Vénus et Adonis (trad. Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Vénus et Adonis
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome XV : Sonnets – Poëmes – Testament
Paris, Pagnerre, 1872
p. 147-202
Sonnets de Shakespeare Le Viol de Lucrèce


VÉNUS ET ADONIS



AU
TRÈS-HONORABLE HENRY WRIOTHESLY
COMTE DE SOUTHAMPTON ET BARON DE TICHFIELD.


Très-honorable,

Je ne sais pas combien je me rendrai coupable en dédiant mes vers imparfaits à Votre Seigneurie, et combien le monde me blâmera de choisir un si fort soutien pour un si faible fardeau. Si Votre Honneur paraît seulement satisfait, je me regarde comme hautement loué, et je fais vœu de mettre à profit toutes mes heures de loisir pour vous offrir l’hommage d’un plus sérieux travail. Mais, si le premier-né de mon invention est reconnu difforme, je regretterai de lui avoir donné un si noble parrain, et je renoncerai désormais à labourer un terrain si stérile, de peur qu’il ne donne toujours une aussi mauvaise récolte. Je livre ceci à votre honorable examen, et Votre Seigneurie au contentement de son cœur : puisse-t-il répondre toujours vos propres désirs et aux espérances impatientes du monde !

De Votre Seigneurie
le tout dévoué serviteur,
WILLIAM SHAKESPEARE.

VÉNUS ET ADONIS

Vilia miretur vulgus, mihi flavus Apollo
Pocula Castalia plena ministret aqua.
Ovid.


I

À peine le soleil à la face empourprée avait-il reçu le dernier adieu de l’aurore en pleurs, qu’Adonis aux joues roses courut aux halliers : il aimait la chasse, mais, l’amour, il en riait jusqu’au dédain. La languissante Vénus va droit à lui, et en solliciteuse hardie se met à le courtiser :

II

« Toi qui es trois fois plus beau que moi-même, dit-elle tout d’abord, fleur souveraine de la prairie, d’une suavité incomparable ; toi qui éclipses toutes les nymphes, plus aimable qu’un homme, plus blanc et plus vermeil que colombes ou roses, la nature qui t’a fait, en lutte avec elle-même, a dit que le monde doit finir avec ta vie.

III

» Daigne, ô merveille, descendre de ton destrier, et rêne sa tête altière à l’arçon de ta selle. Si tu m’accordes cette faveur, pour ta récompense, tu connaîtras mille secrets emmiellés. Viens t’asseoir ici, où jamais le serpent ne siffle, et aussitôt je t’étoufferai de baisers.

IV

» Et pourtant je n’affadirai pas tes lèvres par une écœurante satiété ; loin de là, je les affamerai en pleine abondance, les faisant rougir et pâlir par une inépuisable variété. Dix baisers seront aussi courts qu’un seul, un seul aussi long que vingt ! Un jour d’été ne semblera qu’une heure, passé dans des ébats qui tromperont si bien les moments. »

V

Sur ce, elle saisit sa main humide d’une sueur qui atteste la fougue et la vie, et, dans le frémissement de sa passion, cette sueur lui semble un baume, un cordial terrestre souverain pour soulager une déesse. Frénétique qu’elle est, le désir lui donne la force et le courage d’enlever Adonis de son cheval.

VI

Sur un de ses bras est la bride du vigoureux coursier, dans l’autre est le tendre enfant, qui rougit et fait une moue tristement dédaigneuse, insensible aux appétits, incapable d’une caprice ; elle, rouge et embrasée comme un charbon ardent ; lui, rouge de honte, mais glacé dans le désir.

VII

La bride chamarrée, elle l’attache lestement à un rameau noueux. Oh ! que l’amour est rapide ! Le cheval est à peine installé que déjà elle tâche d’attacher le cavalier ; elle le pousse en arrière, comme elle voudrait être renversée elle-même, et le tient par la force, sinon par le désir.

VIII

Elle est étendue près de lui, dès qu’il est à terre, l’un et l’autre reposant sur un coude et sur une hanche ; bientôt elle lui caresse la joue, et lui il rougit et commence à gronder ; mais vite elle lui ferme la bouche, et, tout en l’embrassant, lui dit dans la langue entrecoupée de la passion : « Si tu veux gronder, jamais tes lèvres ne s’ouvriront. »

IX

Il brûle d’une pudique honte ; elle avec ses larmes éteint le feu virginal de ses joues ; puis, avec le souffle de ses soupirs et avec l’éventail de ses cheveux d’or, elle tâche de les sécher. Il dit qu’elle est immodeste, et la blâme de ses torts ; ce qu’il va ajouter, elle l’engloutit dans un baiser.

X

De même qu’un aigle affamé, exaspéré par le jeûne, déchire avec son bec plumes, chair et os, secouant ses ailes, dévorant tout en hâte, jusqu’a ce que son gosier soit plein, ou sa proie détruite, de même elle lui baise le front, la joue, le menton, et recommence où elle a fini.

XI

Forcé d’acquiescer, mais non point d’obéir, il est couché pantelant, et effleure de son haleine la face de Vénus : elle se repaît, comme d’une proie, de cette vapeur, qui est pour elle une moiteur céleste, une atmosphère ineffable, et voudrait que ses joues fussent des jardins pleins de fleurs, à jamais arrosés par ces bruines embaumées.

XII

Voyez comme un oiseau reste empêtré dans un filet ; ainsi reste Adonis enchaîné dans ses bras. La pure honte et la résistance dominée le mettent en rage, ce qui ajoute un surcroît de beauté à ses yeux furieux ; la pluie, tombant dans un ruisseau déjà plein, le forcera forcément à déborder.

XIII

Toujours elle supplie, et supplie délicatement, car elle sait moduler son langage pour une oreille délicate. Toujours il est morose, toujours il rechigne et boude, passant de la confusion cramoisie à la colère blême et cendrée ; elle le préfère quand il rougit ; quand il pâlit, elle oublie cette préférence dans un surcroît de ravissement.

XIV

Qu’il prenne l’aire qu’il voudra, elle ne peut que l’aimer ; et par sa belle main immortelle elle jure de ne pas l’éloigner de son tendre sein qu’il n’ait capitulé avec les larmes acharnées qui n’ont cessé de pleuvoir et d’inonder ses joues : un seul doux baiser paiera cette rançon immense.

XV

À cette promesse il soulève son menton ; tel qu’un oiseau plongeur, apparaissant au-dessus de la vague, se replonge aussi vite qu’il s’est montré, ainsi il fait mine d’accorder ce qu’elle implore ; mais, dès que les lèvres de Vénus sont prêtes pour le paiement, il ferme les yeux et détourne les lèvres.

XVI

Jamais voyageur dans la chaleur de l’été n’eut soif d’eau fraîche autant qu’elle a soif de cette douce concession. Elle voit ce qui la soulagerait, mais ne peut l’obtenir. Elle est toute mouillée, et pourtant il faut qu’elle se consume dans sa flamme : « Oh ! pitié ! s’écrie-t-elle, enfant au cœur de pierre, ce n’est qu’un baiser que je demande ; pourquoi es-tu si timide ?

XVII

« J’ai été suppliée, comme je t’adjure à présent, même par le farouche et terrible dieu de la guerre, dont le cou nerveux n’a jamais ployé dans les batailles, qui triomphe dès qu’il arrive dans toutes les luttes ; eh bien, il a été mon captif et mon esclave, et il a imploré ce que tu auras sans demande. 

XVIII

» Sur mes autels il a déposé sa lance, son bouclier bossué, son cimier indompté, et pour me plaire il a appris à jouer et à danser, à badiner, à folâtrer, à s’amuser, à sourire et à plaisanter, dédaignant son rude tambour et ses rouges enseignes, faisant de mes bras son champ de bataille, et sa tente de mon lit !

XIX

» Ainsi j’ai dominé ce dominateur, et l’ai conduit captif dans une chaîne de rose. L’acier le plus fortement trempé obéissait à sa force supérieure, et pourtant il était l’esclave de mon froid dédain ! Oh ! ne sois pas vain et ne fais pas parade de ta puissance pour maîtriser celle qui a vaincu le dieu de la guerre !

XX

» Touche seulement mes lèvres de tes belles lèvres ; qu’importe que les miennes soient moins belles, elles sont vermeilles aussi ; le baiser sera tien tout autant que mien… Que considères-tu à terre ? redresse la tête ; regarde dans mes prunelles ; c’est là qu’est ta beauté… Nous voici, les yeux dans les yeux : pourquoi pas lèvres contre lèvres ?

XXI

» As-tu honte d’un baiser ? Alors ferme encore les yeux, et moi, aussi, je les fermerai, et le jour deviendra la nuit. L’amour institue ses fêtes là où l’on n’est que deux ; abandonne-toi hardiment, nos ébats n’ont pas de témoin ; les violettes aux veines bleues, sur lesquelles nous reposons, ne peuvent pas jaser ni savoir ce que nous voulons.

XXII

» Le tendre printemps, qui est sur ta lèvre tentante, prouve que tu n’es guère mûr ; pourtant tu peux bien déjà être savouré. Mets à profit le temps, ne laisse pas échapper l’occasion ; la beauté ne doit pas se consumer en elle-même ; les belles fleurs qui ne sont pas cueillies dans leur primeur se fanent et se flétrissent en peu de temps.

