur, vous aurez beau faire, vous ne réussirez pas à me prouver qu’il y ait le moindre plaisir à regarder cette grosse masse blanche. Il n’y a rien de bête comme le blanc, et c’est presque aussi triste que le noir. On dit que le soleil sème des diamants sur ces glaces : pour moi, je vous confesse que je n’en vois pas un seul, et je suis sûr d’en avoir plus à mon petit doigt que ce gros bloc de vingt-cinq ou trente lieues carrées n’en montre sur toute sa surface ; mais je suis content de m’en être assuré : vous m’avez prouvé une fois de plus que l’imagination des gens cultivés peut faire des miracles, car vous avez dit les plus jolies choses du monde sur cette chose qui n’est pas jolie du tout. Je voudrais pouvoir en retenir quelque bribe pour la réciter dans l’occasion ; mais je suis trop stupide, trop lourd, trop positif, et je ne trouverai jamais un mot qui ne fasse rire de moi. Voilà pourquoi je me garde de l’enthousiasme ; c’est un joyau qu’il faut savoir porter, et qui sied mal aux gens de mon espèce. Moi, j’aime le réel ; c’est ma fonction ; j’aime les diamants fins et ne puis souffrir les imitations, par conséquent les métaphores.

— C’est-à-dire que je ne suis qu’un chercheur de clinquant, et que vous… vous êtes bijoutier, ne le niez pas ! Toutes vos paroles vous y ramènent.

— Je ne suis pas un bijoutier ; je n’ai ni l’adresse, ni la patience, ni la pauvreté nécessaires.

— Mais autrefois, avant la richesse ?

— Autrefois, jamais je n’ai eu d’état manuel. Non, c’est trop bête ; je n’ai pas eu d’autre outil que mon raisonnement pour me tirer d’affaire. Les fortunes ne sont pas dans les mains de ceux qui s’amusent à produire, à confectionner ou à créer, mais bien dans celles qui ne touchent à rien. Il y a trois races d’hommes, mon cher : ceux qui vendent, ceux qui achètent et ceux qui servent de lien entre les uns et les autres. Croyez-moi, les vendeurs et les acheteurs sont les derniers dans l’échelle des êtres.

— C’est-à-dire que celui qui les rançonne est le roi de son siècle ?

— Eh ! pardieu, oui ! à lui seul, il faut qu’il soit plus malin que deux ! Vous êtes donc décidé à faire de l’esprit et à vendre des mots ? Eh bien, vous serez toujours misérable. Achetez pour revendre ou vendez pour racheter, il n’y a que cela au monde ; mais vous ne me comprenez pas et vous me méprisez. Vous dites : « Voilà un brocanteur, un usurier, un crocodile ! » Pas du tout, mon cher ; je suis un excellent homme, d’une probité reconnue ; j’ai la confiance de beaucoup de grands personnages. Des gens de mérite, des philanthropes, des savants même me consultent et reçoivent mes services. J’ai du cœur ; je fais plus de bien en un jour que vous n’en pourrez faire en vingt ans ; j’ai la main large, et molle, et douce ! Eh bien, ouvrez la vôtre si vous avez besoin d’un ami, et vous verrez ce que c’est qu’un bon juif qui est bête, mais qui n’est pas sot.

Je ne songeai pas à me fâcher de ce ton à la fois insolent et amical de protection bizarre. L’homme était réellement tout ce qu’il disait être, bête au point de blesser sans en avoir conscience, assez bon pour faire avec plaisir des sacrifices, fin au point d’être généreux pour se faire pardonner sa vanité. Je pris le parti de rire de son étrangeté, et, comme il vit que je n’avais aucun besoin de lui, mais que je le remerciais sans dédain et sans orgueil, il conçut pour moi un peu plus d’estime et de respect qu’il n’avait fait à première vue. Nous nous quittâmes très-bons amis. Il eût bien voulu m’avoir pour compagnon de sa promenade, il craignait de s’ennuyer seul ; mais l’heure approchait où Obernay avait promis de rentrer, et je doutais que ce nouveau visage lui fût agréable. Ayant donc pris congé du juif et m’étant fait indiquer le sentier que devait suivre Obernay pour revenir, je partis à sa rencontre.

Nous nous retrouvâmes au bas des glaciers, dans un bois de pins des plus pittoresque. Obernay rentrait avec plusieurs guides et mulets qui avaient transporté une partie des bagages de son ami. Cette bande continua sa route vers la vallée, et Obernay se jeta sur le gazon auprès de moi. Il était extrêmement fatigué : il avait marché dix heures sur douze sur un terrain non frayé, et cela par amitié pour moi. Partagé entre deux affections, il avait voulu juger des difficultés et des dangers de l’entreprise de M. de Valvèdre, et revenir à temps pour ne pas me laisser seul une journée entière.

Il tira de son bissac quelques aliments et un peu de vin, et, retrouvant peu à peu ses forces, il m’expliqua les procédés d’exploration de son ami. Il s’agissait, non comme M. Moserwald me l’avait dit, d’atteindre la plus haute cime du mont Rose, ce qui n’était peut-être pas possible, mais de faire, par un examen approfondi, la dissection géologique de la masse. L’importance de cette recherche se reliait à une série d’autres explorations faites et à faire encore sur toute la chaîne des Alpes Pennines, et devait servir à confirmer ou à détruire un système scientifique particulier que je serais aujourd’hui fort embarrassé d’exposer au lecteur : tant il y a que cette promenade dans les glaces pouvait durer plusieurs jours. M. de Valvèdre y portait une grande prudence à cause de ses guides et de ses domestiques, envers lesquels il se montrait fort humain. Il était muni de plusieurs tentes légères et ingénieusement construites, qui pouvaient contenir ses instruments et abriter tout son monde. À l’aide d’un appareil à eau bouillante de la plus petite dimension, merveille d’industrie portative dont il était l’inventeur, il pouvait se procurer de la chaleur presque instantanément, en quelque lieu que ce fût, et combattre tous les accidents produits par le froid. Enfin il avait des provisions de toute espèce pour un temps donné, une petite pharmacie, des vêtements de rechange pour tout son monde, etc. C’était une véritable colonie de quinze personnes qu’il venait d’installer au-dessus des glaciers, sur un vaste plateau de neige durcie, hors de la portée des avalanches. Il devait passer là deux jours, puis chercher un passage pour aller s’installer plus loin avec une partie de son matériel et de son monde, le reste pouvant l’y rejoindre en deux ou trois voyages, pendant qu’il tenterait d’aller plus loin encore. Condamné peut-être à ne faire que deux ou trois lieues de découvertes chaque jour à cause de la difficulté des transports, il avait gardé quelques mulets, sacrifiés d’avance aux dangers ou aux souffrances de l’entreprise. M. de Valvèdre était très-riche, et, pouvant faire plus que tant d’autres savants, toujours empêchés par leur honorable pauvreté ou la parcimonie des gouvernements, il regardait comme un devoir de ne reculer devant aucune dépense en vue du progrès de la science. J’exprimai à Henri le regret de ne pas avoir été averti pendant la nuit. J’aurais demandé à M. de Valvèdre la permission de l’accompagner.

