L’Indépendant du Cher (p. 65-66).

XLVI

L’aventure de Daniel

Ils s’étaient fait servir dans un petit salon donnant sur la mer par une grande baie. On était en juillet, l’air était délicieux, rafraîchi par la brise du large.

En face l’un de l’autre, ils éprouvaient une joie immense à se regarder par-dessus les roses et les œillets qui ornaient le milieu de leur petite table :

— Dites, Daniel, dites d’abord, moi j’ai fait la plus folle des équipées, je me suis embarquée sur une fausse voie, j’ai découvert un autre prince, j’ai été me heurter à un autre principe… Leurrée par mes prophètes, j’ai été me perdre en l’Océan Indien.

— Quels prophètes ?

— Oh ! des sages ! des hommes étonnants ! Ils m’ont dit ce qu’ils devaient me dire, une vérité déduite des choses que je leur avais transmises, c’est moi seule qui m’abusai… Enfin, j’ai fait une découverte inouïe ! la terre de l’avenir. Celle qui remplacera après-demain l’ancien continent. Faites-moi grâce de mon épopée. La vôtre, mon ami, est autrement passionnante. Pauvre Daniel, après lequel je courais si anxieuse et dont je m’éloignais follement ! Reprenez où nous en étions : à l’auberge des Quatre-Routes. Oh ! quand je vis fuir l’auto et quand je compris qu’on vous enlevait… Quel arrachement ! Racontez-moi ce qu’il advint depuis ce moment.

— Moi aussi, quand je compris que j’étais joué j’éprouvai une violente colère. Des volets de bois à ressort cachaient les fenêtres de l’auto. Sur le devant, un épais rideau, mis en dehors, m’empêchait de voir où j’allais. C’était vertigineux. J’essayais de briser portes et fenêtres, en vain, j’usai mes forces sans succès.

Bientôt, je sentis une somnolence m’envahir. Dans cette cage étroite, un tuyau de caoutchouc envoyait un gaz narcotique, je le sentais, je le voyais fuser, je ne pouvais le fuir…

Que dura cet état ? Je l’ignore, sans doute, il dura longtemps.

— Vous pouviez être asphyxié.

— Je le fus presque. Quand je revins à moi, j’étais haletant devant une fenêtre ouverte, un homme me faisait respirer des sels, un autre me frictionnait, un troisième agitait un éventail au-dessus de ma tête. J’essayai de me lever… quatre bras m’empêchèrent de quitter le fauteuil où j’agonisais.

Où étais-je ? Que m’était-il arrivé ? je le retrouvais vaguement dans ma mémoire troublée.

Je ne connaissais aucune des personnes qui m’entouraient, elles parlaient espagnol.

Quand je parvins à articuler quelques mots, nul ne me répondit, ces gens eurent l’air de ne pas me comprendre, puis ils sortirent.

J’entendis qu’on tirait des verrous, qu’une clef grinçait dans la serrure. Je me vis prisonnier…

Toute ma colère s’était noyée dans ma faiblesse, j’étais si épuisé que je pouvais à peine marcher. Je titubais, devant m’appuyer aux murs. Je fis le tour de mon appartement. Il se composait d’une chambre à coucher vaste, richement aménagée, éclairée par trois fenêtres garnies de barreaux de fer croisés en losanges. De cette pièce, on passait dans un cabinet de toilette meublé avec un confortable luxueux, une fenêtre également grillagée, lui procurait de l’air, il n’avait aucune autre porte que celle donnant sur la chambre à coucher.

De ce cabinet de toilette, on apercevait la mer immense et étale à l’infini. Je ne pouvais me pencher au dehors pour voir au bas du mur extérieur.

La vue de la chambre donnait sur des bois et des monts. Je devais être à une très grande hauteur, car je n’apercevais que le sommet des arbres. La chambre, très vaste, contenait une bibliothèque garnie de volumes français, un piano, une table à écrire et une autre table couverte de viandes froides, gâteaux, pain et fruits.

J’avais d’horribles nausées, la seule vue des victuailles me soulevait le cœur. Cet état dura deux jours. Matin et soir, un domestique venait, sans dire un mot, renouveler les provisions et procéder au nettoyage des appartements. Peu à peu, je me sentis mieux, mon courage revint, je commençai à songer que je pourrais m’évader peut-être. Bien que je ne puisse savoir où j’étais, je voyais la mer, c’était une voie d’échappement, au large il passait des navires… J’avais toujours aimé à nager, je ne redoutais pas une performance de quelques kilomètres, j’avais devant moi un espoir… gagner un de ces bateaux, être recueilli ainsi qu’un naufragé… je ne pouvais risquer pis que ma position.

Daniel s’interrompit. Véga, toute oreille, oubliait de manger. Le maître d’hôtel apportait et remportait les plats intacts.

— Je vous en prie, ma chère petite amie, acceptez quelque chose, nous avons tous les deux besoin de nos forces, la lutte n’est pas finie.

