Charavay frères (p. 11-304).


ISOLINE


I


Un soir gris descend sur la mer ; les nuages lourds, que pousse une brise très âpre, s’écroulent vers l’horizon, faisant craindre une nouvelle averse ; la pluie qui vient de tomber rend glissante la cale de Saint-Servan, dont la pente s’enfonce sous l’eau houleuse ; elle assombrit les pierres grises de la haute tour Solidor, qui semble avoir pris racine dans les rochers qui lui servent d’assises et ont fourni les matériaux de ses murailles.

De chaque côté de la cale, des bateaux de pêche, la voile à demi ployée, dansent avec une sorte d’affolement. Des matelots, des femmes chargées de paniers descendent la pente mouillée et interpellent d’une voix dolente les barques qui accostent le quai ; un teinturier, les bras bleus jusqu’au-dessus du coude, trempe diverses loques dans l’eau qui roule sur la chaussée de pierres, et, pour un instant, teinte les premières lames de nuances invraisemblables.

Là, tout près, ballottée d’une façon inquiétante, une vieille embarcation aux planches vermoulues, dont toute trace de peinture a disparu, emplie déjà de passagers, semble attendre le moment du départ. Ceux qui s’entassent dans cette barque sont des ouvriers en habit de travail, souillés de plâtre et de boue, des paysannes proprettes, le petit fichu de couleur croisé sur la poitrine, la jolie coiffe bretonne, dont chaque bourg change la forme, palpitant sur leurs cheveux. À l’arrière deux sœurs trinitaires, le visage encadré d’un bonnet plissé sous le voile noir, font bruire les croix et les chapelets perdus dans les plis de leur robe de bure.

La barque est plus que pleine et pourtant de nouveaux arrivants la hèlent et sautent sur l’avant encombré, sans que les passagers paraissent surpris de cette surcharge.

Ils échangent seulement quelques phrases insignifiantes :

— « Tu ne t’en viens donc pas aujourd’hui ?

— Si bien ! il est encore temps.

— La marée n’attend pas.

— Tout de même ! le vent est bon, on marchera. »

Et on se serre encore, les uns s’asseyent sur le rebord du bateau, d’autres se tiennent debout.

— « En route ! » cria enfin le patron, que rien dans son costume ne distingue de ses compagnons.

La voile est hissée par dessus les têtes qui se baissent, une grossière voile carrée qui se déploie lentement.

Mais au moment où une pesée sur la gaffe va éloigner du quai la lourde barque, des pas pressés résonnent sur les pavés et deux personnes dévalent de la ville : l’une est un prêtre qui fait des signaux véhéments à l’embarcation prête à s’éloigner ; l’autre, un jeune officier de marine suivi d’un matelot portant une malle sur l’épaule et à la main une valise.

Ceux-ci se dirigent vers un joli sloop qui appareille au bord du quai, tandis que la barque se rapproche, répondant aux appels du prêtre :

— « Il n’était que temps, monsieur l’abbé.

— Vous ne serez guère bien !

— Allons, serrez-vous !

— Comment voulez-vous que j’embarque ? s’écrie le prêtre d’une voix brusque. Vous êtes déjà chargés à sombrer !

— Oh ! il n’y a pas de soin, dit le patron.

— Si je mets le pied là-dessus, vous coulez bas sans aucun doute : je suis trop bon chrétien pour vouloir causer la mort de n’importe qui. Comme c’est amusant ! continua-t-il avec mauvaise humeur. »

Et il jeta un regard vers le sloop dans lequel l’officier de marine venait de sauter.

— « Allez-vous à Dinan, capitaine ? lui crie-t-il alors en s’avançant au bord du quai, tandis que le vent tracasse les plis noirs de son manteau.

— Oui, monsieur, je vais à Dinan, répond l’officier en saluant légèrement.

— Alors donnez-moi une petite place dans votre grand bateau où vous êtes tout seul ?

— Soit, monsieur, avec plaisir, » dit le jeune marin en dissimulant à peine son peu d’empressement.

Tout en manœuvrant, le plus âgé des matelots hoche la tête et grommelle tout bas contre le sans-gêne de l’homme d’Église.

— « Ils sont fous ! » dit le prêtre déjà installé dans le sloop, en indiquant la barque surchargée qui prend le large.

Mais le sloop l’a bientôt rejointe et dépassée. Toutes ses voiles gonflées, il s’incline, prend le vent et file comme une flèche. Ce n’est pas sans embarquer quelques paquets de mer, ni sans rouler violemment.

L’abbé se retient de la main à la banquette.

— « Ne prendrons-nous pas quelque ris ? dit-il.

— Avez-vous peur ? » ricane le matelot.

Et avec un peu de malice, lorsqu’on quitte l’abri des roches et que la brise redouble de force, au lieu de filer l’écoute et de venir au vent, il garde la voile bordée et laisse le bateau s’incliner jusqu’à fleur d’eau.

— « Je ne suis pas marin ! s’écrie le prêtre en se rejetant vivement vers l’autre bord sans que ce déplacement de poids produise aucun effet.

— Nous arriverons plus vite ainsi, » dit l’officier, qui laisse errer ses regards sur la baie.

L’admirable panorama se déroule, en effet, un peu noyé dans les nuées grises : à droite Saint-Malo, enfermée dans ses murailles que domine la pointe aiguë de son clocher, semble une de ces villes que l’on voit dans les enluminures des missels, portée sur la main par un roi. Vers la haute mer, les rochers, les îles, que borde la blancheur de l’écume mouvante, font des taches brunes. À gauche Dinard, coquette avec ses villas cachées dans la verdure, s’accroche audacieusement aux flancs rocheux des collines.

Mais le bateau, qui bondit, se cabre et retombe dans un éclaboussement d’eau envolée, vire de bord et prend sa route définitive vers la Rance dont la marée montante fait rebrousser le cours.

Le tableau change alors ; on croit voir maintenant un lac entouré de coteaux verdoyants. L’horizon est fermé, mais à mesure que l’on avance, les collines semblent s’écarter, comme des portants de théâtre, et ouvrent le passage sur d’autres lacs qui momentanément paraissent aussi sans issue.

Les flots s’apaisent, l’on entre en rivière, et les personnages qu’emporte le fin bateau qui file maintenant sans secousses commencent à s’examiner les uns et les autres.

Le prêtre regarde obliquement l’officier et baisse les yeux lorsque celui-ci lève les siens.

Sans le connaître personnellement, l’abbé sait bien quel est son hôte : le sloop et les matelots qui le conduisent lui ont fait deviner, au premier coup d’œil, que ce jeune homme ne peut être que Gilbert Hamon, lieutenant à bord d’une frégate de l’État, qu’un congé de convalescence renvoie pour trois mois dans sa famille. Une mauvaise fièvre, attrapée aux Antilles, a fait croire qu’on ne le reverrait plus ; l’abbé Jouan a entendu parler de cela par madame Aubrée, la propre sœur de Gilbert Hamon ; elle lui a même fait dire une messe pour le rétablissement de son frère ; mais c’est la première fois que le jeune marin revient à Dinan depuis que l’abbé Jouan est premier vicaire à l’église Saint-Sauveur, c’est-à-dire depuis trois ans : il le connaît donc sans l’avoir vu encore ; Mme  Aubrée étant sa pénitente, il sait même pas mal de choses sur la famille, la fortune et même le caractère de l’officier, il a parfaitement connaissance par exemple de son indifférence en matière religieuse : c’est pourquoi il ne fait semblant de rien, n’a pas l’air de savoir qui il est. Le seul fait de garder à son service ce matelot Eugène Damont, le plus mauvais chrétien de la côte, suffirait d’ailleurs à rendre suspect le maître du bateau. L’abbé Jouan se demande même s’il n’a pas agi un peu légèrement en sollicitant l’hospitalité à ce bord ennemi.

Le physique de Gilbert Hamon, qu’il étudie en dessous, ne lui revient guère. Le jeune homme est très pâle encore de sa maladie récente, comme alangui et vaguement triste ; sa bouche, bien dessinée, est d’un rouge très vif qu’exalte encore la brûlure de la fièvre. Des favoris courts, des sourcils bruns très nettement tracés sous un front pur, les tons ivoirins des tempes, la correction élégante de l’uniforme, donnent à l’ensemble de cette physionomie quelque chose de britannique.

— « Une vraie figure de papier mâché ! » conclut l’abbé à part lui.

Ce qui lui déplaît le plus, c’est ce regard altier qui jaillit soudain et communique par moments une singulière puissance à un visage presque féminin ; sa flamme directe ne parvient pas à rencontrer pourtant les coups d’œil louvoyants du prêtre ; mais le jeune officier paraît peu curieux du visage de son hôte que charbonne une barbe de trois jours, de ces yeux gris, inquiets et comme honteux, de cette physionomie qui se fronce et grimace à chaque moment ; cet ensemble ne lui semble pas très digne d’intérêt et il persiste à regarder rêveusement le paysage.

Le faible écho, aussitôt éteint, qu’éveillent les phrases jetées par l’abbé, le fait se réfugier dans une lecture attentive de son bréviaire.

Déjà on a franchi la grande baie qui s’arrondit devant Saint-Suliac, curieux village couleur de cendre qui groupe tout au bord de l’eau ses chaumières moussues autour de la tour gothique de sa vieille église. Le port Saint-Jean, le port Saint-Hubert, filent à droite et à gauche ; un creux de vallée découvre un instant le gros bourg de Plouer et de blancs hameaux apparaissent dans la verdure, les uns près, les autres plus loin, sur la hauteur.

Après l’écluse du Châtelier, le vent, tout à l’heure si vif, mollit brusquement. La menace de pluie s’est dissipée, le ciel est maintenant d’un gris doux et l’eau calme, argentée, reflète comme un miroir.

Damont, en mâchonnant des jurons, largue toute la toile ; l’autre matelot, Pirouette, empoigne la godille pour aider aux voiles.

— « Voilà du calme, » dit l’abbé.

Le paysage change à chaque moment. La rivière s’est beaucoup resserrée, elle décrit de grandes ondes à travers des bois de hauts sapins dont les perspectives noires s’enfoncent.

Gilbert poursuit sa rêverie qui s’attriste de plus en plus. Tout en regardant le long reflet des arbres dans l’eau, il interroge son cœur qui lui répond : Néant. Et cette sensation de vide lui cause une douleur presque physique. Il cherche en lui la vibration d’un sentiment quelconque à l’approche de son foyer et n’éprouve absolument rien. C’est que les affections puissantes ne sont plus ; sa mère, pour qui chacun de ses départs était une agonie, a fini de souffrir ; l’océan a dévoré son père. Il n’a plus d’autre famille que celle de cette sœur qui le voit s’éloigner sans grande tristesse et revenir sans grande joie. Il n’y a donc pas pour lui, au bout de ces mers sans cesse traversées, un port qu’il désire revoir : le sol natal où il vit si peu lui est indifférent et les terres lointaines dont il ne connaît que les rives ne l’ont séduit que fugitivement. Que lui est-il resté même de ces amours rapides, nouées et dénouées, condamnées en naissant ? Rien qu’un souvenir léger comme celui d’un parfum plus ou moins doux. Il n’a pas pénétré davantage dans l’intimité de l’âme de ses amantes exotiques qu’il ne s’est enfoncé dans les profondeurs des forêts vierges dont la lisière fleurie lui souriait : à peine quelques pas à travers les lianes emmêlées, à peine quelques fissures au voile tissé par le langage incompris et la frégate, planant vers la haute mer, rouvrait déjà ses larges ailes et reprenait sa proie.

La mer et sa lourde solitude, voilà tout ce qu’il retrouvait dans son cœur ; la terre lui était comme étrangère ; jamais il n’avait la sensation d’être ni loin ni près, rien ne l’aimait et il n’aimait rien ; aussi la mort qui venait de le frôler ne lui avait-elle pas arraché un soupir de regret.

— « Tous les marins sont ainsi, » se disait-il. Mais sa résignation n’était qu’extérieure et bien souvent, sur la mer calme, sans que son froid visage en laissât rien voir, des tempêtes se déchaînaient en lui.

En ce moment, où il cherchait à éprouver un peu de cette impatience joyeuse du retour, il discernait mieux que jamais le dénuement de son âme.

— « Le spleen ! »

Ce mot lui venait aux lèvres, et il se sentait enveloppé, comme le ciel, dans des nuées grises.

Dinan apparaissait maintenant ; ses grosses tours encore majestueuses, ses remparts puissants, les clochers de ses vieilles églises se découpaient au sommet de la haute colline.

L’abbé ferma son livre et se leva pour dégourdir ses jambes.

— « Nous touchons au port, » dit-il.

Alors l’officier, un peu honteux de son long silence, s’efforça de dire quelque chose. Il se leva aussi pour mieux voir Dinan.

— « Comme cette ville est sombre, dit-il ! Ces vieux murs, cette verdure foncée, ces maisons noires, cette rivière couleur d’encre ! tout est deuil.

— C’est la faute du temps et de l’heure, dit l’abbé, revoyez-la par un ciel bleu.

— Ce n’est pas une ville comme Paris, observa Pirouette.

— Dame ! non, dit Damont, en sautant d’un banc à l’autre pour carguer la voile.

— Ah ! voici Mme  Aubrée et ses enfants, dit l’abbé.

— Ma sœur ! »

On eut vite accosté le quai et Gilbert se trouva dans les bras d’une jeune femme, vêtue d’une robe grise, d’un paletot noir et d’un chapeau un peu défraîchi.

— « Te voilà donc ! Mon Dieu, comme tu es blanc ! On voit bien que tu as pâti.

— La fièvre jaune, » dit l’officier.

Deux petites filles, l’une de six, l’autre de quatre ans, regardaient bouche béante.

— « Vous ne dites rien à votre oncle ?

— Je leur fais peur. »

Le prêtre s’éloignait en faisant de grands saluts.

— « Ah ! bonsoir, monsieur l’abbé, lui cria Mme  Aubrée avec un sourire aimable. Allons viens-t’en, dit-elle à son frère. Damont portera tes malles. »

Ils s’engagèrent dans la vieille rue du Jerzuale, malpropre et pittoresque, rapide comme le lit d’un torrent, pour gagner la rue de l’Horloge où demeurait la famille Aubrée.


II


Tout au bord de la Rance, en avant de la ville, sous deux gros arbres un peu ébranchés par le vent, s’abrite une cabane des plus modestes. Le toit de chaume qui se projette d’un côté, un peu en dehors de la muraille, forme une sorte d’auvent soutenu par deux perches. C’est sous cet abri que s’ouvre la porte de la cahute qui ne contient que deux pièces, l’une très petite, l’autre plus grande : pour plancher la terre battue, pour meubles une armoire de noyer qu’égayent quelques plaques de cuivre ; un lit breton, c’est-à-dire une seconde armoire percée d’un trou ovale soigneusement fermé par de petits rideaux à ramages, devant le lit un banc de chêne que le temps et le frottement ont rendu luisant et brun comme une châtaigne. — Par ce banc, en faisant encore une énorme enjambée, on parvient à se glisser dans l’intérieur du lit. — Une table, quelques chaises de paille à haut dossier, un escabeau sous le manteau de la grande cheminée campagnarde, des ustensiles en grès ou en faïence accrochés aux murs, et c’est tout.

La coiffe blanche de Marie Damont, qui tricote en surveillant la marmite, est le seul point clair dans ce sombre intérieur qui ne prend son jour que par la porte, vitrée d’en haut.

Marie est la sœur du matelot Damont, qui, après
la cabane de damont.
trente ans de navigation, vit maintenant près d’elle, de sa maigre pension de retraite et des petits bénéfices que lui procure le bateau dont il a la garde.

La vie de cette fille de soixante ans peut se résumer en trois mots : dévouement, misère, résignation. Elle n’a rien vu, rien eu, rien espéré. Ses yeux bleus ont sous leurs arcades profondes une limpidité extraordinaire, un calme séraphique. Elle ne s’est pas mariée parce qu’il fallait soigner ses petits frères, puis son père veuf et malade ; et lorsqu’il mourut à quatre-vingts ans, elle avait passé l’âge des amours. Elle se sait atteinte de l’affection au cœur qui emporta sa mère et s’attend, sans terreur aucune, à mourir subitement une nuit.

Quelques jours après son arrivée, Gilbert Hamon, à travers les mauvais chemins et les terres détrempées, gagna les bords de la Rance et poussa la porte vermoulue de la cabane.

— « Ah ! monsieur Gilbert, s’écria Marie en se levant vivement, comme c’est aimable de vous souvenir de moi et de venir par une pluie pareille !

— Comment allez-vous, ma bonne Marie ?

— Ma vieille carcasse dure encore malgré le mal, mais c’est peu intéressant, parlons de vous plutôt, vous avez eu bien de la misère, à ce que m’a dit Eugène, vous qui devriez être si heureux.

— Pourquoi donc, Marie ?

— Dame ! vous êtes jeune, bien fait, aisé et lieutenant à votre âge.

— Tout cela ne fait pas que je sois heureux.

— Est-ce possible ? Mais alors nous sommes donc tous sur terre pour souffrir ? On a dû pourtant être bien heureux, chez vous, de vous voir revenir guéri.

— Oui, je le crois ; mais que voulez-vous, j’étouffe dans ce milieu étroit.

— Il faut de l’air aux marins, dit Marie, qui, par discrétion peut-être, ne comprit pas le vrai sens de la phrase. Voyons, je vais mettre une brassée de bois au feu pour vous sécher, reprit-elle, vous êtes trempé, seulement il faut laisser la porte ouverte à cause de la fumée qui nous étoufferait. »

Gilbert s’assit sur l’escabeau et s’intéressa à l’embrasement des broussailles qui pétillaient et flambaient clairement.

— « Tenez, vous fumez comme les prairies au soleil levant. »

Et ils restèrent en face l’un de l’autre de chaque côté de la cheminée, Gilbert plongé dans une sorte de torpeur, Marie respectant cette rêverie et tricotant avec activité.

Le silence fut rompu par un aboi joyeux qui retentit au dehors et presque aussitôt un grand chien bondit dans la cabane. Il fut suivi bientôt par une jeune fille, qui entra impétueusement et posa un pot à lait sur la table.

— « Voilà la laitière ! cria-t-elle, elle veut être payée comptant. »

Et elle se jeta au cou de la paysanne avec tant de vivacité, qu’elle faillit la renverser.

— « Mais tu m’étrangles ! ma chérie, » dit Marie, de sa voix douce.

Gilbert s’était levé et regardait de tous ses yeux cette jeune personne entrée comme un coup de vent. Il la trouvait si charmante, qu’il se croyait abusé par le demi-jour de la cabane. Elle était vêtue en paysanne, mais avec beaucoup de recherche ; sa coiffe était brodée et garnie de dentelles, et elle avait aux mains des gants de Suède sans boutons.

Le chien, un grand terre-neuve noir, gronda contre Gilbert.

— « Qui donc est là dans ta cheminée ? » dit la jeune fille en se retournant avec un cri.

Et elle darda sur lui un regard plein d’une sorte d’insolence méprisante.

Elle avait ces yeux étranges, bleu clair, bordés de longs cils noirs, assez fréquents chez les Bretons et qui sont d’un effet magique, lorsqu’ils s’ouvrent dans un beau visage.

— « As-tu peur d’un marin ? dit Marie. C’est le lieutenant Hamon, avec qui mon frère a navigué longtemps.

— Ah ! je sais ; tu m’as souvent parlé de lui. »

Elle fit un pas vers le jeune homme et lui tendit la main.

— « Bonjour, Monsieur, » lui dit-elle d’un air très grave.

Gilbert serra avec un trouble bizarre cette main gantée, qui lui répondit par une pression franche et forte.

Puis ils ne se dirent plus rien. Elle avait baissé les yeux ; mais, contrariée par ce silence gênant, elle fronça les sourcils, jeta un adieu brusque et s’enfuit.

— « Marie, Marie, je crois rêver : quelle est cette enfant extraordinaire ? dit l’officier en s’approchant de la porte, pour tâcher de voir encore la fugitive.

— Ah ! certes, il n’y en a pas deux comme celle-là, dit la paysanne avec un hochement de tête ; elle est méchante et bonne, sage et folle, c’est une belle plante sauvage remplie d’épines.

— Qui est-ce ? Ce n’est pas une paysanne, demanda Gilbert, qui vint se rasseoir les yeux brillant de curiosité.

— C’est Mlle de Kerdréol : vous ne la connaissez pas ?

— Il me semble que ce nom m’est familier.

— Le château de la Conninais, — vous savez, à deux pas d’ici, — est à sa famille.

— Oui, je me souviens ; n’avez-vous pas élevé cette jeune fille ?

— Justement, mon bon Monsieur, avec l’aide d’une belle chèvre blanche ; elle m’a coûté bien des peines ! c’était un démon qu’on adorait. Voyez, elle m’apporte du lait tous les jours ; à ce qu’elle dit, c’est bon pour mon mal ; je le bois pour lui faire plaisir ; ce serait du fiel, je le boirais encore ; je n’ai jamais fait que ses volontés.

— Quel âge a-t-elle ?

— Vous disiez : c’est une enfant. Mais elle a vingt ans sonnés.

— Comment n’est-elle pas mariée encore ?

— Oh ! elle est bien trop dédaigneuse, tous les gens d’ici lui font hausser les épaules ; ils sont pour elle moins que des chiens. Et puis, sa vie n’est pas celle de tout le monde.

— Je vous en prie, dites-moi ce que vous savez, dit Gilbert, avec un empressement si marqué que Marie leva sur lui un regard inquiet.

— Seigneur ! n’allez pas l’aimer au moins, ce serait vous jeter dans un enfer.

— Ce serait étrange, dit Gilbert en essayant de rire, de prendre feu ainsi comme une poudrière. Il est certain pourtant que je ne m’ennuie plus.

— Vous l’avez vue à peine, ne la revoyez plus, dit Marie.

— Bah ! les marins ne reculent jamais, dit gaiement le jeune homme, je l’ai vue assez pour ne jamais l’oublier. Elle a des yeux qui éblouissent. Voyons, je vous en prie, continuez votre conte de fée.

— Il y avait de bien mauvaises fées à son berceau alors… » dit Marie Damont en soupirant.

Elle s’assit en face de Gilbert, reprit son tricot et demeura un instant silencieuse.

— « Voyez-vous, je n’aime pas à parler de cela, ce ne sont pas mes affaires. J’ai toujours eu là-dessus la bouche cousue. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’Isoline n’est pas heureuse. Depuis qu’elle est sortie de mes bras, elle vit seule dans ce grand château désert.

— Ses parents ?

— Elle n’a que son père ; il vient seulement huit jours tous les ans et n’adresse pas la parole à sa fille.

— Serait-il fou ? »

Marie secoua la tête.

— « Non, mais c’est quelque chose comme cela. Pauvre enfant ! vous l’avez vue presque gaie tout à l’heure, c’est rare, elle a des accès de désespoir affreux, des colères où elle est comme une Furie. Elle veut savoir les raisons qui la condamnent à vivre ainsi en dehors de l’humanité ; — elle ne considère pas ceux d’ici comme en faisant partie. — Jamais elle n’a parlé à quelqu’un de son rang ; hors nous et ses fermiers, nul ne connaît le son de sa voix ; aussi j’ai été saisie lorsqu’elle vous a tendu la main. Voyez-vous, elle a pris dans des livres des idées extraordinaires, qu’on ne peut plus lui ôter de la tête. Ah ! oui, c’est un conte de fée, un triste conte ; mais ne parlons pas trop, de peur d’aggraver les peines. »

La paysanne se leva et alla vers la porte pour dévorer les larmes qui lui rougissaient les yeux. Elle parla de son frère qui ne rentrait pas, de la pluie qui continuait à tomber et échappa à Gilbert qui voulait l’interroger encore.

— « Allons ! je m’en vais, dit-il bientôt ; au revoir, ma bonne Marie. Dites à Damont que je reviendrai. »

Il sortit sous la pluie qui tombait doucement et, au lieu de longer la rivière, il s’enfonça sous une allée d’arbres qui montait le coteau presque en face de la cabane.

Il gravit la pente au sol détrempé sans s’apercevoir qu’il marchait.

Son esprit tout à l’heure si vide, mais exalté par un reste de fièvre, avait maintenant un aliment qu’il dévorait comme aurait fait d’une proie un fauve longtemps affamé. Marie avait manqué son but en lui signalant un danger dans la possibilité de s’éprendre de cette jeune fille ; elle avait précipité l’éclosion d’une pensée d’amour qui aurait mis plus de temps à naître. Gilbert se demandait pourquoi il était si terrible d’affronter le charme de ces yeux splendides. Qu’en savait-elle d’abord, cette pauvre paysanne ignorante de la vie ? Isoline avait-elle été aimée déjà ? Était-ce quelque drame romanesque qui lui faisait la vie si sombre ? Il était curieux de revoir ce château de la Conninais qu’il n’avait jamais regardé que d’un œil indifférent. Si ses souvenirs ne le trompaient pas, la route qu’il avait prise y conduisait.

Il se hâtait sous l’ombrage épaissi sur lequel l’eau tombait avec un bruit régulier. De grands rochers se haussaient d’un côté, veloutés de mousse et d’herbes ; à droite, au delà des arbres, le terrain se creusait en un étroit vallon dont l’autre versant était couvert de sapins.

Une buée montait, cachant le sol. Tout ruisselait ; sous les branches s’alignaient des rangs de gouttelettes qui brusquement s’unissaient et tombaient, des rigoles couraient entre les pierres qui devenaient rares, le terrain, de plus en plus mou, perdait toute consistance ; c’était un marécage : le vrai chemin breton dans son horreur hivernale.

Bientôt ce chemin descendit, s’encaissa entre deux talus, devint un ruisseau navigable. Gilbert escalada, s’accrochant aux branches trempées ; la terre, cédant sous son pied, s’éboulait en faisant rejaillir l’eau. Des paquets de ronces amassés dans les endroits accessibles, par l’humeur peu hospitalière des paysans, lui déchirèrent les mains, s’accrochèrent à ses habits ; il s’entêta, marcha dans l’herbe où chacun de ses pas laissait un trou qui s’emplissait d’eau ; il faisait de grandes enjambées, sautait, visant une pierre ou un bout de terre qu’il croyait solide et qui le trahissait.

Enfin, suant et hors d’haleine, il reprit pied sur la grande route de Dinan.

Le val de la Conninais descend à pic de l’autre bord de cette route qui forme à cet endroit une rampe assez raide. Juste en face de l’allée dont le jeune homme débouchait, de l’autre côté de la vallée, en haut de la pente cachée par les grands arbres qui l’escaladent, le château se montre à demi dans les feuillages sombres. Des sapins, des chênes verts et autres essences, que l’hiver ne dépouille pas, semblent le prendre d’assaut, l’enfouir dans leur masse impénétrable. On ne voit qu’une vieille muraille percée d’une porte voûtée, ayant d’un côté une tour carrée coiffée d’un toit moderne en ardoises et de l’autre une petite chapelle gothique. Le bâtiment d’habitation, en retour de la chapelle, ne présente à la vallée que sa face la plus étroite.

L’horizon est fermé de toutes parts par la haute végétation ; les prés inondés, couverts d’herbe épaisse où luisaient çà et là des flaques d’eau, font de beaux plis amples entre les bouquets de bois.

Gilbert s’avança pour tâcher de découvrir quelque chose de plus ; il descendit la route, traversa un carrefour où se croisaient plusieurs chemins, sorte de pont qui comble la vallée et la traverse. Il vit alors au delà d’un étang, derrière un fouillis de branches nues, la longue façade grise, percée de fenêtres à carreaux étroits, du château proprement dit. Il s’arrêta et eut le cœur serré devant la mélancolie implacable qui émanait du paysage ; l’étang débordé noyait ses rives et semblait prêt à se verser dans le vallon. Une brume épaisse fumait lente et bleuâtre, et le morne château, qu’elle enveloppait, semblait porté sur un nuage ; les lourdes nuées du ciel croulaient comme pour rejoindre cette vapeur terrestre.

Quoi ! elle vivait là depuis vingt ans, seule, muette, dans cette prison humide, assiégée par cette houle de verdure qui faisait même le regard captif. C’était pire encore que le navire prisonnier des flots sur la mer sans bornes.

Les fenêtres étaient closes, rien ne bougeait, pas un être, pas un bruit !

Gilbert regarda longtemps, puis un vertige s’empara de lui ; il crut que cette demeure mystérieuse, comme trempée de larmes, se dissolvait, s’évaporait ainsi qu’une vision. Il ne la vit plus que comme une conception du rêve, puis elle s’effaça, disparut.

— « Suis-je fou ? » se dit-il.

Brusquement il se retourna. De tous côtés une blancheur opaque : il était prisonnier du brouillard. Tandis qu’il rêvait, la fusion s’était faite des nuages traînants et de la brume ; la campagne n’était plus que fumée, il lui sembla que la sauvage Isoline opposait ainsi un voile impénétrable à l’indiscrétion de ses regards.

En aveugle, il chercha sa route, péniblement, car il craignait de s’empêtrer dans quelque fondrière. Il parvint pourtant après mille zigzags au faubourg de Dinan et rentra dans la ville par la porte Saint-Malo.


III


Gilbert avait gagné un peu de fièvre à cette promenade sous la pluie ; il rentra grelottant et l’état de ses vêtements fit pousser les hauts cris à Jeanne-Yvonne, la jolie petite bonne en coiffe blanche qui vint lui ouvrir.

— « Ah ! Madame, s’écria-t-elle en grimpant l’escalier quatre à quatre, monsieur Gilbert est, bien sûr, tombé dans le mortier. »

C’est ainsi que les Bretons appellent la boue liquide de leurs chemins.

— « Comme te voilà fait ! dit Mme Aubrée en sortant sur le palier, va vite te changer ; il y a de quoi gagner la mort. Dépêche-toi, ajouta-t-elle : le dîner est prêt. »

La salle à manger, assez obscure, était au rez-de-chaussée ; de vieilles boiseries gris de perle, égayées d’un filet rose, cachaient les murs jusqu’au plafond élevé. Ces boiseries, témoins du siècle précédent, avaient été conservées là seulement par économie : Mme Aubrée eût préféré un papier brun à fleurs d’or, soutenu par une imitation de bois de chêne ; mais, par raison, on s’était contenté, en s’installant, de lessiver les murs et de taire des raccords aux points où la peinture manquait. La maîtresse de la maison s’excusait de sa salle à manger. « C’est gothique, » disait-elle.

Mais le reste de la maison était parfaitement conforme au mauvais goût moderne. Le salon, au premier étage, — le logis étroit n’avait qu’une pièce en façade — était tendu d’un papier blanc et or sur lequel apparaissaient quelques gravures, un tableau religieux brodé en perle et un portrait d’homme à l’huile. Le meuble était de reps gros bleu, les rideaux en mousseline brodée avec des embrasses au crochet s’attachant à des patères de cuivre. Devant la cheminée, garnie d’une pendule Empire et de deux lampes, s’étendait un tapis de feutre aux nuances criardes ; un stéréoscope avec des vues de Suisse et un album de photographies ne quittaient jamais la table ronde, couverte en marbre gris, que son poids prodigieux rendait immuable.

La chambre de M. et de Mme Aubrée s’ouvrait de l’autre côté du palier et donnait sur un petit jardin. Gilbert avait pris au-dessus du salon la chambre des enfants, qui étaient descendus chez leur mère.

La rue de l’Horloge, où est située cette maison, n’a de remarquable que cette tour du xve siècle, où s’arrondit un double cadran et dont la grosse cloche, qui eut pour marraine Anne de Bretagne, sonne l’heure d’un son grave et retentissant, et aussi quelques masures anciennes qui projettent leur premier étage soutenu par des piliers jusqu’au bord du trottoir. Le jeune marin, qui par une habitude de son métier, sortait souvent sur le balcon, pour interroger l’horizon, était oppressé par l’étroitesse de la rue ; la maison d’en face lui renfonçait les yeux. Pour ne pas chagriner sa sœur, il dissimulait ses impressions, mais il n’était pas plutôt entré dans cet intérieur gris et calme, qu’un besoin irrésistible d’air et d’espace s’emparait de lui ; il s’agitait, ouvrait les fenêtres, suivi de l’œil par sa sœur occupée à quelque broderie et qui se disait : « C’est la fièvre ! »

Son esprit était dans ce milieu aussi mal à l’aise que son corps ; la solitude, les dangers, ses perpétuels voyages, l’avaient grandi. Les lectures nombreuses, qu’imposait la durée interminable des traversées, avaient amplifié son intelligence et développé le côté rêveur de son caractère. Peu mêlé aux hommes, il se faisait d’eux une idée assez différente de la réalité ; il ne leur prêtait que des pensées généreuses, nobles, héroïques même ; les Bretons surtout, les fils de ces corsaires qui stupéfièrent leur époque par des faits invraisemblables, lui paraissaient devoir être dévorés du désir de s’élever par quelque acte brillant au-dessus du niveau ordinaire ; la parfaite quiétude dans la nullité qui se révélait autour de lui renforçait sa tristesse et sa sauvagerie. Au milieu de sa propre famille il se faisait l’effet d’un goéland captif dans un poulailler.

Sa sœur, Sylvie Aubrée, avait la figure plate avec d’assez jolis yeux ; elle se coiffait mal et s’habillait de lainages sombres égayés de quelques cravates brillantes. Elle gourmandait ses filles, ou sa bonne, s’occupait du ménage et s’inquiétait des offices et des petits cancans de la ville ; hors de là, elle ne supposait, n’ambitionnait rien. Son mari était inspecteur des contributions indirectes, ce qu’on appelle en province un rat-de-cave ; il allait dans les débits de boissons, les cafés, les hôtels, et comptait les tonneaux pleins et les bouteilles. Il parlait beaucoup des tours qu’on tâchait de lui jouer, des doléances des débitants et de son habileté à échapper à leurs ruses. C’était un grand homme sec, avec une voix de basse taille, qui lisait la Patrie après son dîner et s’endormait dessus, lorsqu’il n’allait pas au cercle, place Du Guesclin.

Ce soir-là, qui était la veille des Rameaux, il vint quelques dames chez les Aubrée, la belle-sœur de Sylvie, Mme Paul Aubrée dont le mari était médecin et qui habitait à quelques maisons de là, Mme Rochereuil, la femme du maire, et sa fille Marguerite, une grande blonde, maigre, au teint voilé de taches de rousseur, et une vieille fille, Mlle Taffatz, qui avait été maîtresse de pension.

On apporta la cave à liqueurs et des langues-de-chat ; une des lampes de la cheminée fut allumée.

Les petites filles vinrent embrasser tout le monde à la ronde et allèrent se coucher, emportant chacune une langue-de-chat, et les bavardages avec l’accent traînant du pays s’emmêlèrent.

Gilbert, assis dans un coin, les regards rivés au parquet, n’entendait qu’un bourdonnement qui l’isolait ; il se plongeait dans son nouveau rêve, revoyait une seconde ces deux larges prunelles, d’un azur si clair, qui aussitôt s’éteignaient comme des étoiles sous le brouillard. Il pensait à la main nerveuse qui avait serré la sienne, et cette faveur, qu’il ne s’expliquait pas, lui donnait une sorte de confiance dans l’avenir du sentiment qui grandissait en lui.

Une pensée égoïste le fit s’arrachera sa méditation.

— « Toutes ces bavardes, se dit-il, peuvent, sans se douter de rien, parler d’elle et me renseigner sur son compte. »

Il prêta l’oreille pour voir où en était la conversation, et par quelle manœuvre il pourrait en saisir le gouvernail et l’amener dans ses eaux.

— « Certes, il a beaucoup d’onction, disait Mme  Rochereuil ; mais il n’a pas la fougue du révérend père qui a prêché le dernier carême.

— Vous trouvez ? dit Sylvie, moi, il me plaît beaucoup, il a une voix touchante.

— Il pleure, il ne tonne pas.

— Il a de bien jolies mains blanches, dit Marguerite Rochereuil ; il les laisse pendre comme cela sur le velours rouge.

— Le père Saint-Ange le frappait, lui, d’un poing furieux.

— Et il en sortait de la poussière, dit Mlle Taffatz, qui tenait pour le père Étienne.

— Je trouve qu’il s’écoute trop parler, insinua Mme Paul Aubrée, qui n’était pas très dévote ; ses sermons n’en finissent pas.

— Oh ! ils sont toujours trop longs pour toi, dit Sylvie.

— Que veux-tu ? ça m’endort.

— Moi, ça me passionne, dit la mairesse ; j’écoute de toutes mes oreilles, je bois les paroles du prédicateur et, en rentrant chez moi, j’écris tout ce que j’ai pu retenir.

— Vraiment ? Vous ne nous aviez jamais dit cela, c’est une idée bien édifiante.

— Je retiens bien l’ensemble, mais quant aux mots, dit Sylvie, bernique !

— Vous devez nous montrer cela.

— Nous permettre de le copier.

— Volontiers, dit Mme Rochereuil, un de ces jours.

— Tirez-les de là, » grommelait Gilbert.

Cependant on parla des Grandmanoirs qui, pour Pâques, avaient offert à l’église une nappe d’autel, qu’on disait très belle.

— « Y a-t-il beaucoup de familles nobles dans les châteaux des environs ? » demanda alors le marin.

On lui cita les d’Argentier, au château du Mottay, à Pontcadeux, les Roger de Linc, d’autres qui habitaient constamment leur domaine ou ne venaient que pendant l’été.

— « Le château de la Conninais est désert ? »

Et il eut un battement de cœur lorsqu’on nomma Mlle de Kerdréol.

— « C’est tout comme s’il n’y avait personne. »

Il y eut un silence.

— Vous touchez à une des questions qui intriguent le plus la ville, dit enfin Virginie Taffatz.

— On n’a jamais rien vu de pareil, continua la mairesse : une jeune fille qui depuis son enfance vit toute seule, comme une pestiférée.

— Mystère ! soupira Sylvie.

— S’il n’y avait pas là une jeune fille, je dirais bien mon idée, grommela de sa voix profonde M. Aubrée, qui faisait un écarté avec Mlle Taffatz.

— Marguerite, va donc voir si les enfants dorment. »

La grande fille s’esquiva.

— « Dites ?

— Eh bien, le baron de Kerdréol a sans doute des raisons pour ne pas se croire le père de sa fille. La baronne aura fait quelque frasque et il fait expier à l’enfant les fautes de la mère : voilà !

— Ça n’est pas chrétien.

— Le fait est qu’il la déteste. Jamais il ne lui a parlé ; lorsqu’il vient, ce qui est rare, il la consigne dans sa chambre pour ne pas risquer de la rencontrer.

— En voilà une existence ! s’écria la femme du docteur. Et s’il se trompe, si l’enfant est bien à lui ?