— Il te l’eût refusée, répondit-il, comme il me l’avait refusée à moi-même. Il t’eût dit, comme à moi, que tu étais un fils de famille, et qu’il n’avait pas le droit d’exposer ta vie. D’ailleurs, tu aurais compris, comme moi, que, quand on n’est pas fort nécessaire dans ces sortes d’expéditions, on y est fort à charge. Un homme de plus à loger, à nourrir, à protéger, à soigner peut-être dans de pareilles conditions…

— Oui, oui, je le comprends pour moi ; mais comment se fait-il que tu ne sois pas extrêmement utile, toi savant, à ton savant ami ?

— Je lui suis plus nécessaire en restant à Saint-Pierre, d’où je peux suivre presque tous ses mouvements sur la montagne, et d’où, à un signal donné, je peux lui envoyer des vivres, s’il en manque, et des secours, s’il en a besoin. J’ai, d’ailleurs, à faire marcher une série d’observations comparatives simultanément avec les siennes, et je lui ai donné ma parole d’honneur de n’y pas manquer.

— Je vois, dis-je à Obernay, que tu es excessivement dévoué à ce Valvèdre, et que tu le considères comme un homme du plus grand mérite. C’est l’opinion de mon père, qui m’a quelquefois parlé de lui comme l’ayant rencontré chez le tien à Paris, et je sais que son nom a une certaine illustration dans les sciences.

— Ce que je puis te dire de lui, répondit Obernay, c’est qu’après mon père il est l’homme que je respecte le plus, et qu’après mon père et toi, c’est celui que j’aime le mieux.

— Après moi ? Merci, mon Henri ! Voilà une parole excellente et dont je craignais d’être devenu indigne.

— Et pourquoi cela ? Je n’ai pas oublié que le plus paresseux à écrire, c’est moi qui l’ai été ; mais, de même que tu as bien compris cette infirmité de ma part, de même j’ai eu la confiance que tu me la pardonnais. Tu me connaissais assez pour savoir que, si je ne suis pas un camarade assez démonstratif, je suis du moins un ami aussi fidèle qu’il est permis de le souhaiter.

Je fus vivement touché, et je sentis que j’aimais ce jeune homme de toute mon âme. Je lui pardonnai l’espèce de supériorité de vues ou de caractère qu’il avait paru s’attribuer la veille vis-à-vis de moi, et je commençai à craindre qu’il n’en eût réellement le droit.

Il prit quelques instants de repos, et, pendant qu’il dormait, la tête à l’ombre et les jambes au soleil, je l’étudiai de nouveau avec intérêt, comme quelqu’un que l’on sent devoir prendre de l’ascendant sur votre existence. Je ne sais pourquoi, je le mis en parallèle dans ma pensée littéraire et descriptive avec l’israélite Moserwald. Cela se présentait à moi comme une antithèse naturelle : l’un gras et nonchalant comme un mangeur repu, l’autre actif et maigre comme un chercheur insatiable ; le premier, jaune et luisant comme l’or qui avait été le but de sa vie ; l’autre, frais et coloré comme les fleurs de la montagne qui faisaient sa joie, et qui, comme lui, devaient aux âpres caresses du soleil la richesse de leurs tons et la pureté de leurs fins tissus.

Ceci était pour mon imagination, jeune et riante alors, l’indice d’une vocation bien prononcée chez mon ami. Au reste, j’ai toujours remarqué que les vives appétences de l’esprit ont leurs manifestations extérieures dans quelque particularité physique de l’individu. Certains ornithologues ont des yeux d’oiseau ; certains chasseurs, l’allure du gibier qu’ils poursuivent. Les musiciens simplement virtuoses ont l’oreille conformée d’une certaine façon, tandis que les compositeurs ont dans la forme du front l’indice de leur faculté résumatrice, et semblent entendre par le cerveau. Les paysans qui élèvent des bœufs sont plus lents et plus lourds que ceux qui élèvent des chevaux, et ils naissent ainsi de père en fils. Enfin, sans vouloir m’égarer dans de nombreux exemples, je puis dire qu’Obernay est resté comme une preuve acquise à mon système. J’ai pleinement reconnu par la suite que, si son visage, sans beauté réelle, mais éminemment agréable, avait l’éclat d’une rose, — son âme, sans génie d’initiative, avait le charme profond de l’harmonie, et comme qui dirait un suave et splendide parfum d’honnêteté.

Quand il eut dormi une heure avec la placidité d’un soldat en campagne habitué à mettre le temps à profit, il se sentit tout à fait bien, et nous nous reprîmes à causer. Je lui parlai de Moserwald, ma nouvelle connaissance, et je lui rapportai les plaisanteries de ce grand sceptique sur sa position de consolateur obligé de madame de Valvèdre. Il faillit bondir d’indignation, mais je le contins.

