Valentine (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 25

J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 54-55).
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XXV.

Une nuit, Bénédict, accablé jusque-là par des souffrances atroces, qui ne lui avaient pas laissé retrouver une pensée, s’éveilla plus calme, et fit un effort pour se rappeler sa situation. Sa tête était empaquetée au point qu’une partie de son visage était privée d’air. Il fit un mouvement pour soulever ces obstacles et retrouver la première faculté qui s’éveille en nous, le besoin de voir, avant celui même de penser. Aussitôt une main légère détacha les épingles, dénoua un bandeau, et l’aida à se satisfaire. Il regardait cette femme pâle qui se penchait sur lui, et, à la lueur vacillante d’une veilleuse, il distingua un profil noble et pur, qui avait de la ressemblance avec celui de Valentine. Il crut avoir une vision, et sa main chercha celle du fantôme. Le fantôme saisit la sienne et y colla ses lèvres.

— Qui êtes-vous ? dit Bénédict en frissonnant.

— Vous me le demandez ? lui répondit la voix de Louise.

Cette bonne Louise avait tout quitté pour venir soigner son ami. Elle était là jour et nuit, souffrant à peine que madame Lhéry la relayât pendant quelques heures dans la matinée, se dévouant au triste emploi d’infirmière auprès d’un moribond presque sans espoir de salut. Pourtant, grâce aux admirables soins de Louise et à sa propre jeunesse, Bénédict échappa à une mort presque certaine, et un jour il trouva assez de force pour la remercier et lui reprocher en même temps de lui avoir conservé la vie.

— Mon ami, lui dit Louise, effrayée de l’abattement moral qu’elle trouvait en lui, si je vous rappelle cruellement à cette existence que mon affection ne saurait embellir, c’est par dévouement pour Valentine.

Bénédict tressaillit.

— C’est, continua Louise, pour conserver la sienne, qui, en ce moment, est au moins aussi menacée que la vôtre.

— Menacée ! pourquoi ? s’écria Bénédict.

— En apprenant votre folie et votre crime, Bénédict, Valentine, qui sans doute avait pour vous une tendre amitié, est tombée subitement malade. Un rayon d’espoir pourrait la sauver peut-être ; mais elle ignore que vous vivez et que vous pouvez nous être rendu.

— Qu’elle l’ignore donc toujours ! s’écria Bénédict, et puisque le mal est fait, puisque le coup est porté, laissez-la en mourir avec moi.

En parlant ainsi, Bénédict arracha les bandages de sa blessure, et l’eût rouverte sans les efforts de Louise, qui lutta courageusement avec lui, et tomba épuisée d’énergie, et abreuvée de douleur après l’avoir sauvé de lui-même.

Une autre fois, il sembla sortir d’une profonde léthargie, et saisissant la main de Louise avec force :

— Pourquoi êtes-vous ici ? lui dit-il ; votre sœur est mourante, et c’est à moi que s’adressent vos soins !

Subjuguée par un mouvement de passion et d’enthousiasme Louise, oubliant tout, s’écria :

— Et si je vous aimais plus encore que Valentine ?

— En ce cas vous êtes maudite, répondit Bénédict en la repoussant d’un air égaré ; car vous préférez le chaos à la lumière, le démon à l’archange. Vous êtes une misérable folle ! Sortez d’ici ! Ne suis-je pas assez malheureux, sans que vous veniez me navrer l’âme de vos malheurs ?

Louise, atterrée, cacha sa figure dans les rideaux et en enveloppa sa tête pour étouffer ses sanglots. Bénédict se mit à pleurer aussi, et ces larmes le calmèrent.

Un instant après il la rappela.

— Je crois que je vous ai parlé durement tout à l’heure, lui dit-il ; il faut pardonner quelque chose au délire de la fièvre.

