VIANDE DE CHEVAL - Lettre adressée à M. le vicomte de Valmer, président de la Société, par M. Bourguin, secrétaire général.

Depuis sa fondation, notre Société ayant toujours été très-favorable à l’admission des chevaux hors de service dans le commerce de la boucherie, et, d’autre part, plusieurs personnes m’ayant exprimé le désir de s’associer à mon projet, je propose qu’une souscription soit organisée parmi tous ceux qui veulent concourir à cette œuvre de bienfaisance et d’intérêt général.

Une commission serait nommée et déléguée pour disposer, selon qu’elle jugerait opportun, du montant de la souscription et pour faire toutes les démarches les plus propres à obtenir que la viande de cheval entre dans l’alimentation publique.

VIANDE DE CHEVAL

Lettre adressée à M. le vicomte de Valmer, président de la Société,
par M. Bourguin, secrétaire général.

Monsieur le Président,

La question de l’emploi alimentaire de la viande de cheval n’est pas nouvelle pour nous. Dans notre séance solennelle de 1857, vous remettiez à notre regretté confrère, M. Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire, une médaille de vermeil, que la Société lui avait décernée pour ses Lettres sur les substances alimentaires et particulièrement sur la viande de cheval, ouvrage dans lequel il a accumulé les preuves, pour démontrer que non-seulement cette viande n’est pas insalubre, mais encore qu’elle est d’une saveur agréable, et que, si elle était livrée à la consommation, elle fournirait à l’alimentation publique un supplément au moins égal au quatorzième de toute la viande de boucherie. Enfin, comme sa sollicitude pour les besoins du peuple ne lui faisait pas oublier la compassion que nous devons éprouver pour le cheval, il faisait voir que l’importante réforme qu’il poursuivait, aurait pour résultat de soustraire ce fidèle compagnon de nos travaux aux misères dont trop souvent on accable sa vieillesse.

Vous vous rappelez aussi, Monsieur le Président, que la dernière fois où il nous fut donné d’entendre sa sympathique parole, M. Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire est revenu sur ce sujet : il nous rappelait que le père d’un de nos honorables collègues, l’illustre Larrey, avait reconnu, pour la première fois, à l’armée du Rhin, l’utilité de la viande de cheval pour l’alimentation du soldat ; que plus tard en Égypte il avait arrêté, par l’emploi de cet aliment, les effets d’une épidémie scorbutique, qui s’était emparée de toute l’armée ; et qu’enfin, pendant la campagne d’Autriche, après la bataille d’Esslingen, les nombreux blessés réunis dans l’île de Lobau, manquant de vivres, furent nourris, par ses soins, avec du bouillon de viande de cheval, qu’à défaut de sel, on assaisonnait de poudre à canon ; mais à ces faits, M. Geoffroy SaintHilaire en ajoutait un beaucoup plus récent. Dans la guerre de Crimée, feu le docteur Baudens, inspecteur général du service de santé de l’armée, ayant lu l’ouvrage de M. Geoffroy Saint-Hilaire, avait vivement recommandé la viande de cheval. D’après ses conseils, les deux batteries d’artillerie de la division d’Autemarre, campée à Baïdar, se nourrirent de chevaux réformés et n’eurent pas à le regretter : elles furent épargnées par la mortalité et les maladies qui sévissaient si cruellement dans le reste de l’armée, Ce fait est constaté dans un rapport officiel adressé à Son Ex. le Ministre de la Guerre. « Quand ma lutte contre un vieux préjugé — ajoutait notre savant confrère, avec un légitime orgueil, — n’eût produit et ne dût jamais produire que ce seul résultat, je devrais m’estimer heureux de l’avoir entreprise. »

En faisant entrer cette importante question dans la voie expérimentale, M. Decroix a réalisé un progrès. Non-seulement, depuis un an, il s’est nourri presque exclusivement de viande de cheval, mais il en a fait manger à une grande quantité de personnes appartenant à toutes les classes de la société, principalement à la classe pauvre. Et il n’a trouvé nulle part cette répugnance que l’on avait supposée. Il se propose d’organiser prochainement un banquet, où les membres de notre Société qui voudront y assister, pourront apprécier la saveur et la valeur alimentaire de la viande de cheval.

Vous avez désigné, Monsieur le Président, une Commission chargée d’examiner la communication faite par M. Decroix. Cette Commission s’est réunie, le 8 de ce mois. À cette première séance assistaient, M. le docteur Blatin, M. Leblanc, M. le baron Larrey, M. Decroix, M. de Lavalette, M. Jules Delbruck, M. Boncompagne et M. Crompton.

M. le docteur Blatin a lu quelques pages détachées d’un ouvrage qu’il se propose de publier prochainement, pages dans lesquelles il traite la question au point de vue des idées protectrices. La Commission a pensé que ce fragment devait précéder, dans notre Bulletin, le travail de M. Decroix.