— Après ce que tu m’as dit de ton affection et de ton respect pour le caractère du mari, il est tout à fait inutile de te défendre d’une trahison indigne, et ce serait même me faire injure.

— Oui, oui, répondit-il avec vivacité, je ne doute pas de toi ; mais, si ce juif me tombe sous la main, il fera bien de ne pas me plaisanter sur un pareil sujet !

— Je ne pense pas qu’il pousse jusque-là son débordement d’esprit, quoique, après tout, je ne sache de quoi il n’est pas capable avec sa candeur effrontée. Le connais-tu, ce Moserwald ? N’est-il pas de Genève ?

— Non, il est Allemand ; mais il vient souvent chez nous, je veux dire dans notre ville, et, sans lui avoir jamais parlé, je sais très-bien que c’est un fat.

— Oui, mais si naïvement !

— C’est peut-être joué, cette naïveté cynique. Que sait-on d’un juif ?

— Comment, tu aurais des préjugés de race, toi, l’homme de la nature ?

— Pas le moindre préjugé et pas la moindre prévention hostile. Je constate seulement un fait : c’est que l’israélite le plus insignifiant a toujours en lui quelque chose de profondément mystérieux. Sommité ou abîme, ce représentant des vieux âges obéit à une logique qui n’est pas la nôtre. Il a retenu quelque chose de la doctrine ésotérique des hypogées, à laquelle Moïse avait été initié. En outre, la persécution lui a donné la science de la vie pratique et un sentiment très-âpre de la réalité. C’est donc un être puissant que je redoute pour l’avenir de la société, comme je redoute pour cette forêt où nous voici la chute des blocs de granit que les glaces retiennent au-dessus d’elle. Je ne hais pas le rocher, il a sa raison d’être, il fait partie de la charpente terrestre. Je respecte son origine, et même je l’étudie avec un certain trouble religieux ; mais je vois la loi qui l’entraîne, et qui, tout en le désagrégeant, réunit dans une commune fatalité sa ruine et celle des êtres de création plus moderne qui ont poussé sur ses flancs.

— Voilà, mon ami, une métaphore par trop scientifique.

— Non, non, elle est juste ! Notre sagesse, notre science religieuse et sociale ont pris racine dans la cendre du monde hébraïque, et, ingrats disciples, nous avons voulu l’anéantir au lieu de l’amener à nous suivre. Il se venge. C’est absolument comme ces arbres dont les racines avides et folles soulèvent les roches et creusent le chemin aux avalanches qui les engloutiront.

— Alors, selon toi, les juifs sont les futurs maîtres du monde ?

— Pour un moment, je n’en doute pas ; après quoi, d’autres cataclysmes les emporteront vite, s’ils restent juifs : il faut que tout se renouvelle ou périsse, c’est la loi de l’univers ; mais, pour en revenir à Moserwald, quel qu’il soit, crains de te lier avec lui avant de le bien connaître.

— Je ne compte pas me lier jamais avec lui, bien que je le juge mieux que tu ne fais.

— Je ne le juge pas ; je ne sais rien sur son compte qui m’autorise à le soupçonner en tant qu’individu. Au contraire, je sais qu’il a la réputation de tenir sa parole et d’être large en affaires plus qu’aucun de sa race ; mais tu me dis qu’il parle légèrement de M. de Valvèdre, et cela me déplaît. Et puis il t’offre ses services, et cela m’inquiète. On peut toujours avoir besoin d’argent, et la fable de Shylock est un symbole éternellement vrai. Le juif a instinctivement besoin de manger un morceau de notre cœur, lui qui a tant de motifs de nous haïr, et qui n’a pas acquis avec le baptême la sublime notion du pardon. Je t’en supplie, si tu te voyais entraîné à quelque dépense imprévue, excédant sérieusement tes ressources, adresse-toi à moi, et jamais à ce Moserwald. Jure-le-moi, je l’exige.

Je fus surpris de la vivacité d’Obernay, et me hâtai de le rassurer en lui parlant de l’honnête aisance de ma famille et de la simplicité de mes goûts.

— N’importe, reprit-il, promets-moi de me regarder comme ton meilleur ami. Je ne sais quelle sera ta vie… D’après ce que tu m’as laissé entrevoir hier de tes angoisses vis-à-vis de l’avenir et de ton mécontentement du présent, je crains que les passions ne jouent un rôle trop impérieux dans ta destinée. Il ne me semble pas que tu aies travaillé à te forger le frein nécessaire…

— Quel frein ? la botanique ou la géologie ?

— Oh ! si tu railles, parlons d’autre chose.

— Je ne raille pas quand il s’agit de t’aimer et d’être touché de ton affection généreuse ; mais conviens que tu penses trop en homme de spécialité et que tu dirais volontiers : « Hors de la science, point de salut. »

— Eh bien, oui, je te dirais volontiers. J’ai la candeur et le courage d’en convenir. J’ai eu sous les yeux de tels exemples de ces fausses théories qui ont déjà troublé ton âme !…

— Quelles théories me reproches-tu ? Voyons !

— La théorie en la personnalité d’abord, la prétention de réaliser une existence de gloire personnelle avec la résolution d’être furieux et désespéré, si tu échoues.

— Eh bien, tu te trompes ; j’ai deux cordes à mon ambition. J’accepte la gloire sans bonheur ou le bonheur sans gloire.

Obernay me railla à son tour de ma prétendue modestie, et, tout en discutant de la sorte, je ne sais plus comment nous vînmes à parler de M. de Valvèdre et de sa femme. J’étais assez curieux de savoir ce qu’il y avait de vrai dans les commérages de Moserwald, et Obernay était précisément disposé à une extrême réserve. Il faisait le plus grand éloge de son ami, et il évitait d’avoir une opinion sur le compte de madame de Valvèdre ; mais, malgré lui, il devenait nerveux et presque irascible en prononçant son nom. Il avait des réticences troublées ; le rouge lui montait au front quand je lui en demandais la cause. Mon esprit fit fausse route. Je m’imaginai qu’en dépit de sa vertu, de sa raison et de sa volonté, il était amoureux de cette femme, et, dans un moment où il s’en défendait le plus, il m’échappa de lui dire ingénument :

— Elle est donc bien séduisante !