XXIII

» Si j’étais laide, affreuse, ridée par la vieillesse, mal venue, difforme, grossière, la voix rauque, décrépite, méprisée, atrabilaire, froide, le regard trouble, décharnée, maigre, sèche, alors tu pourrais hésiter, car alors je ne serais pas digne de toi ; mais, quand je n’ai pas de défauts, pourquoi m’abhorres-tu ?

XXIV

» Tu ne peux pas voir une seule ride à mon front ; mes yeux sont azurés, brillants et vifs ; ma beauté, comme le printemps, se renouvelle chaque année ; ma chair est douce et potelée, ma moelle brûlante ; ma main unie et moite, si tu l’étreignais avec la tienne, fondrait ou semblerait se dissoudre entre tes doigts.

XXV

» Dis-moi de discourir, et j’enchanterai ton oreille ; ordonne et, comme une fée, je folâtrerai sur la pelouse, ou, comme une nymphe aux longues tresses échevelées, je danserai sur le sable d’un pas invisible : l’amour est un esprit tout de feu, sur qui aucune grossièreté ne pèse, mais qui, impondérable, aspire à s’élever.

XXVI

» Vois ce banc de primevères où je suis couchée ; ces fragiles fleurs me supportent comme des arbres robustes ; deux faibles colombes me traînent à travers le ciel, du matin jusqu’au soir, partout où il me plaît de m’ébattre. Cet amour si léger, doux enfant, se peut-il qu’il te semble si lourd

XXVII

» Ton cœur est-il affecté à ton visage ? Ta main droite peut-elle ravir l’amour à ta gauche ? Alors poursuis-toi toi-même, et sois repoussé par toi-même ; vole ta propre liberté, et plains-toi du vol. Ainsi Narcisse lui-même s’abandonna lui-même, et mourut pour baiser son ombre dans le ruisseau.

XXVIII

» Les torches sont faites pour éclairer, les bijoux pour parer, les friandises pour être goûtées, la fraîche beauté pour être possédée, les herbes pour embaumer, les plantes savoureuses pour produire ; ce qui ne croît que pour soi est un abus de la croissance ; les semences naissent des semences, et la beauté engendre la beauté. Tu fus engendré, engendrer est ton devoir.

XXIX

» Pourquoi te nourris-tu des œuvres de la terre, si tu ne nourris pas la terre de tes œuvres ? Par la loi de la nature es tenu de procréer, en sorte que les tiens puissent vivre quand tu seras mort toi-même. Et ainsi, en dépit de la mort, tu survivras dans la vivante image que tu laisseras de toi. »

XXX

Cependant la langoureuse reine d’amour était déjà trempée de sueur, car l’ombre avait déserté le lieu où ils étaient couchés, et Titan, paré des feux du midi, les dominait d’un regard brûlant, souhaitant qu’Adonis eût a diriger son char, pourvu que lui le remplaçât à côté de Vénus.

XXXI

Et alors Adonis, avec Faccent de l’indolence, d’un air ennuyé, sombre et dédaigneux, ses sourcils froncés couvrant son clair visage comme ces vapeurs brumeuses qui obscurcissent le ciel, — l’amertume aux joues, s’écrie : « Fi ! assez d’amour ! Le soleil me brûle la face ; il faut que je me retire. »

XXXII

« Hélas ! dit Vénus, si jeune et si cruel ! quel chétif prétexte tu prends pour t’en aller ! Je n’ai qu’à respirer, et le doux souffle de ma céleste haleine rafraîchira l’ardeur de ce soleil accablant ; je ferai pour toi une ombre de mes cheveux ; et, s’ils te brûlent aussi, je les mouillerai de mes larmes.

XXXIII

» Le soleil qui brille du haut du ciel n’a que de tièdes rayons, et vois, je suis entre ce soleil et toi. La chaleur que j’en reçois ne me gêne guère, mais tes yeux dardent la flamme qui me brûle ; et, si je n’étais immortelle, ma vie finirait entre ce soleil du ciel et ce soleil terrestre.

XXXIV

» Es-tu donc endurci ? es-tu de roche ? es-tu d’acier ? Non, tu es plus dur que la roche, car la pierre s’attendrit à la pluie. Se peut-il que tu sois fils de la femme, et que tu ne sentes pas ce que c’est que d’aimer et quel tourment c’est de ne pas être aimé ! Oh ! si ta mère avait eu un cœur aussi dur, elle ne t’aurait pas mis au monde, elle serait morte stérile !

XXXV

» Qui suis-je que tu me méprises ainsi ? Quel grand danger y a-t-il dans ma supplique ? Quel mal ferait à tes lèvres un pauvre baiser ? Parle, doux enfant, mais parle un doux langage, ou reste muet. Donne-moi un baiser, je te le rendrai, avec un de plus pour les intérêts, si tu en veux deux.

XXXVI

» Fi ! effigie inanimée, pierre froide et insensible, idole peinte, image inerte et morte, statue qui ne plais qu’à l’œil, être qui ressembles à un homme sans être enfant de la femme ! Tu n’es pas un homme, bien que tu en aies le visage, car les hommes sont par instinct prompts aux baisers ! »

XXXVII

Cela dit, l’impatience étouffe sa voix suppliante, et un élan de colère exige d’elle une pause ; ses joues rouges et ses yeux étincelants dardent le ressentiment : elle, qui est juge en amour, elle ne peut gagner sa cause ! Et alors elle pleure, et alors elle voudrait parler, et alors les sanglots lui coupent la parole.

XXXVIII

Parfois elle agite sa tête, parfois la main d’Adonis ; tantôt elle fixe les yeux sur lui, tantôt à terre. Par moments ses bras l’entourent comme une ceinture ; elle veut l’enlacer dans ses bras, il s’y refuse ; et, quand il tâche de se dégager de là, elle lui serre les doigts entre ses doigts de lis.

XXXIX

« Mignon, dit-elle, puisque je te liens ici enfermé dans cet enclos d’ivoire, je serai le parc, et tu seras mon agneau ; rassasie-toi où tu voudras, sur la côte ou au vallon, repais-toi sur mes lèvres ; et, si ces hauteurs sont arides, erre plus bas, là où sont cachées les sources exquises.

XL

» Dans ces limites tu trouveras tout à souhait, suaves pelouses profondes, plaines hautement délicieuses, ronds coteaux, buissons obscurs et touffus, pour te garantir de la tempête et de la pluie. Sois donc mon agneau, puisque je suis un tel parc ; les chiens ne t’y poursuivront pas, quand ils aboieraient par milliers. »

XLI

À ces mots Adonis sourit comme par dédain, et sur chacune de ses joues apparaît une jolie fossette que l’amour a creusée là, pour pouvoir, au cas où lui-même succomberait, être enseveli dans une tombe si simple, devinant bien que, s’il y était jamais déposé, il ne pourrait mourir où respire l’amour.

XLII

Ces replis aimables, ces fosses d’une rondeur enchanteresse s’ouvrent pour engloutir la passion de Vénus. Affolée déjà, comment alors retrouverait-elle sa raison ? Déjà frappée à mort, qu’a-t-elle besoin d’un second coup ? Pauvre reine d’amour, délaissée dans ton propre empire, se peut-il que tu aimes un visage qui ne te sourit que par dédain ?

XLIII

Maintenant quelle voie prendra-t-elle ? que dira-t-elle ? Elle a épuisé les paroles et n’a fait qu’augmenter ses maux. Le temps s’est écoulé, son amant veut s’enfuir et tâche de se dégager de ses deux bras qui l’étreignent : « Pitié ! s’écrie-t-elle, une faveur ! une tendresse ! » Il s’échappe et se précipite vers son cheval.

XLIV

Mais, tenez ! d’un taillis voisin, une cavale de race espagnole, vigoureuse, jeune et superbe, aperçoit le coursier frémissant d’Adonis ; elle accourt, s’ébroue et hennit bruyamment. Le destrier à la forte encolure, étant attaché à un arbre, brise ses rênes et va droit à elle.

XLV

Il s’élance impérieusement, il hennit, il bondit, et fait éclater la trame de ses sangles. Il blesse de son dur sabot la terre dont les entrailles profondes résonnent comme le tonnerre du ciel. Il broie entre ses dents le mors de fer, maîtrisant ce qui le maîtrisait.

XLVI

Ses oreilles sont dressées ; les tresses pendantes de sa crinière se hérissent maintenant sur son col arqué : ses naseaux aspirent l’air, et aussitôt renvoient comme une vapeur de fournaise ; son œil hautain, qui étincelle comme le feu, montre son ardent courage et son vif transport.

XLVII

Parfois il trotte, comme s’il comptait ses pas, avec une majesté douce et une modeste fierté ; puis il se cabre, se recourbe et bondit, comme pour dire : « Voyez ! telle est ma force, et je fais tout cela pour captiver le regard de cette belle jument. »

XLVIII

Que lui importe l’appel irrité de son cavalier, son caressant holà ! son halte-là ! Que lui importent maintenant les rênes et l’éperon aigu, le riche caparaçon et le harnais splendide ! Il voit sa bien-aimée et ne voit qu’elle ; et seule elle plaît à son regard superbe.

XLIX

Voyez : quand un peintre veut surpasser son modèle en peignant un coursier bien proportionné, son art rivalise avec l’œuvre de la nature, comme si la création inanimée allait éclipser la vivante ; de même le cheval d’Adonis l’emportait sur un cheval ordinaire par la forme, le courage, la couleur, l’allure et l’ossature.