Louise ne répondit qu’en baisant la main qu’il lui tendait. Bénédict eut besoin de tout le peu de force morale qu’il avait reconquise pour supporter sans humeur ce témoignage d’amour et de soumission. Explique qui pourra cette bizarrerie ; la présence de Louise, au lieu de le consoler, lui était désagréable ; ses soins l’irritaient. La reconnaissance luttait chez lui avec l’impatience et le mécontentement. Recevoir de Louise tous ces services, toutes ces marques de dévouement, c’était comme un reproche, comme une critique amère de son amour pour une autre. Plus cet amour lui était funeste, plus il s’offensait des efforts qu’on faisait pour l’en dissuader, il s’y cramponnait comme on fait avec orgueil aux choses désespérées. Et puis, s’il avait eu, dans son bonheur, l’âme assez large pour accorder de l’intérêt et de la compassion à Louise, il ne l’avait plus dans son désespoir. Il trouvait que ses propres maux étaient assez lourds à porter, et cette espèce d’appel fait par l’amour de Louise à sa générosité lui semblait la plus égoïste et la plus inopportune des exigences. Ces injustices étaient inexcusables peut-être, et cependant les forces de l’homme sont-elles bien toujours proportionnées à ses maux ? C’est une consolante promesse évangélique ; mais qui tiendra la balance, et qui sera le juge ? Dieu nous rend-il ses comptes ? daigne-t-il mesurer la coupe après que nous l’avons vidée ?

La comtesse était absente depuis deux jours, lorsque Bénédict eut son plus terrible redoublement de fièvre. Il fallut l’attacher dans son lit. C’est encore une cruelle tyrannie que celle de l’amitié ; souvent elle nous impose une existence pire que la mort, et emploie la force arbitraire pour nous attacher au pilori de la vie.

Enfin Louise, ayant demandé à être seule avec lui, le calma en lui répétant avec patience le nom de Valentine.

— Eh bien ! dit tout d’un coup Bénédict en se dressant avec force et comme frappé de surprise, où est-elle ?

— Bénédict, répondit-elle, elle est comme vous aux portes du tombeau. Voulez-vous, par une mort furieuse, empoisonner ses derniers instants ?

— Elle va mourir ! dit-il avec un sourire affreux. Ah ! Dieu est bon ! nous serons donc unis !

— Et si elle vivait ? lui dit Louise, si elle vous ordonnait de vivre ! si, pour prix de votre soumission, elle vous rendait son amitié ?

— Son amitié ! dit Bénédict avec un rire dédaigneux, qu’en ferais-je ? N’avez-vous pas la mienne ? qu’en retirez-vous ?

— Oh ! vous êtes bien cruel, Bénédict ! s’écria Louise avec douleur ; mais pour vous sauver que ne ferais-je pas ! Eh bien ! dites-moi, si Valentine vous aimait, si je l’avais vue, si j’avais recueilli dans son délire des aveux que vous n’avez jamais osé espérer ?

— Je les ai reçus moi-même ! répondit Bénédict avec le calme apparent dont il entourait souvent ses plus violentes émotions. Je sais que Valentine m’aime comme j’avais aspiré à être aimé. Me raillerez-vous maintenant ?

— À Dieu ne plaise ! répondit Louise stupéfaite.

Louise s’était introduite la nuit précédente auprès de Valentine. Il lui avait été facile de prévenir et de gagner la nourrice, qui lui était dévouée, et qui l’avait vue avec joie au chevet de sa sœur. C’est alors qu’elles avaient réussi à faire comprendre à cette infortunée que Bénédict n’était pas mort. D’abord elle avait témoigné sa joie par d’énergiques caresses à ces deux personnes amies ; puis elle était retombée dans un état d’abattement complet, et, à l’approche du jour, Louise avait été forcée de se retirer sans pouvoir obtenir d’elle un regard ou un mot.