— Ah ! s’écria-t-il en frappant du poing sur la boîte de métal qui contenait ses plantes et qui lui avait servi d’oreiller, je vois que les mauvaises pensées de ce juif ont déteint sur toi. Eh bien, puisque tu me pousses à bout, je te dirai la vérité. Je n’estime pas la femme dont tu me parles… À présent, me croiras-tu capable de l’aimer ?

— Eh ! mais… c’est quelquefois une raison de plus ; l’amour est si fantasque !

— Le mauvais amour, ou l’amour des romans et des drames modernes ; mais les mauvaises amours n’éclosent que dans les âmes malsaines, et, Dieu merci, la mienne est pure. La tienne est-elle donc déjà corrompue, que tu admets ces honteuses fatalités ?

— Je ne sais si mon âme est pure comme la tienne, mon cher Henri ; mais elle est vierge, voilà ce dont je puis te répondre.

— Eh bien, ne la laisse pas gâter et affaiblir d’avance par ces idées fausses. Ne te laisse pas persuader que l’artiste et le poëte soient destinés à devenir la proie des passions, et qu’il leur soit permis, plus qu’aux autres hommes, d’aspirer à une prétendue grande vie sans entraves morales ; ne t’avoue jamais à toi-même, quand même cela serait, que tu peux tomber sous l’empire d’un sentiment indigne de toi !…

— Mais, en vérité, tu vas me faire peur de moi-même, si tu continues ! Tu me mets sous les yeux des dangers auxquels je ne songeais pas, et pour un peu je croirais que c’est moi qui suis épris, sans la connaître, de cette fameuse madame de Valvèdre.

— Fameuse ! Ai-je dit qu’elle était fameuse ? reprit Obernay en riant avec un peu de dédain. Non ; la renommée n’a rien à faire avec elle, ni en bien ni en mal. Sache que les aventures qu’on lui prête à Genève, selon M. Moserwald (et je crois qu’on ne lui en prête aucune), n’existent que dans l’imagination de ce triomphant israélite. Madame de Valvèdre vit à la campagne, fort retirée, avec ses deux belles-sœurs et ses deux enfants.

— Je vois que Moserwald est, en effet, mal renseigné : il m’avait dit quatre enfants et une belle-sœur ; mais, toi, sais-tu que tu te contredis beaucoup sur le compte de cette femme ? Elle est irréprochable, et pourtant tu ne l’estimes pas !

— Je ne sais rien à reprendre dans sa conduite ; je n’estime pas son caractère, son esprit, si tu veux.

— En a-t-elle, de l’esprit ?

— Moi, je ne trouve pas ; mais elle passe pour en avoir.

— Elle est toute jeune ?

— Non ! Elle s’est mariée à vingt ans, il y a déjà… oui, il y a dix ans environ. Elle peut avoir la trentaine.

— Eh ! ce n’est pas si jeune, en effet ! Et son mari ?

— Il a quarante ans, lui, et il est plus jeune qu’elle, car il est agile et fort comme un sauvage, tandis qu’elle est nonchalante et fatiguée comme une créole.

— Qu’elle est ?

— Non, c’est la fille d’une Espagnole et d’un Suédois ; son père était consul à Alicante, où il s’est marié.

— Singulier mélange de races ! Cela doit avoir produit un type bizarre ?

— Très-réussi comme beauté physique.

— Et morale ?

— Morale, moins, selon moi… Une âme sans énergie, un cerveau sans étendue, un caractère inégal, irritable et mou ; aucune aptitude sérieuse et de sots dédains pour ce qu’elle ne comprend pas.

— Même pour la botanique ?

— Oh ! pour la botanique plus que pour toute autre chose.

— En ce cas, me voilà bien rassuré sur ton compte. Tu n’aimes pas, tu n’aimeras jamais cette femme-là !

— Cela, je t’en réponds, dit gaiement mon ami en rebouclant son sac et en repassant sa jeannette[1] en sautoir. Il est permis aux fleurs de ne pas aimer les femmes ; mais les femmes qui n’aiment pas les fleurs sont des monstres !

Il me serait bien impossible de dire pourquoi et comment cet entretien brisé et repris plusieurs fois durant le reste de la journée, et toujours sans aucune préméditation de part ou d’autre, engendra en moi une sorte de trouble et comme une prédisposition à subir les malheurs dont Obernay voulait me préserver. On eût dit que, doué d’une subite clairvoyance, il lisait dans le livre de mon avenir. Et pourtant je n’étais ni un caractère passif, ni un esprit sans réaction ; mais je croyais beaucoup à la fatalité. C’était la mode en ce temps-là, et croire à la fatalité, c’est la créer en nous-mêmes.

— Qui donc va s’emparer de moi ? me disais-je en m’endormant avec peine vers minuit, tandis qu’Obernay, couché à six heures du soir, se relevait pour se livrer aux observations scientifiques dont son ami lui avait confié le programme. Pourquoi Henri a-t-il paru si inquiet de moi ? Son œil exercé à lire dans les nuages a-t-il aperçu au delà de l’horizon les tempêtes qui me menacent ? Qui donc vais-je aimer ? Je ne connais aucune femme qui m’ait fait beaucoup songer, si ce n’est deux ou trois grandes artistes lyriques ou dramatiques auxquelles je n’ai jamais parlé et ne parlerai probablement jamais. J’ai eu la vie, sinon la plus calme, du moins la plus pure. J’ai senti en moi les forces de l’amour, et j’ai su les conserver entières pour un objet idéal que je n’ai pas encore rencontré.

