Éditions du Fleuve (p. 81-93).

IV

Il est naturel que l’unité asiatique commande, au moins en partie, l’attitude des puissances occidentales dans leurs rapports avec les Asiatiques. Nous ne parlerons pas des rapports de ces puissances avec les indigènes de leurs colonies d’Asie. C’est là un sujet beaucoup trop spécial pour être traité dans le cadre d’une étude générale et synthétique comme la nôtre. Nous n’avons en vue que les rapports d’État à État. Or, de ce point de vue, bien des fautes ont été commises dont les conséquences se font actuellement sentir. Une des plus regrettables est que l’attitude des peuples de race blanche à l’égard des peuples de couleur ait toujours été influencée par un sentiment que {{|Mgr|de Guébriant}}, grand connaisseur des peuples asiatiques, a défini de la façon suivante à propos des étrangers en Chine : « Chez l’étranger habitué à tout diriger et à toujours commander, on devine à chaque instant le sentiment d’une supériorité qui ne veut pas être contestée et qui n’admet même pas le principe de l’égalité des races. On s’en indigne et, à juste titre, on s’irrite des abus souvent criants qu’entraîne cet orgueil…[1] »

Ce sentiment a quelquefois été traduit dans des déclarations officielles dont le caractère méprisant a été ressenti d’une façon cuisante par les peuples visés. Témoin le Japon qui fut profondément mortifié par le refus qu’opposèrent les États-Unis à sa demande de reconnaissance du principe de l’égalité des races par le Traité de Versailles. Malgré sa prétention à une politique imprégnée de l’esprit de générosité chrétienne et en dépit de sa complexion même, le peuple américain est celui où sont le plus vifs les préjugés de couleur et les haines de races ; aussi l’Américain ne peut pas se faire à l’idée de traiter le Japonais d’égal à égal.

Qu’on ne s’y trompe pas : le refus des Américains à la Conférence de la Paix n’a pas blessé que les Japonais. Les Chinois ne furent pas sans en éprouver de dépit. On se souvient que ces derniers demandèrent vainement de leur côté que les positions acquises par les Allemands dans le Chantoung avant la guerre et dont les avaient dépossédés les Japonais au début de celle-ci, fussent purement et simplement remises à la Chine et par les Allemands eux-mêmes. À les laisser aux mains des Japonais, Wilson vit pour ces derniers une compensation à son refus de reconnaissance du principe de l’égalité des races. Mais un tel refus laissa les Chinois d’autant moins indifférents qu’il s’ajoutait à celui qu’ils essuyaient eux-mêmes et qui les décida à ne pas signer le Traité de Versailles.

Il y a, en effet, dans cette attitude systématique prise par les Américains, un des griefs sinon les plus souvent formulés, du moins les plus vivement ressentis par les jaunes ; il est de ceux qui les unit, qui les rapproche dans une animosité commune contre les blancs. On le trouve au programme des congrès panasiatiques qui se succèdent depuis un certain nombre d’années. Les oppositions de races sont des forces obscures qu’il convient de manier avec prudence.

Nous n’ignorons pas tout ce que l’on peut opposer à l’idée de l’égalité des races et les arguments de valeur d’ailleurs très inégale que produisent les opposants ; mais la reconnaissance d’un principe n’empêcherait pas tel État d’apporter dans l’application de ce principe à un cas d’espèce des modalités appropriées. Le danger n’est pas dans la reconnaissance du principe en question, mais, au contraire, dans le refus de cette reconnaissance, qui décèle aux peuples humiliés la fausseté d’un idéal humanitaire trop souvent invoqué et l’ambition secrète d’une domination positive.

Un autre grief que les peuples jaunes ont contre les blancs dès qu’ils ont atteint un certain degré d’évolution, ne fût-ce que dans leur élite au sens le plus large de ce mot, est de prétendre continuer à jouir chez eux de privilèges et avant tout du privilège d’exterritorialité. Sans doute le maintien de ce privilège est, malgré tout, moins vexatoire que le refus dont il vient d’être parlé, parce qu’il peut s’appuyer sur des faits concrets prouvant l’impossibilité où se trouve tel ou tel pays asiatique de juger les ressortissants de nations occidentales. Cependant il faut avouer qu’en dépit de cette justification, le privilège d’exterritorialité va à l’encontre de l’esprit du jour qui reconnaît si hautement à tous les peuples des droits chez eux que personne, sous aucun prétexte, ne peut se permettre de diminuer.

On peut donc affirmer sans crainte de se tromper que le privilège d’exterritorialité est de ce fait irrévocablement condamné dans un pays comme la Chine où les éléments, de plus en plus nombreux, désignés sous le nom connu de « Jeunes Chinois » agitent, depuis une trentaine d’années, avec une ardeur de néophytes, tant d’idées dont quelques-unes, démodées pour nous, sont pour eux toutes nouvelles.

