Une nuit dans la cité de Londres

Librairie Nouvelle (p. titre-32).


ÉDOUARD DELESSERT

UNE NUIT
dans la
CITÉ DE LONDRES



PARIS
LIBRAIRIE NOUVELLE, 15, BOULEVARD DES ITALIENS
en face de la maison dorée.

1854

UNE NUIT
DANS LA
CITÉ DE LONDRES




Mon cher ami,

Je ne sais comment aborder le récit de ma rapide excursion en Angleterre et en Écosse. On voyage si vite et l’homme abdique tellement sa qualité d’homme pour se transformer en colis que les impressions n’ont pas le temps de se formuler ; les émotions se succèdent dans l’esprit avec cette rapidité que met le paysage à fuir de chaque côté de la locomotive. C’est là l’inconvénient des moyens de transport perfectionnés, et plus d’une fois, je vous assure, je me suis surpris à regretter, dans le peu de coins sauvages traversés par la machine et moi, nos pauvres chevaux arabes, que vous connaissez bien, et ces longues journées du désert, si courtes pour la distance parcourue, commencées avec le lever du soleil et terminées à son coucher. C’est par un effort de reconnaissance pour les Anglais que je nomme le soleil, autre contraste avec les beaux pays d’où nous avons rapporté l’un et l’autre tant de souvenirs ; car il n’est vraiment, en Angleterre, que le moyen terme entre la lune et l’obscurité.

Il faut excuser d’ailleurs ce pauvre astre, incompris de nos voisins, en songeant à tout ce qu’il doit traverser de brouillards pour arriver jusqu’aux mortels insouciants de lui, dans ce pays où, s’il le fallait, on inventerait une lumière équivalente, de la force d’un nombre de chevaux suffisant pour éclairer une ville. Partant, point d’impressions bien originales, là où les hommes cherchent à se substituer à la nature, contre-sens manifeste ; et on se trouve, fort à court au milieu d’une société qu’on a l’air de regarder sans cesse au travers d’une lorgnette dont le côté qui rapproche montre la richesse et l’autre la pauvreté. C’est une uniformité désespérante, qui tue à la longue, et je rentre ici d’autant plus dans ma comparaison, en songeant à l’apparence matérielle même de la vie en Angleterre, dans ces maisons de grandeurs différentes bâties toutes sur le même modèle, comme des habits faits d’avance et pour lesquels la dimension de leurs propriétaires futurs oblige à une quantité d’étoffe proportionnée.

Ces préambules, mon cher ami, vous sembleront peut-être bien oiseux, mais j’aurais beaucoup à dire si je me laissais aller aux impressions tristes qui sont résultées pour moi de ma dernière visite dans cette petite île si grande, il faut le dire, mais d’une grandeur irritante.

Telles sont les réflexions qui m’ont assailli, cette fois plus vivement encore que dans mes voyages précédents, parce que j’ai été admis à voir les deux pôles contraires du monde anglais, le haut et le bas de cette échelle dont une extrémité touche au comble du bien-être et de la puissance, pendant que l’autre se perd dans des abîmes sans fond de misère et d’abjection !

À peine arrivé à Londres, et après le temps nécessaire pour essuyer sur notre visage une première couche de charbon, conséquence d’un séjour de quelques heures dans cette bonne ville, nous nous sommes mis en route pour l’Écosse, et en dix heures et demie nous étions à Édimbourg que les indigènes appellent Édimbro ; ils le prononcent de cette façon pour gagner une syllabe, car, selon leur formule, le temps c’est de l’argent. J’y ai revu la statue de ce pauvre Walter-Scott avec son paletot de marbre blanc, logé sous son monument, sorte de clocher qui semble détaché d’une église gothique et pris à la gorge dans le sol. Ce pauvre homme paraît gelé sous ce dôme d’architecture prétentieuse et ornée, et on voudrait aller lui tendre la main pour le sortir de la glacière élevée à sa mémoire par la reconnaissance de ses compatriotes. Vous avez sûrement vu ce mausolée ; vous avez vu aussi la pyramide placée sur une colline et en haut de laquelle Nelson a l’air de s’ennuyer usque ad mortem. Vous vous souvenez également de ces singulières maisons à douze étages, adossées contre la montagne ; aussi je vais vous emmener avec moi d’Édimbourg et vous conduire sur les bords du Forth, à dix lieues environ, au terme de mon voyage, c’est-à-dire chez des amis de ma famille.

