Valentines et autres vers/Cas de divorce

Valentines et autres vers, Texte établi par Ernest DelahayeAlbert Messein (p. 147-158).
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CAS DE DIVORCE


Adam était fort amoureux.
Maigre comme un clou, les yeux creux ;
Son Ève était donc bien heureuse
D’être sa belle Ève amoureuse,
Mais,… fiez-vous donc à demain !
Un soir, en promenant sa main
Sur le moins beau torse du monde,
Ah !… sa surprise fut profonde !
Il manquait une côte… là.
Tiens ! Tiens ! que veut dire cela ?
Se dit Ève, en baissant la tête.
Mais comme Ève n’était pas bête,
Tout d’abord Ève ne fit rien
Que s’en assurer bel et bien.
« Vous, Madame, avec cette mine ?
Qu’avez-vous donc qui vous chagrine ? »
Lui dit Adam, le jour suivant.
« Moi, rien… dit Ève… c’est… le vent. »
Or, le vent dormait sous la plume,
Contrairement à sa coutume.

Un autre eût été dépité,
Mais comme il avait la gaieté
Inaltérable de son âge,
Il s’en fut à son jardinage
Tout comme si de rien n’était.

Cependant, Eve s’em…bêtait
Comme s’ennuie une Princesse,
« Il faut, nom de Dieu, que ça cesse »,
Se dit Eve, d’un ton tranchant.
« Je veux le voir, oui, sur le champ »,
Je dirai « Sire, il manque à l’homme
Une côte, c’est sûr, en somme,
En général, ça ne fait rien,
Mais ce général, c’est le mien.
Il faut donc la lui donner vite.
Moi, j’ai mon compte, ça m’évite
De vous importuner, mais lui,
N’a pas le sien, c’est un ennui.
Ce détail me gâte la fête.
Puisque je suis toute parfaite,
J’ai bien droit au mari parfait.
Il ne peut que dire : en effet, »

Ici la Femme devint… rose,

« Et s’il dit, prenant mal la chose :
« Ton Adam n’est donc plus tout nu ! »
Il fallait cette côte absente
Qu’elle en parût reconnaissante !

Doux Jésus !
Tout fut bien changé.

Eve prit son air affligé.
Et lorsqu’Adam parmi les branches,
Voyait bouder ses… formes blanches,
Et que ne pouvant s’en passer,
Il accourait, pour l’embrasser,
Tout rempli d’une envie affreuse :
« Ah ! que je suis donc malheureuse ! »
Disait Eve, qui s’affalait.

Enfin, un jour qu’Adam parlait
D’une voix trop brusque et trop haute :
« Pourquoi, dis, que t’as pas ta côte ? »

« Voyons ! vous vous… fichez de moi !
Tu le sais bien,… comment, c’est toi,
Toi, ma côte, qui se réclame ! »

— « Ça n’empêche pas » dit la Femme,
À ta place, j’insisterais. »

— Si je faisais de nouveaux frais
Dit Adam ; j’aurais trop de honte.
Nous avons chacun notre compte,
Toi comme moi, tu le sais bien,
Et le Prince ne nous doit rien ;
Car nul en terme de boutique
Ne tient mieux son arithmétique.


Ce raisonnement était fort,
Eve pourtant n’avait pas tort.
Tu m’as, en tendant tes mains franches,
Dit, « voici la fleur de mes branches,
Et voilà le fruit de ma chair ! »
« En effet, ma chère ! »

« En effet, ma chère ! » — « Ah !… mon cher !
J’avais pris moi cette parole
Au figuré… mais j’étais folle ! »

— « Je t’avais prise au figuré
Moi-même, » dit Adam, paré
De sa dignité fraîche éclose
Et qui lui prêtait quelque chose
Comme un ton de maître d’hôtel,
Déjà suffisamment mortel ;
« L’ayant dit un peu comme on tousse.
Vois, quand la vérité nous pousse,
Il faut la dire, malgré soi. »

« Je ne peux pas moi comme toi. »
Fut tout ce que répondit Eve.