Elle apprit le lendemain que Valentine était mieux, et passa la nuit entière auprès de Bénédict, qui était plus mal ; mais la nuit suivante, ayant appris que Valentine avait eu un redoublement, elle quitta Bénédict au milieu de son paroxysme, et se rendit auprès de sa sœur. Partagée entre ces deux malades, la triste et courageuse Louise s’oubliait elle-même.

Elle trouva le médecin auprès de Valentine. Celle-ci était calme et dormait lorsqu’elle entra. Alors, prenant le docteur à part, elle crut de son devoir de lui ouvrir son cœur, et de confier à sa délicatesse les secrets de ces deux amants, pour le mettre à même d’essayer sur eux un traitement moral plus efficace.

« Vous avez fort bien fait, répondit le médecin, de me confier cette hisloire, mais il n’en était pas besoin ; je l’aurais devinée, quand même on ne vous eût pas prévenue. Je comprends fort bien vos scrupules dans la situation délicate où les préjugés et les usages vous rejettent ; mais moi, qui m’applique plus positivement à obtenir des résultats physiques, je me charge de calmer ces deux cœurs égarés, et de guérir l’un par l’autre.

En ce moment Valentine ouvrit les yeux et reconnut sa sœur. Après l’avoir embrassée, elle lui demanda à voix basse des nouvelles de Bénédict. Alors le médecin prit la parole :

— Madame, lui dit-il, c’est moi qui puis vous en donner, puisque c’est moi qui l’ai soigné et qui ai eu le bonheur jusqu’ici de prolonger sa vie. L’ami qui vous inquiète, et qui a des droits à l’intérêt de toute âme noble et généreuse comme la vôtre, est maintenant physiquement hors de danger. Mais le moral est loin d’une aussi rapide guérison, et vous seule pouvez l’opérer.

— Ô mon Dieu ! dit la pâle Valentine en joignant les mains et en attachant sur le médecin ce regard triste et profond que donne la maladie.

— Oui, Madame, reprit-il, un ordre de votre bouche, une parole de consolation et de force, peuvent seuls fermer cette blessure ; elle le serait sans l’affreuse obstination du malade à en arracher l’appareil aussitôt que la cicatrice se forme. Notre jeune ami est atteint d’un profond découragement, Madame, et ce n’est pas moi qui ai des secrets assez puissants pour la douleur morale. J’ai besoin de votre aide, voudrez-vous me l’accorder ?

En parlant ainsi, le bon vieux médecin de campagne, obscur savant, qui avait maintes fois dans sa vie étanché du sang et des larmes, prit la main de Valentine avec une affectueuse douceur qui n’était pas sans un mélange d’antique galanterie, et la baisa méthodiquement, après en avoir compté les pulsations.

Valentine, trop faible pour bien comprendre ce qu’elle entendait, le regardait avec une surprise naïve et un triste sourire.

— Eh bien ! ma chère enfant, dit le vieillard, voulez-vous être mon aide-major et venir mettre la dernière main à cette cure ?

Valentine ne répondit que par un signe d’avidité ingénue.

— Demain ? reprit-il.

— Oh ! tout de suite ! répondit-elle d’une voix faible et pénétrante.

— Tout de suite, ma pauvre enfant ? dit le médecin en souriant. Eh ! voyez donc ces flambeaux ! il est deux heures du matin ; mais si vous voulez me promettre d’être sage et de bien dormir, et de ne pas reprendre la fièvre d’ici à demain, nous irons dans la matinée faire une promenade dans le bois de Vavray. Il y a de ce côté-là une petite maison où vous porterez l’espoir et la vie.

Valentine pressa à son tour la main du vieux médecin, se laissa médicamenter avec la docilité d’un enfant, passa son bras autour du cou de Louise, et s’endormit sur son sein d’un sommeil paisible.

— Y pensez-vous, monsieur Faure ? dit Louise en la voyant assoupie. Comment voulez-vous qu’elle ait la force de sortir, elle qui était encore à l’agonie il y a quelques heures ?

