Valentine (1832)
Calmann-Lévy (p. 118-120).


XXXIII.

— Je présume, ma chère amie, que vous désirez savoir quelque chose de mes projets, afin d’y conformer les vôtres, dit-il en attachant sur elle des yeux fixes et perçants qui la tinrent comme fascinée à sa place. Sachez donc que je ne puis quitter mon poste, ainsi que je l’espérais, avant un certain nombre d’années. Ma fortune a reçu un échec considérable qu’il m’importe de réparer par mes travaux. Vous emmènerai-je ou ne vous emmènerai-je pas ? That is the question, comme dit Hamlet. Désirez-vous me suivre, désirez-vous rester ? Autant qu’il dépendra de moi, je me conformerai à vos intentions ; mais prononcez-vous, car sur ce point toutes vos lettres ont été d’une retenue par trop chaste. Je suis votre mari enfin, j’ai quelque droit à votre confiance.

Valentine remua les lèvres, mais sans pouvoir articuler une parole. Placée entre son maître railleur et son amant jaloux, elle était dans une horrible situation.

Elle essaya de lever les yeux sur M. de Lansac ; son regard de faucon était toujours attaché sur elle. Elle perdit tout à fait contenance, balbutia et ne répondit rien.

— Puisque vous êtes si timide, reprit-il en élevant un peu la voix, j’en augure bien pour votre soumission, et il est temps que je vous parle des devoirs que nous avons contractés l’un envers l’autre. Jadis, nous étions amis, Valentine, et ce sujet d’entretien ne vous effarouchait pas ; aujourd’hui vous êtes devenue avec moi d’une réserve que je ne sais comment expliquer. Je crains que des gens peu disposés en ma faveur ne vous aient beaucoup trop entourée en mon absence ; je crains… vous dirai-je tout ? que des intimités trop vives n’aient un peu affaibli la confiance que vous aviez en moi.

Valentine rougit et pâlit ; puis elle eut le courage de regarder son mari en face pour s’emparer de sa pensée. Elle crut alors saisir une expression de malice haineuse sous cet air calme et bienveillant, et se tint sur ses gardes.

— Continuez, Monsieur, lui dit-elle avec plus de hardiesse qu’elle ne s’attendait elle-même à en montrer ; j’attends que vous vous expliquiez tout à fait pour vous répondre.

— Entre gens de bonne compagnie, répondit Lansac, on doit s’entendre avant même de se parler ; mais puisque vous le voulez, Valentine, je parlerai. Je souhaite, ajouta-t-il avec une affectation effrayante, que mes paroles ne soient pas perdues. Je vous parlais tout à l’heure de nos devoirs respectifs ; les miens sont de vous assister et de vous protéger…

— Oui, Monsieur, de me protéger ! répéta Valentine avec consternation, et cependant avec quelque amertume.

— J’entends fort bien, reprit-il ; vous trouvez que ma protection a un peu trop ressemblé jusqu’ici à celle de Dieu. J’avoue qu’elle a été un peu lointaine, un peu discrète ; mais si vous le désirez, dit-il d’un ton ironique, elle se fera sentir davantage.

Un brusque mouvement derrière la glace rendit Valentine aussi froide qu’une statue de marbre. Elle regarda son mari d’un air effaré ; mais il ne parut pas s’être aperçu de ce qui causait sa frayeur, et il continua :

— Nous en reparlerons, ma belle ; je suis trop homme du monde pour importuner des témoignages de mon affection une personne qui la repousserait. Ma tâche d’amitié et de protection envers vous sera donc remplie selon vos désirs et jamais au delà ; car, dans le temps où nous vivons, les maris sont particulièrement insupportables pour être trop fidèles à leurs devoirs. Que vous en semble ?

— Je n’ai point assez d’expérience pour vous répondre.