L

Sabot arrondi, articulations souples, fanons velus et longs, large poitrail, œil vaste, petite tête et larges naseaux, haute encolure, oreilles courtes, jambes droites et plus que robustes, crinière épaisse, queue épaisse, large croupe, poil lisse, de tout ce que peut avoir un cheval, rien ne lui manquait, rien, hormis un cavalier superbe sur ce dos superbe !

LI

Parfois il se dérobe, et jette de loin un regard effaré ; parfois il tressaille au mouvement d’une plume ; il se met alors à jouter avec le vent, et l’on ne sait s’il court ou s’il vole. Le grand air chante à travers sa crinière et sa queue, éventant les poils qui oscillent comme des ailes.

LII

Il regarde sa bien-aimée et hennit vers elle, elle lui répond, comme si elle devinait sa pensée. Fière, comme toute femelle, de se voir recherchée, elle affecte une apparente aversion, fait la cruelle, résiste à l’amoureux et nargue l’ardeur qu’il ressent, en repoussant avec des ruades ses tendres caresses.

LIII

Alors, morose mécontent, il baisse sa queue qui, comme un panache retombant, projetait une ombre fraîche sur sa croupe en sueur. Il piaffe, et mord les pauvres mouches dans sa rage fumante. Sa bien-aimée, le voyant si furieux, devient plus aimable, et son courroux s’apaise.

LIV

Son maître qui s’obstine va pour l’attraper, quand brusquement la cavale indomptée, pleine de frayeur, craignant d’être prise, se dérobe vite à lui. Le cheval la suit, et laisse là Adonis. Tous deux se précipitent dans le bois comme des furieux, devançant les corbeaux qui essaient de les dépasser.

LV

Tout essoufflé de sa course, Adonis s’assied, maudissant son impétueuse et indocile bête. Et ainsi fort à propos une nouvelle occasion s’offre à sa langoureuse amante de se soulager par des protestations ; car les amoureux disent que le cœur souffre triplement quand il est privé du secours de la langue.

LVI

Un four qu’on ferme, un cours d’eau qu’on arrête, brûle plus ardemment, s’enfle plus furieusement ; on peut en dire autant d’une douleur comprimée ; une libre échappée de paroles tempère le feu de l’amour ; mais, dès que l’avocat du cœur est muet, le client est brisé par le désespoir.

LVII

Adonis voit venir Vénus et se met à rougir, comme un tison mourant que le vent ravive. Avec son bonnet il cache son front irrité, et contemple la terre morne d’un air soucieux, sans aucun égard pour celle qui l’approche, car il ne voit que d’un mauvais œil.

LVIII

Oh ! quel spectacle ! Voyez comme elle accourt furtivement vers le maussade enfant ! Remarquez comme, dans le conflit des nuances de son teint, le blanc et le rouge s’entre-dévorent ! Sa figure était toute pâle, il y a un moment, et maintenant elle flamboie comme un éclair du ciel.

LIX

Enfin la voilà devant Adonis qui est resté assis ; elle s’agenouille comme une humble amoureuse ; d’une de ses belles mains elle lui enlève son chapeau, de l’autre elle caresse ses belles joues. Ces tendres joues subissent l’impression de cette douce main, aussi aisément que la neige nouvellement tombée reçoit une empreinte.

LX

Oh ! alors quelle guerre de regards entre eux ! Les yeux suppliants de Vénus implorent les yeux d`Adonis : lui, la considère comme s’il ne la voyait pas ; à des regards toujours caressants il ne répond que par des regards dédaigneux ; et tous les actes de cette muette pantomime sont expliqués par un chœur de larmes, tombées de ses yeux divins.

LXI

Tout doucement elle le prend maintenant par la main : ou dirait un lis emprisonné dans un cachot de neige, ou de l’ivoire dans un cercle d’albâtre, si blanche est cette amie étreignant cet ennemi si blanc ! Ce beau combat avec ses agressions et ses résistances rappelle les ébats de deux colombes argentées qui se becquètent.

LXII

Une fois de plus elle fait agir l’engin de ses pensées : « O toi le plus bel être de ce globe mortel, que n’es-tu ce que je suis, et que ne suis-je un homme ! mon cœur intact comme le tien, ton cœur blessé comme le mien ! Pour un doux regard je t’assurerais du secours, quand le poison de mon corps devrait être ton unique remède. »

LXIII

— « Rends-moi ma main, dit-il, pourquoi la touches-tu ? » — « Rends-moi mon cœur, dit-elle, et je la lâche ; oh ! rends-moi mon cœur, de peur qu’il ne devienne d’acier au contact de ton cœur dur, et que, devenu d’acier, il ne soit impénétrable à de tendres soupirs. Alors je resterais toujours insensible aux sanglots profonds de l’amour, le cœur d’Adonis ayant endurci le mien. »

LXIV

— « Par pudeur, s’écrie-t-il, lâchez, lâchez-moi. Le plaisir de ma journée est perdu ; mon cheval est parti, et c’est votre faute s’il m’a échappé ainsi. Je vous prie, allez-vous-en, et laissez-moi seul ici. Car mon unique idée, ma pensée, ma préoccupation unique, est de reprendre mon palefroi à cette jument. »

LXV

Elle lui répond ainsi : « Ton palefroi favorise, comme il le doit, l’ardente approche du doux désir. L’affection est une braise qu’il faut refroidir ; autrement, livrée à elle-même, elle met le cœur en feu. La mer a des bornes, mais le désir profond n’en a pas ; ne t’étonne donc pas si ton cheval est parti.

LXVI

» Il avait l’attitude d’une rosse quand il était attaché à l’arbre et servilement maîtrisé par des rênes de cuir. Mais dès qu’il a vu sa chère cavale, digne récompense de sa jeunesse, il a pris en dédain cette misérable servitude, rejeté l’infâme courroie de son col ployé, et dégagé sa bouche, sa croupe, son poitrail.

LXVII

» Qui donc, en voyant sa bien-aimée, nue sur son lit, révéler aux draps une couleur plus blanche que leur blancheur, a pu rassasier ainsi son regard dévorant, sans que ses autres sens aient réclamé d’égales délices ? Qui donc est assez pusillanime pour n’avoir pas la hardiesse de s’approcher du feu par une froide saison ?

LXVIII

» Laisse-moi donc excuser ton coursier, gentil enfant ; et apprends de lui, je t’en conjure instamment, à prendre avantage du bonheur qui s’offre. Je serais muette, que son exemple suffirait à t’enseigner. Oh ! apprends à aimer ! la leçon est bien simple ; et, une fois sue, elle n’est jamais oubliée. »

LXIX

« Je ne connais pas l’amour, répond-il, et je ne veux pas le connaître, à moins que ce ne soit une bête fauve, et alors je lui donnerai la chasse. C’est une dette trop lourde que je ne veux pas contracter. Mon amour pour l’amour n’est que l’amour du mépris ; car j’ai ouï dire que l’amour est une vie d’agonie qu’un souffle fait rire et pleurer.

LXX

» Qui donc porte un vêtement informe et inachevé ? Qui cueille le bouton avant qu’une seule feuille ait paru ? Pour peu que les choses soient mutilées dans leur croissance, elles se flétrissent dès leur primeur et ne valent plus rien. Le poulain qui est monté et chargé trop jeune perd son énergie et jamais ne devient fort.

LXXI

» Vous heurtez ma main en l’étreignant. Séparons-nous, et laissez là ce thème futile, cet inutile verbiage. Levez le siége de mon imprenable cœur ; il n’ouvrira pas la porte aux alarmes de l’amour. Trêve de protestations, de larmes feintes, de flatteries ! rien de tout cela ne saurait battre en brèche un cœur ferme. »

LXXII

— « Quoi, tu parles, s’écrie-t-elle, tu as une langue ! Oh ! que n’es-tu muet, ou que ne suis-je sourde ! Ta voix de sirène a doublé ma souffrance. J’étais assez accablée sans ce surcroît qui m’écrase. Mélodieux désaccord ! dissonance d’une harmonie céleste ! délicieuse musique à l’oreille, au cœur blessure déchirante !

LXXIII

« Si, aveugle, je ne pouvais que t’entendre, mon oreille aimerait cette intime et invisible beauté. Si j’étais sourde, ton être extérieur ferait tressaillir toutes les parties sensibles de mon être. Fussé-je sans yeux et sans oreilles pour voir et entendre, je t’aimerais encore par le toucher.

LXXIV

» Supposons que le sens du tact me fût enlevé, et que je ne pusse ni voir, ni entendre, ni toucher, et qu’il ne me restât plus que l’odorat, mon amour pour toi n’en serait pas moins grand ; car de l’alambic de ton visage exquis sort une haleine embaumée qui engendre l’amour par émanation.

LXXV

» Oh ! mais quel banquet tu offrirais au goût, qui nourrit et alimente les quatre autres sens ! Ne souhaiteraient-ils pas que le festin durât toujours, en commandant au soupçon de fermer la porte à double tour, de peur que la jalousie, cet hôte amer et malvenu, ne troublât la fête en s’y glissant ? »

LXXVI

Une fois encore se rouvrait le portail de rubis qui avait livré un si suave passage aux paroles d’Adonis : telle une rouge aurore qui toujours annonce le naufrage aux matelots, l’orage aux plaines, la souffrance aux pâtres, le malheur aux oiseaux, les rafales et les bourrasques sombres aux bergers et aux troupeaux.