Que des procédés, fondés sur la nécessité de garantir la sécurité des personnes et des biens retardent plus ou moins l’abolition de ce privilège, celle-ci n’en est pas moins certaine. Plus les peuples se connaissent, plus s’émousse le prestige qu’ils pouvaient exercer les uns sur les autres et plus grandit, par conséquent, leur volonté d’absolue indépendance : vérité encore trop méconnue de nos jours.

Quoi qu’il en soit, les privilèges des blancs chez les jaunes tombent à un rythme qui dépasse celui de l’accroissement des capacités de ces derniers. Ils tombent parce que c’est la conséquence tardive d’une attitude périmée de la race blanche à l’égard de la race jaune. Qu’on se garde toutefois de croire que c’est contre l’attitude des puissances blanches, plutôt que contre leurs principes mêmes, que les jaunes se dressent aujourd’hui ; l’on pourrait évidemment le croire puisque c’est au nom de la liberté, de la souveraineté nationale et de la dignité humaine qu’ils se soulèvent contre leur domination ou leurs privilèges. Mais ce n’est là qu’une apparence, un trompe-l’œil. En réalité, ces principes ne les ont jamais pénétrés ; ils les ont adoptés en même temps que nos méthodes scientifiques et de la même manière pour ce qu’ils ont cru y trouver d’avantageux. L’écho des mots qui, jadis, ont réveillé les masses d’Occident et que notre prosélytisme a mis dans leur bouche ne les a pas transformés ; il les ont répétés sans conviction, mais ils y ont vu un excellent moyen de s’affranchir et, dans leur ardeur à le faire, ils ont souvent opéré chez eux en surface des changements inconsidérés et trop brusques, affiché des opinions extrêmes, le fond restant le même qu’autrefois. La preuve en est qu’aujourd’hui les jaunes repoussent les principes fondamentaux de notre civilisation comme ne leur convenant pas. Ils utilisent notre savoir, ils adoptent notre morale civique, sociale, dans la mesure où elle peut être retournée contre nous ; mais ils demeurent convaincus de la supériorité de leur civilisation sur la nôtre qui n’est à leurs yeux que matérielle. Le monde jaune n’a pas « perdu son âme » en dépit d’une certaine imitation du monde blanc, aussi « le sentiment d’une supériorité qui ne veut pas être contestée » et qui, par conséquent, prétend s’imposer, fût-ce par la force, n’est plus de mise de la part de ce dernier. C’est à la collaboration qu’il doit songer.

Cette collaboration sera d’ordre pratique et sera réalisée sur le plan économique et politique. Pourtant, objectera-t-on, n’est-ce pas déjà une collaboration morale que l’adoption, fût-ce au détriment de l’Europe, de certaines théories sociales européennes ? Au lieu du déclin de l’Occident dont il est si souvent parlé, ne serait-ce pas, au contraire, à certains égards de l’hégémonie de l’esprit européen que témoignent, en fin de compte, toutes les revendications des peuples ? Le monde s’unifie, dira-t-on encore, mais quel ordre adopte-t-il, si ce n’est l’ordre européen ? L’Asie pendant des siècles a eu le sien. L’heure est venue où elle ne peut plus s’y tenir, parce que son isolement a cessé et qu’elle doit compter avec le voisinage des autres continents créé par les multiples moyens de communications. Le bolchevisme a prétendu créer un ordre nouveau. Ne le voit-on pas peu à peu revenir au nôtre ? Qu’il le veuille ou non, la logique, comme la nature, impose à l’homme ses lois.

À cela nous répondrons : l’Occident a assuré la liberté et l’égalité juridique des hommes : il compte à son actif le droit et la science. L’Orient enrichit la pensée du philosophe occidental, il l’invite à des spéculations dont la rigueur cartésienne est exclue, apport intellectuel qui peut, en se transformant, avoir dans la pratique de la vie ses vertus morales, mais qui ne sert pas directement à la masse et qui est, en outre, plein de péril ; en un si vaste domaine, la pensée risque de s’égarer ou de s’abandonner, découragée, au fatalisme où l’homme n’a d’autre idéal que de satisfaire ses appétits… Au fait, ne serait-ce point là le véritable péril jaune ? Féerie dramatique, tragédie entrevue par Guillaume II et sur laquelle on revient de nos jours avec la même imprécision d’ailleurs et une sorte de hantise propagée par le cinéma, concurrence économique que d’aucuns jugent non sans raison infiniment redoutable, c’est peut-être tout cela, mais sûrement quelque chose de plus encore. C’est l’avènement d’un principe de vie nouveau pour nous, l’apparition d’une conscience métaphysique opposée à la nôtre.