La nuit s’en va, le jour se lève,
Adam saisit son arrosoir,
Et, « ma belle enfant, à ce soir ! »


Sa belle enfant ! pauvre petite !
Elle, jadis sa… favorite,
Était son enfant, à présent.
Quoi ? Ce n’était pas suffisant
Qu’Adam n’eût toujours pas sa côte,
À présent c’était de sa faute !
Elle en avait les bras cassés !
Et ce n’était encore assez.
« Mais puisque ça ne se voit pas »,
Dit Adam. « Ça se sent », dit Ève,
Avec sa voix sifflante et brève.

Adam partit à contrecœur,
Car dans le fond il avait peur
De dire, en cette conjoncture,
À l’Auteur de la créature :
Vous avez fait un pas de clerc
En ratant ma côte, c’est clair.
Sa démarche impliquait un blâme.
Mais il voulait plaire à sa femme.

Ève attendit une heure vingt
Bonnes minutes ; il revint
Souriant, la mine attendrie,
Et, baisant sa bouche fleurie,
L’étreignant de son bras musclé :
« Je ne l’ai pas, pourtant je l’ai.
Je la tiens bien puisque je t’aime,
Sans l’avoir, je l’ai tout de même. »


Ève, sentant que ça manquait
Toujours, pensa qu’il se moquait ;
Mais il lui raconta l’histoire
Qu’il venait d’apprendre, il faut croire,
De l’origine de son corps,
Qu’Ève était sa côte, et qu’alors…
La chose…

La chose… « Ah ! c’est donc ça…, dit-Elle,

Que le jour, oui, je me rappelle,
Où nous nous sommes rencontrés
Dans les parterres diaprés,
Que lui-même il n’est pas venu ?
A-t-il sa langue dans sa poche ?
Sur la mèche où le cœur s’accroche,
La casquette à n’en plus finir ?
Est-il en train de devenir…
Soutenu ?… » Que répliquerai-je ?

La Femme ici devint… de neige.

Sitôt qu’Adam fut de retour
Ève passa ses bras autour
Du cou, le plus fort de son monde,
Et, renversant sa tête blonde,
Reçut deux grands baisers joyeux ;
Puis fermant à demi les yeux,
Pâmée au rire de sa bouche,
Elle l’attira vers sa couche,

Où, commençant à s’incliner,
L’on se mit à se lutiner.
Soudain : « Ah ! qu’as-tu là ? » fit Ève.
Adam parut sortir d’un rêve.
« Là… mais, rien… », dit-il. « Justement,
Tu n’as rien, comme c’est charmant !
Tu vois, il te manque une côte.
Après tout, ce n’est pas ta faute,
Tu ne dois pas te tourmenter ;
Mais sur l’heure, il faut tout quitter,
Aller voir le Prince, et lui dire
Ce qu’humblement ton cœur désire ;
Que tu veux ta côte, voilà.
Or, pour lui, qu’est-ce que cela ?
Moins que rien, une bagatelle. »
Et prenant sa voix d’Immortelle :
« Allons ! Monsieur… tout de ce pas. »
Ève changea de ritournelle,
Et lorsqu’Adam était… sur elle,
Elle répétait d’un ton las :
« Pourquoi, dis, que tu m’aimes pas ? »

Sur ces entrefaites, la femme
S’en vint errer, le vague à l’âme,
Autour de l’arbre défendu.
Le serpent s’y trouvait pendu
Par la queue, il leva la tête.
« Ève, comme vous voilà faite ! »
Dit-il, en la voyant venir.


La pauvre Ève n’y put tenir ;
Elle lui raconta sa peine,
Et même fit voir… une veine.
Le bon Vieux en parut navré.
Tiens ! Tiens ! dit-il ; c’est pourtant vrai.
Eh ! bien ! moi : j’ai votre remède ;
Et je veux vous venir en aide,
Car je sais où tout ça conduit.
Écoute-moi, prends de ce fruit.
« Oh ! non ! » dit Ève « et la défense ? »
« Ton prince est meilleur qu’il ne pense
Et ne peut vous faire mourir.
Prends cette pomme et va l’offrir
À ton mari, pour qu’il en mange,
Et, dit, entr’autres choses, l’Ange,
Parfaits alors, comme des Dieux,
En lui, plus de vide odieux !
Vois quelle épine je vous ôte.
Ce pauvre Adam aura sa côte. »
C’était tout ce qu’Ève voulait.
Le fruit était là qui parlait,
Ève étendit donc sa main blanche
Et le fit passer de la branche
Sous sa nuque, dans son chignon.