La route, depuis Édimbourg par le chemin de fer, traverse les plus belles prairies, des bois d’un vert foncé, des ruisseaux d’eau courante, des villages et des cottages riches et heureux ; bref, ce qu’on voit dans presque toute l’Angleterre, lorsqu’on se contente de l’apparence extérieure.

De temps en temps un château se détache en gris sur des massifs d’arbres immenses et séculaires, ou bien de grandes cheminées agglomérées en un point vomissent des torrents de fumée noire qui obscurcissent le pauvre ciel à l’entour. Ici c’est la propriété de lord ***, qui est mort à la bataille de Trafalgar ; là, celle d’un autre qui, à la bataille de Waterloo, a perdu l’usage de la raison, personne n’a pu me dire si la perte fut grande ; plus loin encore, l’immense domaine d’un des héritiers du plus vieux nom d’Écosse.

Le château de T***, où nous nous rendions, est situé sur le bras de mer dont je vous ai parlé ; il est à une portée de carabine des bords de l’eau ; c’est une grande construction en pierres grises, conçue dans ce style anglais qu’on retrouve souvent chez nous maintenant, quand nos propriétaires veulent faire croire à une grande fortune et à des revenus au-dessus de la réalité ; deux tourelles imitant le moyen âge, et percées de meurtrières de fantaisie, encadrent le péristyle de l’habitation, et au-dessus de la porte qui pourrait précéder un pont-levis et des fossés, des fenêtres en ogives étalent leurs carreaux brillants et lustrés. Des créneaux entourent, de tous les côtés, le château construit régulièrement avec un corps de bâtiment principal et deux ailes, et le tout placé au milieu de la plus riche végétation et des plus riants parterres, respire un air de tranquillité et de confort qui repose la vue. Dans la véritable existence des Anglais, on les voit bons et hospitaliers, faciles à vivre, aimables, désireux de vous faire partager le bien-être dont ils jouissent. La nature elle-même semble prendre soin de seconder leurs efforts pour rendre agréable et séduisant le séjour dans leur maison, car les plantes dévorent avec avidité les premiers rayons de soleil du printemps pour être belles quand les châtelains vont arriver, les fleurs s’épanouissent à un jour donné et le lierre se hâte de couvrir les pans de mur où sa présence est requise, en étendant furtivement ses mille petites racines qui semblent autant de mains prêtes à embrasser les fentes des pierres où elles trouvent un inviolable asile.

À T***, on n’entend plus les bruits fatigants de la capitale ; on ne voit plus ces nuages noirs qui aveuglent et attristent, ces cris sauvages qui rappellent un monde civilisé ; tout est calme et grand, et dans ces beaux endroits on doit être toujours heureux. L’est-on ? il ne tient pas à moi de vous le dire, car chacun a besoin de ce qu’il n’a pas ; la question est de savoir si dans ces intérieurs, régulièrement prospères, il y a quelque vide qu’on ne puisse combler. Si l’on pouvait trouver quelque chose à reprendre à ces établissements en Angleterre, on leur reprocherait l’excès même de leur perfection ; on regretterait dans le paysage ces moutons bouffis de graisse, désormais immobiles ou à peu près à l’ombre de vieux chênes, fatigués eux-mêmes de leur grand âge ; on en voudrait à ces vaches replètes qui vous regardent passer d’un œil morne et épuisé par tant de repas faits sur des gazons dont l’homme lui-même aurait envie ; on serait irrité en un mot de voir que dans aucune place, dans aucun endroit du pays, il n’y ait un coin abandonné à l’imprévu, une petite échappée laissée à la sauvagerie d’un bois négligé ou de broussailles libres. Tout est soumis à la règle et à la volonté du maître, et on pourrait presque dire, en retournant ce vieil adage, que là où il y a trop, Dieu perd ses droits.