— Est-ce fini, maman ? dit Marguerite en passant sa tête par la porte entr’ouverte.

— Allons, reviens.

— L’avez-vous vue quelquefois ? demanda Gilbert. Comment est-elle ?

— Ma foi, elle a l’air d’une folle, dit Mme Rochereuil. La trouvez-vous jolie, Mesdames ? Moi pas, elle vous a un regard effronté, qui ne se baisserait pas devant celui du pape. C’est plutôt un garçon qu’une fille.

— Elle a l’air anglais. »

La conversation dévia sur ce mot ; on parla des Anglais qui envahissaient la ville, de leurs modes extravagantes, de leurs airs insolents, des façons de leurs demoiselles, qui avaient l’air de gourgandines. Mais Marguerite la ramena à son premier sujet, en demandant si les Kerdréol étaient parents de Bertrand du Guesclin.

— « Qu’est-ce que tu chantes ?

— C’est qu’à l’église, elle se met souvent près du monument qui contient le cœur de Du Guesclin, et le regarde comme si elle voulait voir à travers les pierres.

— Elle va à l’église ? dit Gilbert.

— De temps en temps, et elle y a une tenue peu édifiante.

— Elle n’est pas dévote ?

— Non, et c’est tant pis pour elle, répondit aigrement Mlle Taffatz : la dévotion adoucirait ses peines et lui donnerait le courage de les supporter. »

Le lendemain, Gilbert étonna sa famille, en annonçant qu’il l’accompagnait à la grand’messe.

— « La grâce t’aurait-elle touché ? demanda Sylvie.

— Cela me distraira, » dit Gilbert.

On se mit en marche en grande tenue, M. Aubrée portant les parapluies, Sylvie finissant de mettre ses gants, Gilbert tenant par la main la plus petite de ses nièces.

Les cloches sonnaient à toute volée, les citadins endimanchés se dirigeaient tous du même côté. On enfila la rue des Morts, qui débouche sur la place Saint-Sauveur en face de l’église. Les pavés inégaux du Carroi comme on appelle aussi cette grande place carrée entourée de maisons, qui gardent encore le dessin du Moyen Âge, bruissait sous le piétinement lourd des arrivants ; les trois arcades à plein cintre du portail faisaient des trous noirs dans lesquels, par groupes, la foule disparaissait. Sur les marches, des mendiants étaient assis à côté de grands tas de verdure.

Les orgues grondaient lorsque la famille Aubrée laissa retomber derrière elle la porte battante. Gilbert fut enveloppé tout à coup par la splendeur de ces sons puissants ; la pénombre mystérieuse faite par les vitraux, le vague parfum d’encens, l’impressionnèrent ; il eut un frisson qui lui mouilla les yeux : impression toute poétique d’ailleurs qui fut vite effacée par la voix nasillarde des chantres, l’air distrait des diacres et la mine rubiconde de l’officiant.

Il se promena dans les bas-côtés où les coiffes éblouissantes des femmes du peuple se penchaient dévotement sur des paroissiens usés. Il admira l’expression de foi naïve qu’avaient quelques-unes, les plus vieilles, et sourit du chuchotement des jeunes qui le regardaient en se poussant du coude, leur livre sur les lèvres.

L’abbé Jouan passa un surplis blanc, l’air affairé. Le galon d’or de la casquette du marin attira son regard, qui se baissa aussitôt pour voiler sa surprise.

Gilbert se sentit embarrassé : il ne savait quelle contenance tenir, au milieu de tous ces gens qui l’examinaient tout en répondant avec sûreté aux formules de la messe. Quelquefois un glapissement mal contenu, écorchant une phrase latine, lui faisait monter à la gorge un rire qu’il avait peine à contenir. Son pas sonnait sur les dalles, il était le seul debout, ce qui attirait l’attention, et il cherchait à se composer un maintien neutre qui ne blessât pas le cérémonial.

L’espoir qu’Isoline viendrait peut-être, lui rendait ce lieu attrayant et il ne voulait pas le quitter : le désir qu’il avait de la revoir l’étonnait par sa violence. Était-ce donc possible que le vide de son âme fût comblé ainsi tout à coup ? Un être qu’il ne connaissait pas la veille à la même heure s’était emparé souverainement de sa pensée, comme le jour envahit la nuit ! Il était heureux de se sentir vivre, l’ennui de plomb qui pesait sur lui ne l’écrasait plus, aussi il activait de tout son pouvoir le commencement d’incendie.

Il chercha la pierre sous laquelle est caché le cœur du bon chevalier ; et l’ayant trouvée, dans une chapelle latérale, il s’assit auprès et se mit à lire machinalement l’inscription gravée en lettres gothiques :

cy gist le cueur de missire
Bertran du Guesclin
son vivant conétiable de France

Mais il n’allait pas plus loin, son regard s’échappait, cherchant toujours celle qui ne venait pas ; à la fin il s’impatienta et, au grand scandale des fidèles, sortit au moment où l’on donnait le pain bénit.

La place, complètement déserte maintenant, était inondée de soleil ; en face, au delà des maisons, se découpait sur le ciel rasséréné la silhouette pittoresque de la tour de l’horloge avec son haut clocher pointu. Gilbert, ne sachant trop de quel côté il voulait aller, s’arrêta un moment sous le porche où le doigt du temps efface de plus en plus les quatre évangélistes sculptés en bas-relief avec leurs bêtes symboliques, et les bizarres fantaisies inscrites dans la pierre par des artistes inconnus. Il prit pourtant, tournant le dos à la tour de l’Horloge, la petite rue des Chauffe-Pieds, qui longe le flanc droit de l’église et, comme malgré lui, leva la tête en passant, attardant son regard dans les délicieuses déchiquetures du chevet, du milieu desquelles surgit le fin clocher, pareil à un lys renversé.

La place de la Duchesse Anne, qui s’étend derrière l’église, est le point de la ville dont les Dinanais sont le plus fier : c’est un jardin anglais, assez médiocre cependant, qui remplace un vieux cimetière abandonné, mais qui aboutit à un des plus beaux panoramas que l’on puisse voir. L’esplanade, qui termine ce jardin, est le sommet d’un ancien donjon ; coupée de grosses tours rondes et bordée d’un parapet de pierres qu’entaillent les meurtrières, elle est élevée d’au moins quarante mètres au-dessus du niveau de la Rance. De là le regard plonge dans la vallée avec une sorte d’ivresse !

Tout en bas, la rivière, comme un ruban d’acier, puis des toits d’ardoises désordonnés qui luisent sous le soleil. Plus près, le haut viaduc que l’on domine encore, franchit en quelques enjambées l’espace qui sépare le faîte des collines ; partout, sur les pentes les bois épais commencent à verdir ; des bourgs, des villages, des creux pleins d’ombre bleuâtre, et à perte de vue des vallons, des prairies, des écroulements de frondaisons rousses.

Gilbert ne s’arrêta pas devant ce tableau qui lui était familier. Il se mit à descendre rapidement le chemin abrupt, qui, tantôt rampe rapide, tantôt escalier taillé dans le roc, descend, avec maints zigzags, de l’esplanade au bord de la Rance.

— « Fou que je suis ! se disait-il en se hâtant, pendant que je fais le cafard et que j’avale des sermons, celle que je cherche est là-bas, dans la cabane de Marie Damont. »


IV


Dans les grandes, salles solitaires du château de la Conninais, Isoline erre lentement, la tête inclinée, les mains pendantes comme perdue dans un demi-sommeil. Elle va de chambre en chambre, sans bruit, ainsi qu’un fantôme, traînant les plis d’une longue robe blanche.

Autour d’elle un luxe moderne, grave et déjà un peu fané, complète les anciennes élégances du vieux manoir ; aux caissons de chêne des plafonds fleuronnés, aux tapisseries éteintes, aux portraits enfumés enchâssés dans les boiseries des murs ou au-dessus des cheminées monumentales, s’ajoutent des lustres de Baccarat, des étoffes nouvelles aux beaux plis souples, des meubles commodes et par places des tapis épais.

Tout est dans un ordre rigide, le parquet est ciré soigneusement ; à toutes les hautes fenêtres, les volets intérieurs sont à moitié repliés.

Animée par une famille heureuse, cette demeure n’aurait eu rien de triste, l’été surtout ; mais cet abandon sans désordre, ce désert correct, ce vide dans un lieu qui semblait prêt à recevoir des hôtes, était plus désolé peut-être que la solitude d’un château délabré.

Cette jeune fille, condamnée à un si cruel isolement, n’avait pas le secret de son existence ; la puissance qui pesait sur elle et enchaînait sa liberté ne s’était pas expliquée. Son sort était écrit seulement sur une pancarte mise sous verre accrochée à une muraille, et c’était jusqu’alors le résumé de sa vie ; elle était ainsi conçue :

« L’ENFANT SERA ÉLEVÉE PAR MARIE DAMONT, QUI VIENDRA HABITER LE CHÂTEAU.

« DANS SEPT ANS MARIE DAMONT QUITTERA LE CHÂTEAU ET N’Y RENTRERA JAMAIS.

« LE PÈRE JÉSUITE QUE J’AI DÉSIGNÉ VIENDRA ALORS FAIRE L’ÉDUCATION DE LA DEMOISELLE ; IL LUI APPRENDRA À LIRE ET À ÉCRIRE, RIEN DE PLUS.

« L’ÉDUCATION TERMINÉE, PERSONNE AUTRE QUE LES GENS DE SERVICE NE FRANCHIRA LA PORTE DU CHÂTEAU.

« L’INTENDANT CHARGÉ DE TOUCHER LES FERMAGES FOURNIRA AUX DÉPENSES.

« IL NE REMETTRA JAMAIS D’ARGENT À LA DEMOISELLE, QUI LUI FERA SAVOIR PAR ÉCRIT CE QU’ELLE DÉSIRE.

« LES REPAS SERONT SERVIS À HEURE FIXE ET EN SILENCE ; EN CAS DE MALADIE, UNE SŒUR DE L’HOSPICE SERA ADMISE AU CHÂTEAU.

« LE TRAIN DE MAISON RESTERA CE QU’IL EST, RÉDUIT AU NÉCESSAIRE.

« LORS DE MON SÉJOUR ANNUEL ET PENDANT TOUTE SA DURÉE, MADEMOISELLE NE SORTIRA PAS DE SA CHAMBRE.

« CECI BIEN COMPRIS, QU’IL NE M’EN SOIT PLUS JAMAIS REPARLÉ. »

Et au-dessous un grand cachet armorié imprimé sur la cire rouge.

La première enfance d’Isoline avait seule été heureuse : Marie Damont s’était donnée tout entière à cette enfant qu’on lui confiait ; mais c’était une vierge mère sans expérience pour tout ce qui n’était pas soins attentifs et dévouement ; les gronderies, les sévérités nécessaires pour assouplir le caractère impérieux d’un enfant et diriger ses instincts, lui furent complètement inconnus ; elle adorait et était esclave. Cette beauté exquise de la petite Isoline, ces grands yeux qui s’ouvraient comme des fleurs, cette chair pareille à celle des camélias du jardin, lui noyaient le cœur de tendresse : elle se croyait vouée à la garde d’un ange ; mais cet ange, sans cesser d’être adorable, devint un diable en grandissant. Marie vécut alors dans des transes continuelles, ne songeant qu’à sauver l’enfant des dangers où il lui semblait qu’elle se jetait sans cesse. C’étaient des courses folles avec la chèvre nourricière sur les pentes rapides du parc en amphithéâtre, des escalades des arbres où les habits restaient, où les petites jambes s’écorchaient, des pataugeages dans les mares qui faisaient de ce chérubin un égoutier. Tout devint sujet de terreur pour la pauvre mère d’élection : la flamme des bougies, le feu de la cheminée, l’étang, la hauteur des fenêtres. L’enfant, effrénée de jeux et de mouvement, ne lui laissait pas de repos, la torturait, mais l’aimait avec passion. Il y avait des heures très douces où elle venait, avec les caresses les plus tendres, sécher les larmes qu’elle avait arrachées par ses caprices fous à son adorable nourrice.

Jamais Marie ne sortait du château ni du parc, et sans les quelques domestiques de la maison ces deux êtres eussent pu se croire seuls au monde. Isoline ne vit jamais d’enfant ; elle croyait que tout finissait aux murs du jardin, et l’humanité pour elle c’était Marie et la chèvre blanche.

À six ans, la fillette s’adoucit un peu, elle devint plus posée, plus questionneuse. Marie versa dans cette jeune âme les trésors de son esprit résigné et naïvement poétique. Elle lui raconta les légendes qu’elle savait : les fées des grèves, habillées d’algues, se cachant dans les grottes profondes où elles attirent le pêcheur imprudent, les villes merveilleuses englouties par les flots et dont on aperçoit encore, quand l’eau est claire, les clochers d’argent et les palais de pierreries, les biches blanches changées en princesses et récompensant le chevalier qui les a épargnées, les elfes, les lutins, les enchanteurs dans les forêts fleuries. Il y avait aussi des fils de roi, qui allaient conquérir pour leur père une clé d’or ou quelque relique précieuse.

— « Qu’est-ce qu’un père ? » demandait l’enfant.

Alors Marie s’attristait ; elle essayait de lui faire comprendre que le père était le maître de l’enfant, qu’il fallait se soumettre à lui, ce qui était doux et facile lorsqu’on était aimé, mais bien triste lorsqu’on ne l’était pas. Elle lui parlait alors de la séparation cruelle dont le terme approchait, et aux sanglots d’Isoline elle ne savait répondre que par des larmes.

Les sept ans passèrent pourtant et l’horrible séparation eut lieu. Il fallut arracher l’enfant cramponnée à sa nourrice en lui laissant dans les mains un lambeau de son jupon : elle eut des convulsions et pendant longtemps fut en danger de mort. Marie, de son côté, se mit au lit dans la cahute depuis sept ans inhabitée et que l’humidité dévorait. Par bonheur, son frère qui naviguait revint du service à ce moment : sans cela, elle fût morte privée de tout secours.

Damont se révolta là où sa sœur courbait la tête avec une soumission douloureuse ; il parla de la police. Ce baron à moitié fou n’avait pas le droit de martyriser une innocente, fût-elle ou non sa fille. Il s’emporta, jura tous ses jurons de marin en frappant du poing la table vermoulue ; mais sa sœur lui démontra qu’il n’y avait rien à reprendre légalement dans la conduite du baron ; il était libre d’imposer le système d’éducation qui lui convenait. L’intendant, homme froid et ambitieux, qui avait son intérêt à obéir ponctuellement, lui avait fait comprendre que le mieux était de se conformer au règlement sans le discuter, de peur de le voir devenir plus sévère encore.

Ce règlement, qu’est-ce qu’il disait ? Marie le savait par cœur, elle l’avait cent fois relu. Damont l’écrivit sous sa dictée, le lut, le relut à son tour, le médita longuement.

Un soir il se frappa le front avec un éclair de joie.

— « Il ne lui est pas défendu de sortir ! » s’écria-t-il.

En effet, soit omission, soit oubli, cette défense n’existait pas.

Damont courut au château et rôda alentour toute la journée. Les murs, les futaies épaisses ne laissaient pas de passage au regard ; mais, du côté de l’étang, le château se découvrait un peu : il se mit en sentinelle et guetta. Vers le soir, il aperçut Isoline, qui montait le perron, suivie d’un homme noir.

— « Ah ! le corbeau, » se dit-il.

Ils disparurent dans la maison.

Que faire ? Comment attirer l’attention de l’enfant ? Marie était venue bien souvent à cette place pour l’apercevoir de loin, mais elle se cachait de peur d’être vue : il fallait se montrer au contraire, faire des signaux. Ils n’aboutirent à rien, la fillette ne faisait que passer au loin et ne regardait pas de ce côté.

Franchir les murs ou les haies, n’eût rien été pour Damont ; mais il y avait des chiens qui l’auraient signalé ou peut-être dévoré ; de plus, le sieur Mathurin Ferron, le rigide intendant, n’aurait pas hésité à lui envoyer un coup de fusil.

Ils cherchèrent longtemps un expédient, ne songeant qu’à cela, un peu soutenus et consolés par l’espérance.

— « Il n’est pas défendu non plus d’écrire, disait Damont.

— Attendons que la pauvrette sache lire, « répondait Marie, avec son angélique patience.

Et ils comptaient les jours, supputant les progrès probables de l’élève.

Le jésuite, homme âgé déjà, d’aspect repoussant, d’esprit médiocre, qui se signalait par une odeur de relent insupportable, avait causé à Isoline une peur terrible qui fit prévoir le retour de ses crises.

Pendant sa convalescence, elle était devenue complètement sauvage, s’enfermant dans un silence opiniâtre. Le père Coüée n’était pas méchant et il se faisait très doux ; il venait chaque après-midi, s’asseyait et parlait longuement, sans exiger ni attention ni réponse. Ces paroles onctueuses finirent par la rassurer et, un jour, brusquement, elle se tourna vers lui.

— « Où est Marie ? lui dit-elle.

— Dans le ciel, répondit le prêtre.

— Allez me la chercher. »

Alors il entrevit un moyen d’avoir raison de son élève rétive ; sans savoir ce qu’était Marie, il lui promit qu’elle la verrait quand elle saurait lire parfaitement.

Isoline prit une colère terrible, trépigna et hurla ; mais, le lendemain, elle demanda au père Coüée si c’était long d’apprendre à lire.

— « Cela dépendra de vous. »

Marie lui avait déjà appris en cachette les lettres de l’alphabet, la mémoire lui en revint bien vite et le père Coüée fut stupéfait de la facilité que montrait la petite solitaire.

Elle se plia à l’étude avec une étonnante souplesse, s’appliqua de toutes ses forces ; son maître obtenait ce qu’il voulait en lui répétant :

— « Vous verrez Marie. »

Lorsqu’il était parti, elle reprenait le livre et s’acharnait ; elle avait bien encore des impatiences où étaient mis en pièces livres et cahiers, mais elle s’efforçait de nouveau et négligeait même sa chèvre blanche, qui était, après Marie, le seul être qu’elle aimât.

Le père Coüée n’était pas sans inquiétude en voyant les progrès de son élève. Que lui dirait-il, lorsqu’elle serait au but et que son espoir s’écroulerait ? Il pensait bien à lui apporter une jolie vierge de plâtre et à lui affirmer sans mentir que c’était là Marie ; mais il voyait la statuette en mille morceaux sur le parquet et il se demandait comment il mènerait à bien l’écriture.

Le jour vint où l’enfant lut sans faute une page entière, elle battit des mains et pour la première fois il la vit rire.

— « Marie ! Marie ! » cria-t-elle.

Il se montra sévère, prétendant qu’elle ne savait encore qu’ânonner, qu’il y avait loin de là à une lecture parfaite. Il gagna du temps, mais non sans orages ; il venait à la leçon avec une honte cachée.

Une fois elle se leva brusquement et avec une dignité bizarre :

— Vous êtes un menteur, » lui cria-t-elle, en lui lançant le livre au visage.

Le père offrit cet affront à Jésus. Il se crut vraiment récompensé de son humilité lorsqu’en traversant la cour à la suite d’Isoline qui lui échappait, il vit un garçon de ferme remettre à la fillette une lettre et qu’il en eut pris connaissance d’un coup d’œil par dessus la tête de l’enfant.

Ma chère petite Isol,

J’espère que tu sais lire à présent et que tu pourras me comprendre. Écoute bien, si tu m’aimes toujours comme autrefois : il ne t’est pas défendu de sortir, moi je ne peux aller vers toi ; mais je t’attends de l’autre côté de la porte qui donne sur la vallée. Passe bravement cette porte et tu seras dans mes bras.

Marie.

Isoline poussa un cri strident, s’élança vers la grande porte verte dont elle était peu éloignée et se mit à la frapper avec frénésie de ses poings fermés.

— « Ouvrez ! ouvrez ! » hurlait-elle.

Mathurin Ferron accourut.

— « Que désire Mademoiselle ?

— Ouvrez la porte, je veux sortir.

— Sortir !

— De quel droit m’en empêcherez-vous ? »

Mathurin fit un salut et s’éloigna pour aller relire la fameuse pancarte. Il revint bientôt et tira lui-même les barres de fer du portail.

— « Je connais mes devoirs, dit-il ; en tout ce qui n’est pas contraire au règlement, je suis aux ordres de Mademoiselle. »

La porte s’ouvrit, la vallée avec ses verdures fraîches apparut baignée de soleil. Isoline d’un seul bond s’élança dehors et pour la première fois franchit les limites du château.

Marie, qu’un arbre masquait, fit un pas et la reçut dans ses bras. Ce fut une étreinte nerveuse mouillée de larmes où les mots s’étouffaient ; puis elles s’assirent sur l’herbe, serrées l’une contre l’autre, se regardant à travers les pleurs. L’enfant avait pâli, grandi, les yeux de la mère s’étaient creusés et ses petits bandeaux, sous la coiffe, étaient tout blancs. Elles restèrent là jusqu’au soir, se parlant bas, craintivement. Marie l’exhorta à la prudence, à la soumission.

— « Quand tu sauras écrire, disait-elle, nous serons plus libres. »

Lorsque la cloche du dîner sonna au château, l’intendant apparut sous la voûte de la porte ébauchant un salut.

— « Va, va, ma chérie, disait la nourrice : sois bien sage si tu veux me revoir.

— Emmène-moi, disait tout bas l’enfant.

— On nous aurait bientôt rattrapées. Obéis, mignonne ; je reviendrai demain. »

L’enfant finit par céder et s’éloigna le cœur gros.

— « À demain ! » cria-t-elle, en repassant la porte.

Lorsque le père Coüée reparut, Isoline alla à lui gravement et d’un air contrit.

— Pardon, Monsieur, dit-elle, vous n’êtes pas un menteur, je vous remercie de tout mon cœur de m’avoir rendu Marie.

— Je vous pardonne, dit le père, toujours un peu gêné, et j’espère que vous allez continuer à être sage et appliquée. »

L’écriture marcha rapidement et, au bout d’un an le père Coüée dit adieu à son élève.

Elle le regretta, ayant fini par s’accoutumer à lui, et puis dans le vide de son existence le travail était presque une distraction.

Elle était grandelette maintenant, atteignait dix ans. Marie lui apprit toujours en secret un peu de couture et le grand art du tricot ; mais ces travaux ennuyèrent Isoline. Un peu de gaîté lui était revenue : elle gaminait au bord de la Rance, sur les rochers glissants, allant pêcher avec Damont sous les averses et les coups de vent ; mais elle restait sauvage comme une bête des bois ; c’étaient des courses folles lorsqu’elle apercevait au loin un passant, et si quelqu’un entrait dans la chaumière, elle se cachait dans l’armoire.

Un soir elle laissa passer l’heure du dîner et, lorsqu’elle rentra, trouva le couvert ôté et tout en place. Elle se plaignit à Mathurin :

— « Les repas seront servis à heure fixe, » dit-il en s’inclinant et en montrant du doigt la pancarte.

Elle s’alla coucher à jeun et le lendemain goûta au lait aigre et à la galette de sarrasin, à moitié crue, des Damont. Cette nourriture lui donna des nausées et depuis lors elle s’efforça d’être exacte. Lorsque le vent du sud soufflait, elle entendait la cloche de chez Marie ; elle prenait sa course alors et arrivait à temps ; quelquefois elle manquait le potage. L’intendant, en habit noir, automatique, servait, elle absente, comme si elle eût été là. Il lui arriva de ne venir qu’au dessert et alors elle se bourrait de fromage.

À quinze ans elle s’attrista tout à coup, devint rêveuse et inquiète, voulut connaître le secret de son existence et tortura Marie pour le lui arracher.

Elle guetta la visite annuelle du baron, cet homme qui était son père et qui jamais ne l’avait vue.

Il arrivait le soir à la nuit tombée : les deux battants du portail s’ouvraient pour laisser entrer sa voiture. Isoline, sans lumière dans sa chambre, collait son visage aux vitres, voyait briller les lanternes, puis Mathurin s’avançait, obséquieux, Un homme grand, vêtu de noir, descendait et entrait dans la maison ; il allait occuper une chambre au premier étage qui, pendant son absence, restait fermée. On tirait alors de la voiture des caisses qui semblaient légères.

Une heure plus tard les vitraux de la petite chapelle, dont le baron seul avait la clé, s’illuminaient, et aussi tard que la jeune fille veillât ils ne s’éteignaient pas.

Un matin, au jour, le baron repartait.

Isoline, qui jusqu’alors s’était confinée dans l’aile du château qu’elle habitait, commença à ouvrir curieusement des portes dont elle ne s’était jamais souciée, visita sa prison, alla à la découverte.

Elle vit de grands salons en enfilade, sobrement meublés, obscurcis par les volets clos ; elle en repliait un pour mieux voir et souvent la lumière, tombant sur un portrait d’homme de guerre, lui faisait pousser un cri. Au premier, de longs couloirs, des chambres plus ou moins élégantes, celle du baron fermée et où elle essayait de voir par le trou de la serrure.

En face de l’escalier, sur le large palier d’arrivée, se dressait une porte haute en noyer sculpté, rehaussé de dorure, qui lui semblait très imposante. La jeune fille l’ouvrit un jour non sans émotion ; elle entra dans une pièce carrée, ayant des divans tout à l’entour, un tapis sur le sol, et garnie du haut en bas de livres reliés.

À partir de ce jour la cabane des Damont la vit moins souvent : Isoline découvrait le monde. Elle se jeta dans la lecture avec toute la fougue de son caractère.

Quelle stupéfaction ! toutes ces existences qui sortaient de ces feuillets, tous ces êtres qui naissaient dans son esprit, évoqués par les mots. Ce fut d’abord un chaos insensé, une mêlée d’histoire, de poèmes, de philosophie qui l’affolait, puis le jour se fit ; elle eut des préférences, l’histoire la séduisait, mais les vieux romans de chevalerie la passionnèrent, elle ne dormait plus, mangeait à peine, ne sortait jamais.

Comme elle ne savait rien et ignorait le monde réel, elle crut à celui qui peuplait ses rêves et y vécut exclusivement.

Toutes sortes d’aspirations lui venaient, elle ne pouvait plus souffrir les habits simples qu’elle avait toujours portés. Elle demanda de la soie, de riches étoffes, des parfums et du linge brodé. Mathurin lui procura tout cela. Elle prit ses modèles alors dans les gravures de tous les temps, gâta bien des étoffes, mais finit par devenir habile.

Un jour elle demanda un cheval.

— « Il y en a dans l’écurie, dit Mathurin. Si Mademoiselle veut choisir ? »

Sans compter les chevaux de ferme, Isoline en vit trois. Deux percherons gris pour le carrosse et un cheval noir d’assez bonne race, mais alourdi par l’inaction.

— « Celui-là, » dit-elle.

Mathurin alla chercher une selle de femme et sella le cheval noir, puis il tint l’étrier.

— « Mais je ne sais pas monter, dit la jeune fille.

— Si Mademoiselle l’ordonne, je peux lui donner quelques leçons, dit l’intendant qui avait été autrefois très bon écuyer.

— Je le veux, » dit-elle.

Les leçons d’équitation eurent lieu dans le parc et Isoline, agile comme un gamin, fut bientôt rompue à cet exercice,

La première fois qu’elle sortit à cheval, le garçon d’écurie endossa une livrée, monta un des percherons et la suivit à distance. Elle alla devant elle sans s’éloigner beaucoup les premières fois, puis s’enhardissant fit de longues courses, s’enfonça dans les campagnes superbes, vit la mer.

Mais cet être disgracieux et sans volonté qui la suivait, à une distance toujours égale, l’impatientait ; elle lui fit défendre de l’accompagner, et, seule, vagabonda des journées entières.

La nature l’enivra, les grands horizons, les ciels changeants, la variété infinie des sites lui causèrent ses premières joies ; mais ce bonheur s’usa vite, les mauvais temps accoururent, la pluie barrait les routes, le brouillard effaçait le paysage et le vent modulait ses plaintes dans les flûtes des serrures.

Tous les livres de la bibliothèque étaient lus et relus : que faire ? que devenir ? Un désespoir de plomb écrasait la pauvre Isoline. Elle comprenait maintenant l’horreur de sa vie, et voyait qu’elle était sans issue ; elle était femme déjà, elle devait donc vieillir là, y mourir ; sa jeunesse, sa beauté, tout s’engloutirait, inconnu, dans ce tombeau désert ?

Et elle sanglotait et criait seule en face de sa lampe, tandis que l’eau ruisselait dans les gouttières.

— « Pourquoi attendre ? se disait-elle, pourquoi ne pas hâter la fin ? »

L’idée de se tuer s’empara d’elle et grandit rapidement. Elle fit souffrir mille morts à Marie en lui disant sa folie. Plusieurs tentatives de suicide avortèrent ; elle se blessa, se rendit malade, mais revint à la vie.

— « Je finirai bien par réussir cependant, » disait-elle.

Le jour où Gilbert l’avait attendue vainement à l’Église, elle errait dans le château de salle en salle, reprenant toutes ses tristesses, bien résolue à s’en délivrer cette fois. L’idée de l’étang l’attirait, elle s’étonnait de ne pas y avoir encore pensé. N’était-il pas là à ses pieds, tout prêt à l’envelopper, à se refermer sur elle, effaçant toute trace, tout souvenir. C’était le remède auprès du mal ; comment n’avait-elle pas, depuis si longtemps, compris cette offre muette de consolation ?

Elle ouvrit la fenêtre, s’accouda, regarda l’eau immobile.

Les buissons se penchaient, effleurant la surface, les touffes d’iris évasaient leur gerbe, de grands roseaux droits formaient des îlots çà et là. À l’entour la haute futaie tremblait doucement sous une brise tiède ; un feuillage vert clair, translucide, contrastant avec le ton noir des branchages mouillés, commençait à pointer de toutes parts, le ciel jetait un lambeau d’azur au milieu de l’étang.

Tout à coup un oiseau rompit le silence, il lança un sifflement sonore, puissant.

— Comment, les rossignols ? Déjà ! »

Elle leva la tête.

— À ce moment le soleil se dévoila, tomba en pluie lumineuse à travers les feuilles claires, illuminant le dessous du bois. De l’autre côté de l’eau, dans la clairière formée par la route, un jeune homme errait, allait, revenait, s’arrêtait en face du château qu’il regardait obstinément. Un éclat doré brilla sur son front et Isoline reconnut l’officier.

Elle le guetta curieusement ; mais, le voyant comme figé par sa présence, elle referma gaiement la fenêtre.

— « Bah ! s’écria-t-elle, encore ce printemps. »


V


Le lendemain, lorsqu’il vint à la cabane des Damont, Gilbert eut une suffocation en voyant Isoline assise sous le manteau de la cheminée.

Ce n’était plus la paysanne de la première fois, mais une demoiselle ou plutôt une noble damoiselle, car, dans la coupe de ses vêtements, dans sa coiffure, il y avait un reflet voulu du Moyen Âge.

Elle se détachait clairement sur la mousse brune formée par la suie. Sa robe gris clair en drap fin était relevée de côté par une corde de soie, ses cheveux pendaient en deux longues nattes sur sa poitrine et un petit bonnet de velours gris, gracieusement échancré, serrait le sommet de sa tête ; un voile léger d’un bleu doux y était attaché.

Le jeune homme, après s’être découvert, n’osait avancer, craignant de faire envoler l’oiseau farouche ; mais Isoline ne bougeait pas, elle dardait sur lui son regard hautain qui peu à peu cependant s’adoucit et se voila.

— « Venez, dit-elle : Marie va rentrer. »

Il s’assit à quelques pas d’elle et, tandis qu’elle baissait les yeux vers les cendres froides, il savoura enfin la joie de la regarder à son aise. Le visage était long, d’une pâleur d’hostie, le menton très fin, le nez légèrement courbé ; les sourcils, souvent froncés, marquaient un léger pli au-dessus des yeux ; les coins de la bouche avaient une inflexion douloureuse que le sourire, rare et fugitif, n’effaçait pas ; les cheveux, blond doré, ondoyaient : de toute sa personne émanait comme un parfum de pureté et de noblesse, une grâce mystique, mystérieuse.

Rien de banal ne ternissait cet esprit solitaire, replié sur lui-même, mais n’ayant jamais subi l’influence des âmes étroites ni d’aucun préjugé mesquin.

Gilbert la regardait avec une religieuse admiration, paralysé, ne trouvant pas un mot à dire.

Ce fut elle qui rompit le silence ; elle semblait depuis un moment suivre une pensée et la question voltigea, irrésolue, sur ses lèvres avant de résonner.

— « On m’a dit que vous étiez triste : pourquoi ?

— Je suis orphelin, répondit-il, et jusqu’à présent mon cœur était désert.

— Oui, dit-elle, il vaut mieux n’aimer jamais que de perdre ce qu’on aime.

— Oh ! ne dites pas cela, s’écria Gilbert, avec une exaltation involontaire, le regret, tout poignant qu’il soit, a encore sa douceur. On se souvient de ceux qu’on a aimés et on espère les retrouver en une éternité possible ; mais celui dont l’âme aride a desséché toute tendresse ne doit avoir qu’un espoir, celui de mourir tout entier. »

Elle l’écoutait, surprise de l’emportement de cette parole, frappée de l’éclat singulier de ces yeux clairs ; puis elle se replongea dans le silence familier dont elle sortit bientôt pour lui jeter cette phrase, avec un sourire.

« Voulez-vous aimer le printemps avec moi ? »

Il la regarda un instant sans répondre.

— Je veux tout ce que vous voudrez, » dit-il enfin, balbutiant d’émotion et ne comprenant pas le sens de la question.

Isoline se mit à rire de son trouble.

Marie rentra ; la jeune fille l’attira près d’elle par des caresses enfantines.

— « Écoute, dit-elle, voici un marin, très effrayé : il me croit folle !

— Que lui as-tu fait, méchante ? C’est un noble cœur qui ne mérite pas ton mépris.

— Je lui offrais d’être comme mon frère, dit Isoline redevenue sérieuse, et de célébrer avec moi la fête qui va commencer.

— La fête ?

— Vous ne connaissez donc pas notre Bretagne et les splendeurs de son printemps ? Il n’y a ni carrousels ni tournois qui vaillent ces fêtes-là. Je les ai parcourues bien souvent, toute seule, fouillant les jardins enchantés, oubliant mes misères au milieu de ces richesses.

Elle baissa la voix.

— Je voudrais les revoir une dernière fois, les léguer à quelqu’un, comme si toutes ces fleurs étaient à moi.

— Attends au moins que je sois sous terre, mauvaise, pour reparler de ces vilaines choses, s’écria Marie qui comprit la pensée d’Isoline ; ça ne sera pas long d’ailleurs, car tu me pousses vers l’autre monde par tes cruautés. »

La jeune fille lui sauta au cou.

— « Tais-toi, dit-elle, tu vois bien que je suis très gaie. J’entends Damont qui amarre son bateau : allons le rejoindre et nous envoler sur l’eau. »

Et se tournant vers Gilbert :

— « Venez-vous ? »

Elle lui tendit la main et l’entraîna dehors.

Marie, de la porte, avec un sourire attendri, les regarda s’éloigner.

— « Si elle pouvait l’aimer cependant ! » murmura-t-elle.

Damont, qui, assis dans son bateau, débrouillait des lignes de fond, resta muet d’étonnement lorsqu’en levant la tête, il vit les jeunes gens debout devant lui la main dans la main, comme de vieux amis

— « Tu ne nous reconnais pas ? dit-elle.

— Largue la misaine, en avant ! » s’écria Gilbert qui croyait faire un de ces rêves où tout ce que l’on souhaite s’accomplit avec la plus grande facilité.

Il avait hâte de quitter terre, d’être près d’elle dans cet étroit bateau, sur cet élément qui était le sien et où il lui semblait qu’elle venait le rejoindre.

— « À Lehon ! » avait dit Isoline en s’asseyant au gouvernail.

Et la toile s’était tendue et l’on avait gagné le milieu de l’eau.

Dinan, tout de suite, apparut à un coude de la rivière. Le soleil faisait resplendir les verdures qui rajeunissaient les vieilles murailles. Tout se dorait, le ciel d’un bleu très doux noyait les contours. Ce n’était plus la ville noire et lugubre dont Gilbert s’était attristé quelques jours auparavant, mais quelque chose d’heureux, de resplendissant, qui faisait songer à une belle cité d’Italie.

— « Voyez, dit la jeune fille, en indiquant du doigt l’antique forteresse, aujourd’hui prison d’État, qui semblait hausser ses tours formidables au-dessus de la ville. Voyez ! c’est là que Tristan le héros fut ramené blessé à mort. C’est là qu’il pleura l’absence d’Iseult, tandis que son page, du haut du donjon, cherchait anxieusement un navire sur la mer. C’est incroyable, n’est-ce pas, que d’ici l’on puisse voir la mer ; pourtant du sommet de la tour l’on découvre un horizon sans fin : les plaines, les coteaux, les côtes déchiquetées, puis la mer et tout au loin les îles presque indistinctes ; mais vous ne regardez pas.

— J’écoute, dit Gilbert, qui la buvait des yeux.

— C’est vrai, dit Damont, dans les jours clairs, on voit Jersey et le mont Saint-Michel.

— J’ai bien souvent rêvé de retrouver leur tombeau, continua-t-elle comme se parlant à elle-même, car ils sont morts ici : « il la serra si fort dans ses bras, en lui disant le dernier adieu, qu’il lui fit partir le cœur. »

Elle soupira.

— « Je les ai bien aimés, murmura-t-elle, emportée par une rêverie.

— Croyez-vous donc qu’un pareil amour ne puisse plus se rencontrer ? dit Gilbert d’une voix tremblante.

— Qui donc l’inspirerait ? répondit-elle. Regardez ces châteaux superbes dont la majesté nous émeut encore, et les dentelles noircies de ces hauts clochers. Voyez auprès d’eux les misérables constructions modernes, il y a pour moi la même différence entre les hommes d’autrefois et ceux d’à présent.

— Vous les jugez mal peut-être ; mais il est certain qu’Iseult n’était pas plus belle que vous ne l’êtes. »

Elle le regarda avec ironie et retint au bord de ses lèvres une phrase cruelle.

Il se sentit attristé tout à coup par ce regard froid et ce pli dédaigneux des lèvres ; pourquoi l’attirait-elle si elle le méprisait si fort ? Pourtant il n’était pas blessé par ce dédain immérité, il rêvait d’en triompher en se faisant mieux connaître ; quelque chose en lui avait plu puisqu’elle, si farouche, était venue à lui : c’était plus qu’il n’avait espéré.

Il caressa du regard ce profil fin et fier, ces yeux dont les prunelles ressemblaient à des turquoises, transparentes comme des saphirs, et il se rasséréna.

