Valentine (1832)
Calmann-Lévy (p. 35-38).




IX


— Madame m’avait ordonné hier de m’informer de la personne…

— Il suffit. Ne la nommez jamais devant moi. L’avez-vous fait ?

— Oui, Madame, et je crois être sur la voie.

— Parlez donc.

— Je n’oserais pas affirmer à madame que la chose soit aussi certaine que je le désirerais. Mais voici ce que je sais : il y a à la ferme de Grangeneuve, depuis à peu près trois semaines, une femme qui passe pour la nièce du père Lhéry, et qui m’a bien l’air d’être celle que nous cherchons.

— L’avez-vous vue ?

— Non, Madame. D’ailleurs je ne connais pas la personne… et personne ici n’est plus avancé que moi.

— Mais que disent les paysans ?

— Les uns disent que c’est bien la parente des Lhéry ; à preuve, disent-ils, qu’elle n’est pas vêtue comme une demoiselle, et puis, parce qu’elle occupe chez eux une chambre de laboureur. Ils pensent que si c’était mademoiselle… on lui aurait fait une autre réception à la ferme. Les Lhéry lui étaient tout dévoués, comme madame sait.

— Sans doute. La mère Lhéry a été sa nourrice dans un temps où elle était fort heureuse de trouver ce moyen d’existence. Mais que disent les autres ?… Comment se fait-il que pas un ici ne puisse affirmer si cette personne est ou n’est pas celle que tout le monde a vue autrefois ?

— D’abord peu de gens l’ont vue à Grangeneuve, qui est un endroit fort isolé. Elle n’en sort presque pas, et, lorsqu’elle sort, elle est toujours enveloppée d’une mante, parce que, dit-on, elle est malade. Ceux qui l’ont rencontrée l’ont à peine aperçue, et disent qu’il leur est impossible de savoir si la personne fraîche et replète qu’ils ont vue, il y a quinze ans, est la personne maigre et pâle qu’ils voient maintenant. C’est une chose embarrassante à éclaircir, et qui demande beaucoup d’adresse et de persévérance.

— Joseph ! je vous donne cent francs si vous voulez vous en charger.

— Il suffit d’un ordre de madame, répondit le valet d’un air hypocrite. Mais si je n’en viens pas à bout aussi vite que madame le désire, elle voudra bien se rappeler que les paysans d’ici sont rusés, méfiants ; qu’ils ont un fort mauvais esprit, aucun attachement pour leurs anciens devoirs, et qu’ils ne seraient pas fâchés de montrer une opposition quelconque à la volonté de madame…

— Je sais qu’ils ne m’aiment pas, et je m’en félicite. La haine de ces gens-là m’honore au lieu de m’inquiéter. Mais le maire de la commune n’a-t-il point fait amener cette étrangère pour la questionner ?

— Madame sait que le maire est un Lhéry, un cousin de son fermier ; dans cette famille-là, ils sont unis comme les doigts de la main, et ils s’entendent comme larrons en foire…

Joseph sourit de complaisance en se trouvant tant de causticité dans le discours. La comtesse ne daigna pas partager son sentiment ; mais elle reprit :

— Oh ! c’est un grand désagrément que ces fonctions de maire soient remplies par des paysans, à qui elles donnent une certaine autorité sur nous !

— Il faudra, pensa-t-elle, que je m’occupe de faire destituer celui-là, et que mon gendre prenne l’ennui de le remplacer. Il fera faire la besogne par les adjoints.

Puis, revenant tout à coup au sujet de l’entretien par un de ces aperçus clairs et prompts que donne la haine :

— Il y a un moyen, dit-elle : c’est d’envoyer Catherine à la ferme, et de la faire parler.

— La nourrice de mademoiselle !… Oh ! c’est une femme plus rusée que madame ne pense. Peut-être sait-elle déjà fort bien ce qui en est.

— Enfin, il faut trouver un moyen, dit la comtesse avec humeur.

— Si madame me permet d’agir…

— Eh ! certainement !

— En ce cas, j’espère être instruit demain de ce qui intéresse madame.

Le lendemain, vers six heures du matin, au moment où l’Angélus sonnait au fond de la vallée et où le soleil enluminait tous les toits d’alentour, Joseph se dirigea vers la partie du pays la plus déserte, et en même temps la mieux cultivée ; c’était sur les terres de Raimbault, terres considérables et fertiles, jadis vendues comme biens nationaux, rachetées sous l’empire par la dot de mademoiselle Chignon, fille d’un riche manufacturier, que le général comte de Raimbault avait épousée en secondes noces. L’empereur aimait à unir les anciens noms aux nouvelles fortunes : ce mariage s’était conclu sous son influence suprême ; et la nouvelle comtesse avait bientôt dépassé dans son cœur tout l’orgueil de la vieille noblesse qu’elle haïssait, et dont cependant elle avait voulu à tout prix obtenir les honneurs et les titres.