Ainsi s’inscrivent d’elles-mêmes les limites de la collaboration du monde blanc avec le monde jaune. La fusion des deux civilisations apparaît de moins en moins réalisable. Ferrero se trompe avec bien d’autres quand il voit une civilisation idéale, « de caractère universel », sortir de « l’unification du monde, faite par les explorations, par les colonisations, par les émigrations, par les religions universelles, par les guerres, par le commerce, par la diplomatie, par les chemins de fer et par la télégraphie [2] ». Tout cela a bien pu uniformiser le monde, mais ne l’a pas uni. Plus l’on va au fond des choses, plus on est convaincu de l’exactitude de cet autre mot de Kipling : « Orient et Occident ne se rencontreront jamais. »

Ils ne se rencontreront pas parce que la personne humaine transcendante à l’univers physique n’a pas le même idéal et ne s’épanouit pas de la même manière en Orient et en Occident.

Le christianisme, par sa transcendance, maintint une solidarité entre les peuples d’Europe, que la religion de l’humanité ne saurait maintenir. Dans l’ordre économique, la solidarité de plus en plus étroite des peuples qu’on entend si souvent affirmer ne se traduit que bien rarement par de pratiques et judicieux accords. « Tout le monde dit que les maux dont souffre le monde ne peuvent trouver un remède que dans les solutions internationales, a écrit Albert Thomas à la fin de sa vie. Cependant, poursuivait-il, un peu désabusé sans doute, on adapte de tous côtés une politique d’armements économiques. » Quant à la solidarité morale, si elle n’est que cette conception humanitaire, cette rêverie sentimentale dérivée du Contrat social et chère aux apologistes de la Société des Nations, elle ne saurait tenir devant le fait historique des patries et le sentiment national qui grandit chez les peuples avec l’amour de la liberté[3].

Difficile, avons-nous dit, à fonder entre les peuples d’Europe, la religion de l’humanité l’est plus encore entre ceux-ci et les peuples d’Asie. Ces derniers s’assimilent volontiers tout ce qui, dans la civilisation occidentale et son machinisme, leur semble utile, mais ils n’en acceptent pas l’esprit. L’un d’eux, le Japon, a non seulement voulu rester lui-même, mais il a l’ambition hautement exprimée par des chefs militaires de sauvegarder la civilisation asiatique et de guider ceux que désorienteraient certains apports de l’Occident. Il commence par sa propre rénovation, les militaires le proclament. Et ne confondez pas l’intervention nationale de ces derniers avec l’intervention politique bien connue, par exemple, des militaires espagnols ou sud-américains. Ceux-ci se nomment, s’affichent. Les militaires japonais sauf exception sont impersonnels. Toutefois, ils créent une atmosphère qui enveloppe le pouvoir gouvernemental d’une façon permanente et nullement exceptionnelle ou temporaire. Or, il faut reconnaître que, du point de vue national, leur intervention est toujours bien inspirée. Les résultats le prouvent. Parfois les influences qui émanent d’eux se font sentir plus fortement qu’à d’autres moments, mais d’abord elles ne sauraient jamais aller à l’encontre de l’autorité suprême de l’empereur, ensuite, en dépit des apparences, elles ne rompent pas l’unité du pouvoir. Lorsque les militaires entraîneront le gouvernement, celui-ci bénéficiera de leur action et restera seul à la tête de la nation qui tout entière travaille pour le plus grand Japon. Telle est l’explication, soit dit en passant, d’un dualisme qui n’est qu’apparent, explication sans laquelle il n’est guère possible de suivre utilement la politique japonaise et d’en comprendre l’évolution.

Le Japon veut sa rénovation au moyen d’une « révolution par en haut » à la manière de celle du Meiji et dont l’empereur prendrait encore l’initiative, mais cette fois avec de sérieuses réserves sur les idées européennes. Il entend ensuite prendre sur ses épaules et porter d’ailleurs allègrement ce « white man’s burden », ce fardeau de l’homme blanc, dont il fut parlé longtemps avec complaisance des deux côtés de l’Atlantique et qui consistait, de la part des nations blanches, à s’octroyer la mission d’élever à la civilisation les races de couleurs demeurées sur un plan extérieur et lointain. Aujourd’hui que les races se rencontrent, les civilisations se heurtent. Or, le Japon se charge pour la race jaune de faire la part de ce qui est à prendre à la civilisation des blancs et de ce qui est à laisser ; mais son principe politico-moral est aujourd’hui le « Kodo », révélation vivante de la « Voie », de la « Voie du souverain » qui agit constamment en harmonie avec les immuables lois cosmiques, recherche spirituelle et perpétuelle de la paix et de la morale dans le monde.