LXXVII

Elle observe habilement ce mauvais présage. Telle que le vent qui se calme à l’approche de la pluie, que le loup qui montre les dents avant d’aboyer, que la baie qui se rompt avant de tacher, ou que le boulet de canon qui éclate avant de tuer, la pensée d’Adonis a frappé Venus avant qu’il ait parlé.

LXXVIII

Elle tombe à la renverse sous ce regard ; car les regards tuent l’amour, comme ils le ravivent. Un sourire guérit d’un coup d’œil blessant : et bénie est la banqueroute dont l’amour fait ainsi un profit ! L’enfant candide, la croyant morte, presse ses pâles joues jusqu’à ce qu’elles rougissent.

LXXIX

Tout effaré, il renonce à son intention première ; car il songeait à la réprimander vivement, mais une ruse d’amour a habilement prévenu ce dessein. Puisse l’habileté qu’elle met à se défendre lui réussir ! Vénus reste gisant sur l’herbe, comme si elle était morte, jusqu’à ce que le souffle d’Adonis lui souffle une vie nouvelle.

LXXX

Il lui serre le nez, il la frappe sur les joues, lui plie les doigts, lui presse le pouls, lui réchauffe les lèvres ; il cherche mille moyens pour réparer le mal qu’a envenimé sa dureté. Il l’embrasse, et elle, volontiers, ne se relèverait plus, pourvu qu’il l’embrassât toujours.

LXXXI

À la nuit de la douleur a succédé désormais le jour ; elle entr’ouvre languissamment ses deux paupières azurées : tel le beau soleil, quand dans toute la fraîcheur de sa pompe il égaie la matinée et ranime tout l’univers. Et, comme le brillant soleil fait resplendir le ciel, l’œil de Vénus illumine son visage ;

LXXXII

Les rayons de son regard sont fixés sur la face imberbe d’Adonis comme s’ils lui empruntaient tout leur éclat. Jamais quatre lumières aussi belles n’eussent été réunies, si Adonis n’avait assombri ses yeux d’un froncement de sourcil ; mais les yeux de Vénus, lançant leur flamme à travers le cristal de ses larmes, brillaient comme la lune vue la nuit dans l’eau.

LXXXIII

« Oh ! où suis-je ? dit-elle, sur la terre ou dans le ciel ? suis-je plongée dans l’Océan ou dans le feu ? Quelle heure est-il ? est-ce le matin ou le soir déjà las ? Suis-je ravie de mourir ou désireuse de vivre ? Tout à l’heure je vivais, et cette vie était une affreuse mort ; tout a l’heure je mourais, et cette mort était une vie délicieuse !

LXXXIV

» Oh ! c’est toi qui m’as tuée, tue-moi encore une fois ! Ce cœur dur que tu as, maître acerbe de tes yeux, leur avait enseigné une expression si méprisante, si dédaigneuse, qu’ils ont assassiné mon pauvre cœur ; et mes yeux, loyaux guides de leur reine, eussent à jamais cessé de voir sans la pitié de tes lèvres.

LXXXV

» Puissent, pour cette cure-là, tes lèvres se baiser longtemps ! Oh ! que jamais leur livrée cramoisie ne s’use ! Puisse leur fraîcheur à jamais durable sans cesse éloigner les fléaux des années terribles ! En sorte que les astrologues, après avoir annoncé la mort, puissent dire que la peste est bannie par ton souffle.

LXXXVI

» Lèvres pures, sceaux ineffables imprimés sur mes douces lèvres ! Quel contrat puis-je faire pour qu’elles restent scellées sur moi ? Me vendre ! je le veux bien, pourvu que tu m’achètes et que tu paies scrupuleusement. Si tu fais le marché, de crainte d’équivoques, appose ton seing privé sur la cire rouge de mes lèvres.

LXXXVII

» Pour mille baisers tu achèteras mon cœur, et tu les paieras à ton loisir, un à un. Qu’est-ce que dix fois cent baisers pour toi ? N’est-ce pas vite compté, vite donné ? Convenons qu’en cas de non-paiement, la dette sera doublée ; est-ce un si grand embarras que deux mille baisers ? »

LXXXVIII

« Belle reine, dit Adonis, si vous avez pour moi de l’amour, mesurez ma froideur à la verdeur de ma jeunesse ; ne cherchez pas à me connaître avant que je me connaisse moi-même ; il n’est pas de pêcheur qui n’épargne le trop menu fretin ; la prune mûre tombe, la verte tient ferme, ou, cueillie trop tôt, elle est aigre au goût.

LXXXIX

» Voyez ! le consolateur du monde, épuisé de sa course, a terminé au couchant la tâche brûlante de sa journée ; le hibou, héraut de la nuit, hue : il est très-tard ! les moutons sont entrés au bercail, les oiseaux à leur nid ; et les nuages noirs comme le charbon qui estompent la lumière du ciel nous somment de partir et de nous dire bonsoir.

XC

» Laissez-moi donc vous dire bonsoir, et dites de même ; si vous me dites bonsoir, vous aurez un baiser. » — « Bonsoir, » dit-elle ; et, avant qu’il ait dit adieu, le doux prix du départ est payé ; les bras de Vénus étreignent tendrement le cou d’Adonis ; alors ils semblent confondus ; le visage adhère au visage.

XCI

Enfin Adonis haletant se dégage et recule sa bouche de corail, dont Vénus savoure d’une lèvre avide la moiteur céleste, s’enivrant de ce suc délicieux et se plaignant toujours d’être altérée. Tous deux tombent à terre, les lèvres collées, — lui excédé de cette abondance, elle affamée par cette disette.

XCII

Enfin la fougueuse passion a saisi sa proie vaincue ; gloutonne, elle la dévore, sans s’en rassasier. Les lèvres de Vénus sont victorieuses, les lèvres d’Adonis obéissent, et paient la rançon qu’exige la triomphatrice ; dans son élan de vautour, elle élève si haut le taux de cette rançon, qu’elle menace de mettre à sec le riche trésor de ces lèvres mortelles.

XCIII

Une fois qu’elle a goûté les délices du pillage, elle se met à fourrager avec une aveugle furie ; son visage sue et fume, son sang bout, et le désir, effréné provoque en elle une audace désespérée ; elle arbore l’oubli de tout, et repousse la raison, sans se soucier des chastes rougeurs de la honte et du naufrage de la pudeur.

XCIV

Échauffé, affaibli, épuisé par ces violentes étreintes, pareil à un oiseau sauvage qu’on apprivoise à force de le manier, ou à l’agile chevreuil harassé par la chasse, ou à l’enfant revêche qu’on calme en le dorlotant, Adonis obéit et cesse de résister, tandis que Vénus lui prend tout ce qu’elle peut, sinon tout ce qu’elle veut.

XCV

Quelle est la cire si congelée qui ne fonde au frottement et ne finisse par céder à la plus légère impression ? Les résultats inespérés sont souvent atteints à force d’audace, surtout en amour, où la licence dépasse souvent la permission. La passion ne se décourage pas comme un blême couard, mais elle est d’autant plus pressante que son choix est plus résistant.

XCVI

Oh ! si Vénus avait renoncé alors qu’Adonis fronçait le sourcil, elle n’aurait pas savouré sur ses lèvres un tel nectar ; une parole dure, un froncement de sourcil ne doivent point rebuter qui aime. Qu’importe que la rose ait des épines, elle n’en est pas moins cueillie ? Quand la beauté serait enfermée sous vingt serrures, l’amour, pour se frayer un accès, finirait par les crocheter toutes.

XCVII

Enfin, par pitié, elle ne peut plus le retenir ; le pauvre ingénu la prie de le laisser partir : elle se résout à ne pas le garder plus longtemps, et lui dit adieu en lui recommandant son cœur, à elle, qu’Adonis (elle en jure par l’arc de Cupidon) emporte encagé dans son sein.

XCVIII

« Doux enfant, dit-elle, je vais passer cette nuit dans la douleur, car mon cœur souffrant force mes yeux à veiller. Dis-moi, maître de l’amour, nous verrons-nous demain ? Nous verrons-nous, dis ? Nous verrons-nous ? En veux-tu faire la convention ? » Il lui répond que non ; demain il a l’intention de chasser le sanglier avec plusieurs de ses amis.

XCIX

« Le sanglier ! » s’écrie-t-elle ; et aussitôt une soudaine pâleur, comme une gaze étendue sur une rose empourprée, envahit ses joues ; elle tremble à cette révélation, et jette ses bras entrelacés autour du cou d’Adonis ; elle s’affaisse, toujours pendue a son cou ; elle tombe sur le dos, et il lui tombe sur le ventre.

C

La voilà enfin dans la lice même de l’amour ; son champion monté pour la joûte ardente. Mais elle reconnaît que tout est illusoire ; il a beau la monter, il ne veut pas la manier. Plus tourmentée que Tantale, elle étreint l’Élysée sans en obtenir les délices.

CI

Tels de pauvres oiseaux, déçus par des grappes peintes, se rassasient du regard sans assouvir leur appétit. Elle languit dans sa mésaventure, comme ces pauvres oiseaux à la vue des fruits chimériques. Les ardeurs qu’elle ne trouve point chez Adonis, elle cherche à les allumer par de continuels baisers.