Joseph avait sans doute tissé une fable bien savante pour se présenter à la ferme sans effaroucher personne. Il avait dans son sac bien des tours de Scapin pour abuser de la simplicité des habitants ; mais, par malheur, la première personne qu’il rencontra à cent pas de la ferme fut Bénédict, homme bien plus fin, bien plus méfiant que lui. Le jeune homme se souvint aussitôt de l’avoir vu quelque temps auparavant à une autre fête de village, où, quoi qu’il portât fort bien son habit noir, bien qu’il affectât des manières de supériorité sur les fermiers qui prenaient de la bière avec lui, il avait été persiflé et humilié comme un vrai laquais qu’il était. Aussitôt Bénédict comprit qu’il fallait écarter de la ferme ce témoin dangereux, et, s’emparant de lui avec force politesses ironiques, il le força d’aller visiter avec lui une vigne située à quelque distance. Il affecta de le croire, sur sa parole, homme de confiance et régisseur du château, et feignit une grande disposition au bavardage. Joseph abusa bien vite de l’occasion, et, au bout de dix minutes, ses intentions et ses projets devinrent clairs comme le jour pour Bénédict. Alors celui-ci se tint sur ses gardes, et le désabusa de ses doutes relativement à Louise avec un air de candeur dont Joseph fut parfaitement dupe. Cependant Bénédict comprit que ce n’était pas assez, qu’il fallait se débarrasser entièrement des intentions malfaisantes de ce mouchard, et il retrouva tout à coup dans sa mémoire un moyen de le dominer.

— Parbleu, monsieur Joseph ! lui dit-il, je suis fort aise de vous avoir rencontré. J’avais précisément à vous communiquer une affaire intéressante pour vous.

Joseph ouvrit deux larges oreilles, de ces oreilles de laquais, profondes, mobiles, habiles à saisir, vigilantes à conserver ; de ces oreilles où rien ne se perd, où tout se retrouve.

— M. le chevalier de Trigaud, continua Bénédict, ce gentilhomme campagnard qui demeure à trois lieues d’ici, et qui fait un si énorme massacre de lièvres et de perdrix qu’on n’en trouve plus là où il a passé, me disait avant-hier (nous venions précisément de tuer dans les buissons une vingtaine de cailles vertes ; car le bon chevalier est braconnier comme un garde-chasse), il disait donc avant hier qu’il serait bien aise d’avoir un homme intelligent comme vous à son service…

— M. le chevalier de Trigaud a dit cela ? repartit l’auditeur ému.

— Sans doute, reprit Bénédict. C’est un homme riche, libéral, insouciant, ne se mêlant de rien, n’aimant que la chasse et la table, sévère à ses chiens, doux à ses serviteurs, ennemi des embarras domestiques, volé depuis qu’il est au monde, volable s’il en fut. Une personne qui aurait, comme vous, reçu une certaine instruction, qui tiendrait ses comptes, qui réformerait les abus de sa maison, et qui ne le contrarierait pas au sortir de table, pourrait à jeun obtenir tout de son humeur facile, régner en prince chez lui, et gagner quatre fois autant que chez madame la comtesse de Raimbault. Or, tous ces avantages sont à votre disposition, monsieur Joseph, si vous voulez, de ce pas, aller vous présenter au chevalier.

— J’y vais au plus vite ! s’écria Joseph, qui connaissait fort bien la place et qui la savait bonne.

— Un instant ! dit Bénédict. Il faudra vous rappeler que, grâce à mon goût pour la chasse et à la morale bien connue de ma famille, ce bon chevalier nous témoigne à tous une amitié vraiment extraordinaire, et que quiconque aurait le malheur de me déplaire ou de rendre un mauvais office à quelqu’un des miens ne pourrirait pas sur le seuil de sa maison.

Le ton dont ces paroles furent prononcées les rendit très-intelligibles pour Joseph. Il rentra au château, rassura complètement la comtesse, eut l’adresse de se faire donner les cent francs de gratification pour son zèle et ses peines, et sauva Valentine de l’interrogatoire terrible que sa mère lui réservait. Huit jours après il entra au service du chevalier de Trigaud, qu’il ne vola pas (il avait trop d’esprit et son maître était trop bête pour qu’il s’en donnât la peine), mais qu’il pilla comme un pays conquis.

Dans son désir de ne pas manquer une si excellente aubaine, il avait poussé l’adresse et le dévouement aux intentions de Bénédict jusqu’à donner de faux renseignements à la comtesse sur la résidence de Louise. En trois jours il lui avait improvisé un voyage et un départ dont madame de Raimbault avait été la dupe. Il avait réussi encore à ne pas perdre sa confiance en quittant son service. Il s’était fait octroyer de bon gré la permission de changer de maître, et madame de Raimbault ne pensa bientôt plus à lui ni à ses révélations antérieures. La marquise, qui aimait Louise plus peut-être qu’elle n’avait aimé personne, questionna Valentine. Mais celle-ci connaissait trop le caractère faible et la légèreté de sa grand’mère pour confier à son impuissante affection un secret de si haute importance. M. de Lansac était parti, les trois femmes étaient fixées à Raimbault, où le mariage devait se conclure dans un mois. Louise, qui ne se fiait peut-être pas autant que Valentine aux bonnes intentions de M. de Lansac, résolut de mettre à profit ce temps, où elle était à peu près libre, pour la voir souvent ; et trois jours après la Journée du premier mai, Bénédict, chargé d’une lettre, se présenta au château.