Damont, dont l’âme fine avait distingué comme un grondement d’orage entre les deux jeunes gens, essaya une phrase conciliante, mais le pauvre homme à la moindre émotion bégayait horriblement. Tout se perdit dans un bredouillement incompréhensible dont Isoline rit méchamment.

On passa sous un vieux pont très bas, le mât du bateau frôlait la voûte, puis sous le viaduc énorme qui résonna comme une cloche.

Le château-fort avait disparu, la rivière devenait ruisseau entre des rives ravissantes. On oublia Tristan et Iseult pour des libellules, vertes ou bleues, frissonnant dans un rayon au-dessus des nénuphars qui étalaient leurs larges feuilles.

Les rives très resserrées sont formées là de rochers énormes qui se dressent avec mille cassures et que jusqu’au faîte une végétation exubérante escalade. Les feuilles, toutes neuves, font chanter dans toute leur fraîcheur les plus tendres nuances du vert ; c’est un fouillis exquis, encore léger, plein d’oiseaux, où les saules argentés font des houppes blanches ! la rivière a cent caprices, décrit des demi-cercles, des boucles, semble s’attarder. Elle est verte comme ses rives, le ciel ne trouve pas d’éclaircie pour lui jeter le moindre pan d’azur. Souvent de grands arbres se précipitent en travers de l’eau, laissant pendre des lianes ; ils rejoignent les buissons de l’autre bord auxquels ils semblent confier quelque mystère.

Damont a plié sa voile, car le vent est banni de ce lieu charmant, les rames égratignent le miroir pur presque sans bruit, on se laisse aller à un silence contemplatif plein de douceur.

Tout à coup un chant retentit sur l’eau : ce sont des marins qui égayent leur route ; on dirait un cantique un peu funèbre, tant leurs voix sont traînantes et tristes. La chanson de mer pourtant n’a rien de maussade :

Chantons pour passer le temps
Les amours charmants d’une jeune fille.
Partie du port de Lorient,
La belle s’en va rejoindre son amant.

— « La connaissez-vous, cette chanson ? dit Isoline à Gilbert. Damont me l’a apprise et j’aime beaucoup cette histoire ; l’amant est un capitaine, et pour ne pas le quitter, la jeune fille, déguisée en mousse, s’engage sur le navire. Il est frappé par une ressemblance, mais le faux marin se défend. Écoutez. »

Le bateau passait tout près.

Monsieur, vous me surprenez,
Vous me plaisantez, vous me faites rire ;

Je suis un pauvre matelot
Qui s’est engagé à bord du vaisseau.
Je suis né à la Martinique,
Je suis un garçon unique
Et c’est un navire hollandais
Qui m’a débarqué au port de Calais.

— « Oui, je me souviens, dit Gilbert, mes matelots la chantent quelquefois. »

Les voix s’éloignaient :

Ils sont bien restés trois ans
Sur le bâtiment sans se reconnaître.
Ils sont bien restés trois ans,
Se sont reconnus au débarquement.

— « Pourquoi ce chant naïf me trouble-t-il aujourd’hui ? se disait Gilbert. Je l’ai entendu cent fois sans y prendre garde. »

Isoline le regardait plus doucement. N’était-il pas, lui aussi, un capitaine qui partirait bientôt sur son navire, mais seul et probablement désespéré. Et puisqu’elle ne voulait plus vivre que ce printemps, ce départ n’était-il pas pour elle l’événement dernier de sa vie inutile ?

— « Nous partirons tous deux au même moment », se dit-elle.

Puis elle songea aux pays où il irait et l’interrogea sur les terres lointaines. Gilbert parla de l’Inde et de ses forêts géantes, des fleurs prodigieuses dont le parfum grise, et des papillons, pétales envolés, et des oiseaux, pierreries vivantes. Elle entrevit, passant entre les troncs minces des bananiers, des femmes à la peau brune, serrées dans des pagnes blancs, leurs cheveux bleus finement nattés et des anneaux d’or aux narines ; et des esclaves noirs, et les éléphants sous le tendelet de soie, écrasant de leur large pied les fleurs et les broussailles. Puis il lui parla de la Cochinchine et de ses ruines superbes, des Antilles, du Sénégal au perfide climat. Un désir de s’échapper, de fuir, lui venait. Que de choses ignorées de la pauvre solitaire ! Est-ce que vraiment le présent valait la peine de vivre ? Ces héros batailleurs, dont elle avait l’esprit hanté, avaient-ils leurs égaux dans ces pays singuliers ? Et elle questionnait encore sur les mœurs, sur les hommes. La beauté des costumes surtout l’étonnait.

— « Mais pourquoi êtes-vous revenu ? disait-elle.

— Le devoir ! »

Ce mot la jetait dans des rêveries. On se dévouait donc encore, on donnait sa vie pour sauvegarder la gloire de son pays ? Oui, mais obscurément, sans brillants combats, sans armure damasquinée, sans panache frissonnant au vent ; on pouvait estimer les héros modernes, non les aimer.

Roland, sous son casque hérissé d’une chimère, lui paraissait beau comme un archange et elle avait bien pleuré sur sa mort sublime dans les gorges de Roncevaux, tandis que le général ventru qui commandait la place de Dinan la faisait pouffer de rire malgré sa bravoure avérée.

On était arrivé au but de la course.

— « Nous y voici, » s’écria Damont, qui fit glisser le bateau dans une échancrure de la rive.

Encore des ruines, encore le passé !

Gilbert sentait là l’ennemi. Que faire contre des fantômes, vus à travers la séduction de l’histoire et des voiles tissés par le temps ? Il rêvait des combats singuliers contre cette horde de spectres qui défendait l’âme à laquelle il donnait l’assaut. Il fallait que cette armée fût réduite en poussière, dispersée, évanouie, pour qu’il pût entrer en maître. Il admirait pourtant la puissance du livre qui avait ainsi peuplé cette solitude et la comprenait d’autant mieux que lui-même aimait passionnément les grands héros de la mer et avait acquis en leur société un certain mépris des hommes modernes.

Dans le cloître en ruines, la jeune fille s’était assise sur un tombeau que les ronces ne recouvrent qu’à demi. Le chevalier de pierre couché sur le dos joignait ses longues mains verdies de mousse ; du haut des ogives lézardées croulait une cascade de fleurs blanches, tandis que les feuilles jouaient le vitrail et répandaient une lumière verte.

Avec sa robe d’un gris tout proche de celui de la pierre, sa pâleur, son immobilité, Isoline semblait une statue ajoutée au sépulcre ; le jour vert tombant d’en haut jetait le même suaire sur elle et sur le chevalier.

Gilbert, en la regardant, eut un sursaut douloureux.

— « Venez ! venez ! s’écria-t-il, vous me semblez morte. »

Elle se leva.

— « Jean de Beaumanoir repose ici, » murmura-t-elle.

Hors de la pénombre l’illusion se dissipa, la mélancolie tomba avec ce voile blafard. La jeune fille prit sa course, tout à coup, légère, repoussant ses cheveux que la brise éparpillait. Elle traversa le village, noir, sordide, sa robe relevée sur le bras, sautillant sur les pavés gras, puis elle descendit un escalier de pierre près d’un ruisseau où des femmes lavaient, et elle se retourna avec un regard souriant vers son compagnon qui ne s’était pas laissé distancer.

— « Maintenant, à l’assaut ! » s’écria-t-elle en désignant une colline abrupte sur laquelle se dressaient trois grosses tours démantelées.

Gilbert s’élança et, en quelques instants, disparut à ses yeux. Elle était leste pourtant et grimpait, comme la chèvre sa nourrice, sur les pierres branlantes et les sentiers à pic ; mais elle ne put le rejoindre et lorsqu’un peu dépitée, les joues roses et le cœur bondissant, elle arriva au faîte du mont, elle ne le vit nulle part.

Il y avait des abîmes béants où les murailles de la forteresse s’étaient affaissées, les hérissant de pierres sans les combler tout à fait. L’herbe, les ronces, les fougères, formaient dans ces creux un rideau mouvant capable de se refermer sur un corps broyé.

Isoline eut peur. Certainement il avait glissé,
les ruines.
était tombé. Emporté par cet élan insensé, il n’avait pu se retenir au bord de ce gouffre qu’il ne prévoyait pas. Elle se sentait très pâle et toute tremblante. Elle n’avait rien entendu pourtant, pas un cri ; mais elle courait si fort elle-même ! penchée, les yeux agrandis, elle interrogeait le creux obscur, puis fit le tour de la ruine.

Une sorte d’orgueil retenait un cri d’appel sur ses lèvres. Rien ! disparu, muet, était-il mort déjà, ce compagnon qu’elle s’était choisi ? Elle restait immobile, terrifiée.

Une pierre qui dégringola du sommet de la plus haute tour lui fit lever la tête, alors le cri qu’elle avait retenu s’échappa de ses lèvres, cri d’effroi et de joie aussi. Gilbert, à califourchon sur un créneau tout au haut de la tour, y attachait, comme un drapeau, un bout d’étoffe soyeuse d’un bleu léger. Tout à l’heure, sans qu’elle s’en aperçût, il lui avait dérobé son voile et maintenant il flottait dans ce lieu inaccessible.

— « La forteresse est prise, s’écria-t-il gaiement, et les couleurs de ma dame y flamberont seules.

— Ah descendez ! » dit-elle d’une voix altérée.

Cette descente fut un supplice pour elle. Les pierres, aux trois quarts déchaussées, branlaient sous le pied ; les touffes d’herbes auxquelles il s’accrochait pouvaient céder tout à coup et le précipiter avec elles. Elle le suivait des yeux, les dents serrées, et par moment il lui semblait que la tour entière oscillait.

Lorsqu’il se jugea assez bas, Gilbert sauta : Isoline le crut perdu, ferma les yeux et se renversa à demi pâmée.

Le jeune homme courut à elle.

— « Qu’avez-vous ? Mon Dieu ! comme vous êtes pâle !

— Vous êtes fou ! dit-elle rageusement, vous m’avez bouleversée. »

Et incapable de dompter ses nerfs, elle se mit à sangloter.

— « Ah ! vous êtes bonne, vous êtes femme, s’écria Gilbert qui s’agenouilla près d’elle, vous avez tremblé un instant pour ma vie ; mais l’enfantillage de cette escalade ne méritait vraiment pas tant que cela. N’avez-vous pas crié : À l’assaut ? Je n’ai fait qu’obéir. »

Honteuse de sa faiblesse, elle parvint à se calmer.

— « C’est ainsi que vous enlevez une forteresse qui défia des armées pendant des siècles ?

— Elle est un peu démantibulée.

— Mais la tour est haute et droite encore, je la croyais bien imprenable.

— Les marins grimpent comme des singes, dit Gilbert, c’est peu que cela ; en mer, quand la tempête se déchaîne, s’il faut monter au sommet d’un mât pour rattacher un bout de cordage, c’est plus dur. Là, si la tête vous tourne, on est perdu. Le mât est haut comme la tour, mais moins stable ; parfois son sommet effleure les vagues et celui qui s’y cramponne est flagellé d’eau, le vent fait rage pour l’arracher et l’emporter ; cela ne l’empêche pas toujours de rattacher son cordage.

— Vous avez fait cela ?

— Cent fois ; mais, adorable enfant, est-ce donc ainsi que la réalité vous trouble, vous qui ne rêvez que des héros d’autrefois dont le principal mérite était de verser leur sang et celui des autres ? Ces boucheries vous eussent fait mourir, puisque le moindre mouvement où l’on risque une égratignure vous a arraché des larmes.

— C’est vrai, je suis folle, dit-elle, n’y pensons plus. »

Elle leva les yeux qu’elle tenait baissés avec un peu d’embarras.

— « Voyez voyez, tous ces corbeaux, les seuls seigneurs du castel aujourd’hui ! Qu’est-ce qu’ils croassent de ces voix affreuses ? Peut-être ils se souviennent des festins d’autrefois, car il y eut ici en effet d’horribles carnages, et la terre où nous sommes a bu bien du sang ; on dit qu’il en coula jusqu’à la Rance, dont les eaux furent rougies. C’était du sang anglais.

— Ou celui de quelques seigneurs voisins. On s’entr’égorgeait facilement entre frères pour un bout de terre ou une querelle futile.

— Il ne faut pas médire des héros, reprit-elle. Duguesclin a été gouverneur de cette forteresse.

— Il était fort laid, le bon chevalier.

— Ce qui ne l’a pas empêché d’être aimé par la plus belle des damoiselles.

— Ah ! laissons les morts en paix, s’écria Gilbert, nous vivons et nous sommes jeunes, n’écartons pas les fleurs qui nous voilent les tombes. Est-ce donc là le printemps que vous m’aviez promis ? un vaste cimetière et de vains regrets ?

— Eh bien, partons, dit-elle : demain nous courrons la campagne. »

Lorsqu’ils furent en bas, elle se retourna et vit son voile qui palpitait sur le vieux donjon ; elle serra alors la main de Gilbert avec une sorte d’enthousiasme. Cette folie avait mieux servi le jeune homme que des années de tendresse soumise.

Ils revinrent, suivis des derniers rayons du soleil couchant.

La barque, glissant sous les branches, sur les feuillages reflétés, leur fit l’effet d’un nid ; ils s’y sentaient heureux, emportés dans une somnolence ; le regard qui pesait sur elle l’engourdissait doucement, et lui pensait que cette heure était une des meilleures de sa vie.

Lorsqu’il rentra chez sa sœur sans savoir comment il y était revenu, ce retour à la vie vulgaire lui causa un choc pénible. Il était enveloppé d’un nimbe de bonheur qui l’isolait, on le trouva maussade, le rayonnement de ses yeux ne fut pas compris.

— « Comment trouves-tu Marguerite Rochereuil ? lui demanda Sylvie après le dîner.

— Je ne la connais pas.

— Comment, tu as passé toute une soirée avec elle ici ! La fille du maire.

— Je ne l’ai pas regardée.

— Vraiment ; eh bien, regarde-la une autre fois, elle a deux cent mille francs de dot.

— Tant mieux pour elle, dit Gilbert : qu’est-ce que ça me fait ? »


VI


Ils prirent leur course vers Saint-Jacut de la mer, à cheval cette fois. Elle portait une longue robe couleur loutre et un chapeau mousquetaire où flottait une plume.

Le ciel resplendissait et les champs d’ajoncs faisaient la campagne toute d’or ; la tiédeur embaumée qui courait leur causait un enivrement.

Partout des fleurs, rien que des fleurs, l’herbe disparaît sous l’envahissement des pâquerettes, le moindre buisson se cache sous un manteau de pétales. Au bord de la route, des chemins s’ouvrent et fuient sous des voûtes d’églantiers, d’aubépines rouges ou blanches. Dans l’herbe humide des taches d’azur se découpent et l’hirondelle y boit en passant. Perspectives où l’œil se perd avec délices, lointains pleins de promesses, véritables sentiers de paradis, comme eux impraticables !

À Ploubalay, lorsqu’ils y arrivèrent, midi sonnait au clocher haut de l’église neuve.

— « Pourrons-nous déjeuner dans ce bourg ? » demanda Gilbert, croyant faire une question toute naturelle.

Isoline retint sa monture et le regarda d’un air effrayé.

— « Vous voulez vous arrêter ? parler à ces gens, entrer chez eux ?

— Quoi de plus simple ? Il y a bien une auberge. Vous n’avez donc pas faim ?

— J’ai très faim, dit-elle, mais ce n’est pas la première fois que j’ai sauté un repas pour courir à travers champs. Mon plaisir n’est jamais complet, toujours quelque chose me rappelle que je suis une victime impuissante.

— Oubliez-le aujourd’hui, donnez-moi ce bonheur, » dit Gilbert, qui, prenant la bride du cheval, entraîna la jeune fille avec une douce violence.

Elle fronçait le sourcil, se raidissait, devenait très pâle ; mais la surprise que lui causait cette volonté qui ne cédait pas au premier mot devant la sienne, n’était pas sans charme.

L’auberge, en même temps cabaret et ferme, était noire et peu engageante. Dans la première salle aussi sombre qu’une cave, des hommes attablés, les bras sur la table, comme anéantis, semblaient perdus dans la contemplation de leur bolée de cidre. L’aubergiste gracieuse, avec un sourire rose et blanc, indiqua vite une porte qui donnait sur la cour.

De grandes masures vermoulues, qui semblaient très hautes, l’entouraient en carré ; elle était très encombrée de fumier où des volailles piétinaient, et les étables mal tenues remplissaient d’une odeur âcre. Au fond un escalier extérieur, qui grinçait sous les pas, accédait à une salle donnant sur la campagne. La fenêtre du côté des champs était enguirlandée par un rosier précoce tout en fleur ; c’était d’ailleurs le seul luxe de cette vaste chambre, blanchie à la chaux, complètement vide, hors, dans un coin, une table longue et deux bancs de bois, et sur la muraille, comme perdue, une image coloriée de Jésus avec un cœur fumant au milieu de l’estomac.

Gilbert fit mettre la table près de la fenêtre ; une
l’auberge de ploubalay.
nappe blanche se déploya, deux chaises de paille remplacèrent les bancs ; le cidre frais dans des pots de faïence, le beurre salé, le gros pain rustique, les lourdes assiettes, vinrent se ranger avec des petits chocs pressés.

Isoline, appuyée au chambranle de la fenêtre, regardait obstinément dehors. Elle paraissait souffrir dans ce milieu étranger ; sa sensibilité exagérée lui rendait douloureux le voisinage d’inconnus qui lui semblaient d’une race très inférieure et pour lesquels elle éprouvait une répugnance profonde.

— « Êtes-vous fâchée ? lui dit Gilbert en s’approchant d’elle, méprisez-vous donc l’ami que vous avez choisi au point de ne pas vouloir partager son repas ? »

La bouderie n’était pas très sérieuse. Cette chambre solitaire où n’arrivait aucun bruit n’avait rien que de rassurant. La jeune fille se retourna vers le couvert mis et une pensée qui lui vint la fit sourire.

— « Maître Mathurin Ferron, un de mes geôliers, sert en ce moment le déjeuner à mon fantôme, dit-elle. Il s’imagine que je jeûne : eh bien, pour une fois du moins, il se trompera. »

Et elle s’assit résolument à table.

Ils obtinrent une omelette exquise ; mais, à partir de là le menu fut assez vague. Ils s’en aperçurent à peine ; Isoline était grisée par ce plaisir, tout nouveau pour elle, d’un repas partagé ; les mille soins dont Gilbert l’entourait, ce regard, que l’habitude du commandement faisait si dominateur, se fondant en tendresse lorsqu’il se posait sur elle, lui causait une impression bienfaisante. Ils se parlaient avec une confiance croissante, se racontant leur existence, comparant leur dure solitude et trouvant qu’en bien des points ils se ressemblaient ; c’était cela qui expliquait la sympathie et pourquoi si spontanément elle l’avait salué son frère.

Frère ! ce nom déplaisait au jeune homme, jamais il ne verrait une sœur en elle. Elle était le rêve, le bonheur parfait ou le mortel désespoir, mais non l’amitié tranquille et fraternelle.

Il n’osait parler d’amour cependant ; ces yeux purs, cette virginale gravité, lui figeaient sur les lèvres les mots de passion égoïste. Il craignait d’éclairer cette innocence téméraire qui se confiait si naïvement à un inconnu et ne soupçonnait aucun mal, là où toute autre se fût jugée perdue. Il avait à lutter cependant contre une jeunesse ardente ; la main d’Isoline dans la sienne lui causait des éblouissements ; de cette paume tendre se dégageait pour lui un magnétisme si puissant, qu’il lui fallait toute sa force de volonté pour en arracher sa main.

Ils repartirent, se hâtant vers le but, car ils s’étaient attardés dans leur causerie.

Le soleil versait à pic sa lumière chaude sur la campagne de plus en plus belle. Toutes ces haies épineuses dont s’entoure jalousement le moindre champ de Bretagne, étaient pour le printemps d’admirables prétextes à broder ses floraisons. C’était une abondance, une prodigalité sans pareille ; la splendeur rose des pommiers arrachait des cris de surprise au couple émerveillé, tandis que les oiseaux s’égosillaient à proclamer leur contentement.

La baie marécageuse de Saint-Jacut, où prospèrent de hautes herbes dorées, sous lesquelles coassent des grenouilles, était à sec lorsqu’elle se découvrit aux yeux des cavaliers ; des troupeaux y paissaient. Entre les grands rochers bruns, qui ferment à demi l’horizon, la mer apparut couleur d’outremer et envoya une bouffée de vent frais.

Ils prirent un chemin creux, puis se lancèrent à travers champs pour gagner la grève sans passer par le village.

— « J’ai l’illusion de la liberté aujourd’hui, disait Isoline, et je vous dois ce bonheur de savoir qu’une joie partagée se double. »

Saint-Jacut est une presqu’île bizarrement déchiquetée, qui offre des échancrures, plus ou moins vastes, à la mer qui vient les emplir à marée haute. La plus profonde s’enfonce entre deux chaînes de collines, plantureuses et fraîches du côté du sud, brûlées sur les pentes qui font face au nord-ouest ; la mer entre là comme un beau fleuve.

Ils laissèrent leurs chevaux sur la falaise et descendirent le long des roches, sur la grève encore libre.

Le vent, qu’on ne sentait pas dans la campagne, soufflait vivement du large.

— « Vous n’avez pas froid ? dit-il.

— Oh non ! »

Et elle s’élança sur un rocher qui surgissait comme une grosse tortue au milieu du sable, il la rejoignit et de là, enveloppés par la brise sifflante, ils regardèrent.

Un ciel très doux d’un azur voilé. La mer au contraire du bleu profond des saphirs. Elle est très houleuse, mais joyeusement. Des rondes de vagues blanches dansent autour des îlots, chaque rocher est coiffé d’une mousse éclatante qui saute, court, rampe, s’éparpille en aigrette, en gerbe, croule en cascade de perles, s’envole en fumée. C’est gai, cabriolant, gracieux et rythmé comme par une musique de ballet.

— « L’aimez-vous, la mer, vous marins ? demanda Isoline.

— Elle nous torture et nous ne pouvons nous passer d’elle, répondit-il. Aujourd’hui cependant je la renierais pour vous ; mais elle sera certainement mon tombeau si vous m’abandonnez. »

Ils se regardèrent un moment, lui cherchant à lire au fond de ces yeux, elle avec une sorte d’effroi : elle se souvenait brusquement que le printemps aurait une fin.

Il y eut une sorte de solennité dans cette minute, une inquiétude et comme un pressentiment.

Lorsqu’ils voulurent s’en retourner, l’eau avait entouré la roche : c’était maintenant une île. Que faire ? se déchausser, marcher dans l’eau ? Une pudeur retenait Isoline. Gilbert, qui savait n’avoir rien à redouter des actes hardis, la saisit brusquement dans ses bras et sauta, avec une sûreté parfaite, sur le sable dont la lame les séparait.

La jeune fille eut peur, son chapeau s’envola et elle se cramponna instinctivement au cou de Gilbert.

Alors un vertige le prit, il la serra follement contre lui, couvrit de baisers ces cheveux qui l’aveuglaient et l’enivraient de leur parfum ; mais aussitôt il la repoussa, effrayé de cette violence : rougissant, bouleversé, il détourna les yeux.

— « Pardon, pardon, murmura-t-il, avec un tel battement de cœur que la voix lui manqua.

— Pardon de quoi ? dit-elle en laissant rayonner la lumière tranquille de ses prunelles.

— Vous ne comprenez pas ?

— Non.

— C’est que je vous aime de tout mon être et que vous ne m’aimez pas, voilà tout. »

Elle eut une moue énigmatique et reprit vivement :

— « Vous sembliez souffrir, j’ai cru que vous vous étiez blessé en sautant du rocher.

— La blessure est autre, dit-il, avec un amer sourire. Mais, je vous en prie, partons : ce printemps trop délicieux m’a fait perdre la tête, j’ai peur de moi-même, venez, allons-nous-en. »

Ils retrouvèrent leurs montures et s’éloignèrent lentement, repassant sous l’ombre du chemin creux.

La baie marécageuse était maintenant un beau lac où le vent n’arrivait pas ; l’eau s’étalait douce, unie, avec la courbure d’une feuille de camélia et teintée des nuances les plus délicates de la turquoise mourante. Près d’une chaumière, d’un brun velouté, un grand pommier, qui se penchait follement, appuyait sur le fond lumineux du ciel et de l’eau ses branches noires et ses fleurs roses.

En voyant le soleil descendre rapidement, ils prirent le galop, craignant d’être surpris par la nuit. Ils coupèrent par un chemin plus court, dévorèrent l’espace et virent enfin, au bout de la plaine, Dinan se découper sur la colline dans le ciel encore clair.

On laissa souffler les chevaux un moment.

Une voix qui demandait la charité les fit tressaillir. C’était un vieillard assis sous un petit auvent planté sur deux poutres.

— Ah ! donnez-lui quelque chose, dit Isoline, ce malheureux m’a fait sentir bien souvent ma misère : combien de fois ai-je dérobé des morceaux de pain pour les lui donner en passant et n’être pas humiliée par un pauvre ! »

Gilbert jeta une aumône dans le chapeau tendu, et ils repartirent.

Une cloche tintait lorsqu’ils arrivèrent en vue du château.

— « Mon dîner ! dit-elle en riant. Je serai privée de potage. »

Ils se séparèrent devant l’étang ; et comme il l’interrogeait d’un regard anxieux, elle lui cria en s’éloignant.

— « À demain, n’est-ce pas ? chez Marie ! »


VII


Isoline ne vint pas au rendez-vous du lendemain et l’on passa une journée d’angoisse dans la cabane de Damont.

Cent fois Marie, sans quitter son tricot, parcourut le petit chemin et interrogea de loin le château muet. On se perdait en conjectures ; était-ce un caprice, une cruauté ? était-elle malade ? Gilbert croyait deviner qu’il lui avait déplu et qu’elle ne voulait plus le revoir. Marie avait une pensée plus affreuse qui lui tenaillait le cœur et elle essuyait des larmes à la dérobée.

Il alla aussi roder devant l’étang ; mais il ne vit rien, tout était clos, immobile.

La nuit tomba, nuit claire et parfumée que la lune illumina. Le jeune homme s’éloignait, puis revenait, ne pouvant se résoudre à partir.

Tout à coup il entendit courir dans le sentier, une forme parut, et, avant qu’il eût pu se reconnaître, Isoline se jetait dans ses bras à demi évanouie.

— Qu’avez-vous ? mon Dieu ! » s’écria-t-il en l’attirant sous un rayon de lune.

Elle était blême, haletante, les cheveux emmêlés, la robe en lambeaux, ses mains saignaient.

— « Emmenez-moi ! soupira-t-elle.

— On vous poursuit ? on vous a blessée ?

— Non, je me suis enfuie, j’ai brisé la serrure et passé à travers la haie, où j’ai laissé beaucoup de mes cheveux.

— Pourquoi ? Qu’est-il arrivé ?

— Le baron est revenu, je l’avais oublié, dit-elle d’une voix agitée, au printemps il reste longtemps à cause des fermiers. On m’a enfermée comme d’habitude ; mais une rage m’a pris, une révolte ; J’ai voulu sortir à tout prix. Je ne veux plus subir cet esclavage, puisque j’ai un ami qui peut me protéger.

— Il vous sauvera, cet ami, dit-il avec émotion ; mais quelle force il aurait si vous le vouliez !

— Comment ?

— En l’aimant non pas comme un frère, mais comme on aime un époux. »

Il parlait très bas, la retenant dans ses bras ; mais elle se dégagea, partageant peut-être ce trouble qui, la veille, ne l’avait pas effleurée.

— « L’horrible crainte de me voir séparée de vous m’a révélé combien vous m’êtes cher, dit-elle, d’une voix presque indistincte. J’ai trouvé une force incroyable pour m’échapper et venir à vous : voyez, je n’ai même pas senti les ronces qui me déchiraient. »

Et elle lui tendit ses jolies mains, toutes saignantes, qu’avec un cri étouffé il essuya de ses lèvres.

— « Oui, dit-elle, mes héros chéris s’en vont en poussière depuis que je vous connais ; vous vous êtes traîtreusement glissé sous leurs belles armures.

— Isoline !

— Et bien, maintenant, sauvez-moi, fuyons.

— Non, ma bien-aimée, vous êtes trop pure et trop noble pour vouloir user d’un moyen extrême, sans me laisser tenter d’abord de vous obtenir loyalement. Le baron, malgré sa conduite étrange, est votre père et il ne peut se dérober à ma demande ; s’il refuse, alors je vous arracherai d’ici et vous serez pour moi comme une sœur adorée ; mais dans un an vous êtes libre, maîtresse de vous-même, et le monde est à nous !

— C’est donc vrai ? Damont m’avait dit déjà qu’à vingt et un ans mes chaînes se rompaient d’elles-mêmes. Je ne voulais pas le croire. Alors il faut vous obéir ; voyez comme je suis soumise maintenant, moi si indocile. Je vais donc rentrer dans ma prison.

— Demain j’en forcerai les verrous.

— Toute ma force est tombée pour franchir les obstacles, maintenant que je m’éloigne de vous. »

Il la reconduisit et l’aida à repasser la haie. Les chiens n’aboyèrent pas, elle se glissa par les allées sombres à petits pas, afin de regagner sa chambre sans être vue ; mais les fenêtres de la chapelle qui flamboyaient attirèrent ses regards ; elle s’arrêta.

Si pourtant elle pouvait voir ce qui se passait derrière ces vitraux, peut-être découvrirait-elle le secret de sa destinée ? La tentation était forte. Qui sait si ce qu’elle apercevrait ne lui fournirait pas une arme dans la lutte qui allait s’engager ?

Elle fit le tour de la chapelle : une des fenêtres était entr’ouverte, en la poussant un peu le regard pourrait s’y glisser ; il s’agissait d’y atteindre. Les échelles ne manquaient pas dans la cour, elle en traîna une sans trop de bruit et la dressa : son cœur battit en posant les pieds sur les échelons.

Une infinité de bougies allumées l’éblouirent d’abord, puis elle aperçut un vieillard, correctement vêtu, qui balayait.

Elle croyait rêver. L’intérieur de la chapelle était comme une chambre très coquette, mais fanée : des tentures de satin bleu, des miroirs, des candélabres, et, sur une estrade, un lit sous des rideaux relevés. Une femme était étendue sur ce lit immobile et toute vêtue.

Le vieillard rangeait, époussetait avec le plus grand soin ; lorsqu’il se retourna, Isoline vit un visage inondé de larmes.

Quand tout fut bien en ordre, il s’approcha du lit et se jeta à genoux en poussant d’affreux sanglots.

— « Armel ! Armel ! criait-il, tu ne m’entends plus. »

Puis il parla doucement d’une voix caressante, murmurant des phrases indistinctes.

Isoline frissonnait aux accents de cette douleur qu’elle ne comprenait pas. Qu’est-ce que c’était que cette femme qui semblait à la fois une morte et une poupée ? et qu’est-ce que lui disait cet homme si tendre maintenant, lui qui haïssait sa fille ?

— « Je t’ai apporté les fleurs que tu aimes, murmura-t-il à travers ses larmes ; des roses, des narcisses et des lilas. »

Il se releva pour regarder autour de lui, et s’étant aperçu sans doute qu’il avait oublié ce qu’il cherchait, il ouvrit la porte de la chapelle pour sortir. Isoline descendit rapidement, voulant fuir ; mais, dans son trouble, elle combina mal son mouvement et se trouva tout à coup, pour la première fois, en face du baron de Kerdréol.

Il la vit et se recula avec un cri rauque, un visage décomposé ; la lune, qui l’éclairait en plein, le rendait blafard, effrayant :

— « Arrière ! arrière ! assassin ! cria-t-il, va-t’en ou je te tue ! »

La jeune fille épouvantée s’enfuit et toute tremblante se barricada dans sa chambre où d’affreux cauchemars la suivirent.

Lorsque Gilbert, le lendemain, eut, presque par la violence, forcé la porte du château, il vit un homme vieux à cinquante ans, hébété par le désespoir, qui paraissait doux, mais dont l’œil fixe était d’un fou.

Dès qu’on lui parla d’Isoline, il tressaillit et son visage prit une expression dure ; mais il écouta avec un calme apparent.

— « Cette demoiselle ne veut pas se marier, répondit-il, elle désire passer sa vie dans la retraite. »

Et comme Gilbert insistait, affirmant qu’il n’en était rien, un éclair de fureur passa dans les yeux du baron ; il se contint pourtant et répondit avec une grande politesse.

— « Puisque vous paraissez mieux renseigné que moi, la personne dont il s’agit sera avisée de l’honneur que vous lui faites et vous aurez, d’ici à huit jours une réponse dictée par elle. »

Le jeune homme ne pouvait que se retirer après cette entrevue très correcte. Malgré lui il était inquiet pourtant, craignait un piège. Cet homme, en dépit de son apparente lucidité, lui faisait l’effet d’un fou ; il était visible qu’une grande douleur d’où était née cette horreur inexplicable pour l’héritière de son nom, avait brisé à jamais sa vie et que le temps n’avait rien adouci, rien fait oublier. L’idée fixe qui le dévorait était devenue une manie. Gilbert sentait tout à craindre, il regrettait ce mouvement de convenance mondaine, que son respect pour Isoline lui avait suggéré ; il devait l’emmener comme elle le voulait, et n’agir qu’après l’avoir mise à l’abri de tout danger.

Il courut chez les Damont qui partagèrent ses craintes.

Pourtant si le baron n’avait pas menti, il y avait tout à espérer, il fallait en tous cas patienter huit jours. Ils furent des mois d’enfer pour le malheureux amant qui vit revenir ses accès de fièvre.


VIII


Quelques moments après la visite de Gilbert Hamon, un prêtre avait été mandé auprès du baron. Ce fut l’abbé Jouan qui vint. Les deux hommes eurent ensemble une longue conférence, et le soir même Isoline, à l’aide d’une ruse, fut éloignée du château.

L’idée que celle qu’il détestait allait lui échapper et pourrait vivre heureuse avait mis le baron hors de lui. Il n’avait pas prévu ce fait si vulgaire d’un amant qui viendrait la lui disputer. Absorbé dans son chagrin, il avait oublié bien des défenses, des grilles, des verrous ; c’était miracle qu’elle ne se fût pas enfuie avec cet imbécile d’honnête homme.

— « Le bonheur pour elle, ce serait trop fort, disait-il à l’abbé attentif, il faut qu’elle expie.

— Quel est son crime ?

— Son crime ! dit le vieillard en pâlissant. Armel est morte : sa mère, elle l’a tuée en naissant. »

Le prêtre tendait le cou, avide de ce secret qui, comme beaucoup d’autres, l’avait toujours intrigué.

— « L’enfant est innocente, dit-il.

— Innocente ! »

Mais le baron dont le visage s’était empourpré se calma tout d’un coup.

— « Il ne s’agit pas de cela. Mlle  de Kerdréol est mineure et je désire qu’elle entre au couvent. La fortune de sa mère était importante ; moi-même je ne suis pas pauvre et je ne peux la déshériter, elle sera donc fort riche un jour ; vous avez tout un an pour acquérir ces biens à l’Église. »

L’abbé fut ébloui.

— « Mais, dit-il, nous vivons, malheureusement, à une époque où la contrainte est dangereuse.

— Il vous reste la persuasion.

— Si la vocation n’y est pas.

— Faites-la naître. »

L’abbé Jouan en référa à ses supérieurs, qui lui ordonnèrent d’être, à la fois, prudent et habile.

Au couvent, durant les premiers jours, Isoline eut des accès de fureur qui firent craindre pour sa raison ; elle ne mangeait pas, et la nuit il fallait la garder à vue.

Les consolations doucereuses des bonnes sœurs finirent par l’apaiser, et elle qui ne connaissait pas l’hypocrisie, conçut même un espoir. En grand secret elle écrivit une lettre à Gilbert, lui disant qu’elle était plus que jamais prête à le suivre et qu’il vînt l’arracher à sa prison. Elle confia la lettre à la plus douce des sœurs qu’elle paya d’un bijou de prix.

Quelques heures plus tard, le billet était entre les mains de l’abbé Jouan.

Le baron avait prévenu ce dernier d’avoir à se défier de l’officier de marine.

— « Elle l’aime sans doute, avait-il dit ; qu’elle soit séparée de lui, elle connaîtra ainsi quelques-unes des tortures qu’elle m’a procurées.

Le prêtre entra dans la chambre d’Isoline en tenant à la main la lettre ouverte.

— « Mon enfant, dit-il, toute tentative de correspondance avec le dehors est inutile ; il faut vous soumettre à la volonté paternelle et prier Dieu de vous donner la résignation. Je veux bien cependant vous signaler le danger que courrait celui que vous aimez s’il répondait à votre appel. »

Alors, le code en main, il lui fit comprendre ce qu’était le détournement de mineure, crime puni des lois et qui s’aggravait, dans le cas présent, de la captation d’une grande fortune. Il profita de l’ignorance du monde où était la jeune fille pour exagérer encore ; il la terrifia, lui fit sentir l’impuissance où elle était.

— « Mais quel crime ai-je donc commis pour que mon père soit aussi implacable ? demanda-t-elle.

— Vous avez inconsciemment brisé son bonheur ; votre naissance a coûté la vie à votre mère.

— Comment cela ?

— Mais… »

Le prêtre baissa les yeux devant le regard éblouissant de pureté qui l’interrogeait.

— « C’est difficile à expliquer, balbutia-t-il, à vous surtout.

— Un crime que le criminel doit ignorer ! dit-elle avec ironie.

— Vous êtes aussi innocente que l’agneau sans tache, ma chère enfant, dit-il ; offrez vos peines au Seigneur et il vous consolera. »

L’abbé ne s’était pas trompé en comptant sur sa révélation. Il avait spéculé sur un sentiment noble et avait parfaitement réussi ; mais la femme la plus naïve peut déjouer même un prêtre.

L’amour d’Isoline, pendant ces dernières semaines, s’était exalté jusqu’à l’héroïsme. Tout de suite elle fut résolue à sauvegarder son ami et à ne compromettre qu’elle. Elle médita toute la nuit, surprise elle-même de voir succéder à ses fureurs inutiles le calme d’une volonté inébranlable.

La trahison de la sœur converse lui enseigna la dissimulation : on vit sa douleur se fondre dans les larmes et, à la chapelle, elle s’abîmait dans des prières ardentes.

Un bruit, habilement lancé, commençait à circuler par la ville et arriva aux oreilles de Gilbert. Le malheureux, après avoir vainement cherché la retraite d’Isoline, éperdu de rage et de douleur, se voyait cloué sur son lit par un retour dangereux de son mal.

Sylvie se chargea de lui faire savoir comment on parlait de lui : on racontait que la riche héritière de Kerdréol avait été recherchée par un marin sans fortune ; mais que le père était arrivé à point pour s’opposer à une union disproportionnée.