CII

Mais tout est vain ; bonne déesse, cela ne sera pas. Elle a essayé de tous les moyens. Son plaidoyer eût mérité de meilleurs honoraires. Elle est l’amour, elle aime, et pourtant elle n’est pas aimée. « Fi ! fi ! s’écrie-t-il, vous m’étouffez ; laissez-moi partir ; vous n’avez pas de raison de me retenir ainsi. »

CIII

« Tu serais déjà parti, doux enfant, répond-elle, si tu ne m’avais pas dit que tu veux chasser le sanglier. Oh ! sois prudent ! tu ne sais pas ce que c’est que de blesser avec la pointe d’une javeline un porc farouche qui, pareil au boucher sanguinoire, aiguise continuellement pour le meurtre ses défenses toujours tendues.

CIV

» Sur son dos il a une légion de piques roides qui sans cesse menacent ses ennemis ; ses yeux brillent comme des vers luisants quand il s’irrite ; son groin creuse des sépulcres partout où il passe ; une fois en mouvement, il frappe tout ce qu’il rencontre, et ses cruelles défenses tuent tout ce qu’il frappe.

CV

» Ses flancs charnus, armés de soies hérissées, sont à l’épreuve de la pointe de ta lance ; son col épais et court ne peut être aisément entamé ; furieux, il se risquerait contre le lion ; les broussailles épineuses et les fourrés entremêlés à travers lesquels ils s’élance, s’écartent, comme effrayés de lui.

CVI

» Hélas ! il ne respecterait pas ton visage, auquel les yeux de l’amour paient le tribut de leur contemplation, ni tes douces mains, ni ces douces lèvres, ni ces yeux de cristal, dont la perfection éblouit tout le monde. Mais s’il te tenait en son pouvoir, prodigieux danger ! il déracinerait toutes ces beautés comme il déracine l’herbe.

CVII

» Oh ! laisse-le à jamais dans son antre immonde ; ce qui est beau n’a rien à faire avec de si affreux ennemis ; ne t’expose pas volontairement à ses coups. Ceux qui prospèrent prennent conseil de leurs amis. Quand tu as parlé du sanglier, à ne te rien dissimuler, j’ai redouté ton sort et j’ai tremblé de tous mes membres.

CVIII

» N’a-tu pas remarqué mon visage ? N’a-t-il point blanchi ? N’as-tu pas vu les signes de la crainte poindre dans mon regard ? Ne me suis-je point sentie défaillir ? Et ne suis-je pas tombée à la renverse ? Dans mon sein, sur lequel tu reposes, mon cœur effrayé palpite, bat, s’émeut sans cesse, et te soulève, comme un tremblement de terre, au-dessus de ma poitrine.

CIX

» Car là où règne l’amour, le soupçon inquiet s’installe comme la sentinelle de l’affection ; il donne de fausses alarmes, fait craindre la révolte, et en pleine paix crie : Tue, tue ! empoisonnant à son gré le doux amour, comme l’air et l’eau abattent la flamme.

CX

» Ce délateur amer, cet espion boute-feu, ce ver rongeur qui dévore la tendre tige de l’amour, ce rapporteur, le soupçon revêche, qui apporte des nouvelles tantôt vraies, tantôt fausses, frappe à mon cœur et dit tout bas à mon oreille que, si je t’aime, je dois redouter ta mort.

CXI

» Bien plus, il offre à mon regard l’image d’un sanglier furieux tenant renversé sous ses crocs aigus un être semblable à toi, tout couvert de plaies, dont le sang répandu sur de fraîches fleurs les fait fléchir de douleur et incliner la tête.

CXII

» Que ferais-je, te voyant ainsi en réalité, moi qui frémis à cette imagination ? Cette seule pensée fait saigner mon cœur défaillant, et l’inquiétude lui communique la divination : je prédis ta mort, le désespoir de ma vie, si demain tu rencontres le sanglier.

CXIII

» Mais si tu veux absolument chasser, laisse-toi guider par moi ; courre le lièvre timoré et fuyard, ou le renard qui ne vit que de ruse, ou le chevreuil qui n’ose pas résister ; poursuis sur les dunes ces bêtes peureuses, et maintiens ton cheval fougeux à l’allure de ta meute.

CXIV

» Et, dès que tu auras débusqué le lièvre myope, remarque comme le pauvre animal, pour échapper à sa détresse, devance le vent, avec quel soin il multiplie les détours et les zigzags ; les nombreuses brèches par lesquelles il s’esquive forment comme un labyrinthe pour étourdir ses ennemis.

CXV

» Parfois il court au milieu d’un troupeau de brebis pour mettre en défaut le flair des habiles limiers ; parfois il se jette dans le terrier des lapins, pour arrêter au milieu de leurs aboiements ses bruyants persécuteurs ; et parfois il se joint à un troupeau de daims. Le danger lui suggère des expédients ; la crainte le rend ingénieux.

CXVI

» Car alors, son odeur étant mêlée à d’autres, les ardents limiers qui hument la piste sont déconcertés, ils cessent leurs clameurs jusqu’à ce qu’ils aient découvert à grand’peine leur piteuse erreur. Alors ils éclatent en aboiements ; Echo réplique, comme s’il y avait dans les airs une autre chasse.

CXVII

» Cependant le pauvre lièvre, sur une colline au loin, se pose sur ses pattes de derrière, dressant l’oreille pour écouter si ses ennemis le poursuivent encore ; tout à coup il entend leurs cris bruyants, et désormais sa douleur peut bien se comparer à celle d’un agonisant qui entend le glas funèbre.

CXVIII

» Alors tu verras le misérable, inondé de rosée, aller et venir en serpentant sur la route ; chaque broussaille envieuse égratigne ses pattes lassées ; toute ombre le fait tressaillir, tout bruit s’arrêter, car le malheur est écrasé par le nombre, et dans son accablement n’est secouru de personne.

CXIX

»… Reste tranquille, et écoute encore un peu… Non, ne te débats point, car tu ne te relèveras pas… Pour te faire haïr la chasse au sanglier, tu m’entends faire de la morale contre mon habitude ; si je tire de toute chose un argument, c’est que l’amour peut commenter tous les maux.

CXX

» Où en étais-je ? » — « N’importe, dit Adonis ; laissez-moi, votre récit ne peut pas mieux finir ; la soirée se passe. » — « Eh bien, après ? dit Vénus. » — « Je suis attendu par mes amis, répond-il ; voilà qu’il fait noir, et je tomberai en m’en allant. » — « Ah ! s’écrie-t-elle, c’est dans la nuit que le désir y voit le mieux.

CXXI

» D’ailleurs, si tu tombes, oh ! imagine-toi que c’est la terre, amoureuse de toi, qui te fait faire un faux pas uniquement pour te dérober un baiser. Les riches proies rendent les honnêtes gens voleurs ; ainsi tes lèvres rendent sombre et farouche la chaste Diane, qui craint de te ravir un baiser et de mourir parjure.

CXXII

» Maintenant je devine la raison de cette nuit noire. Cynthia humiliée obscurcit sa lueur d’argent, jusqu’à ce que la nature traîtresse soit condamnée comme faussaire pour avoir volé au ciel le creuset divin où elle t’a formé, en dépit des cieux tout-puissants, pour humilier le soleil, le jour, et elle, Cynthia, la nuit.

CXXIII

» Aussi a-t-elle corrompu les destins, pour qu’ils dégradent le chef-d’œuvre exquis de la nature, entachent sa beauté d’infirmités, sa perfection pure d’impurs défauts, et le soumettent à la tyrannie des calamités effrénées et des maux de toutes sortes :

CXXIV

» Tels que la fièvre brûlante avec ses accès de pâleur et de défaillance, la peste qui empoisonne la vie, le frénétique délire, l’affection funeste qui ronge la moelle des os et qui produit ses ravages en brûlant le sang. Les dégoûts, les apostèmes, la douleur et le désespoir damné ont juré la mort de la nature pour t’avoir fait si beau.

CXXV

» L’un des plus graves effets de ces maladies, est de détruire la beauté en une minute de combat : l’éclat, le goût, le teint, toutes les qualités qu’admirait naguère l’impartial contemplateur, sont tout à coup ruinés, dégradés, perdus, comme la neige des montagnes qui fond au soleil du midi.

CXXVI

» Ainsi donc, en dépit de l’inféconde chasteté des vestales sans amour et des nonnes n’aimant qu’elles-mêmes, qui volontiers produiraient sur la terre stérilisée une disette absolue de filles et de garçons, sois prodigue. La lampe qui brûle de nuit épuise son huile pour prêter sa lumière au monde.

CXXVII

» Ton corps est-il autre chose qu’un tombeau dévorant, quand il ensevelit en lui-même cette postérité que, selon les lois des âges, tu dois avoir forcément, si tu ne la détruis pas dans son germe mystérieux ? Ah ! s’il en est ainsi, le monde te prendra en mépris, pour avoir anéanti dans ton orgueil de si belles espérances.

CXXVIII

» Ainsi tu t’abîmes toi-même en toi-même, crime plus grand que le crime de la guerre civile, que le crime du désespéré qui se tue de ses propres mains, que le crime du père boucher qui enlève la vie à son fils. La rouille gangréneuse ronge le trésor caché, mais l’or mis en usage produit plus d’or encore. »

CXXIX

« Ah ! s’écrie Adonis, vous allez retomber dans vos fastidieuses théories tant de fois rebattues. Le baiser que je vous ai donné vous a été accorde en vain et c’est bien en vain que vous luttez contre le courant ; car, j’en jure par cette nuit à la face noire, sombre nourrice du désir, votre dissertation me fait vous aimer de moins en moins.