Je rêvai, en dormant, à une femme que je n’avais jamais vue, que, selon toute apparence, je ne devais jamais voir, à madame de Valvèdre. Je l’aimai passionnément durant je ne sais combien d’années dont la vision ne dura peut-être pas une heure ; mais je m’éveillai surpris et fatigué de ce long drame dont je ne pus ressaisir aucun détail. Je chassai ce fantôme et me rendormis sur le côté gauche. J’étais agité. Le juif Moserwald m’apparut et m’offensa si cruellement, que je lui donnai un soufflet. Éveillé de nouveau, je retrouvai sur mes lèvres des mots confus qui n’avaient aucun sens. Dans mon troisième somme, je revis le même personnage, amical et railleur, sous la forme d’un oiseau fantastique énormément gras, qui s’enlevait lourdement de terre, et que je poursuivais cependant sans pouvoir l’atteindre. Il se posait sur les rochers les plus élevés, et, les faisant crouler sous son poids, il m’environnait en riant de lavanges de pierres et de glaçons. Toutes les métaphores dont Obernay m’avait régalé prenaient une apparence sensible, et je ne pus reposer qu’après avoir épuisé ces fantaisies étranges.

Quand je me levai, Obernay, qui avait veillé jusqu’à l’aube, s’était recouché pour une heure ou deux. Il avait l’admirable faculté d’interrompre et de reprendre son sommeil comme toute autre occupation soumise à sa volonté. Je m’informai de Moserwald ; il était parti au point du jour.

J’attendis le réveil d’Henri, et, après un frugal déjeuner, nous partîmes ensemble pour une belle promenade qui dura une grande partie de la journée, et durant laquelle il ne fut plus question ni des Valvèdre, ni du juif, ni de moi-même. Nous étions tout à la nature splendide qui nous environnait. J’en jouissais en artiste ébloui qui ne cherche pas encore à se rendre compte de l’effet produit sur son âme par la nouveauté des grands spectacles, et qui, dominé par la sensation, n’a pas le loisir de savourer et de résumer. Familiarisé avec la sublimité des montagnes et occupé de surprendre les mystères de la végétation, Obernay me paraissait moins enivré et plus heureux que moi. Il était sans fièvre et sans cris, tandis que je n’étais que vertige et transports.

Vers trois heures de l’après-midi, comme il parlait d’escalader encore une banquette de roches terribles pour chercher un petit saxifrage rarissimus qui devait se trouver par là, je lui avouai que je me sentais très-fatigué, et que je me mourais de faim, de chaud et de soif.

— Au fait, cela doit être, répondit-il. Je suis un égoïste, je ne songe pas que toute chose exige un apprentissage, et que tu ne seras pas bon marcheur dans ce pays-ci avant huit ou dix jours de fatigues progressives. Tu me permettras d’aller chercher mon saxifrage ; il est un peu tard dans la saison, et je crains fort de le trouver tout en graines, si je remets la chose à demain. Peut-être, ce soir, trouverai-je encore quelques corolles ouvertes. Je te rejoindrai à Saint-Pierre, à l’heure du dîner. Toi, tu vas suivre le sentier où nous sommes ; il te conduira sans danger et sans fatigue, dans dix minutes tout au plus, à un chalet caché derrière le gros rocher qui nous fait face. Tu trouveras là du lait à discrétion. Tu descendras ensuite vers la vallée en prenant toujours à gauche, et tu regagneras notre gîte en flânant le long du torrent. Le chemin est bon, et tu seras en pleine ombre.

Nous nous séparâmes, et, après m’être désaltéré et reposé un quart d’heure au chalet indiqué, je descendis vers la vallée. Le sentier était fort bon, en comparaison de ceux qu’Obernay m’avait fait parcourir, mais si étroit, que, lorsque je m’y rencontrais avec des troupeaux défilant tête par tête à mes côtés, je devais leur céder le pas et grimper sur des talus plus ou moins accessibles, pour n’être pas précipité dans une profonde coupure à pic qui rasait le bord opposé. J’avais réussi à me préserver, lorsque, me trouvant dans un des passages les plus étranglés, j’entendis derrière moi un bruit de sonnettes régulièrement cadencé. C’était une bande de mulets chargés que je me mis tout de suite en mesure de laisser passer. À cet effet, j’avisai une roche qui me mettait de niveau avec la tête de ces bêtes imperturbables, et je m’y assis pour les attendre. La vue était magnifique, mais la petite caravane qui approchait absorba bientôt toute mon attention.

En tête, une mule assez pittoresquement caparaçonnée à l’italienne, et menée en main par un guide à pied, portait une femme drapée dans un léger burnous blanc. Derrière ce groupe venait un groupe à peu près semblable, un guide, un mulet, et sur le mulet une autre femme plus grande ou plus svelte que la première, coiffée d’un grand chapeau de paille et vêtue d’une amazone grise. Un troisième guide, conduisant un troisième mulet et une troisième femme qui avait l’air d’une soubrette, était suivi de deux autres mulets portant des bagages, et d’un quatrième guide qui fermait la marche avec un domestique à pied.

J’eus tout le temps d’examiner ce personnel, qui descendait lentement vers moi ; je pouvais très-bien distinguer les figures, sauf celle de la dame en burnous dont le capuchon était relevé, et ne laissait à découvert qu’un œil noir étrange et assez effrayant. Cet œil se fixa sur le mien au moment où la voyageuse se trouva près de moi, et elle arrêta brusquement sa monture en tirant sur la bride, au point de faire trébucher le guide, et au risque de le faire tomber dans le précipice. Elle ne parut pas s’en soucier, et, m’adressant la parole d’une voix assez dure, elle me demanda si j’étais du pays. Sur ma réponse négative, elle allait passer outre, lorsque la curiosité me fit ajouter que j’y étais depuis deux jours, et que, si elle avait besoin d’un renseignement, j’étais peut-être à même de le lui donner.

— Alors, reprit-elle, je vous demanderai si vous avez entendu dire que le comte de Valvèdre fût dans les environs.

— Je sais qu’un M. de Valvèdre est à cette heure en excursion sur le mont Rose.

— Sur le mont Rose ? tout en haut ?

— Dans les glaciers, voilà tout ce que je sais.

— Ah ! je devais m’attendre à cela ! dit la dame avec un accent de dépit.