— « Tu voulais l’épouser, ajoutait Mme Aubrée ; ce n’était pas bête, cela, mais bien ambitieux tout de même. »

Gilbert, qui n’avait pour toute fortune que son avenir de marin, fut mordu au cœur par cette perfide interprétation de sa conduite. Bien qu’il n’eût jamais été effleuré par la pensée cupide qu’on lui prêtait, il sentait qu’il était immobilisé, cette pensée une fois exprimée ; et c’est bien là ce que voulaient ses adversaires inconnus.

Il était bien décidé cependant à faire l’impossible pour reconquérir la jeune fille, à repousser toute fausse honte. Elle l’aimait : est-ce que tous les préjugés des hommes ne tombaient pas devant cette certitude ?

À quelques mots de Sylvie, toujours à l’affût des moindres bruits de la ville, il comprit qu’Isoline était à Dinan dans un couvent, et très probablement chez les sœurs Ursulines de la rue des Halles. Dès qu’il put marcher sans trop de vertige, il résolut de tenter quelque chose, de voir à tout prix la recluse ; les murailles et les grilles n’étaient rien pour lui ; s’il pouvait apercevoir Isoline, échanger un signe avec elle, rien de plus aisé que de la rejoindre.

Son congé touchait à sa fin. L’ordre de départ lui était arrivé déjà et on lui mandait que son bâtiment viendrait dans les eaux de Saint-Malo. Mais il était bien décidé à donner sa démission, à briser sa carrière plutôt que de s’éloigner sans avoir revu celle qu’il considérait en dépit de tout comme sa fiancée, sans avoir au moins échangé avec elle une promesse et une espérance.

Il sortit une nuit dans la ville déserte et gagna la rue des Halles.

Le couvent, de ce côté, est enclavé entre les maisons voisines dont rien ne le distingue qu’une croix sculptée dans la muraille, au-dessus de la porte, et des barreaux aux fenêtres. Il jugea le lieu imprenable sur ce point et chercha à se rendre compte de la disposition intérieure, de l’étendue des jardins qui, sans nul doute, attenaient au couvent. Il contourna le pâté de maisons et prit la rue gothique du Jerzual, qu’un récent orage changeait en rivière : là seulement apparaissaient des arbres dépassant une haute muraille.

— « Voyons toujours ! » se dit-il.

Quelques crevasses, des mousses robustes, la moindre saillie, lui servirent de point d’appui. La lune, éclairant à demi entre les nuages, lui permit d’éviter les verres cassés qui hérissaient la crête du mur.

Lorsqu’il eut sauté de l’autre côté du mur, on ne sait quoi de rigide et de froid lui fit comprendre qu’il était bien dans le jardin du couvent. Il marcha avec précaution dans les allées sablées, bordées de buis, autour des plates-bandes en forme de croix et de cœurs ; il atteignit les bâtiments et vit quelques faibles lumières à différentes fenêtres. — Laquelle était celle d’Isoline ?

Tout à coup un gros dogue aboya furieusement en tirant sur sa chaîne. La sœur tourière de garde, éveillée en sursaut, sortit dans la cour, vit cet homme et poussa des cris perçants.

Gilbert dut s’enfuir comme un malfaiteur, tandis qu’en signe d’alarme la cloche tintait derrière lui à coups précipités.

Le lendemain l’abbé Jouan vint chez madame Aubrée et demanda un entretien à Gilbert Hamon.

— « Vous avez fait cette nuit une dangereuse tentative, commandant, lui dit-il avec un sourire doucereux et un regard fuyant ; et vous ne vous rendez peut-être pas bien compte de la gravité de votre effraction ; mais nous ne voulons pas la mort du pécheur et je vous apporte des paroles de paix. »

Gilbert, plein d’inquiétude, gardait le silence.

— « Vous vouliez voir Mlle de Kerdréol ? continua le prêtre. À quoi bon passer par dessus les murs au risque de vous tuer ? Il était plus simple de frapper à la porte, on vous eût ouvert : la règle du couvent n’est pas si féroce. Mlle Isoline sait que vous partez bientôt ; elle désire aussi vous voir, et, voyez quelle est notre faiblesse, nous voulons bien favoriser cette entrevue, espérant que vous serez discret, à l’insu même de M. le baron.

— Vous me laisseriez la voir ? s’écria Gilbert, partagé entre la joie et une appréhension de quelque nouveau malheur.

— Elle vous attend. Vous m’avez, un jour de danger, accordé gracieusement une place dans votre bateau, je suis heureux de pouvoir vous être agréable à mon tour.

— Partons ! »

La porte du couvent s’ouvrit devant l’abbé, qui introduisit Gilbert dans un parloir nu, bien ciré, avec des rideaux de coton blanc aux fenêtres. Et il le laissa seul un instant.

Le jeune homme avait le cœur horriblement serré et l’attitude d’Isoline, lorsqu’elle entra, lui glaça sur les lèvres les mots passionnés qui s’y pressaient.

Elle était tout en blanc, avec le voile des novices, blanche comme ces blancheurs et d’une froideur de statue.

Il se fit un silence pendant lequel on entendit battre les artères.

La jeune fille tenait les yeux baissés ; elle dit enfin d’une voix lente que Gilbert ne reconnut pas :

— « J’ai voulu vous revoir, mon frère, afin de vous dire un dernier adieu : je renonce au monde pour lequel je n’étais pas faite, la grâce m’a touchée ; dans un mois j’entre en religion.

— On vous contraint, Isoline, ce n’est pas vous qui parlez ainsi, s’écria le jeune homme épouvanté ; un premier amour ne s’éteint pas si vite au cœur et vous m’aimiez ; vous si spontanée, si loyale, vous ne trahiriez pas aussi cruellement. Non, je ne vous crois pas, je ne reconnais pas votre pensée ; dites un mot, faites un geste et je démasquerai les faussetés, les terreurs que l’on tisse autour de vous, je vous arracherai d’ici. »

Elle leva les yeux et un éclair qu’elle ne put retenir en jaillit ; mais elle reprit avec le même calme :

— « J’ai parlé librement, et rien ne contraint ma volonté ; pardonnez-moi si j’ai troublé votre vie, oubliez-moi. J’ai bien compris mes devoirs à présent, ma résolution est inébranlable. Allez, mon frère, partez : je prierai pour que la mer vous soit clémente. »

Une pensée horrible traversa l’esprit de Gilbert : on lui avait persuadé peut-être, à elle aussi, qu’il l’avait recherchée pour sa fortune ! Il sentit de la glace lui tomber sur le cœur. Toute insistance devenait honteuse : un mur d’or se dressait entre elle et lui.

Il recula, hagard, les yeux fixés sur cette figure pâle et comme sculptée dans ses voiles, sans un mot, sans un adieu ; puis la porte retomba et il s’enfuit.

Dès qu’il fut parti, Isoline se laissa tomber anéantie sur une chaise, et éclata en sanglots. L’abbé Jouan vint vite à son aide.

— « Vous avez été admirable, ma fille, dit-il, j’ai tout entendu ; vous êtes maintenant délivrée de ses poursuites, il partira : oubliez les vains soucis du monde et songez à Dieu.

— Le sacrifice est fait maintenant, dit-elle, je ne vous demanderai plus qu’une seule grâce avant d’entrer en retraite : je voudrais revoir encore une fois Marie Damont, la nourrice dévouée qui m’a élevée. »

Marie vint en toute hâte et fut prise d’un tremblement convulsif, lorsqu’elle vit son enfant bien-aimée sous le suaire des religieuses.

— « C’est le dernier coup ! » murmura-t-elle, tandis que ses yeux caves s’emplissaient de larmes.

Isoline la prit dans ses bras, l’apaisa sous ses caresses et lui dit quelques mots à l’oreille, qui subitement séchèrent les larmes. Mais, se sentant observée, elle dit tout haut :

— « Ne pleure donc pas, je serai très bien ici, c’est moins triste que mon vilain château : viens voir le jardin, il est très joli, et de ma cellule on a une vue charmante.

— En somme, elle n’aimait pas le capitaine, » se disait l’abbé Jouan en la regardant entraîner Marie presque gaiement et lui montrer les fleurs des corbeilles.

Au plaisir d’avoir conquis à l’Église une fortune considérable se joignait, chez le prêtre, celui de voir une beauté aussi parfaite échapper au monde et à l’amour : il était de ceux qui aiment à renverser une coupe qui n’est pas emplie pour eux.


IX


La douleur de Gilbert fut morne et d’un calme effrayant. Il fit ses préparatifs de départ, comme quelqu’un qui sait ne pas revenir ; il donnait tous ses objets précieux, tous les bibelots bizarres rapportés de ses voyages.

— « On dirait que tu fais ton testament, lui disait Sylvie.

— Les marins restent souvent en route, répondait-il avec un ricanement.

— Pourquoi n’as-tu pas fait prolonger ton congé ? Tu es mal guéri. Qu’est-ce qui te presse ?

— Un message important pour le gouverneur de la Martinique.

— C’est stupide de partir comme te voilà, tu es plus blanc qu’une figure de cire.

— Cette couleur fera plaisir à voir aux nègres de là-bas. »

Sylvie haussait les épaules, tout en considérant des éventails de plume qui feraient très bien sur sa cheminée.

Damont vint rue de l’Horloge, pour voir le commandant, qui ne venait plus à la cabane ; le brave marin avait une grâce à lui demander : il bégaya horriblement.

Il était repris du désir de naviguer, on s’abrutissait à rester toujours à terre. Si le commandant voulait l’inscrire, sur les registres du bord, en qualité d’aide-timonier, il comblerait tous ses vœux.

— « Je te comprends, mon brave Damont : tu veux me suivre, me surveiller, m’arracher malgré moi à quelque acte de désespoir. C’est inutile, va : quand j’ai pris une résolution, rien ne peut m’en détourner.

— Si quand j’étais sous vos ordres vous avez été satisfait de mes services, si vous me portez quelque intérêt, ne me refusez pas ! s’écria Damont, avec une véhémence qui triompha du bégaiement.

— Soit ! dit-il, puisque tu le veux. »

Et il rouvrit sa malle pour y prendre un livre relié en toile verte.

Damont regarda son nom sortir de la plume qui grinçait. Son trouble redoubla.

— « Si ce n’est pas trop abuser, dit-il pourtant, inscrivez aussi mon filleul !  : un gamin qui n’a pas de famille et veut partir marin.

— Qui cela ?

— Ange Brune, un gentil garçon ; son père a navigué.

— Va pour Ange Brune ! Il entrera comme deuxième mousse. Le départ de Saint-Malo, demain dans la nuit.

— Bien, commandant.

— Tiens, dit Gilbert au moment où Damont allait sortir, donne à Marie cette petite boîte indienne : elle y serrera ses aiguilles en pensant à moi. Fais-lui mes adieux, la revoir me serait trop pénible. »

Lorsqu’il fut sur son navire, quand il se sentit de nouveau soulevé par la puissante palpitation des lames, que tout vain espoir fut bien perdu, Gilbert vit subitement tomber sa force apparente. Une convulsion de douleur, un besoin irrésistible de crier, de se tordre les bras, de se laisser déchirer par les sanglots, le chassèrent dans sa cabine où il s’abandonna.

La mer houleuse battait les flancs du vaisseau à coups réguliers.

Il se revit sur ce rocher que l’eau avait entouré, comme pour faire comprendre à l’amant trop heureux qu’elle le reprendrait, qu’elle seule était fidèle et qu’elle lui gardait un tombeau. Il reprenait une à une les fleurs brisées de sa passion morte, évoquait tous les aspects de celle qui avait dit l’aimer ; mais une figure blanche, dans des voiles durs, s’interposait, les effaçait.

Puis il se voyait en pleine mer, descendant lentement sous la transparence de l’eau, inerte, délivré enfin !

Sur le pont, le second faisait l’appel. Sa voix monotone arrivait à Gilbert, dominant le bourdonnement de la machine qui chauffait.

— « Jean le Guenn ? Pal Houarn ? Loïc Daulaz ? Ange Brune ? »

Il se fit un silence.

— « Ange Brune ? » répéta-t-on plus haut.

On entendit le choc d’une barque accostant le navire et presque aussitôt une voix jeune et claire cria :

— « Présent ! »

Un moment après, un commencement d’altercation avait lieu à la porte de Gilbert.

— « Je vous dis qu’il nous attend, » affirmait Damont d’un ton joyeux.

Et deux personnes entrèrent dans le salon bas qu’éclairaient des lampes vacillantes.

Gilbert n’eut aucun mouvement d’impatience en voyant ainsi forcer sa porte, il demanda seulement d’une voix faible :

— « Que veut-on ?

— Commandant, c’est le mousse que je vous présente. »

Il se leva en sursaut avec un cri :

— « Isoline !

— Non, commandant, Ange Brune, deuxième mousse à bord de la frégate l’Armide. »

Mais, d’un élan passionné, elle se jeta dans ses bras et pleura sur ce cœur meurtri.

— « Vous souvenez-vous de la chanson ? murmurait-elle.

— Vous, vous, ici ! près de moi !

— Pour toujours maintenant !

— Eh bien, que dites-vous de mon mousse ? bégayait Damont, les yeux humides.

— Oui, c’est moi, disait la jeune fille en riant dans ses larmes, j’ai menti pour nous sauver ; je suis devenue un monstre d’hypocrisie, j’ai trompé mes geôliers par une fausse dévotion, endormi leur vigilance ; mais Damont et la bonne Marie étaient prévenus. Ah ! la nonne cachait un rude marin ! regardez : le voici ! »

Et Gilbert, hébété de joie, l’admirait dans son costume d’homme qui la rendait plus petite et plus jeune.

— « Vous avez coupé vos beaux cheveux ?

— Marie les garde en souvenir.

— Si je rêve en ce moment, je ne m’éveillerai que pour mourir.

— Partons, partons, commandant, si tout est paré, s’écria Damont : le voisinage de la terre n’a rien de sûr.

— Oui ! oui, l’eau et le ciel pour nous ! »

Et Gilbert s’élança sur le pont, où il cria les ordres d’une voix formidable :

« Levez l’ancre, prenez la mer, toute la vapeur, toutes les voiles ! »

Électrisés par la voix surprenante de l’officier, les marins se précipitèrent : des cris, des bruits de chaînes, des grincements, le claquement de la toile dans le vent, puis les geignements de l’effort sur les cordes tirées, un sifflement strident et la frégate se mit en mouvement, quitta la rade.

Bientôt le jour naissant courut à la crête des lames et découpa en noir les côtes rocheuses. Un coup de soleil illumina Saint-Malo qui apparut, une dernière fois, au-dessus de sa grève de sable, lui faisant comme un socle d’or.

Ange Brune, adossé à un mât, ses belles boucles blondes soulevées par le vent, agita son bonnet en chantant d’une voix d’enfant :

Je suis un pauvre matelot,
Qui s’est engagé à bord du vaisseau !

Le navire fuyait, sur la mer couleur d’absinthe, comme s’il eût eu à sa poursuite toute une flotte ennemie. Il roulait à peine, soulevé par ses voiles, roses d’aurore, comme par des ailes ; mais toute sa coque frémissait sous l’effort de la machine.

Aux rivages, les falaises s’empourpraient, déployant leur longue ligne capricieuse, coupée de grèves. Les clochers se haussaient au-dessus des prairies qui faisaient une crête verte aux rochers. Tous les marins regardaient la terre que bientôt on ne verrait plus.

Alors les fugitifs se souvinrent de la pauvre Marie, toujours résignée, seule maintenant dans la cabane du bord de la Rance, rêvant de vivre assez pour voir revenir les beaux fiancés, et être heureuse de leur joie, elle qui n’avait de bonheur que celui des autres. Elle allait compter les jours maintenant, penchée sur son ouvrage, au coin de la cheminée sombre.

Et ceux qui partaient, heureux comme des oiseaux délivrés, lui envoyèrent du bout des doigts, par dessus les flots et les champs, un adieu tendre et, pour un moment, attristé.


LA
FLEUR-SERPENT


LA FLEUR-SERPENT


Dans le court espace qui sépare Naples de Portici, tandis que la barque qui m’emportait coupait sans bruit l’azur immobile du golfe, mon esprit, faisant en arrière un bond de quelques années, revoyait le jour où m’était apparue pour la dernière fois la femme que j’allais visiter.

Cinq ans déjà ? ou plutôt cinq ans seulement, car ce temps si bien rempli pour moi me paraissait avoir été beaucoup plus long : les jours vides, les mois de paresse glissent certainement bien plus vite dans le passé et sans laisser de souvenir, que les temps de labeur, d’activité, de voyages surtout. En avais-je vu des pays, dans ces dernières années ! le Japon, le Cambodge, toute l’Inde. Que de mœurs surprenantes ! que de beautés, que de laideurs ! combien de types étranges ou charmants ! Cependant sous toutes ces visions nouvelles l’image de Claudia Viotti ne s’était pas effacée, elle avait grandi plutôt et, de loin, dominait mes souvenirs ; elle était devenue un des charmes attirants de la patrie absente, la personnifiant, pour ainsi dire.

J’avais été fort amoureux d’elle, en secret, sans le lui dire jamais, sans aucun espoir ; et, bien que cet amour fût depuis longtemps guéri, ce n’était pas sans quelque trouble que je revenais vers elle, que j’allais affronter de nouveau le danger de sa beauté.

Déjà j’apercevais la villa Viotti dont le parc s’achève, du côté de la mer, en une longue terrasse de laquelle descend un large escalier de pierres entre des vases sculptés, hérissés de cactus difformes.

Au moment où je sautai de la barque sur le sable de la plage, j’entendis un bruit de voix en haut de l’escalier, et Claudia apparut au bord de la terrasse, accompagnée de trois personnes qui lui rendaient visite, sans doute. Je reconnus sans hésiter son élégante silhouette, se détachant sur un fond de verdure sombre.

J’avais laissé une jeune fille, je retrouvais une jeune mère. Claudia devait épouser, au moment de mon départ, un de mes meilleurs amis, le comte Scala ; mais, quelques semaines avant le jour fixé pour le mariage, mon pauvre ami avait péri dans une traversée de Naples à Gênes où il se rendait pour régler quelques affaires et chercher quelques papiers de famille ; pendant un orage, paraît-il, un coup de mer l’avait emporté. Claudia l’attendit vainement et en apprenant sa mort ne témoigna pas d’un chagrin bien vif. Elle épousa six mois après un jeune Napolitain : Leone Viotti, qui avait essayé de la disputer à Scala, et qui était beaucoup plus selon son cœur, à ce qu’on disait.

Aussitôt qu’elle m’aperçut, Claudia descendit vivement quelques marches avec un cri de surprise joyeuse.

— « Comment ! docteur, c’est vous ? s’écria-t-elle de cette voix sonore et un peu grave dont mon oreille se souvenait bien. Vous voilà donc enfin revenu ? Nous jurions que vous vous étiez fait brahmane ou que quelque tigre des jungles vous avait dévoré. »

Et elle me tendit avec effusion sa main dégantée sur laquelle j’appuyai affectueusement mes lèvres.

— « Vous avez embelli, lui dis-je, en admirant son beau visage d’une pâleur si chaude, sous la masse sombre de sa crinière ondoyante qu’égayait une grosse fleur rouge.

— Est-ce vrai ?

— On voit bien que le soleil de l’amour rayonne sur vous, ajoutai-je.

— Oui, je suis heureuse, dit-elle, en levant sur moi un regard plein de feu. Je sais que Scala était votre ami ; mais que voulez-vous ! je ne l’aimais pas et il a mal agi avec moi. Je l’ai supplié de nous rendre la parole qu’il tenait de ma famille et de moi-même, de renoncer à ce mariage : il n’a pas voulu. Tenez, continua-t-elle avec une expression vraiment terrible, je crois que la colère qu’il avait allumée dans mon âme lui a porté malheur : je lui ai fait la jettature, à mon insu. S’il n’était pas mort, je ne sais ce qui serait arrivé. — Mais de quoi parlons-nous-là ? reprit-elle gaiement. Venez, que je vous présente. »

Les visiteurs, deux dames et un jeune homme dont ma mémoire a gardé peu de trace, étaient restés sur la terrasse ; nous montâmes vers eux et la présentation eut lieu, suivie de ce moment de silence gênant et difficile à rompre entre des gens qui ne se connaissent pas.

— « Voyez ! voyez ! c’est mon fils ! » s’écria tout à coup Claudia en me montrant, avec un orgueil passionné, un délicieux bambin de trois ans qui venait de se jeter dans ses jupes.

L’enfant me regarda en riant, puis s’échappa, bondissant à travers les allées, et disparut derrière une grosse touffe de fleurs en criant :

— « Coucou !

— Allons, Pepino, reviens, » dit la jeune mère en nous entraînant vers la villa.

L’habitation apparut bientôt au milieu d’une végétation puissante, d’un vert presque noir. Le soleil, qui se couchait, envoyait sa lueur sur la façade et l’ensanglantait de haut en bas. Je ne sais pourquoi j’éprouvai une impression pénible, une sorte de crainte vague, comme si un danger ou une douleur me menaçait.

Ah ! plût à Dieu qu’à ce moment même je me fusse enfui pour ne plus revenir, en me bouchant les oreilles afin qu’aucun écho de cette maison terrible n’arrivât jusqu’à moi !

Mais je franchis le seuil d’un pas tranquille, oublieux déjà de l’appréhension fugitive qui venait de m’assaillir.

Nous entrâmes dans un grand vestibule dallé, puis dans un petit salon qui ouvrait sur une serre où la maîtresse du logis se tenait de préférence. Il y avait là de jolis oiseaux, des plantes rares, et, retenu à un perchoir par une chaîne d’argent, un ouistiti qui folâtrait dans un rayon de soleil.

— « Vous habitez rarement Portici, dis-je à la jeune femme, après que je fus bien installé dans un fauteuil de jonc ; j’ai vraiment du bonheur de vous y rencontrer, on m’a dit que vous n’y veniez presque plus.

— C’est vrai, Leone a une sorte d’aversion pour cette villa et nous ne quittons guère Rome ; mon mari est horriblement nerveux et l’air de la mer l’irrite ; il s’est décidé à venir à cause de Pepino, dont la santé prospère sur ce rivage. »

À ce moment les visiteurs prirent congé et Claudia s’éloigna un instant pour les accompagner.

Pendant cette minute de solitude je ne pus m’empêcher de songer à ce pauvre Scala, mort si à propos et si peu regretté par celle qui devait être la compagne de sa vie. Je me souvenais qu’il aimait éperdument celle qui lui était fiancée depuis l’enfance. Claudia m’avait semblé avoir de l’affection pour lui, mais elle était bien enfant alors, et, lorsque le cœur de la femme s’était éveillé, il s’était, paraît-il, donné à un autre. Renoncer à ce mariage eût été au-dessus des forces de mon pauvre ami, et il avait voulu avoir la femme, espérant sans doute reconquérir l’amour. Qui sait pourtant ? cette mort était bien étrange, peut-être avait-elle été volontaire : un dévouement, d’autant plus sublime qu’il devait être ignoré, avait pu pousser hors de la vie l’amant dédaigné et désespéré. Si cela était, Claudia verserait sans doute quelques larmes d’attendrissement sur celui auquel sa rancune n’avait pas pardonné encore.

Elle revint et s’assit près de moi d’un air enjoué.

— « Eh bien, dit-elle, parlez-moi de l’Inde, des forêts géantes, des éléphants hauts comme des maisons, des fakirs qui ont des nids d’oiseaux dans les sourcils, des dieux vert pomme à trente-six bras. Dites ! dites ! »

Je lui racontai mes aventures les plus saillantes, mes travaux, mes fatigues ; puis je l’interrogeai sur sa vie nouvelle, sur sa famille. Elle était tout à fait orpheline maintenant, son père était mort peu après le mariage ; excepté quelques cousins, il ne lui restait personne ; son mari et son enfant, c’est tout ce qu’elle avait à aimer désormais, et cet amour lui emplissait le cœur à le faire déborder.

Elle me parlait en souriant, assise en face de moi sur une chaise basse, le menton appuyé sur une main, dans une pose pleine d’abandon et de grâce. Je la contemplais avec une admiration muette, pensant que l’homme qui avait son amour était bien heureux.

Tout à coup elle poussa un cri, je vis son visage se bouleverser, ses yeux s’agrandir d’épouvante. Je me retournai vivement. Une servante accourait, tenant entre ses bras Pepino qui se tordait en d’affreuses convulsions.

— « Ah ! madame ! madame ! qu’a-t-il donc ? s’écria-t-elle. Il a la bouche toute noire. »

Claudia était comme pétrifiée, sans souffle.

— « Docteur ! » me cria-t-elle, avec une expression déchirante.

Je m’élançai vers le pauvre petit dont les traits contractés n’étaient plus reconnaissables.

Il se tordait dans des spasmes convulsifs, mais ne criait pas. La teinte d’un rouge sombre qui barbouillait le tour de ses lèvres me fit tout de suite penser qu’il avait mordillé quelque fruit vénéneux et je lui enfonçai deux doigts dans la gorge, pour provoquer des vomissements, mais je n’obtins aucun résultat.

— « Mon Dieu ! murmurai-je, quel peut être ce poison ?

— Du poison ! s’écria la mère d’une voix brève. Qu’est-ce que vous dites ? il n’y a pas de poison ici, les enfants ont quelquefois de ces affreuses convulsions. Mais vous allez le guérir, n’est-ce pas ? »

Je retins un hochement de tête.

L’état du pauvre petit être était des plus étranges ; je repoussais en vain une idée qui s’imposait à moi. Il me semblait reconnaître les effets, presque foudroyants, d’un poison connu sous d’autres cieux, mais que l’Europe ignorait.

— « C’est impossible, murmurai-je ; où aurait-il pu trouver cette plante redoutable ? »

Je déshabillai l’enfant et j’essayai de rappeler la chaleur par des frictions, mais j’avais bien peu d’espoir. Sa petite main crispée laissa échapper quelque chose dont je m’emparai. C’était la pulpe complètement écrasée d’un fruit, ou d’une fleur, rose vermillonnée. Malgré cet aspect informe, je reconnus immédiatement ce que je redoutais à la senteur pénétrante.

Je ne pus retenir un cri.

— « La Fleur-Serpent ! c’est bien elle ! Hélas ! le pauvre ange, il est perdu ! »

Claudia poussa un hurlement qui me déchira l’âme, et j’eusse, certes, donné ma vie, à ce moment, pour rendre son enfant à cette mère : elle s’était jetée sur lui, le couvrant de caresses folles, l’appelait et lançait vers le ciel des prières ardentes, mêlées d’imprécations.

La servante s’était enfuie en pleurant, appelant à grands cris le maître de la maison : le père !

Il arriva bientôt, les yeux hagards, les lèvres tremblantes, livide.

— « Leone ! Leone ! lui cria Claudia à travers ses larmes, il va mourir ! »

J’étais là, stupide d’émotion, recevant en plein cœur le contre-coup de cet affreux désespoir, navré de mon impuissance. L’âme se révolte en face de ces catastrophes subites qui vous surprennent au milieu du plus parfait bonheur qu’elles détruisent pour toujours.

C’était en vain que la mère égarée s’efforçait de ranimer son chérubin et de le réchauffer sous ses lèvres ; le joli rire s’était tu pour jamais, cette vie à peine commencée finissait là.

Je m’éloignai en silence, douloureusement gêné d’être le témoin banal de cette douleur.

Il faisait jour encore ; je sortis dans le parc et j’errai le long des allées, d’un pas rapide, machinal. Mais, tandis que mon corps était pour ainsi dire abandonné, un singulier souvenir s’imposait à mon esprit, s’y construisait, comme une vision d’une netteté étrange. Je n’y distinguai d’abord aucun rapport avec le drame qui venait de me bouleverser, et je m’efforçai de le chasser comme une suggestion malsaine de la fièvre.

Je me revoyais à Calcutta, le soir d’une journée brûlante ; j’étais assis sous la vérandah de ma maison indienne, ranimé par la fraîcheur relative du soir, dont je jouissais délicieusement. Tout à l’entour les hauts arbres et les bosquets haussaient faiblement sous la brise qui m’envoyait des bouffées de chauds parfums. La clarté bleue de la lune luttait avec la lueur rousse d’une lampe, posée sur une table devant moi ; je finissais d’écrire une lettre, tout en prêtant l’oreille, par moments, au bruit lointain d’une guitare accompagnant une chanson. Aucun détail de cette scène insignifiante, depuis longtemps oubliée, ne me faisait grâce : je cédai malgré moi à l’obsession, et je revis les grands papillons et les insectes de toutes sortes que ma lampe attirait et qui frétillaient jusque sur mon papier, les nuages de fumée que je tirais d’une longue pipe pour me défendre des moustiques, et le verre de limonade glacée dont je humais quelques gorgées à l’aide d’une paille. J’écrivais nonchalamment. Cependant la lettre prit fin ; mais, avant de la fermer, je fis tomber avec soin dans l’enveloppe une pincée de graines, puis je cachetai et je mis l’adresse :

« À monsieur le comte Antonio Scala. »

Tout à coup le but de ce souvenir opiniâtre se révéla ; ces graines enfermées par moi dans la lettre étaient des graines de la Fleur-Serpent ! Oui, c’était bien cela, j’avais oublié cette missive et son contenu. La mémoire m’en revenait cruellement. Je priais Scala de faire semer ces graines dans un coin de son jardin et de me dire si la plante pouvait s’acclimater en Italie. J’étudiais alors les propriétés de ce poison que je croyais pouvoir utiliser en médecine. C’était peu après la réception de cette lettre que mon ami était mort, elle était restée sans réponse. Quoi ! avait-il donc donné à sa fiancée ou semé dans son parc ces graines, dont je lui avais cependant signalé la dangereuse vertu ? Comment ne l’avait-il pas prévenue de se garer du venin mortel ? Tout cela était obscur, pourtant je sentais que j’étais dans le vrai : la Fleur-Serpent ne pouvait exister que par ce moyen dans un jardin de Portici.

Mais alors c’était donc moi qui avais fourni l’arme qui venait de tuer ce pauvre ravissant enfant ? Comment ! dans cette soirée douce et parfumée, qui venait de repasser devant mes yeux, j’avais, sans le savoir, préparé le désespoir d’une famille et la mort d’un enfant qui alors n’était pas né ? et je revenais de si loin, juste pour assister au dénouement de la tragédie dont j’avais noué les premiers fils ?

Si la pauvre mère savait cela, ne serais-je pas un monstre pour elle ? Le meurtrier de son fils ! Et ne devais-je pas fuir cette maison où j’avais fait naître la désolation ?

Je continuai à marcher néanmoins, dans une agitation croissante, m’égarant dans les fourrés, sous les arbres touffus du parc. La nuit, qui venait, m’impressionnait d’une façon pénible, le frissonnement des feuilles se prolongeait sur mes nerfs, et lorsque la lune, énorme et pourpre, surgit lentement derrière les branches, je crus voir un fantôme couvert de sang.

Je faisais de vains efforts pour réagir contre cet état fiévreux : je ne sais quelle attente douloureuse me serrait le cœur, quelque chose m’empêchait de partir et me disait que le drame n’était pas achevé. Je me hâtai pourtant de sortir du couvert dont l’ombre épaisse me pesait.

Des voix contenues, et un bruit que je ne m’expliquais pas, attirèrent mon attention. J’aperçus dans le crépuscule un groupe qui s’agitait, et, désireux de n’être plus seul, je me dirigeai vers lui.

C’étaient les jardiniers et les serviteurs de la villa qui, en apprenant la mort affreuse du petit Pepino, qu’ils chérissaient tous, avaient eu spontanément la pensée de se venger sur la plante inconsciente qui avait causé le mal et à laquelle ils prêtaient une sorte d’âme vénéneuse. Ils s’étaient donc armés de bêches et de pioches et s’acharnaient autour des racines d’un grand buisson poussé, comme par hasard, à côté de l’escalier d’eau. Ils l’accablaient d’injures, de reproches, de malédictions, avec tout l’emportement du caractère napolitain, et, faut-il en convenir ? je n’étais pas loin de trouver qu’ils avaient raison de vouer à l’exécration cet arbrisseau homicide.

La lune s’éleva au-dessus des arbres et éclaira en plein le buisson. J’avais bien, en face de moi, la Fleur-Serpent, la terrible et fantastique plante connue des riverains du Gange.

En ces pays de prodigieuse exubérance, où la végétation, déréglée et comme folle, semble dépenser son trop plein de force en créations extravagantes, ces produits surprenants ne sont pas rares. La Fleur-Serpent est parmi les plus étranges, et il est difficile de s’en faire une idée lorsqu’on ne l’a pas eue devant les yeux. C’est comme une gerbe de minces serpents dressés sur leur queue et qui inclinent leurs têtes plates vers un petit fruit d’un rouge orangé assez semblable à un petit ananas ou plutôt à une grosse fraise, mais plus velouté et rappelant une fleur. Ce sont les feuilles qui figurent les reptiles, elles s’élargissent au sommet en forme de têtes, et ces têtes sont tachées de deux yeux et une épine aiguë se projette comme un dard. La ressemblance avec le serpent est saisissante. Tous ces yeux qui vous regardent, tous ces dards qui semblent défendre les pompons rouges, droits sur leur tige et comme imbibés de sang, sont de l’effet le plus extraordinaire, le plus inquiétant.

Les racines étaient profondément enfoncées dans le sol ; évidemment la plante avait déjà plusieurs années. Les jardiniers s’acharnèrent, la lune leur faisait de grandes ombres noires gesticulant derrière eux avec des allongements fantastiques.

Je m’étais arrêté auprès des travailleurs, la tête basse, singulièrement oppressé. Je regardais d’un œil fixe le trou qui s’élargissait sous les coups de bêche. Bientôt mes idées se troublèrent : je me crus dans un cimetière ; la clarté nocturne donnait un aspect de pierres tombales au rebord du mur, à la première marche de l’escalier. Les vases de marbre étaient des urnes funéraires, ces hommes des fossoyeurs.

Pauvre petit ! c’était à cette même place que je l’avais vu quelques heures auparavant, son rire vibrant encore dans l’air, et déjà l’on creusait sa tombe !
la fleur-serpent.

— « Ah ! plantes maudites, fleurs du diable, nœuds de vipères ! » grondaient les jardiniers en tendant leurs muscles pour extirper les racines.

Oui, il fallait la détruire, cette horrible plante, la brûler, la broyer, qu’aucune graine ne s’envolât pour faire renaître ailleurs le rouge poison !

Brusquement une partie du buisson céda, et, entraînés par l’effort, les hommes firent quelques pas en arrière ; mais ils revinrent aussitôt et se penchèrent sur les racines découvertes. Alors je vis leur visage se décomposer, leurs yeux s’agrandir ; une clameur d’épouvante s’éleva, puis tous s’enfuirent en faisant des signes de croix.

Qu’avaient-ils donc vu ?

J’étais seul. Le cri d’effroi jeté par ces hommes avait précipité les battements de mon cœur, et une crainte dont j’avais honte faisait courir un frisson sur ma chair. La course affolée des fugitifs ne froissait plus depuis longtemps le gravier du jardin que j’écoutais encore, trompé par le bruit de mes artères, immobile, comme incrusté dans le sol.

Qu’avaient-ils donc vu ? Des flammes infernales étaient-elles sorties de ce trou maudit ? Étaient-ils fous ? Et qu’étais-je moi-même, de ne pas oser regarder ?

Je me précipitai, et, aussitôt que mes regards eurent fouillé cette terre remuée, le même cri qui venait d’épouvanter mon oreille s’échappa de mon gosier. Je ne m’étais pas trompé : c’était bien là une tombe, un mort était là-dedans.

Oh ! l’horrible, la hideuse, l’abominable vision ! Les racines, comme des serres, tenaient dans leurs griffes un crâne, des membres qu’elles convulsaient dans une pose atroce ; c’était un squelette non complètement dépouillé, avec des restes de cheveux et de barbe se mêlant aux filaments de la plante, des lambeaux d’étoffe. Les yeux creux semblaient me regarder, ils me fascinaient et mes cheveux se dressaient d’horreur. Une plainte sembla s’élever, croître, devenir distincte ; je l’entendis nettement : « Venge-moi. »

Alors une clarté subite se fît dans mon esprit ! Je me mis à courir, comme un fou vers la maison.

Les malheureux étaient encore dans la même pièce, qu’éclairaient maintenant de grandes bougies à l’aspect funèbre.

— « Scala ! c’est Scala ! » m’écriai-je en entrant, ne trouvant rien de plus à dire dans la confusion de mon esprit, étranglé par l’indignation, glacé d’horreur.

Je n’avais plus pitié de la douleur de cette mère, je ne voyais que des assassins bons à châtier. Pourtant le petit cadavre était là, blanc comme un Jésus de cire, et Claudia, ivre de larmes, ne me voyait même pas.

Son mari s’était redressé à ma voix : il me regarda d’un air égaré, les yeux meurtris d’un cercle noir.

— « Vous l’avez tué, repris-je, je le sais ; il avait encore ma lettre sur lui et elle contenait le châtiment, le poison terrible, le germe de cette plante accusatrice ; le mort se venge maintenant, c’est lui qui tue votre enfant ; mais il ne s’en tiendra pas là, le crime est découvert, l’alarme est donnée, l’assassin ne pourra pas nier son forfait. »

Ma voix était saccadée, menaçante ; la colère me faisait haleter.

Le coupable secoua la tête lentement.

— « Nier ? pourquoi nier ? dit-il, je vois bien que tout est fini. C’est vrai, je l’ai tué. J’ai acheté l’amour au prix d’un crime, le sort l’a voulu ainsi, et, eût-il fallu joncher de cadavres le chemin qui conduisait à la bien-aimée, je n’aurais pas hésité ; vous n’avez jamais aimé sans doute, c’est votre droit de me condamner ; mais l’amour, lui, saura m’absoudre. »

Je m’étais adossé à la muraille, les bras croisés ; je gardais le silence, un peu déconcerté par cette franchise.

Il releva sa femme, abîmée dans la douleur et qui n’avait rien entendu ; il l’attira près de lui, la regarda longuement avec une ineffable tendresse et sécha sous ses lèvres les larmes qui aveuglaient les beaux yeux de Claudia.

— « Écoute, lui dit-il, écoute, ma chérie, ton pauvre cœur doit encore s’élargir pour une douleur de plus : fais taire un moment ton désespoir. C’est à toi que je veux faire ma confession, en partant je veux emporter ton pardon.

— Partir ? » dit-elle.

Et ses yeux s’élargirent. Elle posa les mains, d’un mouvement brusque, sur les épaules de Leone et le regarda avec une fixité anxieuse.