CXXX

» Quand l’amour vous aurait donné vingt mille langues, toutes plus émouvantes que la vôtre, toutes ayant le charme du chant voluptueux de la sirène, leurs accents tentateurs frapperaient en vain mon oreille ; car sachez que mon cœur veille tout armé sur elle et n’y laisserait pas pénétrer une note fausse,

CXXXI

» De peur que l’harmonie décevante n’envahît mon paisible for intérieur ; et alors c’en serait fait de mon petit cœur, privé de repos dans son sanctuaire. Non, madame, non ; mon cœur n’aspire pas à gémir, il dort du meilleur sommeil tant qu’il dort seul.

CXXXII

« Qu’avez-vous affirmé que je ne puisse réfuter ? Le sentier est doux qui conduit au péril. Je ne hais pas l’amour, mais les artifices de votre amour qui accorde des baisers à tous les étrangers. Vous le faites pour procréer ! O étrange excuse, quand la raison sert d’entremetteuse aux excès de la luxure !

CXXXIII

» N’appelez pas cela l’amour, car l’amour s’est enfui au ciel, depuis que la luxure en sueur a usurpé son nom sur la terre et assumé son apparence candide pour s’assouvir sur la fraîche beauté et la couvrir d’infamie ; car la tyrannique ardeur souille et dévaste, comme la chenille fait des tendres feuilles.

CXXXIV

» L’amour réjouit comme le rayon de soleil après la pluie, mais la luxure a le même effet que la tempête après le soleil. Le doux printemps de l’amour reste toujours frais ; l’hiver de la luxure arrive bien avant la fin de l’été. L’amour n’est jamais écœuré ; la luxure meurt de gloutonnerie. L’amour est tout vérité ; la luxure est pleine de mensonges perfides.

CXXXV

» Je pourrais en dire plus, mais je n’ose plus parler ; le texte est vieux, l’orateur trop novice. Je me retire donc avec tristesse. La honte est sur mon visage, le chagrin dans mon cœur. Mes oreilles, qui ont écouté votre frivole parlage, me brûlent pour avoir commis cette faute. »

CXXXVI

Sur ce, il se dégage de la douce étreinte de ces beaux bras qui l’attachaient à cette divine poitrine, et il court vers sa demeure à travers la sombre clairière, laissant l’amoureuse couchée sur le dos dans une profonde détresse. Avez-vous vu une brillante étoile filer dans le ciel ? ainsi il glisse dans la nuit loin du regard de Vénus.

CXXXVII

Elle le suit des yeux, comme quelqu’un qui de la rive contemple un ami tout juste embarqué, jusqu’à ce que les vagues farouches empêchent de le voir en soulevant leurs crêtes à la hauteur des nues. Ainsi, la nuit impitoyable et profonde enveloppe l’objet dont Vénus rassasiait sa vue.

CXXXVIII

Surprise comme quelqu’un qui par mégarde aurait laissé tomber dans le torrent un bijou précieux, étonnée comme le sont souvent la nuit les piétons dont la lumière s’est éteinte dans quelque bois inquiétant, Vénus reste ainsi effarée dans les ténèbres, ayant perdu l’être radieux qui la guidait.

CXXXIX

Et alors elle frappe sa poitrine qui gémit ; toutes les cavernes voisines, apparemment troublées, font la répétition verbale de ses plaintes ; elle entasse lamentations sur lamentations. Hélas ! s’écrie-t-elle, et vingt fois : malheur ! malheur ! Et vingt échos répètent vingt fois ce cri.

CXL

Elle, les entendant, profère des accents douloureux, et entonne tout à coup un refrain mélancolique ; elle dit comment l’amour fait les jeunes gens esclaves, et radoteurs les vieux ; que d’esprit l’amour a dans sa folie, que de folie dans son esprit ; son lugubre anathème finit toujours par : malheur ! et toujours le chœur des échos lui répond : malheur !

CXLI

Son chant était monotone, et dura plus longtemps que la nuit : car les heures sont longues, qui semblent courtes aux amoureux. S’ils sont contents eux-mêmes, ils s’imaginent que d’autres éprouvent le même plaisir dans les mêmes distractions ; leurs fastidieux récits, fréquemment recommencés, finissent sans auditoire et sont interminables.

CXLII

Car avec qui Vénus passe-t-elle la nuit ? Avec de vains parasites à la voix creuse qui, comme des cabaretiers criards, répondent à tous les appels et se prêtent aux caprices les plus fantasques. Elle dit oui ; tous répondent oui ; et tous eussent dit comme elle, si elle avait dit non.

CXLIII

Attention ! voici la gentille alouette, lasse de repos, qui de son retrait humide s’envole à tire-d’aile, et réveille l’aube ; le soleil dans sa majesté se détache de ce sein d’argent, et jette sur le monde un si splendide regard que les cimes des cèdres et les coteaux semblent de l’or bruni.

CXLIV

Vénus le salue de ce bonjour flatteur : « O toi, dieu rayonnant, patron de toute lumière, toi à qui chaque lampe et chaque étoile empruntent la magnifique influence qui les fait briller, il existe ici-bas un enfant, allaité par une mère terrestre, qui pourrait te prêter de la lumière, comme tu en prêtes aux autres. »

CXLV

Cela dit, elle se hâte vers un bosquet de myrte, étonnée de voir la matinée si avancée, sans qu’elle ait eu des nouvelles de son bien-aimé ; elle tâche de distinguer la voix de ses limiers et le son de son cor ; bientôt elle les entend retentir bruyamment, et tout en hâte elle accourt au bruit.

CXLVI

Et, comme elle s’élance, les broussailles de la route l’attrapent par le cou, lui baisent le visage, ou s’enlacent autour de sa cuisse pour l’arrêter ; farouche, elle s’arrache à leurs étroits embrassements, comme une biche laitière que tourmentent ses mamelles gonflées et qui s’empresse pour nourrir son faon caché dans un hallier.

CXLVII

Sur ce, elle entend le cri de la meute aux abois ; elle tressaille comme quelqu’un qui aperçoit sur son chemin, déroulant ses anneaux funestes, un serpent dont l’horreur le fait trembler et frémir : de même le jappement plaintif des limiers épouvante les sens et confond les esprits de Vénus.

CXLVIII

Car elle reconnaît à présent que ce n’est plus une chasse inoffensive : l’animal poursuivi est le sanglier farouche, l’ours brutal ou le lion superbe ; en effet, le cri part toujours du même point, et les chiens jettent d’effroyables clameurs, trouvant leur ennemi si formidable qu’ils reculent tous devant l’honneur de commencer l’attaque.

CXLIX

Ce cri sinistre retentit lugubrement a son oreille, et pénètre par surprise jusqu’à son cœur qui, accablé par l’inquiétude et la frayeur blême, glace d’épouvante tous ses sens défaillants : tels des soldats, quand leur capitaine se rend, fuient lâchement sans oser tenir la campagne.

CL

Ainsi elle reste dans une tremblante extase ; enfin, ranimant ses sens paralysés d’effroi, elle leur déclare que c’est une chimérique fantasmagorie, une erreur enfantine qui cause leur frayeur ; elle les somme de ne plus trembler, les somme de ne plus rien craindre ; et aussitôt elle aperçoit le sanglier poursuivi.

CLI

Sa gueule couverte d’écume et toute rouge, semble contenir du sang et du lait mêlés ensemble ; une nouvelle frayeur s’empare de Vénus, qui court en insensée sans savoir où ; elle s’élance d’un côté, puis, ne voulant pas aller plus avant, elle revient sur ses pas pour crier sus au sanglier assassin.

CLII

Mille émotions l’entraînent en mille sens ; elle revient dans les sentiers qu’elle a parcourus ; sa précipitation excessive est soumise à des temps d’arrêt, comme les allures d’une personne ivre ; pleine de réflexions sans réfléchir à rien, elle entreprend tout sans rien effectuer.

CLIII

Ici elle trouve un chien tapi dans un fourré, et demande à l’animal harassé où est son maître ; la elle en trouve un autre en train de lécher sa blessure, — unique et souverain remède contre les plaies envenimées ; plus loin elle en rencontre un autre tristement rechigné ; elle lui parle, et il lui répond par un hurlement.

CLIV

À peine ses cris déchirants ont-ils cessé qu’un autre pleureur aux lèvres pendantes, noir et sinistre, fait éclater dans les airs ses lamentations ; un autre et puis un autre lui répondent, agitant contre terre leur queue superbe, secouant leurs oreilles écorchées, saignant à chaque pas.

CLV

Voyez comme les pauvres habitants de ce monde sont alarmés par les apparitions, les signes et les prodiges qu’ils ont longtemps contemplés d’un œil hagard pour en tirer de terribles prophéties ; de même, à ces tristes signes, Vénus retient son haleine, puis, l’exhalant dans un soupir, elle se récrie contre la mort :

CLVI

« Tyran horrible, affreux, maigre et décharné, odieux divorce des amours (c’est ainsi qu’elle apostrophe la Mort), spectre au grincement sinistre, ver de la terre, que prétends-tu donc ? Étouffer la beauté ! éteindre le souffle de cet être dont la beauté prête à la rose son éclat, dont le souffle prête son parfum à la violette !