— Fort bien répondu. Maintenant, ma chère belle, je vais vous parler de vos devoirs envers moi. Ce ne sera pas galant ; aussi, comme j’ai horreur de tout ce qui ressemble au pédagogisme, ce sera la seule et dernière fois de ma vie. Je suis convaincu que le sens de mes préceptes ne sortira jamais de votre mémoire. Mais comme vous tremblez ! quel enfantillage ! Me prenez-vous pour un de ces rustres antédiluviens qui n’ont rien de plus agréable à mettre sous les yeux de leurs femmes que le joug de la fidélité conjugale ? Croyez-vous que je vais vous prêcher comme un vieux moine, et enfoncer dans votre cœur les stylets de l’inquisition pour vous demander l’aveu de vos secrètes pensées ? — Non, Valentine, non, reprit-il après une pause pendant laquelle il la contempla froidement ; je sais mieux ce qu’il faut vous dire pour ne pas vous troubler. Je ne réclamerai de vous que ce que je pourrai obtenir sans contrarier vos inclinations et sans faire saigner votre cœur. Ne vous évanouissez pas, je vous en prie, j’aurai bientôt tout dit. Je ne m’oppose nullement à ce que vous viviez intimement avec une famille de votre choix qui se rassemble souvent ici, et dont les traces peuvent attester la présence récente…

Il prit sur la table un album de dessins sur lequel était gravé le nom de Bénédict, et le feuilleta d’un air d’indifférence.

— Mais, ajouta-t-il en repoussant l’album d’un air ferme et impérieux, j’attends de votre bon sens que nul conseil étranger n’intervienne dans nos affaires privées, et ne tente de mettre obstacle à la gestion de nos propriétés communes. J’attends cela de votre conscience, et je le réclame au nom des droits que votre position me donne sur vous. Eh bien ! ne me répondrez-vous pas ? Que regardez-vous dans cette glace ?

— Monsieur, répondit Valentine frappée de terreur, je n’y regardais pas.

— Je croyais, au contraire, qu’elle vous occupait beaucoup. Allons, Valentine, répondez-moi, ou, si vous avez encore des distractions, je vais transporter cette glace dans un autre coin de l’appartement, où elle n’attirera plus vos yeux.

— N’en faites rien, Monsieur ! s’écria Valentine éperdue. Que voulez-vous que je vous réponde ? qu’exigez-vous de moi ? que m’ordonnez-vous ?

— Je n’ordonne rien, répondit-il en reprenant sa manière accoutumée et son air nonchalant ; j’implore votre obligeance pour demain. Il sera question d’une longue et ennuyeuse affaire ; il faudra que vous consentiez à quelques arrangements nécessaires, et j’espère qu’aucune influence étrangère ne saurait vous décider à me désobliger, pas même les conseils de votre miroir, ce donneur d’avis que les femmes consultent à propos de tout.

— Monsieur, dit Valentine d’un ton suppliant, je souscris d’avance à tout ce qu’il vous plaira d’imposer ; mais retirons-nous, je vous prie, je suis très-fatiguée.

— Je m’en aperçois, reprit M. de Lansac.

Et pourtant il resta encore quelques instants assis avec indolence, regardant Valentine qui, debout, le flambeau à la main, attendait avec une mortelle anxiété la fin de cette scène.

Il eut l’idée d’une vengeance plus amère que celle qu’il venait d’exercer ; mais se rappelant la profession de foi que Bénédict avait faite quelques instants auparavant, il jugea fort prudemment ce jeune exalté capable de l’assassiner ; il prit donc le parti de se lever et de sortir avec Valentine. Celle-ci, par une dissimulation bien inutile, affecta de fermer soigneusement la porte du pavillon.

— C’est une précaution fort sage, lui dit M. de Lansac d’un ton caustique, d’autant plus que les fenêtres sont disposées de manière à laisser entrer et sortir facilement ceux qui trouveraient la porte fermée.

Cette dernière remarque convainquit enfin Valentine de sa véritable situation à l’égard de son mari.