Il commença alors le récit suivant que j’écoutais sans mot dire :

« Te souviens-tu, ma Claudia, de cette soirée douloureuse où tout espoir fut perdu pour nous ? J’errais autour de ta demeure, n’osant y entrer, fou d’inquiétude. J’épiais les fenêtres de tes salons illuminés, la baie de feu de la porte ouverte. Tu tentais un dernier effort auprès de ton fiancé, tu voulais le supplier, l’attendrir, lui avouer ton amour pour moi. Que ces heures d’attente furent infernales !

« Brusquement tu m’apparus dans la lueur de la porte ; tu descendis les degrés du perron, et je te reçus dans mes bras, glacée, livide, grinçant des dents.

« — C’est fini, dis-tu, il refuse de rendre la parole donnée, on fixe le jour des noces… Adieu ! j’en mourrai !

« Et tu replongeas dans le gouffre rouge.

« Je chancelai d’abord comme si j’avais reçu sur le crâne un coup de massue, puis un calme subit succéda à l’horrible agitation qui me consumait tout à l’heure. Ce fut comme un torrent déchaîné subitement glacé par un souffle polaire : une résolution dure, implacable, froide, avait figé ma fureur. Un rire crispa ma bouche, et je criai vers ta forme disparue :

« — Celui qui mourra, ce n’est ni toi ni moi.

« La lucidité de mon esprit était effrayante ; tout à l’heure si bouleversé, maintenant il me paraissait un cristal sans tache, l’eau la plus limpide cristallisée. Je pris dans ma poche un poignard qui ne me quittait jamais, et je le tirai de son étui. La lame miroita, et, les regards fixés sur cette clarté froide, je combinai tranquillement ma vengeance.

« Je savais que la barque qui avait amené mon ennemi l’attendait sur la grève pour le conduire vers minuit au paquebot qui partait de Naples cette nuit-là. Le comte allait à Gênes, sa ville natale, pour s’occuper des dernières formalités nécessaires à son mariage. C’est sur cette circonstance que je basai toute la marche du drame qui, pour moi, s’est joué deux fois, tant j’en avais prévu et médité d’avance tous les détails. Il s’est même déroulé pour ainsi dire de lui-même à mes yeux ; mon esprit, dans cet état d’acuité clairvoyante que je n’éprouvai que cette fois-là, était comme un miroir sur lequel passaient avec une grande rapidité toutes les scènes qui allaient s’accomplir. Tous les dangers à éviter, toutes les précautions à prendre pour assurer le mystère, se présentaient à moi et se résolvaient sans effort. Je n’éprouvais ni crainte ni hésitation ; je me sentais comme inspiré, guidé sûrement par une force extérieure.

« Je ne sais combien de temps s’écoula depuis le moment où Claudia rentra dans la maison jusqu’à celui où le comte en sortit, des minutes ou des heures, je ne saurais le dire ; mais tout à coup je me dressai dans l’ombre où j’étais tapi, aux éclats bruyants de voix qui sonnèrent hors de la maison.

« Le père de Claudia reconduisait jusqu’au perron le gendre de son choix. J’entendis quelques phrases.

« — Ne vous chagrinez pas de ces caprices, cela passera.

« — Je l’espère, répondait le comte avec un rire fat ; en attendant j’ai assez d’amour pour deux.

« — Bon voyage !

« — À bientôt !

« Et mon rival descendit légèrement le perron, son paletot sur le bras, un cigare aux lèvres.

« Je le suivis, m’abritant dans l’ombre des arbustes, ramassé sur moi-même, silencieux comme un fauve. Lorsqu’il mit le pied sur l’escalier d’eau, je m’élançai, le saisissant d’une main à la gorge pour arrêter tout cri au passage, et de l’autre main, d’un seul coup, lui plongeant le poignard jusqu’au cœur.

« Ah ! il faut bien qu’aucune haine n’égale celle qui a l’amour pour cause, car moi, qui n’aurais pu, sans m’évanouir, égorger un agneau, je n’éprouvai nulle horreur, nulle pitié ; mais une joie féroce, une rage à peine assouvie.

« Le ciel orageux était très sombre, la nuit épaisse ; cependant mon ennemi dut voir par qui il mourait, car je penchai longtemps mon visage sur son agonie, sans prononcer un mot, sans que ma main crispée laissât échapper un râle des lèvres du mourant… »

— « Tu n’as fait que me devancer, Leone, s’écria Claudia qui, haletante, buvait les paroles de son époux ; je l’aurais tué le soir des noces ! »

Leone, dont le récit m’avait comme changé en statue, jeta sur moi un regard de triomphe. Sa femme, pour l’absoudre, n’avait pas eu une seconde d’hésitation, et ce pardon-là lui suffisait, il la serra contre son cœur et continua d’une voix plus ferme :

« Je me relevai quand tout tressaillement de vie eut cessé. Je poussai alors un large soupir, je respirai avec un indicible soulagement. Ce qui avait fait mes nuits pleines d’angoisse, cette pensée sous laquelle je me tordais de rage et de désespoir, elle était morte à jamais : — Claudia à lui ! — Jamais ces mots ne pouvaient se joindre maintenant, j’en étais enfin délivré ; ils s’éparpillaient, désunis, à tous les souffles de cette nuit tumultueuse. Châtiment, séparation, la bien-aimée perdue pour moi, ces tortures étaient préférables à celle qui venait de me faire grâce. Cependant j’étais bien résolu à cacher le mieux possible ce que les hommes appelleraient mon crime, à en profiter complètement, et je ne négligeai aucune précaution.

« Je me souvenais, et c’était plutôt un souvenir gardé par mon œil que par ma mémoire, d’une brouette, au coin d’une allée, et dans cette brouette, jetée et comme oubliée, une bêche et un râteau. J’avais vu cela en arrivant au furtif rendez-vous que nous croyions le dernier. Si cet outil par hasard n’était plus là, ma situation se compliquait. Je courus vers l’allée, et, dans ma précipitation, je heurtai la brouette dont les instruments tombèrent avec un bruit qui m’effraya.

« Je m’étais rapproché de la maison. Je regardai vers elle comme malgré moi : tout était éteint au rez-de-chaussée, plusieurs fenêtres du premier étage brillaient encore ; je cherchai celles de Claudia. Pauvre amie ! Je la devinais abîmée dans les larmes, se tordant les mains, maudissant le sort, et j’eus envie d’aller lui jeter une parole d’espérance ; mais je résistai à ce désir, il fallait qu’elle ignorât tout, qu’aucune peur ne pût venir troubler son bonheur.

« Je revins vers le mort et je le traînai dans l’angle du pilier, là où l’ombre s’amassait avec le plus d’intensité. Puis je rajustai mes vêtements, que la lutte muette avec mon rival avait dérangés ; je pris son paletot tombé à terre et je l’endossai. Je descendis alors rapidement l’escalier.

« Ce paletot était tout à fait particulier et reconnaissable : c’était un manteau de voyage, ample, avec une ceinture lâche qui se boutonnait à la taille ; il était d’une couleur noisette claire et parsemé de larges boutons en os. — J’étais à peu près de même stature que le comte, et ma barbe était taillée comme la sienne. Toute la ressemblance d’ailleurs s’arrêtait là, mais, par une nuit aussi sombre, et grâce au pardessus si reconnaissable, cette ressemblance pouvait suffire.

« Le batelier dormait dans sa barque, il n’avait rien entendu, rien vu ; il n’y avait rien eu à entendre d’ailleurs et rien autre à voir que l’obscure nuit.

« Je le secouai, en sautant dans la barque ; il s’éveilla vite, et se mit à ramer rapidement. L’atmosphère lourde pesait sur l’eau immobile, plombée. De l’autre côté de la baie les lumières de Naples se reflétaient en longues traînées rousses. On entendait distinctement les rumeurs de la ville, tant la mer était silencieuse. Nous touchâmes au quai et je me dirigeai à pied vers le paquebot, en ayant soin de rabattre mon chapeau sur mes yeux et d’allumer un cigare.

« Je savais que le domestique de Scala s’appelait Martino, mais je n’avais jamais remarqué son aspect physique. Je n’avais même peut-être jamais vu ce garçon. C’était là un point qui m’inquiétait. Martino attendait assurément son maître au bateau, il fallait qu’il me vît et me prît pour un autre : cela arriverait-il ? Les fanaux du navire éclairaient confusément ; il y avait sur la passerelle, reliant le bateau au quai, ce brouhaha, ce va-et-vient spécial à la dernière heure d’un départ. Je m’avançai bravement, enveloppé de la fumée de mon cigare. Comme je l’avais espéré, Martino vint droit au paletot en soulevant sa casquette.

— « Je craignais que monsieur le comte n’arrivât trop tard, dit-il.

« Je répondis par un grognement quelconque en serrant mon cigare entre les dents pour mieux masquer la voix.

« — J’ai retenu une très bonne cabine, continua-t-il, les bagages de monsieur le comte y sont déjà : voici les clés.

« — Bon ! murmurai-je, voyons la cabine.

« Martino descendit devant moi, et je le suivis. C’était là une grave imprudence, car l’entre-pont était brillamment éclairé et un moment je crus tout perdu. Mais j’eus le temps de tirer mon mouchoir et d’y plonger mon visage, au moment où la lampe l’éclairait en plein et tandis que le domestique s’effaçait devant moi pour me laisser entrer dans la cabine. Je m’arrangeai pour lui tourner le dos pendant le reste de l’entretien, que j’abrégeai le plus possible et qui me parut interminable.

« — C’est parfait, dis-je, tu peux aller te coucher. Je n’ai besoin de rien.

« Mais il ne se retira pas tout de suite. Il arrangea le lit, prépara un grog et m’indiqua le sac où il avait serré des provisions de bouche, énumérant tout ce qu’il y avait accumulé ; il me dit aussi que les cigares étaient dans le premier compartiment de la malle. Ces quelques minutes furent pour moi pleines d’angoisse ; mais il s’éloigna enfin sans avoir conçu le moindre soupçon.

« Bientôt je remontai sur le pont, je tenais à être vu par le capitaine.

« J’allai le saluer

— « Le comte Scala ? me dit-il. Je m’inclinai.

— « Nous partons malgré cette menace d’orage ? lui demandai-je.

« — Il le faut bien !

« — Dans combien de temps ?

« — Dans dix minutes. »

« Je n’avais pas un instant à perdre. Je redescendis dans la cabine et avec une précipitation fébrile j’ouvris les sacs. J’en tirai les provisions, les objets de toilette, que je disposai de côté et d’autre. Au lavabo je lavai mes mains, où il y avait peut-être du sang. J’ôtai ce manteau, qui m’avait si bien déguisé, et le jetai sur le lit que je froissai ; puis j’attaquai les provisions, fourrant des morceaux dans mes poches ; je bus même tout un flacon de vin. Le temps pressait, je jetai un dernier regard sur cette cabine qui semblait si bien avoir été habitée, et j’en sortis refermant soigneusement la porte. Je remontai et je parvins à quitter le navire sans avoir été remarqué. Quelques instants après le sifflet de la machine annonçait le départ. La comédie était jouée. Il fallait revenir maintenant aux plus lugubres scènes du drame.

« Je ne voulus pas prendre une barque pour retourner à la villa, le batelier eût été un témoin dangereux : il me fallait donc faire le grand tour par le fond de la baie.

« L’orage imminent rendait les routes désertes. Je fis une partie du chemin en courant, sans rencontrer personne.

« Le premier éclair cingla l’horizon au moment où je mis le pied sur la première marche de l’escalier, et un grondement sourd roula sur la mer.

Je remontai lentement les degrés, vaguement effrayé dans la nuit plus noire après la lueur.

« Si mon ennemi n’était pas bien tué ! S’il n’était plus là ! S’il fallait recommencer le meurtre sur un blessé !

« Je ne retrouvai pas tout de suite l’endroit où j’avais laissé la victime. En vain, dans l’obscurité, je tâtais, je tâtais !… craignant de trouver le cadavre sous ma main, craignant plus encore de ne pas le rencontrer.

« Une sueur froide m’inondait.

« Brusquement je touchai sa face glacée, et un mouvement d’effroi involontaire me fit reculer avec un cri étouffé ; en même temps un nouvel éclair me montra son visage horrible, les yeux béants, la bouche ouverte…

« Si j’avais gardé, jusque-là, un sang-froid extra-ordinaire, je faillis succomber à la terreur superstitieuse qui m’envahit alors. L’orage éclatait avec une furie effrayante, la mer subitement grossie ajoutait son grondement au fracas du tonnerre, le vent soufflait en tempête. Je crus vraiment le ciel déchaîné contre moi et j’eus envie de m’enfuir, pour échapper surtout à cette face terrible, apparue et disparue, et qui dans l’intermittence des lueurs semblait s’agiter.

« J’eus la force de réagir pourtant et je me mis à creuser le sol.

« À quoi bon vous dire toutes les tortures que m’infligea ce labeur ? Sous les torrents de pluie qui m’écrasaient, dans ce tumulte des éléments, sous ce ciel furieux, que le reflet du Vésuve, par moments, empourprait comme une fumée d’incendie ! cette lassitude presque invincible, qui me paralysait ! ce trou qui s’emplissait d’eau ! ce mort regardant, de ses yeux fixes, creuser sa tombe ! je me crus plusieurs fois la proie d’un épouvantable cauchemar et je souhaitais que des flots de lave vinssent ensevelir, avec tout souvenir, la victime et le meurtrier !

« Quand tout fut fini, le jour commençait à poindre et l’orage s’éteignait. La clarté blafarde du matin me rendit un peu de calme, et me permit d’effacer toute trace du meurtre ; l’orage m’avait servi en amollissant et en ravinant le terrain, la pluie avait lavé les taches de sang. Je remis les outils à la place où je les avais trouvés, et je m’enfuis chez moi où, exténué, je dormis vingt-quatre heures de suite.

« Le reste, vous le savez : la présence du comte à bord du paquebot, ayant été bien établie par mon audacieuse apparition, le paletot retrouvé, la cabine en désordre, les phrases échangées avec le capitaine et le valet de chambre, ne permettait aucun doute. Il n’y en eut pas d’ailleurs, la disparation d’un des passagers fut expliquée le mieux du monde par un de ces accidents si peu rares en mer ; la traversée avait été dure, la nuit très sombre : à travers l’inquiétude de la manœuvre et le bruit de la tempête, un homme pouvait avoir été emporté par un coup de mer, sans que personne vît le malheur et donnât l’alarme.

« Claudia libre par cette mort, son père n’eut plus de raisons pour me la refuser : elle devint ma femme, et le bonheur céleste de cette union emplit seul mon âme et noya le souvenir du rival sacrifié.

« J’évitais cependant d’habiter la villa de Portici ; mais Claudia parla de la vendre, puisqu’elle me déplaisait, et j’y revins pour la détourner de cette idée dangereuse. La première fois que je revis l’habitation, j’étais seul, je devais annoncer et préparer notre installation.

« Quelque chose nous attire toujours vers ce que nous devrions éviter. Je voulus retourner à ce coin du parc que j’aurais dû fuir, à la terrasse du bord de l’eau. J’allais donc, lentement, la tête basse, repassant malgré moi par toutes les angoisses de la nuit criminelle, cherchant la place de cette tombe furtive, à jamais inconnue. Tout à coup je poussai un cri d’épouvante : à cet endroit même que moi je connaissais bien, à cette place nue, choisie exprès loin de toute végétation, de tout massif, où la bêche du jardinier pût venir fouiller ; à travers les cailloux blancs qui sablaient le terrain, je vis se dresser ce buisson terrible, ce hérissement gorgonéen, ces fleurs sanglantes aux dards menaçants comme le fouet des Érinyes ! Qu’est-ce que c’était que cette épouvantable éclosion ? Tout cela me semblait hurler, se tordre, dénoncer ! Comment cette plante avait-elle poussé sur ce mort ? Je me précipitai pour l’arracher, elle était inébranlable, et je m’ensanglantais les doigts aux épines. J’allais revenir à la charge lorsque je vis arriver un jardinier. Il vint à moi rapidement.

« — Justement je voulais demander à Monsieur, dit-il : je n’osais pas déterrer sans ordre cette drôle de plante venue là on ne sait comment et qui vous a un air diabolique.

« — Déterrer ? m’écriai-je, déterrer ? qu’est-ce que vous dites ?

« Et je me sentis blêmir ; mais je compris que je me perdais, et je sus retrouver mon sang-froid.

« — Gardez-vous bien de l’arracher, dis-je, cette plante est très précieuse et j’y tiens beaucoup.

« — On pourrait la changer de place ?

« — Non, non, elle mourrait sûrement, je vous défends de la toucher et vous m’en répondez.

« Je crus pouvoir oublier cette hideuse plante que la peur m’obligeait à conserver ; mais elle avait blessé mon esprit par tous ces dards vénéneux, elle s’y était logée à jamais. C’était une hydre vengeresse qui me dévorait, et maintenant mon bonheur était doublé d’épouvante. J’évitai le côté du parc où croissait ce remords épanoui, mais je le sentais croître, devenir buisson, taillis, forêt : je voyais ses gestes de menaces, je croyais entendre ses cris de vengeance ! Ah ! je savais bien qu’il nous atteindrait !… »

Leone, qui peu à peu avait perdu le calme du commencement et s’était même exalté jusqu’à la fièvre, cessa de parler et attacha sur son fils mort un regard chargé de détresse. Claudia pleurait sur le cœur de son époux. Ils semblaient avoir complètement oublié ma présence.

J’avais passé, durant ce récit, par des sentiments très divers. L’horreur, la colère qui me bouleversaient avaient fait place, insensiblement, à un intérêt involontaire, à une faiblesse coupable qui me poussait à regretter presque que le crime fût découvert. C’était moi qui avais fourni au mort le moyen de faire surgir sa vengeance du fond de sa tombe, je n’étais pas loin d’en être fâché. L’amour est une excuse bien puissante, un être possédé par lui n’est certainement plus maître de soi ; s’il est menacé dans sa passion, il défend bien plus que sa vie, et un homme qui défend sa vie n’est-il pas tout pardonné ? Aimé de Claudia, de quoi n’aurais-je pas été capable moi-même ? Toutes ces idées s’agitaient confusément dans le brouhaha de mon cerveau, et étaient bien loin de la netteté avec laquelle je les exprime ; pourtant, je dis tout haut, presque malgré moi :

— Comment échapper la justice ? Ces jardiniers affolés vont donner l’alarme. Est-il encore temps de fuir ? »

Ma voix fit tressaillir les deux époux, ils tournèrent brusquement les yeux vers moi.

— « Oui, oui, fuyons ! s’écria Claudia, viens, emportons notre pauvre enfant et allons à l’autre bout du monde. »

Leone secoua la tête et retint sa femme dans ses bras.

On entendait comme une rumeur dans le parc.

— Écoute ! dit-il en prêtant l’oreille, il est trop tard ; mais du moins on ne me prendra pas vivant. »

Claudia poussa un cri et étreignit Leone avec passion.

— « Tue-moi d’abord, gémit-elle, je ne veux pas te voir mort. »

La jeune femme avait ses beaux cheveux en désordre sous les lèvres de son époux ; dans cette toison ondoyante, le rouge d’une fleur éclatait ; lui, cherchait, tout alentour, du regard, une arme sans doute.

Tout à coup, en même temps que les siens, mes yeux s’arrêtèrent sur cette fleur. Il eut un tressaillement et un mouvement de recul involontaire ; mais aussitôt il se pencha vers sa femme, baisa d’abord avec amour sa chevelure, puis jeta ses lèvres sur la fleur qu’il dévora.

— « Arrêtez ! arrêtez ! criai-je, en m’élançant vers lui, la Fleur-Serpent ! Encore ! Ah ! comme il se venge ! »

Leone leva sur moi un regard plein de douceur :

— « Merci, me dit-il, veillez sur elle. »

Claudia s’était dressée plus pâle qu’un spectre : elle vit le visage de son époux qui se convulsait, ses lèvres ensanglantées ; elle ouvrit la bouche comme pour crier, et, sans un souffle, tomba inanimée sur le tapis.

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Un an plus tard, à peu près à la même époque, vers la fin de l’automne, une calèche attendait devant la porte d’une jolie maison que j’avais louée dans une des rues les plus tranquilles de Naples.

C’était là que depuis un an je disputais à la mort l’infortunée Claudia, qu’une fièvre chaude avait terrassée en ce jour terrible qui lui avait ravi son fils et son amant. Je l’avais fait transporter hors de la villa funeste ; mais son état ne m’avait pas permis d’en faire davantage et de l’éloigner de Naples.

Ce fut avec un dévouement de frère, où se mêlait peut-être un sentiment plus vif, que je la soignai pendant ces longs, ces douloureux mois. Bien des fois je la jugeai perdue, puis sa jeunesse, et peut-être l’acharnement que je mettais à la sauver, ramenaient l’espoir.

Cette fois je triomphais décidément ; depuis quelques semaines la convalescence s’établissait. Mais ce n’était que le corps qui commençait à renaître, la nature toute-puissante hâtait son œuvre de réparation, tandis que l’esprit trop faible encore sommeillait. Ce n’était pas sans une vive terreur que j’attendais le réveil du sentiment : qu’allait-il advenir lorsque la blessure de l’âme se rouvrirait ? quand, à la fièvre qu’on peut dompter, succéderait le désespoir impossible à guérir ? N’allait-on pas me reprocher d’avoir arraché sa proie à la mort consolante ? Et, en somme, pourquoi l’avais-je fait ? Un sentiment égoïste, un espoir inavoué, ne m’avaient-ils pas guidé ? Avais-je bien le droit d’imposer ainsi la vie à qui n’en voulait plus ?

Ces pensées ne me venaient que depuis la guérison ; durant la lutte avec la maladie je n’y avais pas songé. Cette fois encore, la nature m’aiderait sans doute à triompher du danger. J’emmènerais Claudia loin, bien loin, sous un autre ciel, et peu à peu l’égoïsme de la vie la reprendrait, elle me remercierait de l’avoir sauvée, et qui sait ce qui arriverait encore ?

Cette promenade qu’elle allait faire, c’était la première que je tentais ; si elle la supportait bien, encore quelques jours et nous nous embarquions.

Je disposai des coussins dans la calèche, je m’informai si les chevaux n’étaient pas trop vifs, je fis mille recommandations au cocher, puis j’allai chercher ma pauvre malade. Elle descendit, sans savoir, sans questionner, machinale. Ce n’était plus une femme maintenant, mais c’était encore une bien belle statue.

Je l’installai le mieux possible, et l’on se mit en route lentement. Une femme de chambre était avec nous sur le devant de la voiture. Nous traversâmes la ville tumultueuse par le plus court ; j’avais hâte d’être en pleine campagne. L’air était très doux, le ciel resplendissant : une vraie journée de convalescence.

J’épiais le visage immobile de ma compagne, il était tranquille, sans expression ; les yeux cependant regardaient avec une sorte d’avidité ; la pensée n’était pas revenue, mais je la devinais toute proche et menaçante.

Pourvu que rien ne vînt précipiter la crise ! Je ne sais pourquoi je désirais qu’elle ne se déclarât qu’en pleine mer. Cette immensité me semblait capable d’amoindrir un peu les douleurs humaines, et puis, je serais mieux là pour parler d’espérance, de vie future, pour appeler Dieu à mon secours.

Claudia parut s’intéresser aux jeux du soleil couchant, ces lueurs semblaient la fasciner ; mais je me hâtai de revenir, ne voulant pas que le crépuscule nous surprît dehors.

Hélas !

En entrant en ville, un embarras de voitures nous arrêta. Je me penchai pour voir ce qui arrivait. À peine avais-je tourné la tête qu’un cri horrible de Claudia me traversa le cœur.

Une fillette avait sauté sur le marchepied de la voiture, les mains pleines de fleurs, et, en riant, elle tendait vers nous un gros bouquet rouge fait de ces fleurs maudites, meurtrières, épouvantables, un bouquet de Fleurs-Serpent !

Je poussai une affreuse imprécation, tandis que d’un geste brusque la femme de chambre rejetait sur la chaussée la misérable enfant qui nous perdait.

C’était trop tard ! Claudia avait vu, Claudia avait compris ; ce cri était le premier et le dernier de son âme réveillée. Elle s’était levée toute droite ; mais elle se rejeta bientôt sur les coussins en riant d’un rire atroce. La pensée s’était envolée pour jamais.

La Fleur-Serpent avait achevé son œuvre.

Ces souvenirs douloureux, je les écris sur le paquebot qui m’emporte, pour toujours, je ne sais où.

Est-ce vraiment le hasard seul qui a dirigé les événements de cette fantastique aventure ? Pour moi, je ne puis le croire, et je vois clairement la vengeance du mort dans tout cela. Je crois même que la folie de Claudia est due à une dernière faiblesse de l’amant dédaigné pour celle qu’il adora, car, si j’en juge par le vide affreux de mon âme, par cette impossibilité où je suis de me rattacher à rien, la douleur de Claudia eût été irrémédiable, et la Fleur-Serpent lui a fait grâce en lui ôtant le souvenir.


TROP TARD


TROP TARD


Les Trembles, 22 novembre 1879.
Cher vieux,

Il fait aujourd’hui un temps de loup, le ciel est ouaté de noir, une mince couche de neige fait ressembler les pelouses du jardin à de grosses nonnettes, et la bise vous coupe la figure si on met le nez dehors. Je ne trouverai jamais une meilleure occasion de décrire une longue lettre tout en me grillant les orteils au feu de la cheminée.

Tu m’as demandé bien souvent de te dévoiler ce que tu appelles « le mystère de ma vie », mais je ne me suis jamais trouvé d’humeur à satisfaire ce désir. Eh bien, je le ferai aujourd’hui, je laisserai ton regard curieux et compatissant plonger dans les recoins sombres de mon cœur, tu sauras enfin ce que tu tenais tant à savoir, pourquoi je traîne avec moi une irrémédiable mélancolie, pourquoi à trente ans je suis complètement désintéressé de l’existence.

Je sais que ton esprit rêveur et un peu porté au mysticisme est capable de me comprendre, et que tu ne riras pas de moi.

Donc, voici mon histoire :

À l’âge où les premières effervescences du sang nous montent au cerveau, à cette époque charmante où nous adorons de toute notre âme toutes les cousines que le ciel nous a données, je vis se dresser dans mon esprit, comme une belle au bois dormant qui sort d’un long sommeil, l’image d’une femme délicieusement belle que je ne connaissais pas et que pourtant il me sembla reconnaître.

Cette vision s’imposa à moi et me causa tous les troubles, tous les ravissements d’un premier amour. C’est que cette singulière création de mon cerveau était née armée de toutes pièces, l’apparition avait une netteté extraordinaire, aucun détail de son visage et même de sa parure ne m’échappait : elle était blonde ; ses cheveux, relevés en une seule masse et mordus par un peigne, retombaient en boucles légères sur sa nuque ; ses larges prunelles d’un bleu très pâle, pareil à un reflet de ciel sur les glaces polaires, luisaient sous la douce pénombre d’arcades sourcilières longues et profondes ; sa bouche avait un sourire presque enfantin. Je la voyais toujours vêtue de soie et de dentelles, les cheveux humides de pierreries, les épaules nues à demi cachées dans des fourrures. La nuit elle se penchait vers mon lit, me souriant, et je croyais sentir sur mon front sa douce main tiède. Quelquefois elle me parlait avec un timbre de voix qui me semblait étranger.

Il faut avouer que ce qu’on est convenu de nommer l’idéal a des contours moins précis. Je ne doutais pas que cette femme, qui prenait peu à peu possession de tout mon être, n’existât et ne me fût destinée. Je finis même par me persuader qu’elle avait eu le pouvoir mystérieux de se révéler à moi pour m’empêcher de lui être infidèle avant de la connaître. Aussi quels serments je lui faisais dans mes nuits d’insomnie et combien j’étais sincère ! car il m’eût été impossible d’éprouver le moindre sentiment d’amour pour une autre qu’elle.

Cependant la période de rêverie heureuse de cette bizarre passion cessa et fit place à une impatience fiévreuse, à un désir impérieux d’étreindre mon idole autrement qu’en rêve ; mais comment l’atteindre ? où la chercher ?

J’étais à Paris, où j’étudiais soi-disant la médecine ; mais j’eus bientôt besoin moi-même de médecin. Cette tension de toutes mes facultés vers un être insaisissable, ces désirs fous se débattant dans le vide, me procurèrent une fièvre nerveuse dont les ardeurs délirantes ne firent qu’accroître ma folie.

Ma mère quitta précipitamment les Trembles et vint s’installer à mon chevet. Sa présence ne me calma pas ; mais un beau matin j’envoyai au milieu de la chambre les poudres, les potions, les pilules dont on m’assassinait depuis des mois, et je déclarai à ma mère que ce n’était pas cela qu’il me fallait, que mon mal était moral et que les médecins n’y connaissaient rien.

— « Mon Dieu ! qu’est-ce que tu as ? Que veux-tu ? dit-elle, me croyant pris d’un accès de délire.

— Ce que je veux ! m’écriai-je avec une véhémence qui lui fit peur, je veux courir les bals, les soirées, les fêtes, chercher, jusqu’à ce que je la trouve, la femme que j’aime et conquérir son amour.

— Tu es amoureux. J’aime autant cela, dit ma mère en souriant. Eh bien, nous irons au bal, il n’est pas besoin de me faire des yeux si terribles.

— Ah ! que tu es bonne ! m’écriai-je en l’embrassant. Viens, partons.

— Voyons, cher fou, me dit-elle, raisonnons un peu ; d’abord il est neuf heures du matin et ce n’est en aucun temps l’heure d’aller au bal ; ensuite nous sommes en plein été, et ce n’est guère, je crois, la saison où l’on danse. Paris est vide ou à peu près.

— Où est le monde alors ? m’écriai-je avec angoisse.

— Que sais-je ? aux bains de mer, aux eaux, en voyage.

— Que choisir ? où aller ? Le monde est grand, soupirai-je découragé.

— Commençons par les côtes de Normandie, puis nous irons en Italie, et l’hiver arrivera, un déplacement te fera du bien.

— Ah ! partons ! partons dès ce soir.

— Soit, dit ma mère, partons. »

La chère femme crut que j’étais amoureux de quelque inconnue aperçue un instant et que je voulais retrouver. Elle jugea qu’il n’y avait pas à me raisonner, et, heureuse d’ailleurs de cette diversion à mon mal, elle se mit bravement en route avec moi. N’eût-elle pas fait le tour du monde pour m’éviter un chagrin ?

Un mois après nous étions à Bade, ayant couru toutes les plages normandes et bretonnes. J’étais aussi avancé qu’au départ ; mon idéal ne fréquentait pas, apparemment, nos côtes.

— « Mais où l’as-tu vue, cette femme ? » me disait ma mère.

Je n’osais pas lui répondre que je ne l’avais jamais vue, de peur qu’elle ne se prêtât moins complaisamment à ma fantaisie ou ne me crût la cervelle détraquée.

— « Je l’ai vue à Paris, disais-je ; je crois qu’elle est étrangère. »

C’est sur ce faible indice que nous avions choisi Bade, où les étrangers abondaient alors. Elle n’était pas plus à Bade que sur les plages.

Je voulus aller en Norvège sous prétexte qu’elle était blonde. Elle n’était pas non plus en Norvège.

Ces éternelles déceptions, loin d’éteindre mon amour, l’exaltaient au dernier point. Cette poursuite chimérique, cet espoir chaque jour renaissant, ne manquaient pas d’un certain charme douloureux.

Cependant ma pauvre mère commençait à se lasser.

— « Mais tu me ruines, mon enfant, me disait-elle ; aucune fortune ne peut suffire à ce métier de Juif errant. »

Cette vie était en vérité insensée. L’esprit tendu vers mon idée fixe, j’étais sans pitié pour ma chère et trop dévouée compagne. Je suivais les mille caprices de pressentiments jamais justifiés. Je revenais précipitamment dans une ville que nous avions quittée, prétendant que l’inconnue avait dû y entrer au moment où nous en sortions, ou bien j’arrêtais au dernier moment le départ décidé sous quelque prétexte analogue.

Enfin, après une course folle en Italie, nous revînmes à Paris, où ma mère, sur mes instances, dut renouer ses relations et me lancer dans le monde.

L’hiver se passa dans un tourbillon de fêtes ; l’idéal ne se montra pas.

Quand le printemps revint, cet espoir tenace qui me soutenait m’abandonna tout à coup : je tombai dans un accablement complet. J’étais toujours aussi amoureux, mais j’avais maintenant la certitude que la femme rêvée resterait un rêve.

Je me laissai emmener par ma mère dans son château de Touraine. N’avais-je pas besoin de calme et de solitude pour pleurer ma bien-aimée imaginaire et mon amour introuvable ?

Je n’avais pas revu les Trembles depuis que j’étais homme. Cette propriété, où s’était passée mon enfance, était située près de Loches, dans un pays superbe. C’était une grande maison au milieu d’un grand parc qui dégringolait vers une vallée luxuriante. À chaque angle de l’habitation s’arrondissait une tourelle blanche à toit pointu qui donnait un air tout à fait féodal à ce soi-disant château. L’intérieur était vaste et très confortable, il y avait eu là autrefois grandes réceptions, fêtes, chasses dans les bois. Depuis son veuvage, ma mère avait rompu avec le monde.

Dans cette retraite, ma folie me reprit de plus belle ; j’y apportais une morne résignation qui, chose étrange, s’évanouit aussitôt que j’eus franchi le seuil. Un de ces sentiments qui s’imposaient souvent à mon esprit enfiévré, et que je prenais pour une sorte de seconde vue, me persuada que quelque chose de celle que je désirais si ardemment flottait dans cette maison. La vision m’apparaissait là plus distincte que partout ailleurs, elle me semblait avoir retrouvé son véritable cadre.

— « Elle est venue ici, c’est certain, me dis-je avec un sourd battement de cœur ; cette fois je ne me trompe pas. »

Mon amour, qui vivait de si peu, se jeta avidement sur cette pâture nouvelle. Je recherchai du haut en bas de la maison cette illusion qui me charmait ; je furetais continuellement, guettant quelque indice, quelque vestige.

Une chambre surtout m’attirait invinciblement. C’était une des plus belles de la maison, elle était située à l’un des angles du château, en face de celle de ma mère qui occupait l’autre angle ; un cabinet de toilette était pris dans la tourelle. La première fois que j’entrai dans cette chambre, le parfum presque imperceptible qui flottait dans son atmosphère me fît courir un frisson dans les veines.

— « C’est sa chambre ! » m’écriai-je en demeurant pâle et tremblant sur le seuil.

Tu devines avec quelle ardeur je visitai les moindres coins : tous les tiroirs furent tirés, tous les meubles ouverts. J’espérais trouver un rien oublié, un bout de ruban, une épingle à cheveux ; mais tout était parfaitement vide.

Dans le cabinet de toilette, le parfum s’était mieux conservé et je le respirai avec délices : c’était quelque chose de chaud et de doux, un mélange d’iris et de verveine, qui éveillait en moi comme le souvenir d’une vie meilleure. Je plongeai longtemps mon regard dans le grand miroir de Venise posé sur la toilette. Ah ! pourquoi avait-il laissé fuir la chère image qu’il avait possédée ?

Je revins dans la chambre. Sur une petite table-bureau était posé un portefeuille de maroquin bleu, marqué au chiffre de ma mère. Je l’ouvris sans rien y trouver, mais le papier buvard avait gardé l’empreinte de quelques lignes, l’écriture était carrée, bizarre. Je courus à une glace pour essayer de lire dans le reflet, je ne pus y parvenir. Pourtant, à force de regarder, je découvris que les caractères étaient différents des nôtres : ce n’était pas du français, c’était du russe !

Je ne me trompais donc pas en la cherchant dans les pays de neige !

Une fourrure noire servait de descente de lit. Comme ses petits pieds nus devaient être charmants, plongés dans ce tapis sombre !

J’allai m’agenouiller au bord du lit que je couvris de baisers en étouffant, je crois, quelques sanglots dans les plis des couvertures.

Cette chambre, je voulus l’habiter. Je le déclarai à ma mère, qui, habituée à céder à tous mes caprices, y fit emménager mes bagages. Je m’étais juré à moi-même de ne plus lui parler de mes folles rêveries ; aussi gardai-je pour moi mes découvertes. J’aurais pu lui faire des questions, éclaircir mes doutes ; mais je craignais trop de voir mon échafaudage d’illusions crouler sous le coup de quelque réalité brutale.

Certes le jeune époux qui franchit le seuil nuptial n’a pas d’émotion plus poignante que celle qui me saisit la première fois que je dus coucher dans ce lit qui, pour moi, avait été le sien.

Je ne te dirai pas les insomnies, les fièvres, les rêves fous qui m’assaillirent.

Je fus bientôt dans un état d’exaltation extraordinaire ; ma santé, assez faible en général, s’altéra gravement ; je maigrissais, je pâlissais : une langueur, une fatigue continuelle m’accablaient. Ma mère était au comble de l’inquiétude, elle s’efforça en vain de m’arracher à cette torpeur, de m’entraîner au dehors.

Les médecins qu’elle appela reconnurent un commencement de consomption.

Quoi ? allais-je donc mourir vraiment à vingt-deux ans d’une peine créée par mon cerveau, pour une femme qui très probablement n’existait pas ?

J’étais bien décidément incurable moralement, physiquement aussi peut-être ! Je ne fis rien pour réagir contre cet état morbide, je m’y laissai aller résigné, j’attendis la mort dans cette chambre que je m’obstinais à considérer comme la sienne.

Un jour, j’avais été chercher dans la bibliothèque un roman de Cooper, et je le lisais vaguement, étendu sur une chaise longue. Tout à coup, en tournant une page, j’eus un éblouissement terrible. Je venais de voir, entre les feuillets, comme un signet oublié, une photographie, un portrait de femme… le sien !

Mon cœur battait à se rompre, mes oreilles bourdonnaient, je n’y voyais plus ! Cette fois, je n’étais pas fou, ce n’était pas un rêve, une chimère, c’était elle : elle existait telle que je l’avais conçue !

Je m’abîmai, avec une extase indicible, dans la contemplation de cette image charmante sans chercher d’abord à m’expliquer comment elle se trouvait là. C’était bien le regard clair et profond que mon regard cherchait depuis si longtemps, je reconnaissais ces boucles opulentes, ce sourire d’enfant, cet air à la fois imposant et enjoué. Elle était de face, le menton sur la main ; une pelisse de fourrure glissait de ses épaules nues. Je retournai le petit carton : la photographie avait été faite à Vienne.

Tout à coup je me mis à appeler ma mère d’une voix qui la fit accourir tout effarée. Elle demeura muette devant l’expression de bonheur qui rayonnait sur mon visage.

— « Qui est-ce ? dis-je en lui tendant le portrait. Ma mère réprima un léger frisson.

— « Grégorowna ! s’écria-t-elle. Où l’as-tu trouvé ? Je l’ai tant cherché, ce portrait.