CLVII

» S’il est mort… Oh ! non, il est impossible qu’en voyant sa beauté, tu aies osé la frapper !… Oh ! oui, c’est possible ! Tu n’as pas d’yeux pour voir ; mais tu frappes atrocement au hasard. La vieillesse est ta cible ; mais ton trait infidèle manque ce but, et perce le cœur d’un enfant.

CLVIII

« Si seulement tu avais crié gare ! alors il aurait élevé la voix, et, en l’entendant, tu n’aurais pas pu user de ton pouvoir. Les destins te maudiront pour ce coup-là ; ils te commandaient de faucher une mauvaise herbe, tu arraches une fleur ! C’est la flèche d’or de l’amour, et non le dard d’ébène de la mort, qui aurait dû le frapper à outrance.

CLIX

» T’abreuves-tu de pleurs, que tu provoques de telles larmes ? Quel bien peut te faire un douloureux sanglot ? Pourquoi as-tu plongé dans l’éternel sommeil ces yeux qui permettaient de voir à tous les autres yeux ? À présent la nature ne s’inquiète plus de sa puissance meurtrière, puisque son plus bel ouvrage est ruiné par ta rigueur. »

CLX

Ici, comme accablée par le désespoir, elle ferme ses paupières, lesquelles, ainsi que des écluses, arrêtent le flot cristallin qui de ses deux belles joues ruisselle dans le doux lit de son sein ; mais le torrent argenté force les barrières et les rouvre dans la violence de son cours.

CLXI

Oh ! quel sympathique échange entre ses yeux et ses larmes ! Ses yeux se voient dans ses larmes, ses larmes dans ses yeux ; les deux cristaux reflètent mutuellement leur douleur, douleur que des soupirs amis tâchent constamment de tarir. Mais, comme en un jour d’orage le vent et la pluie se succèdent, les pleurs mouillent de nouveau ses joues qu’ont séchées les soupirs.

CLXII

Des émotions diverses assiégent son constant désespoir ; entre elles, c’est à qui dominera sa douleur. Toutes s’imposent, et de telle manière que l’impression présente semble suprême, mais aucune ne l’emporte ; elles se confondent toutes, comme un amas de nuages qui se combinent pour le mauvais temps.

CLXIII

Sur ce, elle entend le holà ! lointain d’un chasseur. Jamais chant de nourrice ne charma autant son nourrisson. Cette voix de l’espoir tend à dissiper la funèbre idée qu’elle poursuivait ; car maintenant la joie renaissante l’invite à se réjouir, en lui faisant croire que c’est la voix d’Adonis.

CLXIV

Aussitôt ses larmes refluent, emprisonnées dans ses yeux comme des perles dans du cristal ; parfois pourtant une gouttelette splendide en jaillit ; mais sa joue l’absorbe, comme pour l’empêcher d’aller laver la face noire de la terre immonde, qui n’est qu’enivrée quand elle semble noyée.

CLXV

Ô sceptique amour, combien tu es étrange de ne rien croire tout en étant si crédule ! Pour toi l’heur et le malheur sont extrêmes ; le désespoir et l’espérance font de toi leur jouet ; l’une te berce d’improbables pensées, l’autre t’accable aussitôt de pensées vraisemblables.

CLXVI

Maintenant elle défait la trame qu’elle vient d’ourdir. Adonis vit, et la mort n’est point à blâmer ; ce n’est pas Vénus qui tout à l’heure outrageait la mort ; maintenant elle ne prononce qu’avec vénération ce nom odieux ; elle l’appelle la reine des tombes, la tombe des rois, l’impérieuse souveraine de tous les êtres mortels.

CLXVII

« Non, non, dit-elle, Mort suave, je ne faisais que badiner. Pourtant, pardonne-moi, j’ai éprouvé une sorte d’effroi, quand j’ai rencontré le sanglier, cette bête sanguinaire, qui ne connaît pas de pitié, qui est toujours féroce. Voilà pourquoi, aimable spectre (je dois confesser la vérité), je récriminais contre toi, craignant que mon bien-aimé n’eût péri.

CLXVIII

» Ce n’est pas ma faute ; le sanglier a provoqué ma langue ; venge-toi sur lui, invisible souveraine ; c’est lui, la hideuse créature, qui t’a outragée ; je n’étais que l’instrument, il est l’auteur de la calomnie. La douleur a deux langues, et jamais femme n’a pu les gouverner toutes deux sans avoir l’esprit de dix femmes. »

CLXIX

Ainsi, dans l’espoir qu’Adonis est vivant, elle calme ses vives appréhensions ; et, pour assurer le salut de son bel amant, elle flatte humblement la Mort, lui parle de ses trophées, de ses statues, de ses sépulcres, et lui rappelle ses victoires, ses triomphes, ses gloires.

CLXX

« Ô Jupiter ! dit-elle, quelle folle j’étais ! de quelle niaiseries, de quelle faiblesse d’esprit j’ai fait preuve, en pleurant la mort d’un vivant qui ne peut mourir que par la ruine totale de la race humaine ! Car, lui mort, la beauté périt avec lui, et, la beauté morte, le noir chaos revient.

CLXXI

» Fi ! fi donc ! fol amour, tu es aussi craintif qu’un avare chargé de trésors et environné de voleurs ; des chimères, indistinctes pour l’œil et pour l’oreille, inquiètent ton cœur lâche de fausses alarmes. » À ces mots, elle entend un cor joyeux, et bondit d’aise, elle si abattue naguère.

CLXXII

Comme le faucon vers le leurre, elle vole ; son pas est si léger qu’il ne ploie pas l’herbe ; et dans son élan l’infortunée aperçoit son bien-aimé au pouvoir du hideux sanglier ; ses yeux, comme assassinés par ce spectacle, se voilent, ainsi que des astres offusqués par le jour.

CLXXIII

De même que le limaçon, pour peu qu’on touche à ses cornes délicates, rentre avec peine dans sa caverne d’écaille, et là demeure enfermé dans l’ombre, craignant pour longtemps encore de sortir de nouveau, ainsi, à ce sanglant spectacle, les yeux de Vénus se sont rejetés dans les sombres cavités de sa tête.

CLXXIV

Là ils remettent leur fonction et leur lumière au pouvoir du cerveau troublé, qui leur commande de s’associer à jamais à la nuit affreuse et de ne plus blesser le cœur par leurs regards ; celui-ci, comme un roi affligé sur son trône, a poussé à leur suggestion un mortel gémissement.

CLXXV

Sur quoi chaque organe tributaire a frémi. De même que le vent, emprisonné dans le sol, ébranle, pour se frayer passage, les fondements de la terre avec une violence qui glace les hommes de terreur, ainsi la convulsion agite si brusquement Vénus tout entière, que ses yeux sortent encore une fois de leurs sombres lits.

CLXXVI

Ils s’ouvrent, et jettent un regard involontaire sur la large plaie creusée par le sanglier dans le doux flanc d’Adonis ; sa blancheur de lis est inondée de larmes pourpres que pleure sa blessure. Pas une fleur aux environs, pas un gazon, pas une plante, pas une feuille, pas une herbe qui n’ait dérobé de son sang et ne semble saigner avec lui.

CLXXVII

La pauvre Vénus remarque cette sympathie solennelle ; elle incline la tête sur une épaule ; elle souffre silencieusement, elle délire frénétiquement ; elle croit qu’il ne pouvait mourir, qu’il n’est pas mort. Sa voix est étouffée, ses genoux oublient de fléchir ; insensés sont ses yeux d’avoir pleuré avant ce moment fatal !

CLXXVIII

Elle regarde si fixement la plaie que sa vue éblouie la lui fait paraître triple ; et alors elle reproche à ses yeux délétères de multiplier les blessures là où il n’en faudrait pas. Pour elle il a deux visages, chaque membre lui semble double ; car souvent l’œil s’abuse quand le cerveau est troublé.

CLXXIX

« Ma langue, dit-elle, ne peut exprimer la douleur que me cause la perte d’un unique Adonis, et cependant j’en vois deux ! Mes soupirs sont épuisés, mes larmes amères taries ; mes yeux sont en feu, mon cœur est de plomb. Puisse ce plomb accablant de mon cœur fondre au feu rouge de mes yeux ! Je mourrai ainsi dans la dissolution de ma passion ardente.

CLXXX

» Hélas ! pauvre univers ! quel trésor tu as perdu ! Quelle figure vivante reste-t-il qui soit digne d’être regardée ? Quelle est la voix désormais qui soit une musique ? De qui peux-tu te vanter dans le passé ou dans l’avenir ? Les fleurs sont embaumées, leurs couleurs sont fraîches et coquettes ; mais l’idéale beauté a vécu et péri avec lui.

CLXXXI

» Que désormais aucune créature ne porte de coiffe ni de voile ! Ni le soleil ni le vent ne chercheront à vous caresser ; n’ayant rien de beau à perdre, vous n’avez rien à craindre ; le soleil vous dédaigne, et le vent vous siffle. Mais, quand Adonis vivait, le soleil et le grand air rôdaient comme deux voleurs pour lui dérober sa beauté.