— Oh ! mon Dieu ! ajouta la seconde amazone, qui s’était approchée pour écouter mes réponses, voilà ce que je craignais !

— Rassurez-vous, mesdames ; le temps est magnifique, le sommet très-clair, et personne n’est inquiet de l’expédition. Tout fait croire aux gens du pays qu’elle ne sera pas dangereuse.

— Je vous remercie pour votre bon augure, répondit cette personne à la figure ouverte et à la voix douce ; madame de Valvèdre et moi, sa belle-sœur, nous vous en savons gré.

Mademoiselle de Valvèdre m’adressa ce doux remerciement en passant devant moi pour suivre sa belle-sœur, qui s’était déjà remise en marche. Je suivis des yeux le plus longtemps possible la surprenante apparition. Madame de Valvèdre se retourna, et, dans ce mouvement, je vis son visage tout entier. C’était donc là cette femme qui avait tant piqué ma curiosité, grâce aux réticences dédaigneuses d’Obernay ! Elle ne me plaisait point. Elle me paraissait maigre et colorée, deux choses qui jurent ensemble. Son regard était dur et sa voix aussi, ses manières brusques et nerveuses. Ce n’était pas là un type que j’eusse jamais rêvé ; mais comme, en revanche, mademoiselle de Valvèdre me semblait douce et d’une grâce sympathique ! D’où vient qu’Obernay ne m’avait point dit que son ami eût une sœur ? L’ignorait-il ? ou bien était-il amoureux d’elle et jaloux de son secret au point de ne vouloir pas seulement laisser deviner l’existence de la personne aimée ?

Je doublai le pas, et j’arrivai au hameau peu d’instants après les voyageuses. Madame de Valvèdre était déjà devenue invisible ; mais sa belle-sœur errait encore par les escaliers, s’enquérant de toutes choses relatives à l’excursion de son frère. Dès qu’elle me vit, elle me questionna d’un air de confiance en me demandant si je ne connaissais pas Henri Obernay.

— Oui, sans doute, répondis-je, il est mon meilleur ami.

— Oh ! alors, reprit-elle avec abandon, vous êtes Francis Valigny, de Bruxelles, et sans doute vous me connaissez déjà, moi ? Il a dû vous dire que j’étais sa fiancée ?

— Il ne me l’a pas dit encore, répondis-je un peu troublé d’une si brusque révélation.

— C’est qu’il attendait ma permission, apparemment. Eh bien, vous lui direz que je l’autorise à vous parler de moi, pourvu qu’il vous dise de moi autant de bien qu’il m’en a dit de vous ; mais vous, monsieur Valigny, parlez-moi de mon frère et de lui !… Est-ce bien vrai qu’ils ne sont pas en danger ?

Je lui appris qu’Obernay n’avait suivi M. de Valvèdre que pendant une nuit, et qu’il allait rentrer.

— Mais, ajoutai-je, devez-vous être inquiète à ce point de votre frère ? N’êtes-vous pas habituée à le voir entreprendre souvent de pareilles courses ?

— Je devrais m’y habituer, répondit-elle simplement.

En ce moment, madame de Valvèdre la fit appeler par une soubrette italienne d’accent et très-jolie de type. Mademoiselle de Valvèdre me quitta en me disant :

— Allez donc voir si Henri revient de sa promenade, et apprenez-lui que Paule vient d’arriver.

— Allons, pensai-je, silence à tout jamais devant elle, mon pauvre étourdi de cœur ! Tu dois être le frère et rien que le frère de cette charmante fille. D’ailleurs, tu serais bien ridicule de vouloir lutter contre un rival aimé, et sans doute plus que toi digne de l’être. N’es-tu pas déjà un peu coupable d’avoir tressailli légèrement au frôlement de cette robe virginale ?

Obernay arrivait ; je courus au-devant de lui pour l’avertir de l’événement. Sa figure rose passa au vermillon le plus vif, puis le sang se retira tout entier vers le cœur, et il devint pâle jusqu’aux lèvres. Devant cette franchise d’émotion, je lui serrai la main en souriant.

— Mon cher ami, lui dis-je, je sais tout, et je t’envie, car tu aimes, et c’est tout dire !

— Oui, j’aime de toute mon âme, s’écria-t-il, et tu comprends mon silence ! À présent, parlons raison. Cette arrivée imprévue, qui me comble de joie, me cause aussi de l’inquiétude. Avec les caprices de… certaines personnes… ou de la destinée…

— Dis les caprices de madame de Valvèdre. Tu crains de sa part quelque obstacle à ton bonheur ?

— Des obstacles, non ! mais… des influences… Je ne plais pas beaucoup à la belle Alida !

— Elle s’appelle Alida ? C’est recherché, mais c’est joli, plus joli qu’elle ! Je n’ai pas été émerveillé du tout de sa figure.

— Bien, bien, n’importe… Mais, dis-moi, puisque tu l’as vue, sais-tu ce qu’elle vient faire ici ?

— Et comment diable veux-tu que je le sache ? J’ai cru comprendre qu’une vive inquiétude conjugale…

— Madame de Valvèdre inquiète de son mari ?… Elle ne l’est pas ordinairement ; elle est si habituée…

— Mais mademoiselle Paule ?

— Oh ! elle adore son frère, elle ; mais ce n’est certainement pas son ascendant qui a pu agir en quoi que ce soit sur sa belle-sœur. Toutes deux savent, d’ailleurs, que Valvèdre n’aime pas qu’on le suive et qu’on le tiraille pour le déranger de ses travaux. Il doit y avoir quelque chose là-dessous, et je cours m’en informer, s’il est possible de le savoir.

Moi, je courus m’habiller, espérant que les voyageuses dîneraient dans la salle commune ; mais elles n’y parurent pas. On les servit dans leur appartenant, et elles y retinrent Obernay. Je ne le revis qu’à la nuit close.