Abordant le fond de la question, tous les membres de la Commission se sont trouvés d’accord pour penser que l’introduction de la viande de cheval dans l’alimentation publique serait un fait de la plus haute importance, et qu’en soustrayant le cheval aux mauvais traitements qu’il subit, quand il est devenu vieux et infirme, l’usage de manger sa chair ne serait pas contraire au sentiment de pitié que nous éprouvons pour ce pauvre animal.

Quant au côté pratique de la question, diverses objections se sont produites.

Et d’abord on a dit que, s’il fallait engraisser un vieux cheval avant de le livrer à la boucherie, le prix de vente ne compenserait pas les frais de l’engraissement. Il y aurait perte. C’est donc une industrie qui ne pourrait pas s’établir.

À cela il a été répondu par M. Leblanc que non-seulement il ne serait pas utile, mais qu’il serait désavantageux d’engraisser le cheval, attendu que sa graisse n’est pas bonne. La viande maigre est meilleure. Et, sans nier que la viande d’un jeune cheval ne vaille mieux que celle d’un vieux, il peut affirmer, par expérience, que cette dernière est très-mangeable. Elle fournit un bon bouillon, et elle est très-nourrissante.

M. Decroix a ajouté que, si la graisse de cheval n’est pas bonne pour être mangée avec la chair, elle est excellente et même supérieure à toute autre, pour certains usages culinaires. Comme elle reste toujours liquide, elle peut aussi remplacer l’huile.

Qu’il me soit permis de rappeler que dans une lettre adressée à M. Godin notre collègue, M. le pasteur Bœdeker déclare avoir mangé de la chair d’un cheval de trente ans que le roi de Hanovre avait fait tuer, et qu’elle n’était ni dure, ni désagréable, ni peu substantielle.

Mais, a-t-on dit, le cheval est sujet à des maladies graves et contagieuses, telles que la morve et le farcin ; n’y aurait-il pas danger à manger la chair d’un cheval atteint d’une de ces affections ?

On a répondu que la même objection peut être faite à l’égard des autres animaux de boucherie. Le bœuf même est plus exposé au charbon, que le cheval. Bien que des expériences, plusieurs fois répétées par M. Renault, professeur à l’École d’Alfort, aient à peu près démontré que la chair d’un animal malade, quand elle est cuite, n’a jamais produit d’accident sur les hommes ou sur les animaux qui en ont fait leur nourriture, — la cuisson détruisant le principe morbide, — la Commission a été unanime pour déclarer que la police aurait à exercer une surveillance exacte sur les chevaux conduits à l’abattoir, comme elle le fait sur les autres animaux de boucherie. Déjà, dans les clos d’équarrissage, elle défend que l’on dépouille un animal atteint de la morve. Sur ce point nous sommes tous d’accord avec le Conseil d’hygiène et de salubrité qui, en février 1857, a pris cette décision : « Il y a lieu d’autoriser l’ouverture de boucheries spéciales, pour la vente publique et surveillée de la viande de cheval. »

Quelques membres ont pensé que l’administration n’accordera pas l’autorisation d’ouvrir, à Paris, des établissements où l’on vendrait de la viande de cheval.

On a répondu que, dans les années antérieures, l’autorisation demandée par deux bouchers, leur a été accordée ; seulement l’administration, afin d’empêcher toute substitution frauduleuse d’une viande à l’autre, y mettait pour condition que les chevaux destinés à la boucherie seraient tués dans un abattoir spécial. Cette condition parut alors impossible à réaliser. Mais aujourd’hui, il ne serait probablement pas difficile d’obtenir que, dans les nouveaux abattoirs que l’on reconstruit, un endroit particulier et séparé ne fût affecté à l’abattage des chevaux.

Se préoccupant plus particulièrement de la ressource précieuse qu’en temps de guerre les armées pourraient trouver dans la viande de cheval, M. le baron Larrey pense que la Société protectrice doit s’efforcer de combattre le préjugé, qui fait ordinairement laisser sans emploi une si grande quantité d’une viande saine et nourrissante, dans des circonstances où les troupes ont souvent à souffrir de la privation de cet aliment.

On a répondu que le meilleur moyen de faire taire ce préjugé serait d’ouvrir quelques boucheries de viande de cheval. Qu’un soldat en campagne écrive à sa famille qu’on lui fait manger du cheval, les parents s’alarmeront, et le public croira l’armée réduite à la plus triste nécessité. Au contraire, si des boucheries de ce genre existaient à Paris et dans les grandes villes, l’annonce d’un fait semblable paraîtrait toute simple, et ne serait pas de nature à jeter l’inquiétude dans les esprits.

Tels sont, monsieur le Président, les principaux points qui ont été traités dans la première séance de la Commission. Dans l’exposé très-sommaire qui précède, je n’ai pu indiquer la part que chacun des membres a prise à la discussion ; mais je puis vous affirmer que tous y ont apporté le zèle et l’attention que mérite une question d’une si haute importance, au point de vue de l’alimentation publique, et aussi au point de vue de notre œuvre, si cette réforme économique doit avoir pour effet d’épargner aux chevaux une partie des longues souffrances auxquelles leur vieillesse est ordinairement exposée.


Agréez, monsieur le Président, etc.