CLXXXII

» Aussi se couvrait-il d’une coiffe ; mais le soleil éclatant s’infiltrait sous les bords, le vent la lui enlevait, et, dès qu’elle était tombée, jouait avec les boucles de ses cheveux ; alors Adonis pleurait ; et aussitôt, par pitié pour ses tendres années, le vent et le soleil se disputaient à qui sécherait ses larmes.

CLXXXIII

» Pour voir son visage, le lion se glissait derrière quelque haie, de peur de l’effrayer ; pour être charmé par son chant, le tigre s’apprivoisait et écoutait doucement. S’il parlait, le loup lâchait sa proie et s’abstenait ce jour-là d’alarmer l’innocent agneau.

CLXXXIV

» Quand il mirait son ombre dans la rivière, les poissons étalaient à la surface leurs nageoires d’or. Quand il approchait, les oiseaux étaient si joyeux que les uns chantaient et que les autres lui apportaient dans leur bec des mûres et de rouges cerises. Il les nourrissait de sa vue, ils le nourrissaient de fruits.

CLXXXV

» Mais ce sanglier hideux, sinistre, au museau hérissé, dont l’œil baissé cherche toujours une tombe, n’a jamais vu la livrée de beauté que portait Adonis : témoin le traitement qu’il lui a fait subir ; ou, s’il a vu son visage, alors, j’en suis sûre, c’est en pensant le caresser qu’il l’a tué.

CLXXXVI

» Oui, oui, c’est ainsi qu’Adonis a été tué ; il courait avec la pointe de sa lance sur le sanglier, qui, sans vouloir le frapper de sa dent, pensait le calmer par une caresse. Et c’est en se frottant contre son flanc délicat que l’animal épris lui a involontairement enfoncé son boutoir dans l’aine.

CLXXXVII

» Si j’avais eu des dents comme lui, je dois confesser que j’aurais tué Adonis au premier baiser ; mais il est mort, sans avoir accordé à ma jeunesse les bénédictions de la sienne, et je n’en suis que plus maudite. » Sur ce, elle se laisse tomber, et se couvre le visage du sang coagulé d’Adonis.

CLXXXVIII

Elle regarde ses lèvres, elles sont pâles ; elle lui prend les mains, elles sont froides ; elle murmure un récit plaintif à ses oreilles, comme si elles entendaient ses douloureuses paroles ; elle soulève les paupières qui lui couvrent les yeux ; las ! deux lampes éteintes y sont enfouies dans les ténèbres.

CLXXXIX

Ces deux glaces, où elle-même elle s’est mirée mille fois, ne réfléchissent plus rien ; elles ont perdu la vertu qui naguère faisait leur excellence ; toutes ces beautés sont désormais dépouillées de leur éclat. « Merveille des temps, dit-elle, ce qui fait mon dépit, c’est que, toi mort, le jour continue de briller.

CXC

» Puisque tu es mort, hélas ! voici ma prophétie : l’amour sera désormais accompagné par la douleur ; il sera escorté par la jalousie, trouvera doux les commencements, mais amère la conclusion ; toujours trop exalté ou trop abattu, jamais il ne gardera l’équilibre ; et toutes ses jouissances ne contre-balanceront pas ses douleurs.

CXCI

» Il sera capricieux, trompeur et plein de fraude ; à peine éclos, il sera flétri d’un souffle. Il recèlera le poison au fond, tout en étalant à la surface des douceurs embaumées qui tromperont les meilleurs regards. Il fera du fort le plus faible, frappera de mutisme le sage et laissera la parole au fou.

CXCII

» Il sera économe et plein d’extravagance ; il apprendra toutes les danses à l’âge décrépit ; il maintiendra en repos l’homme de violence stupéfait ; il ruinera le riche, il enrichira le pauvre ; il sera follement furieux, doucement débonnaire ; il fera du jeune un vieux, et du vieux un enfant.

CXCIII

» Il soupçonnera sans qu’il y ait motif de crainte ; il ne craindra rien quand il devra le plus se méfier. Il sera compatissant et trop sévère, d’autant plus trompeur qu’il semblera plus sincère. Il sera pervers quand il aura l’air le plus empressé ; il inspirera la peur au vaillant, le courage au couard.

CXCIV

» Il sera la cause de guerres et de terribles événements ; il mettra la dissension entre le fils et le père ; il sera assujetti, asservi à tous les mécomptes, comme le combustible à la flamme. Puisque la mort a détruit mon amour dans son printemps, ceux qui aimeront le mieux ne jouiront pas de leur amour. »

CXCV

À ce moment l’enfant, qui était étendu mort auprès d’elle, s’évanouit à sa vue comme une vapeur, et dans son sang répandu à terre éclôt une fleur pourpre tachetée de blanc, imitant bien ses joues pâles et le sang qui ressortait en rondes gouttes sur leur blancheur.

CXCVI

Vénus penche la tête pour sentir la fleur fraîche éclose, et la compare à l’haleine d’Adonis : elle dit qu’elle gardera cette fleur dans son sein, puisqu’Adonis lui-même lui a été enlevé par la mort ; elle cueille la tige, et par la cassure jaillit une sève verdâtre qu’elle compare à des larmes.

CXCVII

« C’était là, s’écrie-t-elle, l’habitude de ton père, pauvre fleur, suave rejeton d’un être plus suave encore ; ses yeux se mouillaient à la moindre contrariété ; croître pour lui seul était son désir, comme c’est le tien ; mais, sache-le, autant vaut te flétrir dans mon sein que dans son sang.

CXCVIII

» Ici était la couche de ton père, ici, dans mon sein ; tu lui succèdes, et c’est ton droit. Va, repose-toi au fond de ce berceau ; mon cœur palpitant t’y bercera nuit et jour. Il ne se passera pas une minute que je ne baise la fleur de mon bien-aimé ! »

CXCIX

Ainsi, lasse de ce monde, Vénus s’enfuit et attelle ses colombes d’argent. Enlevée par leur agile essor dans son chariot léger, la souveraine traverse rapidement les cieux vides, se dirigeant vers Paphos, où elle entend s’enfermer et rester invisible (19).


fin de vénus et adonis.


Notes sur Vénus et Adonis

(19) Ce poëme, pour la composition duquel Shakespeare paraît s’être inspiré du dixième livre des Métamorphoses d’Ovide, fut enregistré au Stationers’Hall en 1593, comme « autorisé par l’archevêque de Cantorbéry et par les surveillants (Wardens), » et publié la même année par l’imprimeur Richard Field. Le succès en fut considérable, si nous en jugeons par le nombre des éditions qui se succédèrent pendant un demi-siècle : ce poëme fut réimprimé en 1594, en 1596, en 1599, en 1602, en 1607, en 1617, en 1620, en 1624, en 1627, en 1630 et en 1640.

Au mois de juillet dernier (1864), à la vente aux enchères de la bibliothèque de feu M. Daniel, à Londres, un exemplaire de la première édition de Vénus et Adonis s’est vendu 315 liv. sterl. 7,875 fr.) ; un exemplaire de la seconde édition a été acquis moyennant 240 liv. sterl. (6,000 fr.). À la même vente, un exemplaire de la première édition du poëme le Viol de Lucrèce (1593), a été payé 110 liv. sterl. 19 shillings (2,774 fr. 75 cent.), Un exemplaire de l’édition princeps des Sonnets, acquis pour un shilling, au siècle dernier, par Narcisse Luttrell, a été adjugé à un amateur pour la somme de 225 liv. sterl. 15 shillings (5,743 fr. 75 cent.).

Le lecteur sera sans doute curieux de connaître les prix qu’ont atteints aux mêmes enchères les exemplaires originaux des diverses œuvres dramatiques de Shakespeare. Voici le relevé exact de ces chiffres éloquents :

In·quarto. Livres sterl. shillings. francs. cent.
Richard II (éd. 1597). 341 5 (8,531 25)
Richard II (éd. 1598). 108 3 (2,703 75)
Richard III (éd. 1597). 351 5 (8,781 25)
Peines d’Amour perdues (éd. 1598). 346 10 (8,662 50)
Première partie de Henry IV (éd. 1599). 115 10 (2,887 50)
Le Marchand de Venise (éd. 1600). 99 15 (2,493 75)
Roméo et Juliette (éd. 1599). 52 10 (1,312 50)
Henry V (éd. 1600). 231 17 (5,775 »)
Beaucoup de Bruit pour Rien (éd. 1600). 267 15 (6,693 75)
Le Songe d’une Nuit d’été (éd. 1600). 241 10 (6,037 50)
Les joyeuses Épouses de Windsor (éd. 1602). 346 10 (8,662 50)
Le Roi Lear (éd. 1608). 29 8 (735 »)
Periclès (éd. 1609). 84 » (2,100 »)
Troylus et Cressida (éd. 1609). 114 9 (2,860 25)
Hamlet (éd. 1611). 28 7 (708 75)
Titus Andronicus (éd. 1611). 31 10 (787 50)
Othello (éd. 1622). 155 » (3,875 »)
In-folio.
Théâtre complet de Shakespeare (éd. 1623[1]). 716 2 (17,802 50)
Dito (éd. 1632). 148 » (3,700 »)
Dito (éd. 1664). 46 » (1,150 »)
Dito (éd. 1685). 21 10 (537 50)

  1. Exemplaire acquis par Miss Burdett Coutts.
Sonnets de Shakespeare Le Viol de Lucrèce
Vénus et Adonis