— Je te cherche, me dit-il, pour te présenter à ces dames. On m’a chargé de t’inviter à prendre le thé chez elles. C’est une petite solennité ; car, de la terrasse, nous verrons, à neuf heures, partir de la montagne une ou plusieurs fusées qui seront, de la part de Valvèdre, un avis télégraphique dont j’ai la clef.

— Mais la cause de l’arrivée de ces dames ? Je ne suis pas curieux, pourtant je désire bien apprendre que ce n’est pas pour toi un motif de chagrin ou de crainte.

— Non, Dieu merci ! Cette cause reste mystérieuse. Paule croit que sa belle-sœur était réellement inquiète de Valvèdre. Je ne suis pas aussi candide ; mais Alida est charmante avec moi, et je suis rassuré. Viens.

Madame de Valvèdre s’était emparée du logement de son mari, qui était assez vaste, eu égard aux proportions du chalet. Il se composait de trois chambres dans l’une desquelles Paule préparait le thé en nous attendant. Elle était si peu coquette, qu’elle avait gardé sa robe de voyage toute fripée et ses cheveux dénoués et en désordre sous son chapeau de paille. C’était peut-être un sacrifice qu’elle avait fait à Obernay de rester ainsi, pour ne pas perdre un seul des instants qu’ils pouvaient passer ensemble. Pourtant je trouvai qu’elle acceptait trop bien cet abandon de sa personne, et je pensai tout de suite qu’elle n’était pas assez femme pour devenir autre chose que la femme d’un savant. J’en félicitai Obernay dans mon cœur ; mais tout sentiment d’envie ou de regret personnel fit place à une franche sympathie pour la bonté et la raison dont sa future était douée.

Madame de Valvèdre n’était pas là. Elle resta dans sa chambre jusqu’au moment où Paule frappa à la porte en lui criant que c’était bientôt l’heure du signal. Elle sortit alors de ce sanctuaire, et je vis qu’elle avait endossé un délicieux négligé. Ce n’était peut-être pas bien conforme aux agitations d’esprit qu’elle affichait ; mais, si par hasard elle avait fait cette toilette à mon intention, pouvais-je ne pas lui en savoir gré ?

Elle m’apparut tellement différente de ce qu’elle m’avait semblé sur le sentier de la montagne, que, si je l’eusse revue ailleurs que chez elle, j’eusse hésité à la reconnaître. Perchée sur son mulet et drapée dans son burnous, je l’avais imaginée grande et forte ; elle était, en réalité, petite et délicate. Animée par la chaleur, sous le reflet de son ombrelle, elle m’avait paru rouge et comme marbrée de tons violacés. Elle était pâle et de la carnation la plus fine et la plus lisse. Ses traits étaient charmants, et toute sa personne avait, comme sa mise, une exquise distinction.

J’eus à peine le temps de la regarder et de la saluer. L’heure approchait, et l’on se précipitait sur le balcon. Elle s’y plaça la dernière, sur un siége que je lui présentai, et, m’adressant la parole avec douceur :

— Il me semble, dit-elle, que les premiers gîtes de ceux qui entreprennent de semblables courses n’ont rien d’inquiétant.

— En effet, répondit Obernay, ce gîte est un trou dans le rocher, avec quelques pierres alentour. On n’y est pas trop bien, mais on y est en sûreté. Attention cependant ! Voici les cinq minutes écoulées…

— Où faut-il regarder ? demanda vivement mademoiselle de Valvèdre.

— Où je vous ai dit. Et pourtant… non ! voici la fusée blanche. C’est de beaucoup plus haut qu’elle part. Il aura dédaigné l’étape marquée par les guides. Il est sur les grands plateaux, si je ne me trompe.

— Mais les grands plateaux ne sont-ils pas des plaines de neige ?

— Permettez… Seconde fusée blanche !… La neige est dure, et il a installé sa tente sans difficulté… Troisième fusée blanche ! Ses instruments ont bien supporté le voyage, rien n’est cassé ni endommagé. Bravo !

— Dès lors il passera une meilleure nuit que nous, dit madame de Valvèdre ; car ses instruments sont ce qu’il a de plus cher au monde.

— Pourquoi, madame, ne dormiriez-vous pas tranquille ? me hasardai-je à dire à mon tour. M. de Valvèdre est si bien prémuni contre le froid ; il a une telle expérience de ces sortes d’aventures…

Madame de Valvèdre sourit imperceptiblement, soit pour me remercier de mes consolations, soit pour les dédaigner, soit encore parce qu’elle me trouvait bien naïf de croire qu’un mari comme le sien pût être la cause de ses insomnies. Elle quitta le balcon où Obernay, n’attendant plus d’autre signal, restait à parler de Valvèdre avec Paule, et, comme je suivais Alida auprès de la table à thé, je fus encore une fois très indécis sur le charme de sa physionomie. Il sembla qu’elle devinait mon incertitude, car elle s’étendit nonchalamment sur une sorte de chaise longue assez basse, et je pus la voir enfin, éclairée en entier par la lampe placée sur la table.

Je la contemplais depuis un instant sans parler, et légèrement troublé, lorsqu’elle leva lentement ses yeux sur les miens, comme pour me dire : « Eh bien, vous décidez-vous enfin à voir que je suis la plus parfaite créature que vous ayez jamais rencontrée ? » Ce regard de femme fut si expressif, que je le sentis passer en moi, de la tête aux pieds, comme un frisson brûlant, et que je m’écriai éperdu :

— Oui, madame, oui !

Elle vit à quel point j’étais jeune et ne s’en offensa point ; car elle me demanda avec un étonnement peu marqué à quoi je répondais.

— Pardon, madame, j’ai cru que vous me parliez !

— Mais pas du tout. Je ne vous disais rien !

Et un second regard, plus long et plus pénétrant que le premier, acheva de me bouleverser, car il m’interrogeait jusqu’au fond de l’âme.

