Une nuit de Noël sous la Terreur/Préambule


Une Nuit de Noëlla Terreur
Une Nuit desous la Terreur.


Le hasard d’une villégiature à Nemours m’avait amené à visiter un château bien connu de tous ceux qui s’intéressent à l’architecture du seizième siècle en France — celui de Fleury-les-Tours. On l’a nommé ainsi pour le distinguer de l’autre Fleury, célèbre par le séjour du prétendant Charles-Édouard, et qui dresse dans le voisinage de Courances sa jolie construction de briques. Je n’ai pas l’intention de discuter le point controversé entre archéologues, si ce charmant bijou de pierre, construit par les ordres du premier duc de Fleury, le favori de Louis XII, a servi de modèle à cet autre bijou, qui le reproduit quasi exactement, et qui est Azay-le-Rideau, ou si c’est l’inverse. Je ne discuterai pas non plus cet autre problème débattu indéfiniment dans les clubs ; le propriétaire de Fleury-les-Tours, a-t-il vraiment le droit de s’appeler le duc de Fleury tout court, comme le jeune héros d’Agnadel ? La contestation dure avec l’autre branche de la famille depuis quelque cent cinquante ans. Que son titre soit ou non très authentique, l’actuel duc de Fleury le porte de manière à justifier toutes ses prétentions. Il emploie admirablement une très grande fortune, héritée de sa mère, fille elle-même d’un de ces gentilshommes verriers dont une tradition plusieurs fois séculaire se perpétue dans nos départements du nord. Le duc a eu le bon esprit de ne pas confier à des intermédiaires la gérance de ses intérêts. Quarante ans durant, il a dirigé en personne les vastes usines qu’il possède près de Saint-Quentin. Son fils aîné s’en occupe maintenant. Ce maniement direct de ses propres affaires a eu ce résultat que le châtelain de Fleury-les-Tours appuie ses prétentions sur douze cent mille francs de revenu sans mésalliance, et le château est habité aussi noblement que le méritent les sculptures de ses portes et les meneaux de ses fenêtres. Le seigneur de cette exquise et grandiose demeure en a un très légitime orgueil. Ceci soit dit pour expliquer comment il avait tenu, m’ayant rencontré chez des amis communs, à m’en faire les honneurs, malgré mon manque absolu de compétence dans la partie où il excelle. Il a réuni là une collection d’armes à rivaliser celle du Palais Royal de Madrid. Un trait définira la parfaite politesse de ce vrai gentilhomme : durant la visite à laquelle je fais allusion, il m’épargna le détail de son musée, et un autre trait encore définira l’incompétence que je viens d’avouer. De toutes les pièces incomparables éparses — dans les appartements du château — que dis-je ? — de tout le château lui-même, je ne me rappelle vraiment qu’une petite toile, suspendue dans la chambre à coucher du maître du logis, et cela moins pour elle-même, quoique ce soit une excellente peinture d’un maître anonyme du dix-septième siècle français, qu’à cause de l’anecdote qui s’y rattache. Cette prédominance de l’intérêt moral sur la beauté et le pittoresque distingue l’écrivain de l’artiste — heureux quand cet intérêt emporte avec lui, comme ce fut le cas, un enseignement.

Ce tableau devant lequel je tombai aussitôt en arrêt, représentait un sujet bien banal : une Nativité. La peinture avait la solidité qui décèle un faire très exercé, cette minutie forte dont la valeur reste indiscutable à travers les variations du goût. Le saint Joseph, la Vierge, le bœuf, l’âne, l’Enfant sur la paille étaient traités avec une robustesse de touche où se reconnaissait l’influence de Philippe de Champaigne, et une précision apprise en Flandre. Jusqu’ici pourtant rien que d’ordinaire. Mais un détail d’une extrême originalité trahissait dans cette création d’un excellent ouvrier une imagination de poète. La scène était placée, comme d’habitude, dans une pauvre étable, éclairée par une fenêtre dont le châssis se composait de deux barreaux, coupés l’un par l’autre à angle droit. L’ombre de ce châssis se projetait sur le mur du fond, de telle manière qu’une croix se dessinait sur le crépi blanc, démesurée, fantomatique et pourtant distincte. La base de cet instrument du futur supplice posait juste au-dessus du berceau de l’enfant divin, endormi si doucement ! Entre cette croix et ce sommeil, entre cette menace et cette sécurité, le contraste était assez poignant pour qu’il suffît seul à retenir l’attention. J’avais un motif pour être intéressé doublement par ce tableau. Je venais, en le regardant, de le reconnaître. Oui, j’avais déjà vu cette disposition des personnages, et ce reflet du châssis de fenêtre projeté en croix sur le mur blanc du fond. Un nom me vint aux lèvres que je prononçai très étourdiment. Il est rare qu’un collectionneur aime à posséder un objet dont une réplique existe, et les quelques autres tableaux réunis là prouvaient que le duc, spécialisé dans les armes, ébauchait aussi un tout petit commencement de galerie.

— Votre mémoire vous sert très bien, me répondit-il ; une copie de ce tableau existe en effet chez Madame de ——.

Il répéta le nom que j’avais dit, et qu’il est inutile de transcrire ici.

— Ce sont des cousins à moi. Vous auriez pu en voir une autre chez les —— (je ne transcris pas non plus cet autre nom) et une autre chez les ——. Ceci est l’original, que mon grand-père a laissé par testament à l’aîné de ses quatre enfants, qui était mon père. Il a voulu que trois autres copies fussent faites pour mes deux oncles et ma tante… Mme de —— ne vous a pas dit pourquoi ?

Et, sur ma réponse négative :

— C’est naturel, reprit-il, avec une amertume hautaine. Quand on a consenti à servir la Révolution, certains souvenirs font honte.

Le père de Mme de —— a été, en effet, dans la diplomatie sous Napoléon III ! J’ai oublié d’indiquer que le duc-verrier est un de ces légitimistes intransigeants auxquels il a fallu l’ordre du prince qui dort à Gœritz pour qu’ils acceptassent la fusion.

— Je n’ai pas les mêmes motifs pour vous taire l’épisode qui donne à ce petit tableau la valeur d’une relique de famille. Vous me permettrez de vous offrir la petite plaquette où j’ai fait inscrire le passage du testament de mon grand-père dans lequel il explique cette volonté… Vous lirez ces pages en vous en allant… Elles seront toujours aussi intéressantes qu’un article de journal. Et du train dont nous allons, elles risquent fort de ressembler à ce que vous lirez dans les journaux de demain !…

Le possesseur de cette « Nativité » s’était-il trompé en m’annonçant un récit aussi saisissant que l’idée même de cette toile, associée à une crise décisive de l’histoire de son aïeul ?

Le lecteur va être à même d’en juger car le duc, m’ayant donné la permission d’utiliser ce document, je prends le parti de le copier tel quel. Par les époques troublées comme celles que nous traversons, il est toujours sain de se rappeler quelles terribles épreuves l’expérience de certaines doctrines sociales a imposées aux destinées privées, il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle. Ce n’est pas une raison pour croire, comme M. de Fleury, à des identités d’événements qui ne se reproduisent guère. La Commune, cependant, est trop près de nous pour que les sentiments traversés par les hommes qui ont vécu sous la Terreur nous soient tout à fait étrangers. Ce récit a donc des chances pour offrir un certain intérêt d’actualité. Le voici, sous le titre que le duc lui avait donné : « Note laissée par mon grand-père pour son fils aîné et qui explique le codicille de son testament relatif à un tableau d’auteur inconnu, représentant une Nativité ». À partir de maintenant c’est donc le duc de Fleury de 1793 qui tient la plume.

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