— Qui est-ce, ma mère ?

— C’est une très grande dame, mon enfant.

— Tu la connais ?

— Oui. »

Je me jetai dans ses bras en pleurant de joie.

— « Je suis sauvé, je suis guéri, lui criai-je ; c’est elle, c’est la femme tant cherchée, tant adorée. »

Ma mère s’assit sur la chaise longue et m’attira près d’elle : il y avait dans son air quelque chose de contraint, pourtant elle souriait.

— Comme c’est étrange ! dit-elle.

— Ah ! je t’en conjure, parle-moi d’elle.

— C’est la comtesse Grégorowna Samanof, la sœur d’un ami de mon mari.

— Je savais bien qu’elle était Russe. Où est-elle ?

— À Moscou, sans doute.

— Nous irons. Elle est venue ici, n’est-ce pas ?

— Oui, quinze jours ; tiens, elle habitait justement cette chambre. »

J’eus un éclair d’orgueil dans les yeux.

— « Comment se fait-il que je ne la connaisse pas ?

— Tu la connais : tu l’as vue souvent quand tu étais petit, c’était déjà une grande personne ; tu t’es souvenu de sa beauté sans te souvenir d’elle.

— Ah ! je comprends maintenant la persistance de mon désir !

— Nous avons passé plusieurs mois chez elle à Pétersbourg, continua ma mère ; tu as fait là une grave maladie qui a manqué t’emporter. Oui, je me souviens maintenant, tu ne voulais voir qu’elle ; la drogue la plus amère, tu la prenais de sa main L’horrible fièvre exaltait ton jeune cerveau d’une façon inquiétante, tes paroles nous effrayaient, elle seule pouvait te calmer rien que par sa présence ; elle paraissait t’éblouir, te fasciner : c’est qu’elle était bien belle, en effet, quand elle entrait le soir dans ta chambre, toute rayonnante de pierreries, enveloppée des lueurs douces du satin de ses superbes toilettes. Elle allait à un bal, à une réception à la cour, et, avant de partir, venait te voir un instant. Elle s’asseyait près de ton lit et te parlait doucement en mettant ses gants, puis elle effleurait ton front d’un baiser en te recommandant de bien dormir, et elle s’enfuyait avec un long froufrou de soie. Tu fermais les yeux aussitôt et l’on te croyait endormi ; mais, dès que sa voiture revenait, tu te dressais en fixant tes regards, brillants de fièvre, vers la porte, qu’elle entr’ouvrait bientôt pour demander à voix basse de tes nouvelles. Dans les plus mauvaises nuits, elle te veilla avec moi, car tu l’appelais toujours dans ton délire. Le docteur lui disait en souriant :


— « Jusqu’à Marcel qui est amoureux de vous. » Tu avais cinq ans. »

J’écoutais, tout palpitant d’émotion, les paroles que ma mère laissait tomber lentement, et je cherchais en vain à réveiller les souvenirs qu’elle évoluait : la charmante vision apparaissait seule, plus brillante que jamais, sur un fond d’ombre épaisse.

— « Comment ne l’ai-je jamais revue ? demandai-je. Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé d’elle ? »

Ma mère eut un imperceptible froncement de sourcil.

— « Nous nous étions perdues de vue, et je ne songeai pas à parler d’elle.

— Oh ! mais il faut la retrouver ! m’écriai-je en m’agenouillant devant ma mère. Maintenant que tu connais le remède à mon mal, tu ne vas pas me laisser mourir. »

Ma mère me regardait avec une expression soucieuse.

— « Nous allons en Russie, n’est-ce pas ? lui dis-je.

— Soit, répondit-elle, après un instant d’hésitation ; mais il faut au moins que je prévienne la comtesse, que je sache où elle est.

— Une lettre ? Oh ! que ce sera long ! Envoie une dépêche plutôt.

— Va pour la dépêche ! »

Le télégramme fut expédié le jour même, et le lendemain nous reçûmes la réponse suivante :

« Quelle charmante surprise ! Je suis à Moscou, où je vous attends bien impatiemment.

GRÉGOROWNA

Une joie folle s’empara de moi. Toutes mes souffrances s’en étaient allées, mes forces revinrent subitement : j’étais guéri. Ma mère suivait attentivement les phases de cette résurrection, elle conservait cependant quelque chose de soucieux et de contraint ; et comme je la questionnai :

— « Mais tu ne doutes de rien, enfant terrible, me disait-elle : es-tu donc bien sûr qu’elle t’aimera ? qu’elle est libre ? »

Un amour pareil au mien n’admettait pas les obstacles.

Je brusquai les préparatifs, et nous nous mîmes en route.

À mesure que nous gagnions du terrain, ma mère dissimulait mal une angoisse croissante. J’y prenais à peine garde, tant la plénitude de mon bonheur m’absorbait : je le savourais, silencieux, recueilli, les yeux demi-clos, bercé par les cahots du wagon.

Nous arrivâmes à Moscou le soir : une voiture de la comtesse nous attendait à la gare. Pendant le court trajet de la gare à la demeure de Grégorowna, je ne pus dire une parole ; ma mère tenait ma main dans la sienne et la serrait nerveusement, elle était presque aussi émue que moi.

Ce fut comme dans un rêve que j’aperçus une cour sablée, de grands arbres, un péristyle vitré, vivement éclairé, et que je foulai le tapis de l’escalier à travers des plantes tropicales. Un parfum de verveine me monta au cerveau ; une voix, qui me parut douce comme une musique et terrible comme les trompettes du jugement, retentit. Un frissonnement de soie, vif, impatient ! La comtesse accourait vers nous, elle embrassait ma mère.

— « C’est lui ! c’est Marcel ! Ah ! embrasse-moi, cher enfant, » dit-elle en se retournant vers moi.

Je demeurai comme anéanti : tout tourbillonna autour de moi.

— « Malédiction ! m’écriai-je. Ma vie est manquée, je suis né trop tard. »

Et je tombai évanoui sur le sein de la comtesse, qui me reçut dans ses bras.

Que te dirai-je, cher ami ? Grégorowna a cinquante ans passés : la cendre du temps ternit ses boucles blondes ; son regard, beau encore, n’a plus que des lueurs mourantes ; ses lèvres calmes ne parlent plus d’amour.

C’était une femme déjà lorsqu’elle se penchait comme une fée vers mon berceau et gravait pour toujours dans ma jeune âme l’image de la beauté, alors dans toute sa splendeur. Mais je tombai foudroyé du haut de mon rêve : celle que j’aimais n’était plus.

Elle fut pleine de mansuétude en apprenant ma folie, et, qui sait ? un regret pareil au mien effleura peut-être son cœur. Elle s’était toujours souvenue du joli bébé qui lui montrait une si vive tendresse, et avait souffert d’être privée de le voir. Je devinai, à certaines réticences, que mon père avait été épris d’elle et que devant cette passion naissante elle avait cessé toutes relations avec nous pour éviter un chagrin à ma mère, mais que celle-ci, en dépit d’elle-même, lui avait gardé rancune d’avoir involontairement troublé son bonheur.

La comtesse est aujourd’hui une seconde mère pour moi ; mais je souffre horriblement près d’elle. Son esprit, ses goûts, son caractère, me prouvent de la façon la plus évidente qu’elle était bien la seule femme que je pouvais aimer.

Cruelle ironie du sort ! nous étions prédestinés l’un à l’autre, mais nos existences n’ont pas coïncidé. Tu comprends maintenant pourquoi tout m’est indifférent, pourquoi la vie n’est pour moi qu’un désert aride : c’est que je n’aimerai jamais.


L’AUBERGE
DES ROSEAUX EN FLEUR


L’AUBERGE
DES ROSEAUX EN FLEUR

I

Un matin de la cinquième lune d’un de ces derniers étés, une élégante barque remontait lentement l’O-gava et sortait de Tokyo, la capitale du Japon, que l’on appelait Yèddo sous la vice-royauté des Taïcouns.

Deux bateliers, debout l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, dirigeaient l’embarcation, se jetant de temps à autre quelques mots utiles à la manœuvre par-dessus la tête de deux jeunes seigneurs assis au fond de la barque.

L’un de ces jeunes hommes se penchait distraitement vers l’eau et y trempait l’extrémité d’un de ses doigts, comme s’il eût voulu tracer une ligne à la surface du fleuve ; l’autre, étendu les deux mains sur sa tête, regardait le ciel.

L’air était délicieusement frais, le soleil encore trouble se montrait ainsi qu’un rubis perdu dans des mousselines, et des nuées roses roulaient de l’horizon, comme des coussins de soie repoussés par le bras d’un dormeur qui s’éveille.

Sur les bords du fleuve, la ville semblait une ville de vapeurs, et la rumeur confuse qui s’en échappait se perdait dans le tapage matinal des oiseaux aquatiques, rassemblés par milliers dans les grands joncs et les roseaux.

Brusquement celui qui était étendu au fond de la barque se redressa et regarda son compagnon en riant. Ce dernier tourna la tête et se prit à rire aussi.

— « Eh bien ! Boïtoro ? dit-il.

— Eh bien, Mïodjin ? dit l’autre

— Pourquoi ris-tu ?

— Pourquoi mon rire, comme un saule qui se penche vers l’eau, a-t-il trouvé un reflet sur tes lèvres ? »

Mïodjin baissa la tête en rougissant un peu et mordilla le bout de son éventail.

— « C’est donc moi qui dois commencer les confidences, reprit Boïtoro, que le trouble de son ami ne surprit pas.

— Quelles confidences ? murmura Mïodjin.

— À quoi bon nous taire plus longtemps ? dit Boïtoro. Depuis un an notre secret n’est pas sorti de nos deux cœurs, mais malgré nous nos cœurs s’entendaient : nos actes parlaient à défaut de nos lèvres et nous suivions d’un commun accord le même chemin sans nous être dit vers quel but nous marchions, et, voyons, en ce moment même, pourquoi cette barque nous conduit-elle hors de la ville ?

— Parce que c’est aujourd’hui le sixième jour du mois, le jour de la fête des bannières, et que nous fuyons la ville pour éviter la foule tumultueuse qui l’encombre, dit Mïodjin en souriant.

— Où allons-nous ?

— À l’auberge des Roseaux en fleur, là où l’on trouve des retraites paisibles et de charmants paysages.

— C’est cela seulement que tu espères trouver ? dit Boïtoro, d’un air incrédule. Tu ne comptes pas voir débarquer, comme l’an passé, à la porte d’eau de l’auberge, deux belles jeunes filles accompagnées de leur mère, de leur frère aîné et de quelques serviteurs ? Tu n’as attendu impatiemment ce jour depuis si longtemps que dans l’espérance de revoir le pont laqué qui s’arrondit au-dessus de l’étang, le cèdre centenaire qui abrite l’auberge, et la figure réjouie de l’hôte ?

— Pourquoi faire violence à ces douces pensées que notre âme voilait jalousement ? dit Mïodjin. Pourquoi les traîner au grand jour, comme des oiseaux de nuit que la lumière offusque ? Nous nous sommes tus depuis un an, pourquoi parler aujourd’hui ?

— Parce que nous ne sommes plus des enfants, Mïodjin, et que c’est assez rêvasser comme cela : la graine enfouie sous terre cache quelque temps son mystérieux travail, puis la tige se montre et déploie son feuillage ; l’amour est comme la plante, et celui qui a germé dans nos cœurs n’attend plus qu’un rayon de soleil : le chaud regard qui le fera fleurir. L’an passé, jeunes étudiants joyeux et fous, nous n’étions pas des hommes encore et nous avons bien fait de cacher le sentiment que nous emportions, comme des voleurs un trésor ; mais aujourd’hui nos études sont terminées, nous sommes libres ; il faut nous concerter, agir promptement, ne pas attendre que d’autres nous aient pris celles que nous aimons.

— Tu as raison, ami, dit Mïodjin, avec une ombre de mélancolie : je ferai ce que tu voudras. »

À ce moment les bateliers cessèrent de ramer.

— « Voici le Fousi-Yama ! » s’écria l’un d’eux. Les jeunes seigneurs se turent et se levèrent pour admirer à l’horizon le superbe mont Fousi complètement dégagé des brouillards qui, le matin, montent des rizières. Il se dressait majestueusement, drapé dans son manteau de neige, teinté légèrement de rose par le soleil levant ; et, parmi les collines veloutées et vertes, ondulant à ses pieds, il avait l’air d’un prince au milieu des seigneurs de sa cour prosternés devant lui.

— « Fûten, le dieu des vents, qui habite au sommet du mont Fousi, a soufflé sur les nuages qui environnaient sa demeure, dit Mïodjin.

— Oui, dit Boïtoro, en se faisant au-dessus des yeux un auvent de sa main ouverte ; le temps est très clair, nous aurons un peu de brise dans la journée et la chaleur sera supportable, car on peut distinguer les édifices de la bonzerie située à mi-côte du Fousi-Yama. »

Les bateliers se remirent à ramer, et bientôt l’embarcation se rapprocha d’un des rivages et entra dans une petite baie qui s’arrondissait ombragée par une superbe végétation, devant l’auberge des Roseaux en fleur.

Les lys d’eau, les iris, les minces roseaux, s’élançant comme des gerbes de fusées, parsemées de fleurs à forme d’étoiles, ou d’aigrettes délicates, légères comme le duvet d’un jeune canard, ne laissaient qu’un étroit passage aux barques qui amenaient des clients à l’auberge. L’habitation ne se montrait qu’à demi sous les longues branches plates du cèdre centenaire qui s’étendaient sur elle, et à travers le fouillis des plantes grimpantes entortillées à ses minces piliers de bois. Sur l’angle de la large toiture, qui s’avançait au-dessus d’une galerie extérieure, un faisan lissait au soleil ses plumes dorées ; tout à l’entour la frondaison était épaisse, impénétrable aux regards.

À un cri, poussé par les rameurs, une jeune servante, vêtue d’une robe de coton bleu et coiffée d’un grand chapeau, en paille de bambou, rabattu par un cordon sur les oreilles, sortit de la maison ; l’hôte s’avança à son tour, l’éventail à la main, saluant tout en marchant.

— « Ah ! ah ! disait-il, quel heureux événement, quel honneur pour mon auberge que la visite d’aussi nobles seigneurs ! »

Et, relevant un peu sa robe, il s’accroupit sur ses talons pour attacher à un pieu la corde du bateau.

Les jeunes gens sautèrent à terre et entrèrent dans l’auberge où ils se débarrassèrent de leurs sabres, de leurs lourds chapeaux en laque noire décorée seulement d’un léger ornement d’or : papillon ou fleur ; puis, après avoir bu une tasse de saké, ils s’engagèrent tous deux dans une allée ombreuse.

— « Si elles allaient ne pas venir ! dit Boïtoro.

— Je suis sûr qu’elles viendront, » dit Mïodjin. Boïtoro regarda son ami d’un air surpris et curieux.

— « Oui, j’en suis sûr, reprit Mïodjin, j’ai entendu l’une d’elles dire à sa sœur, — c’était près du pavillon des Mille Clochettes : — « Quand nous reviendrons l’an prochain, ce jeune pêcher aura grandi d’un sasi. » Je sais même le nom de l’aînée des jeunes filles, elle s’appelle : Yamata.

— Quoi ! l’ainée ? celle que j’aime ? s’écria Boïtoro. Tu savais son nom et tu me l’as laissé ignorer pendant un an ? Mais le nom de l’autre, de ta bien-aimée à toi, le connais-tu ?

— Non, » dit Mïodjin, qui soudain était devenu pâle comme les cailloux du sentier.

II

Le pavillon des Mille Clochettes était un petit belvédère, élevé au bord du fleuve dans une trouée du feuillage. Il se composait simplement d’une toiture, soutenue à chaque angle par une perche en bambou ; le plancher, assez vermoulu, était plus haut que le terrain, et il fallait faire une grande enjambée pour y monter. Du côté de l’eau régnait une petite balustrade. Il n’y avait aucune clochette au bord du toit qui pût expliquer le nom du pavillon, si ce n’est celles qu’y suspendaient les plantes grimpantes qui le prenaient d’assaut ; mais on avait de ce lieu une vue charmante sur le fleuve, jusqu’aux montagnes du lointain.

Les deux jeunes gens s’étaient arrêtés là, et surveillaient le fleuve, car aucune barque, venant de la ville, ne pouvait aborder à l’auberge sans passer devant eux. Boïtoro avait allumé une petite pipe, dont le fourneau d’argent était moins grand qu’un dé à coudre. Mïodjin, accoudé à la balustrade, s’efforçait de cacher son trouble et sa tristesse. Pourtant son compagnon remarqua sa pâleur.

— « Qu’as-tu donc, ami ? dit-il. Es-tu malade ?

— N’es-tu pas comme moi ? dit Mïodjin d’une voix un peu tremblante. Tout mon sang afflue à mon cœur et une vive angoisse m’étreint à mesure qu’approche l’instant si longuement attendu.

— Certes, je suis ému, dit Boïtoro ; mais mon émotion est joyeuse, mon sang court plus vite dans mes veines, je me sens léger et heureux, tandis que tu sembles souffrir.

— Mille inquiétudes m’assiègent, reprit Mïodjin. Nous aimons, mais sommes-nous aimés ? Celles que nous attendons avec tant de confiance n’ont-elles pas depuis longtemps disposé de leur cœur ? J’ai de tristes pressentiments : tout à l’heure j’ai cru voir un renard grimacer derrière le tronc d’un cèdre.

— Trêve aux funestes présages ! s’écrie Boïtoro. Voici venir la barque tant désirée. »

Un large bateau s’avançait, en effet, au tournant de l’O-gava, et l’on entendait comme un bourdonnement de musique. Les deux amis se penchèrent vers l’eau et s’efforcèrent de distinguer les personnes qui montaient la barque. On n’apercevait encore qu’une masse brillante dont les vives couleurs se reflétaient, en ondoyant, dans le fleuve. On ne voyait nettement que les bateliers, debout à l’avant, et dont les silhouettes se profilaient sur le ciel ; mais bientôt on distingua les banderoles flottantes dont l’embarcation était pavoisée, les parasols roses, en papier de fibres de bambous, et les belles toilettes des femmes assises à l’arrière.

Les rayons du soleil jouaient sur le groupe, arrachant par-ci par-là un scintillement, et faisant danser mille étincelles sur l’eau remuée par les rames. Tout à coup Mïodjin s’écria :

— « Ce sont elles !

— Oui ! oui ! dit Boïtoro qui s’abritait du soleil avec son éventail, Yamata est adossée à la cloison de la cabine. »

La barque glissa bientôt devant le Pavillon des Mille Clochettes. Deux jeunes filles, et une femme d’un âge mûr, étaient assises à l’arrière entourées des flots soyeux de leurs robes. De larges épingles en écaille blonde étaient piquées dans leurs cheveux noirs et leur faisaient comme une couronne de rayons ; leur teint couleur de crème était légèrement rosé par la transparence des parasols.

L’une des jeunes filles leva la tête vers le pavillon et sourit en apercevant les deux jeunes gens ; on vit briller un instant ses dents pareilles à des grains de riz.

À l’avant de la barque, un homme, élégamment vêtu, courbé en deux, rattachait les cordons de sa chaussure ; la lumière miroitait sur son chapeau de laque noire en forme de bouclier. Des serviteurs s’occupaient des paniers chargés de provisions. Dans l’intérieur de la cabine, visible par les larges ouvertures, une chanteuse de légendes nationales, louée sans doute pour charmer les promeneurs par son talent musical, était accroupie sur le sol et faisait raisonner les cordes de son biva, en chantant d’une voix aiguë une romance populaire.

Sur l’eau silencieuse, dans l’air tranquille, les paroles de la chanson vibraient clairement :

« Voici, dit la fée au vieillard, deux corbeilles, l’une très lourde, l’autre légère. Emporte celle que tu préfères.

— Pour un pauvre vieux comme moi, dit l’homme, la plus légère sera assez lourde encore. Et il prit la moins pesante. »

« Comme la fée le lui avait ordonné, il n’ouvrit la corbeille qu’après être rentré chez lui. Elle était pleine des plus beaux habits.

« Sa méchante femme lui demanda d’où cela provenait, et, lorsqu’il le lui eût dit, elle pensa qu’elle pouvait bien, elle aussi, rencontrer la fée.

« Elle s’en alla donc sur la colline et vit en effet venir la fée. — Tu m’as maltraitée, lui dit celle-ci, lorsque j’étais chez toi, sous la forme d’un moineau : choisis cependant entre ces deux corbeilles.

« La femme prit la plus pesante et s’en revint toute fière à la maison ; mais, lorsqu’elle ouvrit la corbeille, deux affreux singes rouges s’en échappèrent et s’enfuirent en lui faisant des grimaces. »

La barque disparut derrière les lys d’eau et les iris, dans la petite baie qui s’arrondit devant l’auberge. La chanteuse se tut.

Boïtoro quitta précipitamment le pavillon et courut vers le débarcadère. Mïodjin le suivit à distance et se dissimula derrière les arbres ; il vit son compagnon s’avancer vers les nouveaux venus et les saluer gracieusement.

— « Ah ! ah ! s’écria le frère des jeunes filles avec bonne humeur. Nous retrouvons même compagnie que l’an passé, la journée sera joyeuse.

— J’avais l’idée que nous vous reverrions, dit la mère, dont la large face s’épanouissait dans un bon sourire.

— L’espoir de vous retrouver nous a ramenés sur cette rive, dit Boïtoro, en jetant un regard à Yamata.

— Votre ami n’est donc pas avec vous ? J’avais cru l’apercevoir dans le pavillon », demanda la plus jeune fille en soulevant la large manche de sa robe jusqu’à sa bouche, et en se cachant un peu derrière l’épaule de sa sœur.

Elle était mignonne, petite, avait l’air vif et curieux d’un oiseau. Sa robe bleue ramagée de fils d’or bridait sur ses hanches, un nœud énorme bouffait derrière sa taille, elle tenait gentiment au-dessus des grandes épingles de sa coiffure son parasol rose et bleu. Sa sœur avait une beauté plus grave, doucement voilée de mélancolie ; ses longs yeux aux prunelles sombres laissaient échapper un éclat brûlant et douloureux ; son sourire triste était plein de charme.

Mïodjin s’était avancé en entendant la jeune fille s’informer de lui ; son regard se croisa avec celui de Yamata, mais celle-ci détourna aussitôt les yeux.

— « Le voilà ! dit tout bas la plus jeune fille à sa sœur.

— Tais-toi, Mizou, murmura Yamata : mets un voile sur ta joie. »

Mizou fit une petite moue mutine et déploya son éventail pour regarder à travers.

— « Allons, Fûten, dit la mère, s’adressant à son fils, prie ces jeunes seigneurs de vouloir bien se joindre à nous pour passer cette journée champêtre, puisque nous avons eu la bonne chance de les retrouver.

— Ma vénérable mère, la noble Yakouna, a dit à haute voix ce que je pensais tout bas, répondit Fûten en s’inclinant avec un sourire devant les deux amis.

— Eh bien, c’est entendu, s’écria Boïtoro, et fasse le ciel que cette journée ne soit pas la seule que nous passions ensemble ! »

Fûten fit une joyeuse cabriole et s’enfuit en courant à travers le bois.

Bientôt toute la compagnie s’enfonça sous les ombrages avec de petits cris de joie, et cette allure d’oiseaux envolés que prennent les habitants des villes en arrivant à la campagne.

On cherchait une bonne place sur l’herbe pour déjeuner. Chacun criait qu’il avait trouvé le plus joli coin, et l’on courait de-ci de-là, gaiement.

Mais Boïtoro avait rejoint Fûten, le frère des jeunes filles ; c’était un joyeux garçon à la face ronde, marqué de petite vérole, aux lèvres épaisses, au regard malicieux sous ses paupières bridées. Il avait relevé sa robe et fixé un de ses pans dans sa ceinture, pour ne pas être, en gambadant, incommodé par les broussailles ; on voyait à nu ses mollets bruns et nerveux.

— « Tu n’as pas de frère, seigneur Fûten ? dit Boïtoro en marchant à côté du jeune homme.

— Je n’ai pas de frère, c’est moi le chef de la famille, dit Fûten, en se donnant un air d’importance comique.

— Et tu te plais dans la société exclusive des femmes ?

— Le poisson nage dans la rivière où il est né ! Pourtant je prie tous les jours la déesse Soleil de m’envoyer deux beaux-frères de mon goût.

— Avec la beauté dont sont douées tes sœurs, Ten-Sio-Daï-Tsin aura peu de chose à faire pour te protéger.

— Ah ! tu ne les connais pas ! s’écria Fûten, en mordant ses lèvres pour ne pas rire ; elles sont coquettes, capricieuses, dépensières, au point d’effrayer le mari le plus généreux.

— Eh bien, je serais heureux de me soumettre aux caprices de Yamata, » dit Boïtoro en poussant un soupir.

Fûten devint tout à coup sérieux.

— « Si c’est au chef de famille que tu parles, dit-il, ne plaisantons plus. Tu voudrais épouser ma sœur : qui es-tu d’abord ?

— Je parlerai en mon nom et au nom de mon ami Mïodjin qui aime ta plus jeune sœur, dit Boïtoro : nous ne sommes pas parents, et pourtant il est toute ma famille comme je suis toute la sienne : tous deux orphelins, nous nous sommes connus sur les bancs de l’école et nous nous sommes aimés, il est samouraï[1] ! comme moi, nos fortunes sont suffisantes et nous en sommes maîtres depuis quelques mois. Voici un an que nous aimons secrètement tes sœurs et nous étions revenus ici pour conclure les mariages.

— Eh bien, je songerai à cela, dit Fûten, » et il reprit son air enjoué et se mit à courir parmi les arbres, défiant Boïtoro de l’attraper.

On avait choisi le lieu du repas, et les serviteurs l’entouraient de nattes de roseaux qui formaient comme une muraille. Ils étalaient aussi des nattes sur l’herbe épaisse et y disposaient les provisions sur de petites tables basses, en laque noire fleurie d’or. Des bouilloires, des bols de porcelaine à ramages bleus, les mets chauds fournis par l’aubergiste, le riz, le saké, couvrirent bientôt le sol.

La chanteuse de légendes, après avoir installé son pupitre orné de deux gros glands rouges et appuyé contre le pupitre le biva silencieux, se promenait en cueillant des fleurs. Les nouveaux amis causaient par groupes. Mais bientôt la mère de famille frappa dans ses mains en criant :

— « C’est prêt ! c’est prêt ! »

Et tout le monde se rassembla, s’accroupit en rond, et l’on s’arma de petits bâtonnets, de laque ou d’ivoire, que l’on tient d’une seule main et que l’on fait manœuvrer comme des pinces. Chacun attaqua le repas.

Boïtoro était très gai ; il riait et plaisantait avec son futur beau-frère, tout en dévorant des yeux la belle Yamata. Mizou, elle aussi, semblait heureuse : elle regardait Mïodjin en dessous avec des demi-sourires ; mais celui-ci, pâle et silencieux, tenait ses regards obstinément baissés et mangeait à peine.

Yamata, elle non plus, ne mangeait rien.

Fûten avait dit quelques mots à l’oreille de la chanteuse de légendes qui avait accordé son biva et chantait maintenant des vers qu’elle improvisait. Ces vers se rapportaient aux préoccupations secrètes de tous ; ils parlaient de jeunes gens, assis sur l’herbe, dînant ensemble pour la première fois. Songeant au repas de famille qui rassemble chaque jour ceux qui s’aiment, ils buvaient du saké dans des tasses emmaillotées de paille, mais pensaient qu’il serait plus doux de vider le joli vase à deux goulots où l’on boit le jour des noces.

— « Qui sait ce qui arrivera ? dit-elle, en terminant. Cela dépend du dieu des vents, il soufflera ici ou là, rassemblant ou séparant. »

Cette allusion au nom de Fûten, qui est aussi celui du Génie des vents, était transparente ; tous levèrent les yeux vers Fûten avec des sourires.

— « Allons, s’écria-t-il gaîment, il faut offrir quelques libations à ce génie capricieux afin qu’il souffle au gré de chacun. Reçois ceci, Fûten. »

Et il vida d’un seul trait une pleine coupe de saké.

Toute la société se prit à rire, hormis Yamata et Mïodjin.

Le repas se prolongea longtemps, puis l’on dansa autour des restes. Fûten proposa la ronde du riz : mais il était seul à en connaître les figures nombreuses et compliquées, on s’embrouilla, on s’essouffla et chacun finit par s’étendre sur l’herbe pour sommeiller.

Le soir, on illumina les embarcations et on s’en revint lentement vers la ville. Les deux barques glissaient côte à côte, balançant leurs grosses lanternes rondes. La chanteuse de légendes effleurait distraitement les cordes de son instrument.

Du côté de la ville une grande lueur s’épandait dans le ciel : c’était Tokyo qui s’allumait. À mesure qu’on s’en approchait, une rumeur grossissait : des cris, des musiques. À chaque moment, des pièces d’artifices éclataient dans l’air.

— « La fête dure encore, » disait Fûten debout à l’avant du bateau.

Les bords du fleuve étaient obscurs cependant. Les magasins, les entrepôts, les bureaux d’expédition, qui l’enferment entre les files de leurs bâtisses régulières soulevées sur des pilotis, n’avaient pas une lumière ; le feston ininterrompu, formé par leurs toitures, se découpait en noir sur les clartés vives des rues voisines.

Les barques passèrent sous un pont très vaste, courbé comme un arc tendu ; puis, bientôt, elles s’engagèrent dans un large canal, et enfin dans un canal plus petit où elles s’arrêtèrent ; la demeure des jeunes filles étant peu éloignée, on devait s’y rendre à pied.

— « Nous allons vous reconduire, dit Boïtoro, nous saurons ainsi où votre maison est située.

— Tâchons de ne pas nous perdre dans la foule, dit Fûten, et gare aux voleurs ! »

Et ils prirent leur élan, pour s’engager au milieu de la cohue, comme s’ils se jetaient dans des flots agités.

De toutes parts, les lanternes multiformes, multicolores, qui décoraient les maisons, jetaient leurs lumières et faisaient briller les broderies, les riches étoffes des toilettes des promeneurs. Au sommet de longues tiges de bambous, alignées de chaque côté des rues, étaient suspendues tantôt de minces banderoles en soie, en papier doré, tantôt des houppes de crins, des plumets, des pompons ; ailleurs, c’étaient des poissons en paille laquée, attachés par les ouïes et qui se balançaient au haut d’un mât. De longues bannières flottantes montraient et cachaient tour à tour, selon le caprice du vent, des armoiries, des fleurs, des animaux fantastiques, brodés dans leurs plis, ou bien, immobiles, tendues qu’elles étaient sur des cadres de roseaux, laissaient voir de gigantesques personnages : dieux, souverains, guerriers illustres ; ou encore, en caractères d’or, des sentences, des satires, des vers fameux. Les marchands d’objets d’art, de bronze, d’émaux, avaient mêlé à leur brillant étalage des armes rares, des casques, des armures toutes montées, qui prenaient l’aspect étrange d’insectes géants.

À chaque moment passaient des bandes de jeunes garçons, portant sur leur épaule un grand sabre de bois laqué. De larges lames, semblables, en carton argenté, recourbées d’une façon bizarre, étaient plantées de loin en loin, dans le sol, par les hampes auxquelles elles étaient fixées. Ces glaives, que les enfants saluaient en passant, figuraient l’arme de Sioki, le héros chéri du peuple dont l’image se répétait dans toutes sortes d’attitudes, sur des milliers de bannières.

Le bruit des pas nombreux, froissant le sol, formait un susurrement continu pareil à celui d’une cascade, et sur cette basse se détachaient les rires, les chants, le gai tumulte de la foule.

Les nouveaux amis mirent plus d’une heure à parcourir l’espace qui les séparait de la maison : ce qui se serait fait, un autre jour, en dix minutes.

On se salua amicalement en se promettant de se revoir bientôt, puis on se sépara.

— « Eh bien ? dit Boïtoro à son ami lorsqu’ils furent seuls, nos affaires sont en bonne voie : pourquoi donc parais-tu si abattu ?

— Tu sais que j’aime à enfermer en moi-même mes impressions, dit Mïodjin ; il me semble que je perdrais quelque chose de ma joie, si je la laissais s’évaporer au dehors. »

III

Le lendemain, dès le matin, les deux amis sortirent dans la campagne et se mirent à la recherche d’un joli arbuste, assez semblable au nerprun, dont le feuillage reste toujours vert.

Lorsqu’ils eurent trouvé l’arbuste, ils tirèrent leur sabre et coupèrent chacun une branche. Mais, après un instant de réflexion, Mïodjin rejeta la sienne dans le buisson.

— « Pourquoi fais-tu cela ? dit Boïtoro.

— Parce qu’il ne serait pas convenable de demander les deux jeunes filles en même temps, dit-il ; lorsque le sort de l’aînée sera fixé, il sera temps de songer à la plus jeune.

— C’est juste, dit Boïtoro en baissant la tête ; mon pauvre ami, ton bonheur va donc être retardé.

— J’attendrai, » dit Mïodjin avec un triste sourire.

Ils revinrent à la ville et gagnèrent la maison où habitaient les jeunes filles.

Boïtoro se fit prêter un escabeau par un marchand voisin et se mit en devoir d’accrocher la branche verte au-dessus de la porte d’entrée de la maison de Fûten ; puis il s’éloigna, et tous deux allèrent se poster, en observation, à l’angle de la rue.

Bientôt un serviteur, qui sortait de la maison, leva le nez, vit la branche suspendue, ce qui le fit rentrer précipitamment. Quelques instants après toute la famille sortit à son tour, regarda la branche quelques instants, puis rentra.

— « Hélas ! gémit Boïtoro, qui ne quittait pas la maison des yeux, serai-je refusé ? »

Mais la porte se rouvrit : une servante, portant un marchepied en laque verte, parut, suivie de Yamata, pâle d’émotion. Soutenue par la servante, la jeune fille monta lentement le marchepied, détacha la branche, et l’emporta dans la maison.

— « Elle m’agrée ! elle m’agrée ! » s’écria Boïtoro, qui traversa la rue en courant pour entrer chez sa fiancée.

Et, tout à son bonheur, il ne vit pas le trouble de Mïodjin qui, au lieu de le suivre, s’appuya à la muraille les yeux pleins de larmes.

IV

Le jour fixé pour les noces de Yamata et de Boïtoro se leva, et les invités, dans leurs toilettes les plus brillantes se rendirent au logis de la fiancée. Elle les reçut avec un sourire triste, très pâle, dans sa robe nuptiale.

Boïtoro était grave et heureux, Fûten avait mis momentanément une sourdine à sa gaîté bruyante ; la mère de la mariée essuyait une larme. Mïodjin, qui était venu malgré une forte fièvre, s’empressait avec une sorte d’affectation autour de la jeune Mizou.

Quand tout le monde fut arrivé, les cérémonies commencèrent : on se rassembla dans la cour intérieure de l’habitation, au milieu de laquelle un grand feu flambait.

Deux jeunes filles, vêtues de robes d’azur brodées de grands papillons d’or, s’avancèrent gracieusement. Ces jeunes filles représentaient un couple de ces jolis insectes, tout ailes, tout amour, qui symbolisent la félicité conjugale. Elles tenaient chacune une anse d’une grande corbeille pleine de jouets d’enfants, qu’elles jetèrent successivement dans le brasier.

— « L’enfant joueur n’est plus, disait l’un.

— La fillette se transforme en femme, comme la chrysalide devient papillon.

— Les poupées ont vécu, désormais tu berceras tes fils.

— Tu souriras à ton époux, tu surveilleras le ménage. »

Et les jouets l’un après l’autre tombaient dans la flamme qui pétillait. Lorsqu’il n’en resta plus un seul, les deux papillons frappèrent dans leurs mains, en criant :

— « Partons ! partons ! »

Alors la mère de famille éclata en sanglots ; Mizou souleva sa large manche, lourde de broderies, jusqu’à la hauteur de ses yeux ; Fûten baissa la tête, tandis que Yamata se cachait le visage dans ses voiles blancs. Cette toilette nuptiale, couleur de deuil, signifiait que la jeune fille était morte désormais pour sa famille, qu’elle était toute à l’époux qui devenait son maître.

Les invités alors sortirent dans la rue et firent cortège à la fiancée se rendant à la demeure de son mari.

Boïtoro et Mïodjin s’étaient échappés sans être vus, et l’époux était déjà chez lui, installé dans le salon d’honneur, lorsque le cortège arriva. Il reçut sa femme avec les marques de l’estime et de la joie la plus profonde, puis engagea les invités à boire du saké et à se divertir ; mais les jeunes filles papillons conduisirent les fiancés devant les images des dieux domestiques appendus à la muraille. Ils durent s’accroupir là, en face l’un de l’autre, et vider, jusqu’à la dernière goutte, un petit vase de métal plein de saké. Ce vase, que tenait une des jeunes filles par un long manche, avait deux goulots. Chacun des fiancés buvait à celui qui était à la hauteur de ses lèvres.

« — C’est ainsi que côte à côte vous boirez la vie, disaient les papillons.

— La même liqueur vous désaltérera, douce ou amère.

— Tout est commun désormais entre vous, joies et peines.

— Buvez, buvez ! Les premières gorgées sont enivrantes.

— Faites que rien ne trouble le breuvage, que rien ne l’aigrisse et ne le change en poison.

— Qu’il soit au contraire, jusqu’à la dernière goutte, un philtre d’amour et de bonheur ! »

Les époux se relevèrent, ils étaient unis pour la vie.

Tous les assistants se répandirent alors dans les appartements, pour admirer le superbe trousseau de la mariée qui y était exposé, ainsi que les meubles qu’elle apportait : nattes, paravents, miroirs de toilettes, coffrets de laque, ustensiles de cuisine. Puis on servit le repas dans une galerie donnant sur le jardin.

Vers la fin du dîner, lorsque tout le monde fut ivre, Yamata, qui avait tenu ses yeux constamment baissés, les releva et chercha Mïodjin du regard. Elle l’aperçut à quelque distance presque en face d’elle. La contraction douloureuse et la pâleur de son visage l’effrayèrent, et elle lui fit un signe pour lui indiquer qu’elle voulait lui parler, mais le jeune homme ne la vit pas, il s’était levé et dirigé vers le jardin. Yamata se leva aussi et le suivit. Elle le chercha quelques instants dans le jardin obscur, un sanglot étouffé le lui fit découvrir, il s’était jeté à plat ventre sur l’herbe, et pleurait la tête dans ses mains.

— « Frère ! frère ! dit Yamata en s’agenouillant près de lui. Tu pleures, hélas ! qu’as-tu donc, que t’est-il arrivé ? »

Le jeune homme se releva vivement :

— « Toi, toi ici ? s’écria-t-il ; ah ! laisse-moi ! laisse-moi ! Je ne suis plus maître de mon cœur, ma douleur trop longtemps contenue le brise, elle déborde, je ne puis plus la retenir, et tu ne dois pas la voir.