Il y a, dans tout cela, autre chose que de l’impérialisme ou qu’un simple besoin d’expansion économique. Ne retrouve-t-on pas là le Tao, la sagesse « de tendance mystique » des Chinois dont nous avons parlé plus haut, et n’est-ce pas significatif de voir des Asiatiques aussi évolués que les Japonais d’aujourd’hui prôner le même idéal que les Chinois de l’antiquité[4] ! Oui, certes, il y a là autre chose que de l’impérialisme. Ceux qui ne veulent point l’admettre, n’ont guère le sens des civilisations et des races, c’est-à-dire cet instinct qui met en garde contre la faute si dangereuse et malheureusement si fréquente de juger les étrangers d’après soi.

En tout cas, le désir marqué par le Japon d’une indépendance morale en face de l’Europe et de l’Amérique peut d’autant mieux influencer les Asiatiques et les rapprocher les uns des autres, qu’il repose sur une conception de l’univers physique et moral, généralisée chez ces derniers et créatrice de l’unité dont nous avons parlé. L’idée mystique « d’une solidarité active entre l’homme et le monde » est plus ou moins ancrée dans tous les cerveaux asiatiques ; la chrétienté n’avait pas plus en commun l’idée d’une divinité transcendante et d’un monde surnaturel.

Cependant on a dit que la Russie prendrait mieux que le Japon la direction des masses de l’Asie. Mais la dictature du bolchevisme n’est pas faite pour les Chinois dont la notion de l’ordre exclut toute idée de lois, de dogmes, et d’uniformité ; si beaucoup d’entre eux à présent suivent les Russes, c’est parce que ces derniers prétendent les affranchir des privilèges des puissances et que le soviet répond à leur goût du conseil local, autorité concrète ; ce n’est pas par amour des théories de Moscou. Quant au Russe non bolcheviste, il est à certains égards si rapproché du Chinois que l’on a peine à croire à la possibilité d’une influence dominante de l’un sur l’autre. Jules Cambon n’écrivait-il pas encore qu’« un étrange mélange de despotisme et d’anarchie » semblait avoir été, au cours des siècles, « l’expression historique de la vie politique russe » ?…

Asiatique cent pour cent, notoirement pénétré, par conséquent, de l’idée d’une civilisation distincte, dans ses sources mêmes, de la civilisation occidentale, le Japonais est bien plus apte que le Russe eurasien à cristalliser les aspirations de cette Asie, creuset des croyances et où le phénomène religieux ne doit jamais être omis, où toute confiance en une certaine « entente de la vie » revêt immédiatement la forme d’une mystique. Les forces morales qui l’inspirent, l’amour de ses traditions et même son patriotisme farouche sont autre chose qu’un sentiment négatif de révolte contre l’Occident, mais les éléments positifs indispensables à la formation du bloc asiatique.

Certains encore font remarquer que la rapide transformation du Japon n’a pas permis aux nouvelles idées de pénétrer dans le peuple et n’a fait évoluer qu’une élite ; ils en concluent que le dynamisme qui émane de l’élite japonaise, c’est-à-dire d’une minorité, est moins grand que celui qui émanerait d’une population tout entière plus lentement imprégnée de ces mêmes idées… Pourtant une minorité organisée, surtout au point où l’est l’élite japonaise, possède un puissant dynamisme !

Qu’il leur vienne du Russe ou du Japonais, les masses de l’Asie nous paraissent destinées à subir toutes le même ascendant, et c’est pourquoi le fait de l’unité asiatique ne saurait être négligé sans préjudice dans les relations internationales. Nous répondons ainsi affirmativement à la question que nous nous posions en commençant, de savoir s’il fallait accorder, de nos jours, une portée politique à cette unité.

Telle sera, du reste, la conclusion pratique de ces pages où après avoir essayé de démontrer l’unité asiatique et d’en définir l’essence, nous avons peut-être dit l’illusion de ceux qui croient mener le monde. « Le monde, a dit Spencer, est mené par les sentiments et les idées leur servent seulement de guide pour le conduire où ils veulent ». Il y a dans ce mot « sentiments » employé par le philosophe anglais beaucoup de choses que l’on connaît et beaucoup plus encore que l’on ne connaît pas.

  1. Nouvelles Religieuses, 15 décembre 1925.
  2. L’Unité du monde, par Guglielmo Ferrero, p. 12 (Kra).
  3. Le sentimentalisme humanitaire d’un Tagore recouvre autre chose qu’une rêverie ; la haine de l’oppression et le patriotique désir de l’affranchissement s’y font sentir. Aussi n’en a-t-il jamais été fait grand cas dans les milieux internationaux de Genève.
  4. L’empereur du Mandchoukouo nous déclarait, le 16 mai 1935, par conséquent peu de temps après son couronnement, au cours d’une audience à Hsin-King, qu’il gouvernerait suivant le Ouang Tao, c’est-à-dire le haut principe de justice et de bonté. (Cf. nos « Lettres d’Extrême-Orient » au Temps, no des 15 juin et 4 juillet 1935.)