Une tourmente de neige (trad. Bienstock/Chapitre1

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 5p. 31-36).

UNE


TOURMENTE DE NEIGE


RÉCIT


(1856)




I

Vers sept heures du soir, après avoir bu le thé, je quittai le relais dont je ne me rappelle plus le nom, mais je me souviens que c’était quelque part sur le territoire de l’armée du Don, près de Novotcherkask. Il faisait déjà nuit lorsqu’enveloppé dans la pelisse et le tablier, je m’assis dans le traîneau à côté d’Aliochka. Derrière la maison du relais le temps semblait chaud et calme. Bien que la neige ne tombât pas, nulle étoile ne s’apercevait au-dessus de nos têtes et le ciel paraissait très bas et noir en comparaison de la plaine de neige très pure qui s’étendait devant nous.

Ayant à peine dépassé la silhouette sombre des moulins, dont un l’agitait gauchement ses grandes ailes, en quittant la stanitza[1], je remarquai que la route devenait plus dure et plus couverte de neige ; le vent commençait à souffler plus fort à ma gauche, en fouettant les queues et les crinières des chevaux, et en soulevant et éparpillant la neige déchirée par les patins des traîneaux et par les sabots. La petite clochette commençait à s’éteindre ; un petit courant d’air frais, à travers quelque ouverture de la manche, me glissait dans le dos, et je me souvins du conseil du maître de poste de ne pas partir dans la crainte d’errer toute la nuit et de geler en route.

— N’allons-nous pas nous égarer ? — dis-je au postillon. Mais ne recevant pas de réponse, je posai la question plus clairement.

— Eh bien ! Postillon ! Arriverons-nous jusqu’au relais ? Ne nous égarerons-nous pas ?

— Dieu le sait, — me répondit-il sans tourner la tête. — Vois comme la neige commence à tomber, on ne voit rien du tout sur la route, seigneur petit père !

— Mais toi, dis-moi, espères-tu nous emmener jusqu’au relais ou non ? — continuai-je. — Y arriverons-nous ?

— Nous devons y arriver, — répondit le postillon, et il ajouta encore quelque chose que je ne pus entendre à cause du vent.

Retourner, je ne le voulais pas, mais errer ici, toute la nuit, dans la gelée et la tourmente, dans une steppe toute dénudée, comme cette partie du territoire des Cosaques du Don, ne me semblait pas non plus très gai. En outre, malgré que dans l’obscurité je ne pusse bien distinguer sa figure, mon postillon, je ne sais pourquoi, ne me revenait pas et ne m’inspirait pas confiance. Il était assis au beau milieu du siège et non de côté. Il avait une taille trop grande. Sa voix était nonchalante, son bonnet n’était pas celui d’un postillon : grand, chancelant de tous côtés, et il ne stimulait pas les chevaux comme il faut, mais tenait les guides à deux mains, comme un valet qui s’est assis sur le siège pour remplacer le cocher ; et principalement je me méfiais de lui parce qu’un mouchoir enveloppait ses oreilles. En un mot ce dos sérieux, voûté, qui se trouvait devant moi ne me plaisait pas et je n’en attendais rien de bon.

— Selon moi, il vaudrait mieux retourner, — me dit Aliochka, — il n’y a rien d’amusant à errer.

— Dieu seigneur ! En voilà de la neige ! On ne voit rien de la route, les yeux sont tout à fait aveuglés… Oui, petit père, — marmonnait le postillon.

Nous n’avions marché qu’un quart d’heure quand le postillon, arrêtant les chevaux, transmettait les guides à Aliochka, retirait maladroitement ses jambes du siège, et, faisant craquer la neige sous ses grands sabots, se mettait à chercher la route.

— Quoi ! Où vas-tu ? Sommes-nous égarés ? — demandai-je.

Mais le postillon ne me répondit pas, et détournant son visage du vent qui lui fouettait les yeux, il s’éloigna du traîneau.

— Eh bien ! As-tu trouvé ? — répétai-je quand il revint.

— Il n’y a rien, — fit-il tout à coup avec impatience et dépit, comme si j’étais coupable de ce qu’il se fût égaré. Et, installant de nouveau et lentement ses longues jambes sur le siège, il se mit à arranger les guides avec ses moufles gelées.

— Qu’allons-nous faire ? — demandai-je quand nous nous remîmes en route.

— Que faire ! Allons où Dieu nous mènera.

Et nous continuâmes du même petit trot, tantôt sur la neige d’une route non frayée, tantôt à travers une épaisseur d’un quart d’archine[2] de neige, tantôt sur la croûte gelée qui craquait.

Bien qu’il fît froid, la neige fondait très vite sur le collet. Les tourbillons d’en bas augmentaient toujours, et d’en haut commençait à tomber une neige rare, sèche.

Il était clair que nous allions à la grâce de Dieu, car, après un nouveau quart d’heure de marche, nous n’avions pas encore rencontré un seul poteau.

— Eh bien, qu’en penses-tu, arriverons-nous au relais ? — demandai-je de nouveau au postillon.

— Jusqu’au quel ? Si nous donnons la liberté aux chevaux, ils nous ramèneront ; mais aller au prochain relais… c’est la perte sûre !

— Eh bien ! Alors retourne, — dis-je.

— Alors, retourner ? — demanda le postillon.

— Oui, oui, retourne !

Le postillon laissa flotter les guides. Les chevaux coururent plus rapidement et, bien que je n’eusse pas remarqué que nous retournions, le vent changeait et bientôt, à travers la neige, nous aperçûmes les moulins.

Le postillon devint plus guilleret et se mit à causer.

— Récemment, comme ça, pendant la tourmente, les chevaux de retour sont partis de l’autre relais, — dit-il — et ils ont passé la nuit dans les meules ; ils ne sont arrivés qu’au matin. Heureusement encore qu’ils se sont tapis près des meules, autrement tout le monde aurait été gelé, tant il faisait froid. Et même, malgré cela, l’un des voyageurs eut les jambes si gelées qu’il fut mortellement malade durant trois semaines.

— Et maintenant il ne fait pas froid, c’est plus calme, — dis-je ; — on pourrait partir ?

— Il fait doux, oui, il fait doux, mais quelle tourmente ! Maintenant, on retourne, ça paraît plus facile, mais la tourmente grandit. On pourrait partir avec un courrier ou quelque chose en ce genre, mais pas comme ça, pas volontairement ; geler en voyage ce n’est pas une plaisanterie. Quelle responsabilité aurais-je pour votre Grâce !

  1. Village des Cosaques.
  2. L’archine vaut 0 m. 76 centimètres.