— Non, j’ai encore pour ma part un long voyage à entreprendre.

— Quoi ! encore…

— Je vous expliquerai tout à l’heure… continuez votre histoire.

— Corrompre le valet qui me servait, n’était pas aisé. Je reconnus bientôt qu’il était sourd-muet.

Mais ces barreaux de fenêtres n’étaient peut-être pas immuables ; si je parvenais à en desceller seulement deux, je pourrais me glisser au dehors, je suis assez mince et très souple. Un plongeon dans la mer ne m’effrayait pas, j’avais vu souvent au Nouveau Cirque comment les plongeurs qui s’élancent des frises pour tomber dans le bassin de la piste, s’y prennent, ils font en l’air une évolution et tombent sur le dos en tournant…

Les barreaux épais étaient d’une incroyable solidité, je passais plusieurs jours à les secouer avec une rage impuissante, puis je me mis à réfléchir, à examiner ce qui, dans mon entourage restreint, pouvait servir à mes fins.

Le piano attira mon attention. Est-ce que plusieurs de ses cordes liées, tordues, ne composeraient pas une sorte de scie ?

Les prisonniers ont des facultés que les hommes libres ignorent… Avec ce que je trouvai dans le piano, touches, bois, cordes, je composai divers outils.

Je travaillais la nuit entière et dormais le jour, je me nourrissais le mieux possible pour être plus fort.

Un barreau finit par être coupé, je le maintins soigneusement en place, j’en fis autant d’un autre ; j’en pouvais limer un par nuit en me reposant à peine. Au bout de quatre nuits, j’avais formé un carré capable de me livrer passage. D’un simple geste, je devais enlever l’obstacle.

Restait à attendre la venue d’un navire.

Je guettais fiévreusement l’horizon.

Je m’étais convaincu qu’en prenant un grand élan, je pourrais tomber hors des rochers hérissés qui protégeaient le bas de la tour où j’étais enfermé, et arriver jusqu’à la mer. Sa couleur foncée montrait assez de profondeur en cet endroit pour m’éviter de me broyer la tête sur un bas-fond.

La chance me servit… Un soir, je vis sur l’horizon un panache de fumée. Un bateau qui devait être un yacht de plaisance semblait longer la côte. Il naviguait sous ses feux d’ordonnances et tanguait, car une forte brise du Nord s’était levée avec la lune.

J’étais si las de mon emprisonnement, si désespéré d’être sans nouvelles de vous, que brusquement j’arrachai le carré de fer scié, je me coulai par l’ouverture… j’étais suspendu à une prodigieuse hauteur. Un sillon blanc de lune se jouait dans l’eau mouvante, mais très atténuée par des nuages, la clarté stellaire ne pouvait me dénoncer.

Il devait être onze heures… D’un violent coup de jarret, je repoussai le mur ; en même temps, je lâchai les mains et virevoltant comme un clown, j’arrivai aux vagues sans effroi, très lucide.

Ce fut une rude cinglée, mais après le plongeon coupant, je me repris et pus nager. Je n’avais dû éveiller personne dans le château, le bruit des lames avait couvert celui de ma chute. J’allais vers le navire, de manière à traverser sa voie d’avancement.

J’étais très maître de moi, quand je fus à portée je hélai de toute ma voix : « Oh ! du bateau ! »

Du premier coup la vigie me signala, on me jeta des bouées, des cordes, une échelle à la coupée.

Je fus accueilli avec empressement, on me sécha, on me réconforta, on me donna un hamac pour dormir.

Où étais-je ? L’officier de quart me dit qu’il me présenterait le lendemain au « patron », que, pour l’instant, je me repose et achève la nuit paisiblement.

Je me disposais à le faire, j’étais véritablement ahuri, bien las, je répondais avec peine aux questions de mon sauveur. Je m’endormais…

Je fus éveillé bientôt par une chose inouïe, absolument invraisemblable. Tous les passagers étaient réunis sur le pont, ils étaient peu nombreux : l’équipage et un jeune ménage, propriétaire du yacht, me sembla-t-il.

— Un torpilleur nous donne la chasse, dit le « patron », est-ce à cause de vous, Monsieur ?

— C’est impossible, répondis-je. Serais-je un criminel, on n’aurait pas eu le temps de mobiliser un bateau de guerre pour me reprendre.

— Alors passons notre chemin, sans nous occuper de cette étrange poursuite, ce n’est pas à nous qu’on en veut.

Le yacht filait grand largue, le torpilleur envoya une sommation de ses canons, il hissa les signaux commandant de mettre en panne.

Le capitaine répondait par des interrogations… Alors le torpilleur eut une audace folle, il dut nous lancer une torpille, car notre bateau coula à pic…

Machinalement par instinct de conservation, je saisis une planche et m’y accrochai.

— Ah ! je sais la suite, interrompit Véga.

— Comment ?

— Je vous la dirai. Quittons la table, Daniel, nous avons bien peu dîné, allons nous promener au bord du flot, nous y achèverons notre histoire.