Une vieille maîtresse/Dédicace

Alphonse Lemerre (tome 1p. 1-2).


À M. le Vicomte Joseph d’Izarn-Fréissinet


Voici, Vicomte, cette Vieille Maîtresse que je vous ai dédiée quand elle n’était encore, comme l’opéra de Gluck, dans Hoffmann, qu’un cahier de papier blanc. Elle est restée longtemps inachevée sous votre regard bienveillant et curieux. Hélas ! en tout les premiers moments sont si beaux qu’on a peut-être tort d’achever les livres qu’on commence. Le mien, qui s’est trouvé fini par je ne sais quelle inexplicable persévérance, prend votre nom pour son étoile. Qu’il vous plaise, à vous, esprit difficile, éprouvé, sybarite de l’intelligence, et pour moi tout sera dit ; mais vous plaira-t-il ? J’ai l’inquiétude des ambitieux et des coquettes. Vous qui êtes profond — sans y tenir — comme si vous n’étiez pas brillant, et brillant comme si vous n’étiez pas profond, — sans avoir l’air d’y tenir davantage, — trouverez-vous un peu de peinture vraie et d’observation réelle dans ce livre que je vous dédie ? Trouverez-vous que ce sont là des portraits qui marchent et que j’ai un peu éclairé, à ma manière, ces obscurs replis entortillés et redoublés de l’âme humaine, que tous les penseurs du monde déroulent et détirent, chacun de son côté, et qui se rétractent tant sous leurs efforts ?… Jugez-en. Mon succès sera surtout la faveur de votre opinion. Je ne rêve plus grand’chose maintenant, même la gloire. J’ai trop perdu de plomb à tirer les hirondelles sur les rivières pour bien viser ce bel Oiseau bleu moqueur, couleur du temps, qui ne vient à nous promptement que dans les contes. Je l’y ai laissé. Je troquerais toutes les plumes de ses ailes pour votre seule approbation. Je la choisirais entre toutes les autres, en me rappelant l’épigramme de Gœthe : « Que le sable reste le sable, mais la pierre précieuse est à moi ! »

Jules A. Barbey d’Aurevilly