— Elle l’aura, comptez-y, répondit M. Faure. Ces affections nerveuses n’affaiblissent le corps qu’aux heures de la crise. Celle-ci est si évidemment liée à des causes morales, qu’une révolution favorable dans les idées doit en amener une équivalente dans la maladie. Plusieurs fois, depuis l’invasion du mal, j’ai vu madame de Lansac passer d’une prostration effrayante à une surabondance d’énergie à laquelle j’eusse voulu donner un aliment. Il existe des symptômes de la même affection chez Bénédict ; ces deux personnes sont nécessaires l’une a l’autre…

— Oh ! monsieur Faure ! dit Louise, n’allons-nous pas commettre une grande imprudence ?

— Je ne le crois pas ; les passions dangereuses pour la vie des individus comme pour celle des sociétés sont les passions que l’on irrite et que l’on exaspère. N’ai-je pas été jeune ? n’ai-je pas été amoureux à en perdre l’esprit ? N’ai-je pas guéri ? ne suis-je pas devenu vieux ? Allez, le temps et l’expérience marchent pour tous. Laissez guérir ces pauvres enfants ; après qu’ils auront trouvé la force de vivre, ils trouveront celle de se séparer. Mais, croyez-moi, hâtons le paroxysme de la passion ; elle éclaterait sans nous d’une manière peut-être plus terrible ; en la sanctionnant de notre présence, nous la calmerons un peu.

— Oh ! pour lui, pour elle, je ferai tous les sacrifices ! répondit Louise ; mais que dira-t-on de nous, monsieur Faure ? Quel rôle coupable allons-nous jouer ?

— Si votre conscience ne vous le reproche pas, qu’avez-vous à craindre des hommes ? Ne vous ont-ils pas fait le mal qu’ils pouvaient vous faire ? Leur devez-vous beaucoup de reconnaissance pour l’indulgence et la charité que vous avez trouvées en ce monde ?

Le sourire malin et affectueux du vieillard fit rougir Louise. Elle se chargea d’éloigner de chez Bénédict tout témoin indiscret, et le lendemain Valentine, M. Faure et la nourrice, s’étant fait promener environ une heure en calèche dans le bois de Vavray, mirent pied à terre dans un endroit sombre et solitaire, où ils dirent à l’équipage de les attendre. Valentine, appuyée sur le bras de sa nourrice, s’enfonça dans un des chemins tortueux qui descendent vers le ravin ; et M. Faure, prenant les devants, alla s’assurer par lui-même qu’il n’y avait personne de trop à la maison de Bénédict. Louise avait, sous différents prétextes, renvoyé tout le monde ; elle était seule avec son malade endormi. Le médecin lui avait défendu de le prévenir, dans la crainte que l’impatience ne lui fût trop pénible et n’augmentât son irritation.

Quand Valentine approcha du seuil de cette chaumière, elle fut saisie d’un tremblement convulsif ; mais M. Faure, venant à elle, lui dit :

— Allons, Madame, il est temps d’avoir du courage et d’en donner à ceux qui en manquent ; songez que la vie de mon malade est dans vos mains.

Valentine, réprimant aussitôt son émotion avec cette force de l’âme qui devrait détruire toutes les convictions du matérialisme, pénétra dans cette chambre grise et sombre, où gisait le malade entre ses quatre rideaux de serge verte.

Louise voulait conduire sa sœur vers Bénédict, mais M. Faure lui prenant la main :

— Nous sommes de trop ici, ma belle curieuse ; allons admirer les légumes du jardin. Et vous, Catherine, dit-il à la nourrice, installez-vous sur ce banc, au seuil de la maison, et, si quelqu’un paraissait sur le sentier, frappez des mains pour nous avertir.

Il entraîna Louise, dont les angoisses furent inexprimables durant cet entretien. Nous ne saurions affirmer si une involontaire et poignante jalousie n’entrait pas pour beaucoup dans le déplaisir de sa situation et dans les reproches qu’elle se faisait à elle-même.