Aussi devez-vous vous imaginer, mon cher ami, la vie que j’ai menée pendant ma visite, à ce riche endroit ; durant les derniers jours j’en étais venu à ce point de trembler de concevoir un désir dans la crainte qu’il ne fût comblé immédiatement et sans que je l’eusse assez éprouvé. J’ai parlé de courses à cheval, deux chevaux sont arrivés tout sellés à la porte, et quels chevaux ! J’ai ouvert la bouche pour me rappeler des promenades en bateau ; sans m’en apercevoir, je me suis trouvé courant des bordées sur le plus ravissant lac de la terre, soulevé par une chaloupe leste comme un cygne ; il n’y avait pas un souffle d’air cinq minutes avant, la brise est venue et m’a emporté assez vite pour me ravir, pas assez pour effrayer mon inexpérience ; j’ai dit enfin que j’avais chassé à tir dans ma vie, et cela maladroitement, j’ai trouvé sous ma main un excellent fusil avec lequel j’ai tué, en me promenant pendant deux heures, plus de perdrix qu’après des longues journées de chasse en France ; j’ai dû supposer que ces malheureux volatiles, instruits de la présence d’un étranger, avaient voulu faire preuve de galanterie en se laissant massacrer sans résistance ; en un mot, j’aurais pu me croire l’hôte d’un château des contes dont on a bercé notre enfance et dans lesquels des fées transformées en mains invisibles prévenaient les moindres désirs sans aucun bruit, sans aucun empressement capable d’embarrasser. Ces fées-là, mon cher ami, peuvent se retrouver dans le monde réel, et on les appelle amitié et hospitalité.

Il a fallu cependant, après un temps raisonnable accordé à cette vie de cocagne, c’est le mot, songer au retour et nous diriger de nouveau vers Londres ; mais il eût été puéril de revenir par la même route, nous nous sentions assez coupables déjà d’être allés en Écosse sans voir ces célèbres lacs des Highland et sans avoir payé notre tribut d’exclamations banales à la beauté des sites fort explorés de cette contrée. Car aux environs d’Édimbourg on ne rencontre aucun paysan en jupon court, point de couleur locale, sauf le whisky, le gin et l’ale ; ce qu’on a de mieux à faire, c’est de s’en aller ; en inclinant donc au S.-O., nous devions rencontrer Chester et Bangor, c’était une compensation. Aussi, après avoir longuement pris nos arrangements et calculé les rencontres des différents trains de chemin de fer, nous remontâmes dans notre wagon. Il faut vous dire que l’intelligence des livrets de chemins de fer constitue un véritable tour de force. Ce livret, qui porte le nom de Bradshaw’s guide, est bien le plus compliqué petit volume qu’on puisse ouvrir ; c’est à défier le plus habile d’y retrouver sa route. Il y a tant de renvois dans l’ouvrage, et tant d’embranchements en Angleterre, qu’avec la meilleure volonté du monde on finit par recommander son âme à Dieu et au chef du train et à se laisser emmener. Bien heureux si l’on ne prend pas, à un de ces embranchements, un train qui vous ramène à vingt lieues à l’heure vers l’endroit d’où vous venez ! Cependant tant bien que mal, en se pressant là où on a bien le temps, en perdant des minutes précieuses quand on devrait les employer toutes à régler son itinéraire, on atteint le port.

On ne fait pas là-bas assez de bruit, c’est là ce qui nous trouble nous autres qui aimons tant à parler et à rire ; chacun va à son poste, chacun s’occupe beaucoup de sa personne et peu des autres, de sorte qu’il faut veiller soi-même à son sort si on veut faire son salut.