À ceux qui n’ont pas rencontré le regard de cette femme, je ne pourrai jamais faire comprendre quelle était sa puissance mystérieuse. L’œil, extraordinairement long, clair et bordé de cils sombres qui le détachaient du plan de la joue par une ombre changeante, n’était ni bleu, ni noir, ni verdâtre, ni orangé. Il était tout cela tour à tour, selon la lumière qu’il recevait ou selon l’émotion intérieure qui le faisait pâlir ou briller. Son expression habituelle était d’une langueur inouïe, et nul n’était plus impénétrable quand il rentrait son feu pour le dérober à l’examen ; mais en laissait-il échapper une faible étincelle, toutes les angoisses du désir ou toutes les défaillances de la volupté passaient dans l’âme dont il voulait s’emparer, si bien gardée ou si méfiante que fût cette âme-là.

La mienne n’était nullement avertie, et ne songea pas un instant à se défendre, Elle vit bien celle qui venait de me réduire ! Nous n’avions échangé que les trois paroles que je viens de rapporter, et Obernay s’approchait de nous avec sa fiancée, que tout était déjà consommé dans ma pensée et dans ma conscience ; j’avais rompu avec mes devoirs, avec ma famille, avec ma destinée, avec moi-même ; j’appartenais aveuglément, exclusivement, à cette femme, à cette inconnue, à cette magicienne.

Je ne sais rien de ce qui fut dit autour de cette petite table, où Paule de Valvèdre remuait des tasses en échangeant de calmes répliques avec Obernay. J’ignore absolument si je bus du thé. Je sais que je présentai une tasse à madame de Valvèdre et que je restai près d’elle, les yeux attachés sur son bras mince et blanc, n’osant plus regarder son visage, persuadé que je perdrais l’esprit et tomberais à ses pieds, si elle me regardait encore. Quand elle me rendit la tasse vide, je la reçus machinalement et ne songeai point à m’éloigner. J’étais comme noyé dans les parfums de sa robe et de ses cheveux. J’examinais plutôt stupidement que sournoisement les dentelles de ses manchettes, le fin tissu de son bas de soie, la broderie de sa veste de cachemire, les perles de son bracelet, comme si je n’eusse jamais vu de femme élégante, et comme si j’eusse voulu m’instruire des lois du goût. Une timidité qui était presque de la frayeur m’empêchait de penser à autre chose qu’à ce vêtement dont émanait un fluide embrasé qui m’empêchait de respirer et de parler. Obernay et Paule parlaient pour quatre. Que de choses ils avaient donc à se dire ! Je crois qu’ils se communiquaient des idées excellentes dans un langage meilleur encore ; mais je n’entendis rien. J’ai constaté plus tard que mademoiselle de Valvèdre avait une belle intelligence, beaucoup d’instruction, un jugement sain, élevé, et même un grand charme dans l’esprit ; mais, en ce moment où, recueilli en moi-même, je ne songeais qu’à contenir les battements de mon cœur, combien je m’étonnais de la liberté morale de ces heureux fiancés qui s’exprimaient si facilement et si abondamment leurs pensées ! Ils avaient déjà l’amour communicatif, l’amour conjugal : pour moi, je sentais que le désir est farouche et la passion muette.

Alida avait-elle de l’esprit naturel ? Je ne l’ai jamais su, bien que je l’aie entendue dire des choses frappantes et parler quelquefois avec l’éloquence de l’émotion ; mais, d’habitude, elle se taisait, et, ce soir-là, soit qu’elle voulût ne rien révéler de son âme, soit qu’elle fût brisée de fatigue ou fortement préoccupée, elle ne prononça qu’avec effort quelques mots insignifiants. Je me trouvais et je restais assis beaucoup trop près d’elle ; j’aurais pu et j’aurais dû être à distance plus respectueuse. Je le sentais et je me sentais aussi cloué à ma place. Elle en souriait sans doute intérieurement mais elle ne paraissait pas y prendre garde, et les deux fiancés étaient trop occupés l’un de l’autre pour s’en apercevoir. Je serais resté là toute la nuit sans faire un mouvement, sans avoir une idée nette, tant je me trouvais mal et bien à la fois. Je vis Obernay serrer fraternellement la main de Paule en lui disant qu’elle devait avoir besoin de dormir. Je me retrouvai dans ma chambre sans savoir comment j’avais pu prendre congé et quitter mon siége ; je me jetai sur mon lit à moitié déshabillé, comme un homme ivre.

Je ne repris possession de moi-même qu’au premier froid de l’aube. Je n’avais pas fermé l’œil. J’avais été en proie à je ne sais quel délire de joie et de désespoir. Je me voyais envahi par l’amour, que, jusqu’à cette heure de ma vie, je n’avais connu qu’en rêve, et que l’orgueil un peu sceptique d’une éducation recherchée m’avait fait à la fois redouter et dédaigner. Cette révélation soudaine avait un charme indicible, et je sentais qu’un homme nouveau, plus énergique et plus entreprenant, avait pris place en moi ; mais l’ardeur de cette volonté que j’étais encore si peu sûr de pouvoir assouvir me torturait, et, quand elle se calma, elle fut suivie d’un grand effroi. Je ne me demandai certes pas si, envahi à ce point, je n’étais pas perdu ; ceci m’importait peu. Je ne me consultai que sur la marche à suivre pour n’être pas ridicule, importun et bientôt éconduit. Dans ma folie, je raisonnai très-serré ; je me traçai un plan de conduite. Je compris que je ne devais rien laisser soupçonner à Obernay, vu que son amitié pour Valvèdre me le rendrait infailliblement contraire. Je résolus de gagner sa confiance en paraissant partager ses préventions contre Alida, et de savoir par lui tout ce que je pouvais craindre ou espérer d’elle. Rien n’était plus étranger à mon caractère que cette perfidie, et, chose étonnante, elle ne me coûta nullement. Je ne m’y étais jamais essayé, j’y fus passé maître du premier coup. Au bout de deux heures de promenade matinale avec mon ami, je tenais tout ce qu’il m’avait marchandé jusque-là, je savais tout ce qu’il savait lui-même.


  1. C’est la boîte de fer battu où les botanistes mettent leurs plantes à la promenade pour les conserver fraîches.