Ève trouva son compagnon
Qui dormait étendu sur l’herbe,
Dans une pose peu superbe,
Le front obscurci par l’ennui.

Ève s’assit auprès de lui,
Ève s’empara de la pomme,
Se tourna du côté de l’Homme
Et la plaçant bien sous son nez,
Loin de ses regards étonnés :
« Tiens ! regarde ! la belle pêche ! »
— « Pomme », dit-il d’une voix sèche.
« Pêche ! Pêche ! » — « Pomme. » — « Comment ?
Ce fruit d’or, d’un rose charmant,
N’est pas une pomme bien ronde ?
Voyons !… demande à tout le monde ? »
— « Qui tout le monde ? » Ève sourit :
« J’ai dit tout le monde ? » et reprit,
Lui prenant doucement la tête :
« Eh ! oui, c’est une pomme, bête,
Qui ne comprends pas qu’on voulait
T’attraper… ah ! fi ! que c’est laid !
Pour me punir, mon petit homme,
Je vais t’en donner, de ma pomme. »

Et l’éclair de son ongle luit,
Qui se perd dans la peau du fruit.

On était au temps des cerises,
Et justement l’effort des brises,
Qui soufflait dans les cerisiers,
En fit tomber une à leurs pieds !

Malheureuse ! que vas-tu faire ?
Crie Adam, rouge de colère,

Qui soudain a tout deviné,
Veut se saisir du fruit damné,
Mais l’homme avait trouvé son maître.
« Je serai seule à la commettre »,
Dit Ève en éloignant ses bras,
Si hautaine… qu’il n’osa pas.

Puis très tranquillement, sans fièvres,
Ève met le fruit sur ses lèvres,
Ève le mange avec ses dents.

L’homme baissa ses yeux ardents
Et de ses mains voila sa face.

« Moi, que voulez-vous que j’y fasse ?
Dit Ève ; c’est mon bon plaisir ;
Je n’écoute que mon désir
Et je le contente sur l’heure.
Mieux que vous… qu’a-t-il donc ? il pleure !
En voulez-vous ?
Non, et pourquoi ?
Vous voyez, j’en mange bien, moi.
D’ailleurs, songez qu’après ma faute
Nous ne vivrons plus côte à côte,
On va nous séparer… c’est sûr,
On me l’a dit, par un grand mur.
En voulez-vous ? »
Lui, tout en larmes,
S’enfonçait, songeant à ses charmes,

Dans le royaume de Sa voix.
Enfin, pour la dernière fois
Prenant sa tête qu’Ève couche,
En veux-tu, dis ? ouvre ta bouche !

Et c’est ainsi qu’Adam mangea
À peu près tout, Ève déjà
N’en ayant pris qu’une bouchée ;
Mais Ève eût été bien fâchée
Du contraire, pour l’avenir.
Il a besoin de devenir
Dieu, bien plus que moi, pensait-Elle.

Quand l’homme nous l’eut baîllé belle,
Tu sais ce qui lors arriva ;
Le pauvre Adam se retrouva
Plus bête qu’avant, par sa faute.
Car s’il eût su plaindre sa côte,
Son Ève alors n’eût point péché ;
De plus, s’il se fût attaché
À son Prince, du fond de l’âme,
S’il n’eût point écouté sa femme,
Ton cœur a déjà deviné
Que le Seigneur eût pardonné,
Le motif d’Ève, au fond valable,
N’ayant pas eu pour détestable
Suite la faute du mari.

Lequel plus tard fut bien chéri
Et bien dorloté par « sa chère »,

Mais quand, mécontent de la chère,
Il disait : je suis trop bon, moi.
Sans doute, disait Ève, toi,
T’es-un-bon-bonhomme, sur terre
Mais… tu n’as pas de caractère !