— Ne suis-je pas ta sœur ? dit Yamata doucement. Aurais-tu de l’aversion pour moi que tu ne veux pas me permettre de partager tes chagrins ?

— Mais tu n’as donc rien deviné, cruelle, s’écria Mïodjin, que tu as le cœur de venir ainsi m’insulter par ton bonheur ?

— Mon bonheur !

— Tu n’as donc pas compris que depuis un an je t’aime de toute mon âme et que depuis un mois je souffre des tortures sans nom ? »

Yamata poussa un cri sourd et chancela un instant.

— « Il m’aimait ! murmura-t-elle.

— Boïtoro t’aimait, lui aussi, et il était plus digne que moi de ton amour : j’ai voilé ma pensée pour ne pas attrister sa joie ; mais à présent, tu l’aimes, tu es sa femme ; mon cœur peut bien éclater et laisser couler tout son sang. Va-t’en ! laisse-moi pleurer, laisse-moi mourir !

— Hélas ! hélas ! qu’avons-nous fait, Mïodjin ? s’écria Yamata en éclatant en sanglots. Moi aussi, depuis un an je t’aimais ; mais ma jeune sœur était folle de toi, et j’ai caché mon amour pour ne pas gêner le sien. »

Les deux jeunes gens, atterrés par cet aveu, se regardèrent longtemps en silence, dans la demi-obscurité, chancelants, étourdis.

Tout à coup Mïodjin saisit les mains de Yamata.

— « Viens, lui dit-il, d’une voix basse et frémissante, viens, fuyons ! Je suis ton maître puisque tu m’aimes : ici, c’est l’enfer pour nous ; hors d’ici, le bonheur est partout, puisque nous serons ensemble ; viens, partons.

— Y songes-tu, ami ? dit la jeune fille à travers ses larmes. C’est trop tard, nous sommes perdus, nous sommes comme morts : je suis la femme de Boïtoro !

— Pourquoi as-tu fait cela ? pourquoi l’avoir accepté ?

— Ah ! pour mille raisons qui me paraissent mille pièges aujourd’hui. J’avais laissé voir à ma sœur que j’aimais un des étrangers rencontrés à l’auberge des Roseaux en fleurs ; que sais-je ? je me suis persuadé que c’était elle que tu recherchais, j’ai craint d’éveiller ses soupçons en refusant Boïtoro ; d’ailleurs on m’eût imposé un autre époux, celui-là du moins était ton ami.

— Et tu crois que je vais ainsi me laisser écraser le cœur, sans un cri, sans une révolte ?

— Un cri les avertirait du mal qu’ils nous font, et, pour être heureux, ils doivent l’ignorer. Nous sommes les victimes, ami : subissons la destinée, ne devenons pas bourreaux. Ma sœur t’adore ; lui, semble m’aimer profondément. Ne leur faisons pas souffrir ce que nous souffrons. Sacrifions nos plaintes vaines à leur bonheur, puisque notre malheur, à nous, est irréparable.

— Non, non ! s’écria Mïodjin, pourquoi seraient-ils heureux plutôt que nous ? Viens, fuyons ces lieux : tu m’aimes, après ces mots-là tous les autres sont pour moi vides de sens. »

Yamata dégagea ses mains que le jeune homme tenait toujours dans les siennes.

— « Mïodjin, dit-elle, aurais-tu moins de courage qu’une femme ? »

Il baissa la tête en silence et appuya la main sur ses yeux, et après un moment il dit d’une voix plus froide :

— « C’est bien, ma sœur, tu as l’âme d’un héros, je ne serai pas au-dessous de toi. Je suis au bord du gouffre sans fond où toute ma part de bonheur s’est abîmée, le faible espoir qui me restait encore vient d’y tomber à son tour. Je me soumets, ordonne : que dois-je faire ?

— Tu dois épouser ma sœur, dit Yamata en cherchant à raffermir sa voix mouillée de larmes ; tu dois la rendre heureuse par amour pour moi, comme j’aimerai mon époux en souvenir de toi.

— J’obéirai si j’ai la force de vivre, dit Mïodjin ; j’achèverai le sacrifice qu’une tendre amitié nous a imposé. Dès demain j’accrocherai à sa porte le rameau emblématique.

— Merci, dit-elle, tu es un homme. Le ciel nous récompensera, dans une autre existence, d’avoir su, par dévouement, renoncer au bonheur terrestre. Adieu, mon frère ! adieu !

— Adieu ! adieu ! » murmura Mïodjin tandis que Yamata éperdue s’enfuyait en pleurant.

Et lorsqu’il ne vit plus voltiger son voile blanc à travers les arbres, il se jeta de nouveau sur le gazon, pour étouffer le bruit déchirant de ses sanglots.


LA
TUNIQUE MERVEILLEUSE


LA
TUNIQUE MERVEILLEUSE

HISTOIRE CHINOISE

I

Un matin du plus froid hiver dont se souviennent les habitants de Nankin, une bande de jeunes gens descendaient de la ville noble, vers le faubourg de Tsié-Tan, avec un grand bruit de voix et d’éclats de rire. Il faisait à peine jour, aucune boutique ne s’ouvrait encore ; les rues étaient désertes, et un tel froid retenait au lit les dormeurs que, pour être levé à une pareille heure, il fallait ne pas s’être couché.

C’était le cas de ces jeunes hommes, qui faisaient claquer leurs semelles sur les dalles des rues et conversaient bruyamment sans respect pour le sommeil d’autrui, ils venaient de boire et de se divertir toute la nuit à l’occasion du mariage d’un de leurs amis. Échauffés par le vin de riz, ils ne sentaient pas le froid contre lequel les protégeaient d’ailleurs les plus belles et les plus chaudes fourrures. Les uns avaient leur manteau de soie doublé de renard noir, d’astrakan blanc, de rat de Chine, les autres de peau de lynx, de cerf ou de pélican ; un seul portait, comme s’il eût été prince, du dragon de mer, cette merveilleuse fourrure qui n’a pas sa pareille. Tous avaient des bottes de satin noir fourrées, et des capuchons de velours, plus ou moins brodés, par-dessus leur calotte.

Ces jeunes gens étaient arrivés au faubourg Tsié-Tan, tout en continuant à rire et à causer.

— « Chut ! mes amis, nous approchons, » dit, un doigt sur ses lèvres, celui qui marchait en avant.

Ce jeune homme était le moins somptueusement vêtu de la joyeuse bande, mais c’était le plus charmant de visage et de tournure.

— « Cœur-de-Rubis a raison, dit un autre ; adoptons l’allure silencieuse des poissons qui glissent dans le fleuve blanc.

Tous se turent et se mirent à marcher avec des précautions exagérées le long de la muraille.

— « Voici la maison de mon oncle, » reprit Cœur-de-Rubis, cent pas plus loin.

— « Chut ! » fit toute la bande, avec un ensemble qui produisit un bruit pareil à celui du vent dans les roseaux.

Cœur-de-Rubis appela d’un geste un esclave qui suivait à quelque distance les jeunes seigneurs ; l’esclave s’avança, il portait un rouleau de papier de diverses couleurs et un pot de colle.

On déroula les papiers, et, avec des rires étouffés, les jeunes fous s’approchèrent de la maison désignée par Cœur-de-Rubis.

Elle était d’assez belle apparence, mais délabrée et mal entretenue. L’émail vert de la petite toiture retroussée aux angles, qui formait auvent au-dessus de la porte, était écaillé et manquait par places ; les murs se fendillaient, et l’on ne distinguait plus de quelle couleur ils avaient été peints, sous les mille éclaboussures qui la couvraient. La rouille dévorait la tortue de fer qui servait de marteau ; on voyait enfin que le propriétaire refusait à sa demeure les réparations qu’elle réclamait impérieusement.

Une affiche, d’un beau rouge pourpre éclatant, apparut bientôt sur le ton sale de la porte. De gros caractères élégamment tracés s’alignaient en colonnes.

« Chaque être, chaque chose, disaient-ils, porte le nom qui lui convient ; jamais on n’a vu une souris se faire appeler cheval, ni un monceau de fumier prendre le nom d’une fleur parfumée. Alors pourquoi San-Ko-Tcheou, le vénérable propriétaire de cette maison, n’est-il pas nommé : l’Avare, le Ladre, l’Esclave-de-ses-sacs, ou de quelque autre titre analogue ? »

Une affiche bleue s’était étendue au-dessous de l’affiche rouge.

« Écoutez une jolie histoire, disait celle-ci. Un vénérable avare du faubourg de Tsié-Tan fut prié à dîner par un seigneur de la haute ville : l’avare accepta l’invitation, et, le jour venu, mangea avec grand appétit et but au point qu’il fallut le rapporter chez lui. Les convives qui assistaient au dîner se hâtèrent, l’un après l’autre, de rendre au noble seigneur sa politesse ; chaque fois l’avare fut invité, et il dîna successivement chez tous les convives du noble seigneur. Depuis lors, bien des lunes se sont écoulées, et chaque matin le noble seigneur interroge ses esclaves. »

— « N’est-il pas venu une invitation de la part du vénérable avare ?

— « Non, maître.

« Et le seigneur fronce le sourcil. Quelquefois il fait battre ses esclaves, mais ceux-ci jurent sur les mânes de leurs ancêtres qu’ils n’ont point égaré l’invitation, car elle n’est jamais venue. A-t-on jamais entendu parler, dans l’empire du Milieu, d’un pareil oubli des convenances ? »

Le jeune homme dont les épaules étaient élargies par la douce épaisseur du Dragon de Mer, s’appuyait sur Cœur-de-Rubis, et relisait la seconde affiche.

— « Ami ! ami ! dit-il à demi-voix, faut-il que nous t’aimions pour nous exposer ainsi à nous voir forcés de goûter à la cuisine de ton oncle vénérable !

— Certes, dit Cœur-de-Rubis, l’ordinaire des mendiants et vagabonds qui sortent le matin de la maison des Plumes de Poules[2] est préférable à celui où l’avarice a réduit mon malheureux oncle ; le fricot que se préparent les prisonniers, de leur main un instant désenchaînée, vaut mieux encore que celui fricassé par le pauvre Koo-Li, qui a bien de la vertu de ne pas dévorer avant de la servir la maigre pitance dont il n’a que les restes.

— Aïe ! aïe ! Tu nous épouvantes, dit l’un des jeunes gens, mais nous serons courageux. Que ne ferait-on pour obliger un ami ?

— Je ne veux pas votre mort, dit Cœur-de-Rubis en riant, n’allez pas oublier de dîner copieusement avant de vous rendre à l’invitation de mon oncle.

— Bon ! bon ! Nous dînerons d’avance, dirent les jeunes seigneurs en étouffant leurs rires.

— Éloignons-nous, dit l’un d’eux, voici que l’on commence à ouvrir les boutiques et le soleil fait étinceler le givre au bord des toits. »

Cœur-de-Rubis poussa un soupir et leva les yeux vers les treillis rouges d’une fenêtre.

— « Tu vas réveiller Fleur-de-Roseau avec tes soupirs, dit le jeune homme aux belles fourrures.

— Ah ! si je pouvais voir seulement le bout de son ongle ou l’ombre de sa petite main, sur le papier de la fenêtre !

— Allons, patience. Si notre complot réussit, Fleur-de-Roseau sera bientôt ta femme. »

Tous les jeunes gens s’éloignèrent et, avant de disparaître à l’angle d’une rue, ils jetèrent un dernier coup d’œil à la maison de San-Ko-Tcheou.

Quelques passants s’étaient arrêtés devant les affiches et les lisaient en se tenant les côtes de rire. L’un d’eux souleva le marteau de la porte et le laissa retomber bruyamment, puis tous s’enfuirent dans toutes les directions.

II

Une vieille tête pointue et maigre, qui semblait taillée dans un ivoire centenaire, se glissa par l’entre-bâillement d’une fenêtre et regarda au dehors.

Au même moment, un serviteur ouvrit la porte et promena ses regards surpris sur la solitude de la rue.

Ce serviteur était un jeune garçon mince comme une tige de bambou, long, effaré, silencieux. Dès la première lune d’hiver, gelé jusque dans la moelle de ses os, il tremblait toujours comme un chien mouillé, mais il s’imaginait même pas qu’on pût songer à se chauffer. San-Ko-Tcheou l’avait élevé. À l’appel de son maître il se précipitait désespérément, les bras étendus, comme si un malheur était arrivé, et recevait l’ordre sans rien dire. Il remuait seulement ses grands yeux épouvantés, et repartait subitement avec le même geste de désespoir. Pour lui, la vie était quelque chose d’incompréhensible et de terrible.

À la vue de ces affiches bariolant la porte, il sortit de son mutisme ; les bras au ciel, il poussa une longue exclamation.

— « Qu’est-ce donc, Koo-Li ? dit le vieillard qui regardait d’en haut.

— Venez, venez, » s’écria Koo-Li, qui ne savait plus par quel geste exprimer son effroi.

San-Ko-Tcheou retira sa tête, ferma la fenêtre et descendit. On entendait des grincements de clés et de verrous tirés.

— « Quoi donc ? Quoi donc ? dit l’avare en apparaissant dans le cadre de la porte. Nous a-t-on volé la tortue de fer ou quelque autre ornement extérieur ? »

Koo-Li attira son maître dehors et referma à demi la porte pour bien la mettre en lumière ; puis il appuya ses mains sur ses tempes, comme s’il eût voulu empêcher sa tête d’éclater en face d’un pareil malheur.

— « Oh ! oh ! s’exclama l’avare, prend-on ma maison pour le pilier public, ou bien quelque poète sans renommée a-t-il choisi ma porte pour éditeur ? En ce cas, il me payera une redevance. »

Et San-Ko-Tcheou, tirant de la manche de sa houppelande en peau de mouton râpée jusqu’au cuir une énorme paire de lunettes, se la campa sur le nez.

À mesure que le sens des caractères arrivait à son esprit, le visage de l’avare s’allongeait démesurément comme s’il eût été reflété par une de ces boules en cuivre poli qui ornent les balustrades.

— « Hein ! on m’insulte, murmura-t-il, on me couvre de honte, on me déshonore, moi, un homme vénérable qui ai passé soixante ans et qui mérite le respect ! Avare ! ladre ! et cela parce que je suis pauvre et économe ! »

Les passants, de plus en plus nombreux, s’arrêtaient curieux. San-Ko-Tcheou arracha les affiches et fut sur le point de les jeter dans le ruisseau ; mais il se ravisa en songeant que l’on pourrait en faire du feu. Il rentra chez lui en fermant la porte avec colère.

— « Que se passe-t-il donc, père ? pourquoi sembles-tu irrité ? dit une jeune fille toute pâle de froid, qui entra d’un autre côté dans le salon d’honneur, au moment où San-Ko-Tcheou y pénétrait.

— Faites donc le bien, s’écria le vieillard très animé. Recueillez des orphelines comme j’ai recueilli Fleur-de-Roseau. Soyez poli avec tout le monde, charitable comme Miaou-Chen[3], — n’ai-je pas, l’an dernier, distribué un bol de riz entre toute une armée de mendiants ? — pour être traité comme l’on me traite, pour recevoir cette récompense ! »

Et il jeta au milieu du salon les deux affiches dont il avait fait une boule.

Fleur-de-Roseau les ramassa et les déplia. Tandis qu’elle les lisait en tâchant de reconstruire le sens à travers les déchirures, Koo-Li jeta quelques charbons ardents dans un grand réchaud de cuivre à moitié empli de cendres. Mais ce maigre feu, par un froid pareil, était une amère ironie ; il semblait geler lui-même dans cette grande pièce glaciale, que cinquante réchauds eussent à peine chauffée.

Cette salle avait été décorée jadis par les parents de San-Ko-Tcheou, et gardait encore un air d’élégance. Une frise de bois rouge, toute découpée, courait autour des murs près du plafond, où des poutrelles autrefois peintes et dorées s’entre-croisaient. La tenture était une vieille étoffe toute déteinte ; mais on apercevait encore des traces de broderies. Seuls les meubles en bois de fer sculptés s’étaient embellis en vieillissant, mais quelques-uns boitaient. Dans un enfoncement élevé d’une marche apparaissait le banc d’honneur, sur lequel on fait asseoir les visiteurs ; il était recouvert d’un petit matelas plat comme une galette, que cachait une natte en fibre de bambou toute effilochée. C’était dans ce coin un peu abrité des vents coulis que Fleur-de-Roseau se tenait le plus souvent : elle transportait là le réchaud et déployait devant l’ouverture de l’enfoncement un vieux paravent dont la laque s’écaillait. Des poutrelles du plafond pendaient çà et là quelques grosses lanternes poussiéreuses.

— « Eh bien ! père, dit Fleur-de-Roseau en levant vers San-Ko-Tcheou ses grands yeux obliques frangés de cils superbes, il est bien facile de faire cesser cet affreux scandale ; il faut rendre à vos amis la politesse qu’ils vous ont faite.

— C’est cela que tu as trouvé ? dit le vieillard en haussant les épaules.

— Songez à votre dignité. Oseriez-vous paraître dans la rue avec la crainte d’être insulté par les passants ?

— Puisque j’ai arraché les affiches, on ne les lira pas.

— Peut-être les a-t-on lues déjà, » dit la jeune fille.

San-Ko-Tchcou baissa la tête un instant, mais il n’était pas encore bien convaincu.

— « Koo-Li, s’écria-t-il, va donc rôder sur le marché, et tâche de savoir si l’on est au courant de mon malheur. »

Koo-Li leva les bras au ciel et s’enfuit. L’avare se mit à marcher à grands pas par la chambre autant pour se réchauffer que pour calmer son agitation. Mais le jeune serviteur ne demeura pas longtemps absent ; il rentra précipitamment, tout effaré, les vêtements souillés de neige à demi fondue.

— « On sait, dit-il ; méchants ! Koo-Li battu. »

Le pauvre garçon, lui, était avare de paroles ; il ne prononçait que les mots indispensables.

— « Comment ! on t’a battu, mon pauvre Koo-Li ? » dit Fleur-de-Roseau.

Koo-Li fit signe que oui et montra les projectiles de neige qui s’étaient écrasés sur lui.

— « Il faut se soumettre, dit San-Ko-Tcheou en soupirant, ils seraient capables de me traiter de même. Tous ces gens-là veulent ma ruine et ma mort !

— Voyons, père, vous ne mourrez pas pour avoir donné un dîner une fois dans votre vie.

— Ah ! toi, si on t’écoutait, s’écria l’avare, nous serions bientôt réduits à la mendicité. On dirait vraiment que tu me crois riche. »

La jeune fille eut un sourire, mais, sans répondre, elle alla prendre du papier rouge dans un tiroir.

— « Allons, faites vos invitations, dit-elle.

— Voilà bien longtemps que je n’ai tenu un pinceau, dit San-Ko-Tcheou ; la main me tremble, écris toi-même. »

Fleur-de-Roseau s’assit et saisit le pinceau entre ses petits doigts aux ongles longs.

L’opération fut laborieuse. À mesure que Koo-Li délayait le bâton d’encre, l’encre gelait. La jeune fille disait tout haut les noms qu’elle traçait sur le papier rouge. Chaque nom arrachait un soupir à San-Ko-Tcheou.

— « Celui-là, c’est un avale-tout, disait-il, il mange jusqu’à ce qu’il étouffe ; cet autre est altéré comme le sable des steppes de Tartarie ; quant à celui-ci, il jette à poignées les liangs d’or comme si c’étaient des cailloux ; le jour où j’ai dîné chez lui, on n’a pas servi moins de quatre-vingt-douze plats ; te souviens-tu ! Koo-Li ?

— Oh oui ! » fit Koo-Li, les yeux au ciel.

Il avait partagé avec les autres serviteurs les reliefs du festin, et s’était donné ce jour-là une délicieuse indigestion, la seule qu’il eût eue de sa vie.

— « N’oublions pas d’inviter votre neveu Cœur-de-Rubis, dit la jeune fille. Il a la langue bien pendue, et, tandis qu’il parle, on oublie de manger. »

Cette raison sembla décider San-Ko-Tcheou, qui avait fait d’abord un geste de dénégation.

— « A-Mi-To-Fo ! s’écria-t-il lorsque les invitations furent prêtes, que voilà une belle aventure ! N’était-ce pas assez d’avoir à nous nourrir nous-même ? Faut-il donc encore donner la becquée à ces jeunes fous qui, non contents de leur faim de lion, prennent des drogues pour s’aiguiser l’appétit ? Ah ! je voudrais les voir tous par-delà le pont d’or de Pou Tien[4]. »

Koo-Li, tout frissonnant de froid, prit les papiers rouges soigneusement plies et s’apprêta à les porter à leur adresse ; son maître le retint par un pan de sa robe.

— « N’oublie pas de tendre les pièges à rats, dit-il ; nous ne manquerons pas d’attraper une demi-douzaine de ces rongeurs, et cela servira à quelques fricassées. »

III

Quelques jours plus tard, vers la cinquième heure du soir, Cœur-de-Rubis entra dans le salon de son oncle.

Comme proche parent, il lui était permis d’arriver ainsi avant les autres invités et d’entrer sans se faire annoncer.

Fleur-de-Roseau était en ce moment occupée à faire rapidement une reprise dans une vieille nappe de soie jadis blanche, maintenant toute jaune et mangée des vers.

Elle poussa un cri et se cacha vivement le visage derrière la large manche de sa robe, en voyant un homme entrer.

— « Ne fuis pas, je t’en prie, ma jolie cousine, dit Cœur-de-Rubis en s’arrêtant de l’autre côté de la table. Je suis venu en avance, dans l’intention de te parler un instant.

— Auriez-vous donc du mépris pour moi, seigneur, dit Fleur-de-Roseau toujours à l’abri des regards derrière son bras levé, que vous me parlez ainsi qu’on le fait aux femmes vulgaires et sans pudeur ?

— Je te parle simplement et avec sincérité, dit le jeune homme. Le temps me manque pour les belles phrases et les manières que commandent les usages. Sache que depuis bien longtemps mon cœur n’est empli que de toi, FIeur-de-Roseau, et que je désire savoir si tu veux bien m’aimer et approuver les projets que j’ai conçus, ou si je ne suis bon qu’à m’accrocher à quelque poteau, un cordon de soie au cou.

— Hélas ! mon noble parent, vous vous moquez d’une pauvre fille qui n’a pas d’esprit pour se défendre. Vous n’avez jamais entendu parler de moi, et je ne crois pas avoir commis la faute de laisser voir mon visage ; donc votre amour ne peut exister, et les propos que vous me tenez sont offensants.

— J’ai vu vingt fois ton délicieux visage, dit Cœur-de-Rubis. Je suis criminel, c’est vrai, mais je suis bien puni de t’avoir vue en ne te voyant pas toujours.

— Vous connaissez mon visage ? s’écria la jeune fille, qui, dans sa surprise, découvrit son front et ses yeux.

— Vous ne vous doutiez pas, lorsque les soirs d’hiver vous travailliez près de votre lampe derrière votre fenêtre close, que quelqu’un guettait, sans prendre garde à la bise mordante. Tenez, c’est là, du côté du jardin. J’escalade le mur que mon oncle a fait hérisser de pointes de fer. Je me cramponne, et je regarde. Votre ombre se projette nettement sur le papier huilé de la fenêtre. Je vois vos traits délicats, vos longs cils, vos cheveux abondants, jusqu’à la petite mèche qui boucle sur votre nuque. Je suis les mouvements de votre corps souple lorsqu’il se baisse vers le métier ; je vois votre main mignonne s’élever et redescendre, tirant l’aiguille ou piquant le point. Quelquefois, vous soufflez dans vos doigts engourdis de froid, et je maudis l’infâme avarice de votre père adoptif. Il arrive aussi que vous placez la lampe entre la fenêtre et vous, alors je ne vous vois pas. Ces jours-là je m’éloigne avec des larmes plein les yeux. »

Fleur-de-Roseau, émue et rêveuse, laissa retomber son bras, ne songeant plus à se cacher.

— « Ah ! murmura-t-elle, si j’avais su, pendant ces longues soirées si tristes, que quelqu’un songeait à moi avec tendresse, je n’aurais senti ni le froid qui me glaçait les doigts ni l’ennui qui me rongeait le cœur ! »

Le jeune homme regardait avidement sa cousine qu’il n’avait jamais vue en somme que de profil. Et quel charme nouveau lui donnaient l’éclat du teint et le sombre velours des yeux !

— « Vous êtes plus belle encore que je ne l’avais cru, dit-il d’une voix tremblante ; je n’ose vous demander de me regarder, tant j’ai peur que ma personne vous déplaise.

— Je vous dois un aveu, à mon tour, dit Fleur-de-Roseau en souriant ; voyez ce paravent derrière lequel je me cache d’ordinaire. Il y a là une petite déchirure que j’ai faite avec mon ongle pour vous regarder tout à mon aise pendant les rares visites que vous faites à mon père.

— Serait-il possible que, tandis que je pensais à vous nuit et jour, vous pensiez aussi à moi ? »

La jeune fille ne répondit que par un léger soupir et en baissant les yeux.

— « On vient, dit Cœur-de-Rubis, en prêtant l’oreille à un bruit de pas qui se faisait entendre dans la rue ; un mot encore, j’ai le projet de me faire donner par mon oncle la somme d’argent indispensable aux premiers frais d’un ménage ; si je réussis, consentez-vous à devenir ma femme ?

— Puisque vous avez vu mon visage, dit Fleur-de-Roseau en baissant de nouveau les yeux, je ne puis avoir d’autre époux que vous. »

Et elle s’éloigna, aussi vite que le lui permettaient ses tout petits pieds ; mais elle était troublée et triste, car elle savait bien qu’il était moins difficile de décrocher une étoile du ciel que de faire sortir une somme quelconque des sacs de San-Ko-Tcheou.

San-Ko-Tcheou, malgré le froid, vint recevoir ses visiteurs sur le seuil de la porte extérieure.

Les uns arrivaient en palanquin, les autres à cheval ou à pied. À chaque nouveau venu, l’avare dégringolait les trois marches du seuil et se précipitait. Alors, les Tchin-tchin se multipliaient, les poings fermés s’élevaient à la hauteur des yeux, les échines se courbaient, les genoux ployaient à demi.

Le seigneur Pen-Kouen, celui qui portait de si riches fourrures, arriva le dernier ; des serviteurs précédaient son palanquin porté par huit hommes. Pour celui-là, San-Ko-Tcheou s’avança jusqu’au milieu de la chaussée ; il l’aida à descendre, puis mit un genou en terre et lui dit :

— « Depuis longtemps je songeais sans cesse à votre nom qui parfume ! »

Cœur-de-Rubis recevait ses amis avec une joie cordiale et un sourire d’intelligence.

Lorsque tous furent réunis, on ne tarda pas à s’asseoir à table, et l’avare cria de sa voix chevrotante :

— « Allons, Koo-Li, le premier service ! »

Koo-Li, tout effaré, parut et posa sur la table différents bols et plateaux.

— « Prenez de ce lait d’amandes, dit San-Ko-Tcheou, en offrant audacieusement à ses hôtes de l’eau dans laquelle on avait délayé un peu de farine. Puis voici, continua-t-il avec le même aplomb en désignant de mystérieuses fricassées, des pieds de cerf en purée, des estomacs de grues, des chenilles de la canne à sucre ; préférez-vous des nageoires de requin en boulettes, des têtes de grenouilles au gras-vert de tortue, des nids d’hirondelles au sucre candi, ou bien ces bécasses garnies de crêtes de paon, ou ces pattes d’oies, ou ce porc-épic ?

— Quel menu princier, mon oncle ! s’écria Cœur-de-Rubis ; vous faites vraiment à vos invités une réception digne d’eux. »

Les jeunes gens se mordaient les lèvres pour ne pas éclater de rire et évitaient de se regarder, de peur que l’un n’entraînât l’autre à une hilarité de mauvais goût. L’avare continuait son énumération, et dans sa prodigalité, donnait plusieurs désignations au même plat.

Pen-Kouen proposa une santé, afin de pouvoir quitter un instant son sérieux dans le brouhaha qu’elle occasionne.

On se leva, et, chacun tenant sa tasse à deux mains, quitta la table et s’avança au milieu du salon. Les convives, partagés en deux rangs, s’adressèrent les saluts d’usage, puis les tasses furent vidées ; mais, soit par les secousses des rires contenus, soit à cause du dégoût qu’inspirait le liquide aigre et étendu d’eau qu’il fallait avaler, plus de la moitié fut répandu à terre.

On se remit à table. Koo-Li venait d’apporter le second service.

— « Fait-il donc si froid, que vous gardez vos fourrures ? demanda tout à coup Cœur-de-Rubis, qui ne cessait de s’éventer.

— Il demande s’il fait froid, dit San-Ko-Tcheou qui grelottait les genoux serrés, courbé en deux, les coudes rentrés dans les côtes.

— Il a toujours chaud, lui, depuis qu’il possède certain talisman, dit Pen-Kouen, d’un air parfaitement grave.

— Voyez comme il transpire, » s’écria un autre.

Cœur-de-Rubis, tandis qu’on portait les santés, était sorti un instant dehors et avait glissé sous sa calotte une poignée de neige ; l’eau lui coulait en effet sur le front.

— « Est-ce possible ! s’écria l’avare qui regardait son neveu avec stupéfaction ; mais peut-être es-tu malade, reprit-il. Toi, à qui je connaissais un si prodigieux appétit, tu n’as touché à rien.

— Je me porte comme la tour Li-cou-li, mon oncle, dit Cœur-de-Rubis, mais je ne mange plus que rarement et par gourmandise : le talisman qui me chauffe me nourrit aussi.

— Que me chantes-tu là ? dit le vieillard, tu veux rire de moi !

— Oh ! mon oncle, comment pouvez-vous avoir une pareille idée ! Vous ai-je jamais manqué en aucune façon ? Laissons là le talisman. Je retire mes paroles si elles vous ont blessé.

— Du tout, du tout ; mais ce que vous dites est si extraordinaire, que je puis bien m’étonner. C’est incroyable, cependant, comme il a chaud, ajouta-t-il en regardant encore le front ruisselant de son neveu.

— Il est bien heureux, car, malgré nos fourrures, nous sommes gelés, dit Pen-Kouen.

— Où est-il donc, ce talisman ? dit San-Ko-Tcheou.

— C’est tout simplement cette tunique en cotonnade bleue, qui couvre mes épaules.

— Tu voudrais me faire croire que ce vêtement te nourrit et te chauffe !

— Depuis six mois, mon oncle.

— Et où donc en vend-on de pareils ?

— Dans le royaume des Plantes-sans-Fleurs[5]. Vous savez que ces barbares d’Europe possèdent une puissance qui tient du merveilleux. Ils connaissent, sans aucun doute, tous les secrets de la magie : leurs voitures marchent sans chevaux, leurs navires sans voiles ; au moyen d’un fil de fer ils se parlent d’un bout à l’autre de la Chine ; avec des prunelles d’enfant ils fabriquent un outil qui saisit et fixe votre image en une minute[6] ; que ne font-ils pas encore ? Eh bien, entre autres choses, ils possèdent quelques-uns de ces manteaux qui préservent du froid et de la faim.

— En effet, en effet, dit San-Ko-Tcheou à moitié convaincu, ces barbares sont peut-être des démons, ils ont des connaissances surnaturelles ; pourtant cela me semble un peu invraisemblable. D’abord, comment ce manteau est-il en ta possession ?

— Il y a six lunes à peu près, dit Cœur-de-Rubis, je passais à cheval dans le carrefour d’une petite bourgade. J’entendis des cris et un tumulte, et je vis un grand nombre de furieux qui s’acharnaient sur un pauvre homme à barbe blanche, qu’ils avaient renversé à terre et frappaient des pieds et des poings.

— Qu’a-t-il donc fait ? demandai-je.

— Il n’a rien fait, me répondit-on ; c’est un prêtre barbare, nous l’allons tuer et couper en morceaux.

Je ne pus supporter de voir traiter ainsi un vieillard, je me fis faire place en distribuant quelques coups de fouet, et je m’approchai du malheureux.

— Vite, lui dis-je, saute en croupe et tiens-toi bien.

Malgré ses blessures et son âge, la peur le rendit leste et il fut en un clin-d’œil à cheval ; je cinglai vigoureusement la bête qui renversa quelques personnes, mais fila au grand galop.

Je reconduisis le pauvre prêtre ici, à Nan-Kin, et je le mis sous la protection de l’autorité.

— Mon fils, me dit le barbare au moment où j’allais le quitter, je mourrai peut-être des blessures que j’ai reçues, mais vous m’avez sauvé d’une mort plus cruelle, je ne l’oublierai pas. Informez-vous demain et les jours suivants, et, si j’empire, venez me voir. Je vous jure que vous ne regretterez pas votre visite.

Quelques jours après, il était au plus mal, et je me rendis près de lui comme il me l’avait recommandé ; il n’avait plus que peu d’instants à vivre.

— Prends ce manteau, mon fils, me dit-il ; moi, je n’en ai plus besoin. Tu reconnaîtras bientôt sa merveilleuse vertu, et tu te féliciteras d’avoir accompli une bonne action.

Pour ne pas contrarier le moribond, je mis sur mes épaules ce vêtement qui me semblait peu élégant. Je crus qu’il avait appartenu à quelque saint de la religion de ce prêtre, et que ce dernier y attachait, pour cette raison, un grand prix ; mais il n’était pour moi qu’une loque insignifiante que je jetterais au premier coin de rue. Cette idée me passa bien vite ; il faisait alors une chaleur étouffante, et aussitôt que j’eus endossé sa tunique, je me sentis enveloppé d’une délicieuse fraîcheur, car si ce vêtement tient chaud en hiver, il tient frais en été. Saisi de surprise, je me tournai vers le bonze pour l’interroger : mais il avait quitté ce monde. Je m’éloignai en ordonnant qu’on fît à cet étranger des funérailles décentes. Que vous dirai-je encore, oncle vénérable ? Ce jour-là, j’oubliai de dîner, je passai une nuit excellente malgré la chaleur, grâce à cette tunique que je n’avais pas quittée. Le lendemain, j’étais rassasié avant d’avoir goûté trois grains de riz. Je compris alors quel trésor je possédais, et, pénétré de reconnaissance, je fis dresser dans ma maison des tablettes funéraires à ce bonze barbare qui m’avait enrichi.

— Donne ce vêtement au malheureux San-Ko-Tcheou, qui est transi de froid et dépense des sommes énormes pour sa nourriture ! s’écria l’avare tout à fait convaincu, et dont les petits yeux bridés pétillaient de convoitise.

— Donner ma tunique ! Y songes-tu ? dit Cœur-de-Rubis. Tu as dans tes caves de beaux liangs d’or qui s’ennuient sous la poussière ; tu peux t’acheter des fourrures et te faire préparer d’excellents repas.

— Moi ! j’ai des liangs ! dit l’avare en haussant les épaules.

— Tandis que moi, je suis pauvre, continua le jeune homme, et ce vêtement miraculeux me met à l’abri de tout besoin. À peine le céderais-je, temporairement, pour trois cents liangs d’or, à quelqu’un de ma famille ou de mes amis, à la condition qu’on me le restituerait par testament.

— Tu ne l’estimes certes pas le prix qu’il vaut, dit un des convives, qui s’attira, par cette réflexion, un regard courroucé de San-Ko-Tcheou.

— Si tu me donnes le temps d’amasser trois cents liangs, je te l’achète, dit un autre. Au bout de l’année, j’aurai regagné deux fois cette somme, et je pourrai m’acheter une maison aux champs.

— Moi, je ne voudrais pas de ce manteau, dit Pen-Kouen, j’aime trop à bien dîner et à me parer de riches habits. »

L’avare s’était abîmé dans des calculs.

— « Trois cents liangs ! se disait-il. Nous dépensons cela en deux ans, grâce à la cherté des vivres ; donc, en deux ans, j’aurais regagné le prix du manteau, et, la troisième année, je commencerais à avoir du bénéfice ; ce serait, en somme, une bonne affaire ; mais Fleur-de-Roseau et Koo-li voudront peut-être manger, ce qui gâterait tout. »

Les convives, et Cœur-de-Rubis surtout, suivaient du coin de l’œil la méditation de San-Ko-Tcheou.

— « Ton talisman peut-il nourrir plusieurs personnes, dit-il à ce dernier, en rompant tout à coup le silence.

— Vingt, trente, cent hommes, toute une armée, mon oncle ; il suffit de le porter quelques instants pour avoir très bien dîné.

— Et les femmes ?

— Ah ! je dois l’avouer, la vertu du talisman s’arrête aux femmes et n’a aucun effet sur elles.

— Vraiment ! dit l’avare désappointé, c’est dommage, je t’aurais acheté ce manteau ; mais, tu sais, j’ai une fille adoptive, Fleur-de-Roseau. »

Le jeune homme eut un battement de cœur.

— « Cette jeune fille doit être en âge de se marier, dit-il ; elle vous quittera bientôt.

— Un mariage ! Y songes-tu ? Et les frais énormes qu’il entraîne, le trousseau, la cérémonie ?

— C’est vrai, et je vous comprends d’autant mieux, mon oncle, que moi-même je ne me marie pas pour éviter toutes ces dépenses d’une noce. Je sais bien qu’il est une coutume qui permet de se marier sans fastes en emmenant simplement la jeune fiancée, après que le père a consenti devant témoins à vous la donner pour femme. Mais comment, lorsqu’on a un peu de dignité, aller proposer cela aux familles et s’avouer si misérable ?

— Eh bien, épouse ta cousine, s’écria Pen-Kouen : cela se trouve à merveille ; le vénérable San-Ko-Tcheou ne peut désirer un meilleur gendre.

— Je n’ai jamais entendu parler de Fleur-de-Roseau, je ne sais ce qu’elle vaut, dit le jeune homme d’un air dédaigneux.

— Oh ! elle est de tous points accomplie, dit vivement l’avare ; douce, jolie, modeste, d’une humeur égale, pas trop bavarde, enfin parfaite.

— S’il en est ainsi, je l’épouserai volontiers, dit Cœur-de-Rubis.

— Eh bien, devant cette honorable assemblée, je te l’accorde pour femme. »

Fleur-de-Roseau, qui, cachée derrière le paravent, suivait cette scène avec émotion, étouffa un cri de joie.

— « À la condition, continua San-Ko-Tcheou, que tu la prends sans aucun trousseau et que tu me vends ta tunique.

— C’est convenu, mon oncle, dit Cœur-de-Rubis, qui avait peine à cacher son bonheur ; à mon tour, je pense, je serai dispensé des cadeaux d’usage ?

— Soit, dit l’avare en hochant la tête.