Hautain et fier, il n’avait jamais voulu s’y présenter pour traiter d’aucune affaire au nom de son oncle ; mais pour Louise, pour Valentine, pour ces deux femmes qu’il ne savait comment qualifier dans son affection, il se faisait une sorte de gloire d’aller affronter les regards dédaigneux de la comtesse et les affabilités insolentes de la marquise. Il profita d’un jour chaud qui devait confiner Valentine chez elle, et, s’étant muni d’une carnassière bien remplie de gibier, ayant pris pour vêtement une blouse, un chapeau de paille et des guêtres, il partit ainsi équipé en chasseur villageois, certain que ce costume choquerait moins les yeux de la comtesse que ne le ferait un extérieur plus soigné.

Valentine écrivait dans sa chambre. Je ne sais quelle attente vague faisait trembler sa main ; tout en traçant des lignes destinées à sa sœur, il lui semblait que le messager qui devait s’en charger n’était pas loin. Le moindre bruit dans la campagne, le trot d’un cheval, la voix d’un chien la faisait tressaillir ; elle se levait et courait à la fenêtre ; appelant dans son cœur Louise et Bénédict ; car Bénédict, ce n’était pour elle, du moins elle le croyait ainsi, qu’une partie de sa sœur détachée vers elle.

Comme elle commençait à se lasser de cette émotion involontaire et cherchait à en distraire sa pensée, cette voix si belle et si pure, cette voix de Bénédict, qu’elle avait entendue la nuit sur les bords de l’Indre, vint de nouveau charmer son oreille. La plume tomba de ses doigts ; elle écouta, ravie, ce chant naïf et simple qui avait tant d’empire sur ses nerfs. La voix de Bénédict partait d’un sentier qui tournait en dehors du parc sur une colline assez rapide. Le chanteur, se trouvant élevé au-dessus des jardins, pouvait faire entendre distinctement ces vers de sa chanson villageoise, qui renfermaient peut-être un avertissement pour Valentine :

Bergère Solange, écoutez. L’alouette aux champs vous appelle.

Valentine était assez romanesque ; elle ne pensait pas l’être parce que son cœur vierge n’avait pas encore conçu l’amour. Mais lorsqu’elle croyait pouvoir s’abandonner sans réserve à un sentiment pur et honnête, sa jeune tête ne se défendait point d’aimer tout ce qui ressemblait à une aventure. Élevée sous des regards si rigides, dans une atmosphère d’usages si froids et si guindés, elle avait si peu joui de la fraîcheur et de la poésie de son âge !

Collée au store de sa fenêtre, elle vit bientôt Bénédict descendre le sentier. Bénédict n’était pas beau ; mais sa taille était remarquablement élégante. Son costume rustique, qu’il portait un peu théâtralement, sa marche légère et assurée sur le bord du ravin, son grand chien blanc tacheté qui bondissait devant lui, et surtout son chant, assez flatteur et assez puissant pour suppléer chez lui à la beauté du visage, toute cette apparition dans une scène champêtre qui, par les soins de l’art, spoliateur de la nature, ressemblait assez à un décor d’opéra, c’était de quoi émouvoir un jeune cerveau, et donner je ne sais quel accessoire de coquetterie au prix de la missive.

Valentine fut bien tentée de s’enfoncer dans le parc, d’aller ouvrir une petite porte qui donnait sur le sentier, de tendre une main avide vers la lettre qu’elle croyait déjà voir dans celle de Bénédict. Tout cela était assez imprudent. Une pensée plus louable que celle du danger la retint : ce fut la crainte de désobéir deux fois en allant au-devant d’une aventure qu’elle ne pouvait pas repousser.

Elle résolut donc d’attendre un nouvel avertissement pour descendre, et bientôt une grande rumeur de chiens animés les uns contre les autres fit glapir tous les échos du préau. C’était Bénédict qui avait mis le sien aux prises avec ceux de la maison, afin d’annoncer son arrivée de la manière la plus bruyante possible.

Valentine descendit aussitôt ; son instinct lui fit deviner que Bénédict se présenterait de préférence à la marquise, comme étant la plus abordable. Elle rejoignit donc sa grand’mère, qui avait coutume de faire la sieste sur le canapé du salon, et, après l’avoir doucement éveillée, elle prit un prétexte pour s’asseoir à ses côtés.

Au bout de quelques minutes, un domestique vint annoncer que le neveu de M. Lhéry demandait à présenter son respect et son gibier à la marquise.

— Je me passerais bien de son respect, répondit la vieille folle, mais que son gibier soit le bienvenu. Faites entrer.