— Dès ce soir, je vous laisse la merveilleuse tunique, et j’emmène Fleur-de-Roseau.

— Non, non, dit San-Ko-Tcheou repris par un doute, je veux, avant de conclure le marché, faire subir à cette tunique une petite épreuve. »

Tous les convives échangèrent un regard inquiet, mais Cœur-de-Rubis, bien que plein d’anxiété, fit bonne contenance.

— « Fais ce qu’il te plaira, mon oncle, dit-il.

— Voici : tu passeras la nuit sous mon toit, dans cette salle où tu me permettras de t’enfermer. Lorsque les réchauds sont éteints, et que le matin approche, il y fait un froid si extrême, que le vin de riz gèle dans les gourdes. Tu coucheras là, sur le banc d’honneur, sans couvertures ni coussins. Si demain matin tu n’es pas mort de froid, je t’achète ton manteau en toute confiance. »

Le jeune homme, dont le cœur brûlait d’amour, se sentait capable d’affronter un froid polaire ; ce fut pourtant avec un léger tremblement dans la voix qu’il répondit :

— « C’est bien, mon oncle, je suis à vos ordres. »

Les amis de Cœur-de-Rubis retardèrent le plus qu’ils purent leur départ, pour abréger l’épreuve de leur compagnon ; leur présence, les réchauds, les lumières, échauffaient un peu cette chambre glaciale ; mais on pouvait deviner ce qu’elle serait abandonnée à elle-même.

— « Prends garde, dit Pen-Kouen à voix basse à Cœur-de-Rubis ; tu sais, plusieurs personnes sont mortes de froid, ces jours derniers, dans les rues, et ici, c’est comme dans la rue ; malgré mes fourrures, je suis gelé.

— Je veux tenter l’aventure, répondit le jeune homme ; pense donc, si demain je suis vivant, Fleur-de-Roseau est à moi.

— Courage, ami ! » dit Pen-Kouen, en lui serrant la main.

Tout le monde fut obligé de se retirer, et Cœur-de-Rubis resta seul, sans feu, sans lumière, dans la grande salle que le froid envahissait.

— « Me voici dans une jolie situation, se dit-il. Plût au ciel que le manteau du bonze barbare fût tel que je l’ai décrit ! »

La bise soufflait sous toutes les portes et faisait une musique extraordinaire.

La pleine lune, qui brillait dans un ciel limpide, éclairait la pièce, à travers les papiers huilés des fenêtres.

Cœur-de-Rubis gagna le banc d’honneur, et se pelotonna dans un coin ; mais le froid semblait augmenter d’instant en instant, et la souffrance qu’il infligeait au malheureux devenait intolérable. Il lui semblait être plongé dans une eau glacée, ses genoux s’entre-choquaient, il claquait des dents si violemment que, craignant de se les casser, il introduisit deux de ses doigts dans sa bouche.

— « Hélas ! hélas ! murmura-t-il, je n’aurai pas les liangs d’or et je ne m’endormirai pas sur le cœur de ma fiancée, car je vais mourir ici. »

Un engourdissement dangereux s’emparait de lui peu à peu. Tout à coup il se leva et secoua cette torpeur ; il lui était venu une idée. Il se glissa sous la lourde table en bois de fer qui avait servi au repas, et la souleva sur son dos. Ainsi chargé, il se mit à parcourir la chambre d’un pas rapide.

Bientôt son sang se remit à circuler, il sentit la chaleur et la vie revenir peu à peu. Il continua à marcher avec ardeur ; de temps en temps il s’arrêtait pour reprendre haleine, puis repartait. Quand la table le fatiguait trop, il la posait et prenait une chaise dans chaque main ; il courait alors tout autour de la chambre en les agitant. Il continua ce manège jusqu’au moment où, le jour venu, il entendit les pas de son oncle dans l’escalier. Alors il remit toutes choses à leur place, s’étendit sur le banc d’honneur et feignit de dormir.

San-Ko-Tcheou s’approcha sans bruit de son neveu, qui respirait bruyamment.

— « C’est incroyable, murmura-t-il, il n’est pas mort. »

Il tâta ses mains moites, son front humide d’une sueur incontestable.

— « C’est merveilleux, s’écria-t-il, il n’y a plus moyen de douter. »

Cœur-de-Rubis s’éveilla, fit craquer l’un après l’autre ses doigts, se frotta le creux de l’estomac et se leva.

— « Bonjour, mon oncle, dit-il.

— Voici tes trois cents liangs d’or, et tu peux emmener ma fille, » dit San-Ko-Tcheou.

Quelques instants après les deux jeunes époux, ivres de joie, quittaient la maison de l’avare.

IV

Peu de temps après cette aventure, Koo-Li, plus maigre et plus effaré que jamais, vint trouver Cœur-de-Rubis dans sa maison. Il le regarda longtemps avec terreur avant d’oser lui adresser la parole.

— « Eh bien ! tu ne semblés pas très bien portant, mon pauvre Koo-Li, dit le jeune homme en riant ; aurais-tu eu quelque indigestion depuis que je ne t’ai vu ?

— Oh ! non ! dit Koo-Li. Depuis huit jours, rien à manger : à l’heure des repas on mettait un manteau ; mais, moi, j’ai dévoré des rats.

— Veux-tu manger quelque chose ?

— Oh ! oui, dit Koo-Li.

— Mais que venais-tu me dire ? »

Le maigre enfant prit une figure lamentable et trembla de tous ses membres.

— « Pas de feu, pas de dîner depuis huit jours, dit-il ; noble maître est mort.

— Eh ! grand poussah ! s’écria Cœur-de-Rubis, pouvait-on s’imaginer, vraiment, qu’il s’entêterait à ne pas manger ! »

Tout chagrin, il se rendit sur l’heure à la maison de son oncle, et, en sa qualité d’héritier unique, se fit ouvrir les caves. Comme il le prévoyait, elles étaient encombrées de sacs d’or et d’argent.

San-Ko-Tcheou eut des funérailles somptueuses qui auraient tiré des larmes à ses yeux défunts, s’il lui avait été donné d’en connaître le prix. Cœur-de-Rubis avait tenu à se conduire en parent affectueux et en héritier reconnaissant. Mais, ses larmes essuyées, il retourna à sa bien-aimée Fleur-de-Roseau, à son bonheur, maintenant complété par la fortune.

Koo-Li entra au service des jeunes époux ; il engraissa tellement qu’au bout d’une année, ses yeux obliques, jadis si grands, n’apparaissaient plus dans son visage que comme deux traits de pinceau.


LE
FRUIT DÉFENDU

LE
FRUIT DÉFENDU

ESQUISSE DE MŒURS CHINOISES

C’était à Canton. Une nouvelle année commençait la neuvième du règne de l’empereur Tao-Kouang.

Une foule compacte et joyeuse cachait presque entièrement le sol de la rue des Marchands-de-Lanternes, qui est cependant la plus large de la ville.

Sous les rayons perpendiculaires du soleil, car on était à la douzième heure, les vives couleurs des calottes neuves, les miroitements des soies fraîches, le scintillement des bijoux grossiers, formaient comme les vagues d’un fleuve jonché de fleurs, entre les façades jaunes des maisons, décorées de banderoles jusqu’à leurs toitures, à l’angle desquelles des dragons verts éclataient de rire.

Le premier jour de l’année, des vendeurs ambulants s’établissent dans la rue des Marchands-de-Lanternes, et y répandent le long des maisons d’éblouissantes merveilles, que le peuple achète ou contemple. Ce sont des jades délicatement sculptés et transparents comme des ongles de princesse, des monstres de bronze grotesques et charmants, dont les gros yeux de porcelaine peinte regardent fixement ; puis des coffrets de laque, de petites figures en or, des peintures historiques ou fabuleuses, encadrées de bambous et de perles, de la toile d’ortie exportée de Nankin, une grande quantité de meubles somptueux et de costumes magnifiques, vendus par les personnes riches qui dédaignent les objets vieux de plus de douze lunes, et mille choses encore.

Cette année-là l’affluence des marchands et la richesse des marchandises étaient telles que les plus vieux habitants de Canton déclaraient qu’ils n’avaient jamais rien vu de pareil ; les enfants criaient d’étonnement en levant les bras au ciel ; les femmes, émues et timides, mordaient le bout de leurs ongles en inclinant coquettement à gauche leurs petites têtes ornées de plumes. Mais la foule était si épaisse et si agitée qu’on ne pouvait admirer longtemps la même chose, et plus d’un acheteur qui marchandait rêveusement un éventail orné de caractères se trouvait tout à coup, cet éventail à la main, devant un étalage de vieilles monnaies et d’armes anciennes, poursuivi par les hurlements du marchand frustré.

Ce vaste amas de promeneurs avait une ondulation molle, un balancement sans cahots, car chaque personne se laissait pousser sans résistance. À la moindre impulsion, venue de près ou de loin, tout le monde obéissait machinalement ; celui qui aurait formé la résolution audacieuse de se diriger vers un but, ou seulement d’aller dans un sens plutôt que dans l’autre, aurait fort risqué de laisser en chemin la meilleure partie de sa toilette et même quelques-uns de ses membres.

Ce double malheur menaçait évidemment le riche et honorable libraire Sang-Yong, héros de cette histoire.

Ce jeune homme de trente ans et sept lunes, d’une tenue irréprochable et d’une figure aimable, semblait la proie d’une idée fixe ; vif et prompt malgré son embonpoint déjà respectable, il se démenait de toutes ses forces, trouant la foule des coudes, des poings, du front, vers les étalages de costumes où se vendait la défroque des grands personnages ; il jetait un regard avide parmi les laines et les soies de toutes couleurs, puis, comme découragé, s’éloignait en soupirant.

Au moment où il allait atteindre la dernière et la plus somptueuse boutique d’habillements, deux hommes à cheval se montrèrent tout à coup au coin de la rue des Tam-Tam, repoussant la foule à coups de bâton, et criant à tue-tête : « Là ! là ! là ! » C’étaient les avant-coureurs d’un cortège magnifique, qui devait traverser, dans sa largeur, la rue des Marchands-de-Lanternes : l’illustre mandarin Tchin-Tchan, gouverneur de Canton, allait faire sa visite de commencement d’année au vice-roi Koua-Pio-Kouen. Dès que la foule fut suffisamment écartée et comme coupée en deux tronçons, de nombreux domestiques, portant des petits cochons rôtis au bout de grandes piques de bois, s’avancèrent rapidement et traversèrent la rue ; ensuite parut une chaise à porteurs, magnifiquement dorée et ouverte de toutes parts, où le gouverneur Tchin-Tchan était assis, vêtu de jaune, immobile, imposant ; derrière lui marchaient les porteurs de lanternes, de bannières, de parasols ; le cortège entra dans la rue des Pharmaciens, et la foule se referma.

Sang-Yong avait regardé l’illustre mandarin avec un enthousiasme étrange ; quelqu’un l’avait entendu se dire tout bas, à lui-même :

— « Non, le Fils du Ciel n’en a pas de plus belle ! »

Quand le cortège eut disparu, le libraire continua de se diriger vers la dernière boutique de costumes ; il parvint à s’en approcher, après avoir tourné deux ou trois fois sur lui-même, et commença d’en inspecter l’étalage d’un air qui s’efforçait de paraître indifférent ; mais cette ruse ne trompa point le marchand.

— « Quelle est la chose que tu cherches parmi mes merveilles, dit-il, et que tu parais ne pas trouver ? Il faut croire que la chance ne conduit pas ton œil sur l’objet que tu désires. »

Sang-Yong regarda rapidement autour de lui comme pour s’assurer que personne ne l’épiait.

— « As-tu une robe jaune ? » dit-il très vite et très bas.

Le marchand leva les bras au ciel :

— « Une robe jaune ! s’écria-t-il d’une voix épouvantée, qu’oses-tu demander ? L’empereur lui seul, et ceux qui le représentent dans les diverses capitales de la Patrie du Milieu, ont le privilège de porter des robes de cette couleur. Sais-tu à combien de coups de bambou s’exposerait ton dos en portant le plus petit morceau d’étoffe jaune et de quelle peine je serais passible moi-même si je consentais à t’en vendre ? »

Sang-Yong, très effrayé, s’efforçait en vain d’imposer silence au marchand.

— « Crois-tu d’ailleurs, ajouta celui-ci en criant plus fort, que si je n’étais pas arrêté par la crainte du châtiment, je ne le serais pas par le respect que je dois au Fils du Ciel et au mandarin Tchin-Tchan ? »

Mais, tout à coup, baissant la voix :

— « Reviens ce soir à cette place même, dit-il, dès que la cloche aura sonné l’ordre d’éteindre. Je te conduirai chez moi, et tu auras une robe jaune, fraîche et resplendissante comme les robes de l’empereur. »

Sang-Yong fit un signe de tête et s’éloigna tout joyeux.

— « Enfin ! murmura-t-il en cachant ses mains dans ses manches, ce que j’ai tant désiré va s’accomplir bientôt ! »

Il passa le reste de la journée à acheter de grands miroirs d’acier poli et à les faire transporter dans sa maison.

Sang-Yong avait été favorisé par le génie de la fortune ; son commerce de librairie avait réussi au-delà de ses espérances ; il était doué d’un caractère joyeux, d’une bonne santé et d’un appétit considérable qu’il satisfaisait journellement par les mets les plus délicats. De plus, il n’était pas marié, préférant à la monotone et maussade épouse de l’appartement intérieur les joyeuses fleurs, souvent renouvelées, des Bateaux du Faubourg. Cependant il n’était pas heureux. Une idée singulière s’était un jour emparée de son esprit et ne l’avait plus quitté. Il s’était avoué qu’avec toute sa fortune et tout son appétit il resterait toujours un marchand vulgaire, que son manque d’éducation l’empêcherait d’arriver à aucun grade élevé, et il aurait donné tout son appétit et toute sa fortune pour être mandarin.

Il garda cette pensée pendant un an, mangeant moins, riant moins, le front voilé d’un souci constant ; puis il raisonna son idée froidement, et se demanda ce qu’avaient de plus que lui les mandarins qu’il enviait. Cette réponse saugrenue se présenta à son esprit : Ils portent une robe jaune ! Toi, si tu portais une robe jaune, tu recevrais, selon la loi, cent coups de bambou sur les épaules. Il ne trouva pas d’autre motif à son ambition, et dès lors un fatal désir se glissa dans son cœur. « Il me faut une robe jaune, répétait-il nuit et jour. Je m’enfermerai dans ma chambre que j’aurai fait garnir de glaces limpides, j’allumerai un grand nombre de lanternes, je revêtirai chaque soir ma robe jaune, et je me regarderai dans les miroirs, et je ne recevrai pas de coups de bâton. » Souvent aussi, il se disait : « Je suis fou ! que m’importe une robe jaune ? » Néanmoins il en cherchait une avec un acharnement sans trêve.

Quand la huitième heure eut sonné, il se trouva, tout ému, à la place que lui avait indiquée le marchand de costumes. Celui-ci, qui attendait le libraire, se mit à marcher silencieusement, et Sang-Yong le suivit. Ils passèrent par des rues étroites, boueuses, et pénétrèrent enfin dans une petite boutique sale et laide. La robe jaune était belle, presque neuve ; le marchand en demanda deux onces d’or, qui lui furent données sans objections, et Sang-Yong rentra chez lui fort satisfait.

Le soir même, à la lueur de quinze lanternes, quatre ou cinq glaces bien fourbies lui montrèrent l’image éclatante de la robe de satin jaune où le Dragon à cinq griffes apparaissait brodé en rouge sur la poitrine ; et la petite personne rondelette du libraire, avec sa face à triple menton, vermillonnée par la bonne chère et l’abus du vin de riz, faisait un divertissant contraste à ce pompeux habillement. San-Yong, extasié, rayonnant, marchait dans sa chambre avec dignité ; il faisait frissonner et grincer son costume, qui, saisissant dans ses plis lisses les mille lueurs des lanternes, les réverbérait en rayons jaunes ; il disait :

— « Je suis très bien, je suis un mandarin. » Il regardait sa propre image dans les quatre ou cinq miroirs, et ajoutait gravement :

— « Voici d’autres mandarins, non moins beaux que moi-même, qui viennent me visiter ; faisons-leur accueil selon les rites consacrés. »

Alors, se dirigeant tour à tour vers chaque miroir, il joignait les mains et les élevait devant sa poitrine, selon la règle du salut appelé le Kong-Tchao ; puis, accomplissant le deuxième salut qu’on nomme le Tso-Se, il s’inclinait profondément, les mains jointes ; puis, il pliait les genoux sans les poser à terre, comme le Tsa-Sien l’ordonne, et enfin s’agenouillait, obéissant à la coutume du Tsien.

Mais, pensait-il, ces modes de révérences ne sont peut-être pas assez respectueux pour d’aussi respectables personnages ; acquittons-nous du Ko-Tao, qui exige que l’on frappe une fois la terre de son front après s’être agenouillé ; du San-Kao, qui demande que l’on mette trois fois de suite ses cheveux dans la poussière du parquet, et n’oublions pas le Sou-Kao, qui n’est autre chose que le San-Kao répété deux fois.

Et l’honnête libraire, agenouillé devant les miroirs, saluait en effet ses hôtes imaginaires. Il ne se coucha point avant d’avoir entendu passer la quatrième ronde des veilleurs de nuit, qui entrechoquent bruyamment des petites planchettes de bois ; et quand, vaincu par le sommeil, il se jeta sur son lit, sans quitter d’ailleurs sa belle robe, il eut un rêve où il se vit reçu par l’empereur, dans la plus magnifique salle du palais de Pékin, et accomplissant, devant le Fils du Ciel, à peine plus brillant que lui-même, la plus solennelle des salutations : le San-Koui-Kiou-To !

Durant trois lunes, Sang-Yong ne se sépara point de son brillant costume ; quand les affaires de son négoce l’obligeaient à paraître dans sa boutique, ou quand les promenades nécessaires pour conserver sa santé et pour entretenir son appétit, enfin revenu, le conduisaient dans les rues de la ville, il jetait sur ses épaules une seconde robe, noire ou grise ; mais, sous ce vêtement méprisé, il portait sa robe jaune dont il entendait en marchant frémir les plis somptueux, et qu’il tâtait souvent avec délices.

Un matin de printemps, il sortit avant la dixième heure, car le ciel, admirablement pur, invitait à de longues promenades. Il traversa la vieille ville tartare, où il demeurait, et, après avoir franchi la porte du Sud, entra dans la ville chinoise, qu’un long mur transversal sépare de la cité ancienne, interdite aux barbares. Il atteignit rapidement l’enceinte de Canton, et se dirigea vers la Rivière des Perles. Malgré l’heure peu avancée, la rive septentrionale du fleuve était encombrée et bruyante ; la foule s’y démenait, achetant et vendant.

Sur l’eau mille embarcations couraient légèrement, s’évitant l’une l’autre avec adresse et rapidité ; de grands bateaux chargés de légumes et de poissons, ou portant des bestiaux qui mugissaient d’inquiétude, attendaient que de longs radeaux qui flottaient lentement, appesantis par des cargaisons de bambous, leur laissassent le passage libre. La coque haute et bombée, comme la poitrine des cigognes, la voile ouverte et tendue, comme l’aile des hannetons, les jonques guerrières, à l’ancre, se tenaient immobiles, et leurs pavillons bariolés ondulaient au vent ; il y avait aussi des bâtiments marchands qui viennent du nord et qui sont peints de blanc, de noir et de rouge ; ils portent à l’avant une tête de poisson sculptée, aux énormes yeux stupéfaits, que surmontent, en guise de sourcils, deux longues cornes menaçantes, et leur voile, en natte, largement déployée, semblait un immense éventail.

Sang-Yong s’arrêta, considérant en silence cette agitation, et songeant au bel effet qu’il produirait sur la foule s’il apparaissait tout à coup dans sa magnifique robe ; mais quelques soldats de police, qui se promenaient lentement, leur pique à la main, lui remirent en mémoire les terribles coups de bâton. Après avoir cherché un instant du regard, il fit signe à un batelier, qui se hâta de rapprocher sa barque du rivage :

— « Traverse le fleuve en le remontant un peu, » dit le libraire, quand il se fut commodément installé sous le pavillon de natte.

Pour éviter la foule des navires marchands, la barque passa par la ville flottante des Bateaux-des-Fleurs, qui forment des rues, des places, des carrefours pleins de reflets toujours frissonnants.

Sang-Yong soupira en regardant les treillis verts des maisons de bambou, les banderoles joyeuses, les lanternes pendantes, les ornements de papier doré et de plumes de paon, et surtout les petites terrasses où il avait fumé si souvent de longues pipes d’opium : « Qu’il serait doux de s’asseoir là, vêtu de jaune, au milieu d’un cercle méprisable de marchands ! » se disait-il.

Après avoir dépassé les Bateaux-des-Fleurs, la barque toucha terre de l’autre côté de la rivière. Sang-Yong s’enfonça dans la campagne ; il longea la longue pagode Haï-Tsioun-Tsée, les palissades de laque rouge des élégantes habitations d’été enfouies sous des touffes de fleurs, et atteignit enfin un petit bois de jeunes cèdres, où il s’arrêta pour goûter la fraîcheur douce de l’air. Il était seul, invisible. Il songea que la lumière du jour ne l’avait jamais admiré vêtu de son costume superbe ; violemment, il rejeta sa robe noire et apparut magnifique. Le soleil dardait ses rayons à travers les branches, pour mieux le voir ; les oiseaux chantaient sa gloire ; les cèdres frémissaient, stupéfaits.

Tout à coup deux petits rires, clairs et joyeux, éclatèrent à quelques pas de Sang-Yong ; toute la personne du libraire, vêtu de jaune, prit une expression d’épouvante si parfaitement comique, que les jeunes rires, s’il en avait été le sujet, eussent doublé de rapidité, comme une cascade dont la pente augmente. Cependant il s’aperçut bientôt qu’on ne s’occupait pas de lui ; les voix riaient, parlaient, puis riaient encore.

Tranquillisé, il s’approcha de l’endroit d’où s’envolait le bruit ; car il aurait affirmé que ce rire sortait de jolies bouches. Il se trouva soudain devant une palissade de bambous peints, que les cèdres lui avaient d’abord cachée, et au-delà de laquelle fleurissait un jardin d’une élégance merveilleuse.

Les allées, irrégulières et entortillées comme des lianes, étaient pavées de pierres lisses, différentes de contours et de couleurs, qui formaient des dessins agréables. Des lions de porcelaine étaient assis, la gueule ouverte, à l’entrée de petits ponts de marbre qui franchissaient des lacs artificiels. Au milieu de rochers factices, aux aspects bizarres et invraisemblables, de minces cascades glissaient sur la mousse et, de tous côtés, s’écoulaient vers le lac. Dans des vases, imitant des dragons, des éléphants et des monstres fantastiques, les fleurs-de-lune et les marguerites jaunes s’épanouissaient, précieusement soignées ; tandis que la large pivoine, justement appelée l’impératrice des fleurs, éclatait dans les parterres, éblouissant les yeux. Les arbres étaient rares et bien taillés ; il y avait des dragonniers sanglants et des cédratiers pâles, et aussi quelques orangers parfumés qui commençaient à fleurir ; le vent faisait tomber dans les lacs des pétales de roses et agitait doucement le panache léger des bambous noirs.

Sang-Yong contemplait ce jardin avec admiration ; il lui semblait qu’il devait avoir été tracé sur le plan diminué des jardins impériaux de la ville défendue.

Les voix qui s’étaient éloignées un instant se rapprochèrent de nouveau ; le libraire vit apparaître une jeune fille qui marchait avec peine, les bras étendus pour ne pas perdre l’équilibre, et se divertissait à jeter en l’air du bout de son petit pied, un grand volant qu’elle ne laissait jamais retomber à terre. Elle portait une double robe de damas vert clair, brodé d’or, et, en jouant, elle laissait voir quelquefois un pantalon de satin rose. Son visage était fardé avec soin ; des perles et des fleurs se mêlaient aux trois nattes qui pendaient, l’une sur son dos, les deux autres sur sa poitrine. Une petite servante la suivait, portant un parasol. Les deux jeunes filles riaient ensemble, avec familiarité, des évolutions du volant ; mais tout à coup leur gaieté se changea en un grand chagrin : le volant était tombé dans l’un des petits lacs artificiels.

— « Oh ! oh ! A-Tei, s’écria la jeune maîtresse en voyant le volant dans l’eau, ma mère s’apercevra que nous sommes sorties de notre jardin réservé. Tu es une méchante de m’avoir entraînée par ici. »

La jeune fille essaya de rattraper le volant avec son éventail.

— « Prends garde, prends garde, dit A-Tei. Si tu tombais à l’eau, je ne pourrais pas te repêcher, et on te verrait beaucoup mieux que le volant. Que répondrais-je à ta vénérable mère, qui ne manquerait pas de me dire : « Où est la noble Princesse-Blanche, vilaine A-Tei ? Qu’as-tu fait de Princesse-Blanche ? Viens ici que je te fouette. » Ne te noie pas, maîtresse, je n’ai pas envie d’être fouettée.

— Tu ris, s’écria Princesse-Blanche, je ne veux pas que l’on rie tant que je verrai le volant sur le lac.

— C’est bien, méchante maîtresse, je vais me jeter à l’eau, le volant enfoncera.

— Tu me donnes une idée, dit Princesse-Blanche, lançons des pierres sur le volant.

— Les pierres tomberont au fond, mais le volant qui a des plumes bleues et vertes remontera sur l’eau pour nous taquiner.

— Tu crois, petite ? »

Derrière la palissade, Sang-Yong brûlait d’envie d’aller au secours des deux jeunes filles ; il hésitait, ne sachant de quelle façon ni sous quel costume se présenter. Il pensa à remettre sa robe noire, mais il ne put supporter ridée de paraître si mal vêtu à de si belles personnes ; il se décida donc à rester habillé de jaune, pensant bien que des femmes n’auraient pas l’œil perspicace des soldats de police, et, pour attirer l’attention, il chanta sur un rythme élégant :

« Deux belles jeunes filles sont bien embarrassées parce que leur volant est tombé au milieu d’un grand lac, mais le mandarin Sang-Yong, qui se promène dans le petit bois de Cèdres, offre de faire cesser leur chagrin. »

Princesse-Blanche cacha vivement son visage derrière son éventail : A-Tei, moins timide, regarda Sang-Yong.

— « Faut-il lui répondre ? demanda-t-elle à sa maîtresse.

— Quel air a-t-il ? dit Princesse-Blanche.

— C’est un noble jeune homme, en costume de cérémonie ; sa figure, un peu comique, ne laisse pas que d’être agréable, et je prendrais volontiers cette figure-là pour mari.

— Folle ! répondit Princesse-Blanche, mais on ne peut se dispenser de répondre avec politesse à un noble mandarin ; dis-lui mon nom, puisqu’il a dit le sien ; et ajoute que je le remercie de son offre, quoique je ne puisse pas l’accepter. »

A-Tei se tourna vers Sang-Yong.

— « Honorable mandarin, dit-elle, ma maîtresse m’ordonne de te dire qu’elle s’appelle Princesse-Blanche, que sa mère s’appelle Tsing, et que son père est l’illustre Tchin-Tchan, gouverneur de Canton. Moi, je m’appelle A-Tei, j’ai dix-sept ans et je ne suis pas mariée. Nous te remercions et nous acceptons ton offre avec empressement. »

Au nom de Tchin-Tchan, le visage de Sang-Yong avait pâli.

— « A-Tei ! A-Tei ! dit Princesse-Blanche, ce n’est point cela que je t’ai ordonné de dire.

— Pardon ! pardon ! maîtresse, je vais lui expliquer que je me suis trompée.

— Et conseille-lui de se retirer, ajouta Princesse-Blanche ; car il n’est pas convenable qu’un homme se promène ainsi près de deux jeunes filles.

— Honorable mandarin, dit A-Tei à Sang-Yong, ma maîtresse m’ordonne de te faire entrer, afin que ta bonté retire le volant de l’eau.

— Petite misérable, c’est moi qui te ferai fouetter !

— Ah ! maîtresse, il est si joli !… »

Princesse-Blanche regarda à travers les branches de son éventail, tandis qu’A-Tei ouvrait une petite porte cachée dans la palissade ; elle faillit éclater de rire en apercevant la figure réjouie et bouffonne du bon libraire.

— « A-Tei, dit-elle, a des goûts singuliers. »

Lorsque Sang-Yong fut entré, il adressa mille salutations à la noble jeune fille, qui commanda à sa servante de les lui rendre ; puis il cassa une tige de bambou et il se disposa à rattraper le volant. D’abord, il ne réussit qu’à l’éloigner ; mais en le chassant ainsi il le rapprochait de l’autre rive ; il passa un des petits ponts de marbre, et, délicatement, entre deux ongles, il saisit le jouet. A-Tei frappait ses mains l’une contre l’autre en disant :

— « Voilà un mandarin très adroit.

— Il faut lui rendre grâce, dit tout bas Princesse-Blanche, et nous retirer bien vite dans l’appartement intérieur, en le priant de ne jamais revenir dans le petit bois de Cèdres.

— Ma maîtresse te prie de revenir demain dans le petit bois de Cèdres, afin que nous puissions jouir encore de l’honneur de ta compagnie.

— Je te ferai couper la langue ! » murmura Princesse-Blanche, en s’éloignant rapidement.

Sang-Yong s’était remis à saluer ; quand il releva la tête, la noble jeune fille avait disparu ; mais il put voir encore à travers les branches l’espiègle visage d’Ar-Tei qui lui souriait de loin.

Le libraire était ivre de joie. Malgré la robe noire qu’il dut remettre, il se croyait un mandarin véritable ; sa conviction fut à peine ébranlée lorsque, de retour dans la ville, il vit briller la grande enseigne de sa maison, où on pouvait lire, en caractères d’or :

« Quand les personnes honorables veulent acheter des livres, elles doivent regarder l’enseigne de cette boutique ; les marchandises y sont vendues à des prix vrais, on ne trompe ni les enfants ni les vieillards, dans la boutique de Sang-Yong, qui vend des livres de toute espèce. »

Sang-Yong ferma les yeux pour ne pas être distrait de son rêve ; il franchit à tâtons le seuil de sa maison, encombré de volumes, et courut s’enfermer dans sa chambre, entre les quatre miroirs complaisants. Là, tout le jour il pensa à la belle Princesse-Blanche, et, quand la nuit vint, il rêva qu’il épousait la fille de l’illustre Tchin-Tchan, après avoir été lui-même nommé gouverneur de Canton.

Le lendemain, avant la dixième heure, portant sous sa robe noire son magnifique habillement jaune, faisant triomphalement sonner ses semelles sur les dalles, il partit pour le petit bois de Cèdres, et sa joie était extrême. Mais le génie de la bonne fortune avait abandonné le libraire Sang-Yong.

Pour éviter les encombrements de la rue des Marchands-de-Lanternes, il avait pris par la rue des Chaudronniers ; un pli de sa robe accrocha un chaudron de fer qui pendait à la porte d’un marchand ; le chaudron roula dans la rue avec un bruit assourdissant, entraînant à sa suite une grande quantité d’ustensiles sonores. Le marchand parut sur sa porte en criant : « Au voleur ! » Derrière le marchand sortit un petit chien jaune clair, au nez pointu, aux oreilles droites, à la queue frisée et retroussée, qui lança un jappement aigu. Sang-Yong, effrayé déjà par le bruit des chaudrons, ne put s’empêcher, au cri du chien, de faire un mouvement en avant. Sans savoir pourquoi, il se mit à courir ; le chien jaune clair courut après lui avec des aboiements multipliés et furieux. Le marchand suivait le chien ; alors tous les marchands et tous les chiens de la rue parurent sur les portes, ceux-ci criant aux oreilles de Sang-Yong, ceux-là hurlant à ses jambes ; et bientôt le malheureux libraire eut à ses trousses un long cortège criard de bêtes et de gens. Hébété, étourdi, il courait toujours ; des soldats de police, brandissant leurs piques, s’étaient mis eux-mêmes à sa poursuite sans connaître le motif de cette course effrénée, et Sang-Yong crut devenir fou.

Tout à coup les clameurs qui retentissaient derrière lui, changèrent de nature ; on ne criait plus, on riait :

— « Voyez, voyez, disait-on ; il a une robe jaune ! »

L’infortuné sentit ses cheveux se hérisser, et sa natte frissonner derrière sa tête. En voulant le mordre aux jambes, les affreux chiens avaient saisi dans leurs petites gueules bleues la première robe du fuyard ; ils l’avaient déchiquetée, arrachée, dépecée, en secouant violemment leurs têtes dans tous les sens, et Sang-Yong était apparu dans sa splendeur, hélas !

C’est alors qu’il comprit la nécessité de fuir : il se lança en avant avec épouvante, les bras étendus, la bouche ouverte, et il ne se serait jamais arrêté. Mais la Rivière des Perles lui barra tout à coup le chemin ; aboyante et hurlante, la foule l’entoura ; les soldats de police arrivèrent à leur tour en criant :

— « Ne laissez pas échapper cet homme vêtu de jaune, qui outrage le Fils du Ciel dans la personne de l’illustre gouverneur Tchin-Tchan ! »

Et Sang-Yong fut saisi, garrotté, entraîné ; ses esprits étaient troublés à ce point, qu’il demanda ce qu’on lui voulait ; mais ces mots, « robe jaune », toujours prononcés autour de lui, lui rendirent bientôt la conscience de son crime et de sa situation ; alors, plus calme en apparence, mais en soi-même désespéré et maudissant l’ambition, les robes de toutes les couleurs, la noble Princesse-Blanche, la rue des Chaudronniers, les marchands et les chiens, il lui sembla déjà sentir tomber sur ses épaules les terribles coups de bambou, et il se laissa conduire sans résistance à la maison redoutée du grand chef de la justice.

Le soir même de ce jour si fatal au libraire Sang-Yong, l’illustre Tchin-Tchan, gouverneur de Canton, se promenait avec sa fille et l’espiègle A-Tei, dans le magnifique jardin qui fleurit à côté du bois de Cèdres, lorsqu’on lui apporta, de la part du grand chef de justice, un rouleau de bambou, lié par un ruban jaune. Tchin-Tchan déploya le rouleau en disant :

— « C’est sans doute une sentence à laquelle il ne manque plus que ma signature. »

Et Princesse-Blanche, curieuse, lut, tout en marchant, par-dessus l’épaule de son père :

« Le libraire Sang-Yong, saisi dans les rues de Canton revêtu d’un costume dont la couleur est réservée au Fils du Ciel et aux grands fonctionnaires de l’empire, est condamné à recevoir cent coups de gros bambou. »

Puis suivait la relation des circonstances dans lesquelles le crime avait été découvert.

— « Voilà une singulière histoire, dit le gouverneur lorsqu’il eut achevé sa lecture ; pourquoi cet honnête commerçant s’est-il rendu coupable de ce méfait, sans profit pour lui ? Ignorait-il la peine qu’il encourait ? »

Près de lui, Princesse-Blanche se tordait de rire. Tchin-Tchan se retourna brusquement vers elle.

— « Eh quoi ! méchante enfant, s’écria-t-il, tu te réjouis d’une façon aussi immodérée à propos d’un pauvre homme qui va recevoir cent coups de gros bambou ?

— Ne me gronde pas, père vénéré, dit Princesse-Blanche ; car je puis t’apprendre, moi, pourquoi cet humble libraire s’était ainsi travesti en mandarin.

— Vraiment ! tu me ferais plaisir en me disant ce que tu sais. »

La curieuse A-Tei s’était rapprochée de sa maîtresse, celle-ci lui jeta un regard d’intelligence.

— « Le mandarin Sang-Yong n’est autre qu’un amoureux d’A-Tei ; dit-elle, il la prenait pour une princesse, et, afin d’atteindre à son cœur, il s’était fait mandarin.

— L’histoire est plaisante, dit le gouverneur qui ne par s’empêcher de rire, mais le malheureux va néanmoins payer cher son imprudence.

— Comment ! comment ! s’écria A-Tei tout attristée, l’aimable Sang-Yong recevrait-il vraiment cent coups de bambou ?

— Il les recevra, dit le gouverneur, la loi est formelle. Ma pauvre A-Tei, s’il survit à sa peine, tu auras un mari bien cassé.

— On meurt donc quelquefois des cent coups de bambou ? demanda Princesse-Blanche.

— Très souvent.

— Ah ! cher père ! dit-elle en le câlinant, tu ne peux cependant pas laisser tuer un homme qui t’a fait rire.

— C’est toi qui as ri.

— Toi aussi, père, et tu ris même encore malgré tes efforts pour te retenir ; et puis voudrais-tu faire mourir A-Tei de chagrin ?

— C’est vrai que je mourrai s’il meurt ! s’écria la servante en éclatant en sanglots.

— La loi s’inquiète bien d’A-Tei, dit le gouverneur.

— Mais, ici, à Canton, la loi c’est toi, dit Princesse-Blanche. Je n’aurais jamais cru ton cœur aussi dur, ajouta-t-elle en faisant la moue, et je vais de ce pas me jeter dans le lac : je ne pourrai pas vivre avec l’idée que j’ai ri d’un homme qu’on a tué à coups de bâton.

— Mais, vilaine enfant, tu sais bien que la grâce d’un criminel ne dépend pas de moi seul, dit le gouverneur.

— Bon ! bon ! nous savons bien que le Vice-Roi fait tout ce que tu veux.

— Eh bien, nous verrons, dit Tchin-Tchan en souriant.

Et il déchira le rouleau en fibres de bambou. Princesse-Blanche, très joyeuse, sauta au cou de son père et lui caressa doucement la barbe.

— « Maîtresse ! maîtresse ! dit tout bas A-Tei, est-ce que vraiment j’épouserai le libraire ?

— Il le faut absolument, dit Princesse-Blanche.

— Quel bonheur ! » murmura A-Tei, dont le visage s’épanouit comme une pivoine au soleil levant.

La jeune servante est maintenant la plus riche marchande de Canton ; elle vend à des prix vrais les livres de toute espèce, et Sang-Yong, assis le soir, auprès d’elle, dans l’appartement intérieur, ne regrette nullement sa liberté de garçon. Il a brûlé la robe jaune qui faillit lui être si fatale, mais il conserve ses cendres dans un vase de jade précieux, car c’est à elle qu’il doit la gracieuse femme qui embellit son intérieur.


  1. Titre de noblesse.
  2. C’est une sorte d’asile public où dorment les mendiants et les vagabonds. Il se compose d’une seule salle dont le sol disparaît sous un amas de plumes de poules.
  3. La déesse de la Compassion.
  4. Pont qui conduit à l’enfer.
  5. L’Angleterre.
  6. Beaucoup de Chinois du peuple s’imaginent que les objectifs des photographes sont faits avec des yeux humains.