Toute la partie de l’Écosse qui se trouve sur les confins de l’Angleterre est une suite de montagnes rondes et nues sur lesquelles quelques cottages assez pauvres récoltent des carrés de terre médiocrement fertiles ; mais dès qu’on atteint les environs de Chester, on rentre en pleines richesses et en pleines manufactures. On fait ses cent vingt lieues sans peine et on voit Chester le soir, Chester avec son château fort et son fromage plus fort encore. Cette ville est intéressante à visiter par suite d’une vieille muraille, ceinture de la forteresse et bien conservée. La pauvre muraille, bâtie sur le centre de la cité actuelle, entourait jadis la place et servait à une défense très-puissante ; mais combien elle a dû se trouver humiliée lorsque de toutes parts avec le progrès, les années et les constructions, elle a vu les maisons se presser à ses pieds, s’adosser à ses flancs et l’étouffer de leurs briques et de leurs cheminées. Aujourd’hui ce rempart n’est plus qu’un ruban qui sillonne la ville en élevant parfois au-dessus d’elle les ruines de ses tours démantelées et sur lequel, grâce à une balustrade ou à des maisons qui en tiennent lieu, on s’en va cheminant, souvent à la hauteur d’un premier étage, souvent au-dessus d’un toit en tuiles rougeâtres. Au centre de la forteresse s’élève une église crénelée, parce qu’il faut bien mettre des créneaux partout. Cette chapelle étend aussi loin qu’elle le peut les bras écourtés de sa croix latine, pendant que tout alentour des pierres noires surmontées d’inscriptions apprennent aux fidèles qu’il faudra un jour rejoindre sous terre les anciens de Chester. Dans ce coin de la muraille on côtoie un ruisseau qui tombe en cascades, dans cet autre on traverse une rue à l’aide d’un pont, et l’on voit sous ses pieds les réverbères et les passants ; ici on croise le champ de courses, là on passe sous la caserne. Nous faisions cette promenade semi-aérienne le soir à dix heures, et en atteignant cette caserne, la lune, venue là tout exprès pour nous, fit saillir la silhouette dentelée de ce bâtiment noir, pendant que sur un pli de terrain en avant d’une poterne, les buffleteries blanches d’une sentinelle promenaient les ennuis d’une faction sans intérêt. Nous pouvions nous croire au Cirque olympique et attendre qu’au moment donnée, les Français accourus en foule par les coulisses, vinssent tuer ce soldat et investir la place ; mais le son le plus bouffon vint nous rappeler à nous-mêmes ; c’était la musique militaire qui jouait la retraite à l’intérieur : grâce aux coups réguliers trois par trois de la grosse caisse, et aux sons aigres doux d’un fifre en désaccord, je me suis figuré voir déboucher par la poterne au lieu de défenseurs héroïques, un ours blanc apprivoisé suivi de son bateleur.

Rien ne sortit, nous continuâmes ; et plus loin, les hauts-fourneaux des environs répandant par torrents une flamme cramoisie et éclairant d’une lueur d’incendie les toits de la ville au milieu du brouillard, lui rendirent son véritable et légitime aspect, celui de la paix et de l’industrie.

Le lendemain nous étions transportés à Bangor, qui est, vous savez, le lieu de jonction de l’Angleterre et de l’île d’Anglesey, grâce au pont tubulaire élevé là par Robert Stephenson. Depuis Chester, le chemin de fer côtoie presque constamment le bord de la mer, pendant que sur la rive de l’autre côté se déploient des montagnes boisées semées de châteaux et d’habitations plus pittoresques les unes que les autres. Je ne veux point entrer dans les détails, vous nommer les propriétaires et me transformer sans nécessité en guide des voyageurs, je ne vous citerai en passant que la petite ville de Conway, à l’embouchure du Conway, parce que grâce à ses fortifications et à son château en ruines (qu’elle devrait bien relever en souvenir d’Édouard Ier ou en faveur de Cromwell), elle a un aspect assez militaire. Ne pouvant laisser échapper l’occasion de déployer ici mes connaissances historiques, je vous rappellerai que le premier de ces deux personnages a bâti le château fort, et que le second s’en est emparé.

Eh bien, ces tours s’en vont rejoindre sous terre leur fondateur et leur vainqueur, et tout porte à croire que dans quelques années ces pauvres fortifications fourniront les matériaux d’une gare ou d’un club national !

Le pont de Bangor est certainement une des constructions les plus étranges et le résultat d’une des idées les plus extraordinaires qu’on puisse imaginer. Figurez-vous un immense tube en fer forgé à cent trente pieds au-dessus de l’eau, sur une longueur de quinze cents ; trois massifs de maçonnerie gigantesques soutiennent cette sarbacane d’un nouveau modèle, et les deux extrémités s’appuyent sur un viaduc immense. Indépendamment de la pensée assez originale par elle-même, les dimensions énormes de ce pont bouleversent les notions qu’on peut se faire des forces humaines. Vous vous êtes étonné comme moi à Bàalbek, devant ces pierres colossales transportées en haut du temple du Soleil on ne sait comment. Vous vous étonneriez encore bien davantage en voyant les masses qu’une pauvre presse hydraulique a soulevées. Nous avons traversé à pied ce tuyau interminable : on se croirait dans le premier tunnel venu, n’étaient les parois de la machine et le bruit sonore produit par les pas qui rappellent à la fois la composition du pont et la hardiesse incalculable de l’entreprise. De plus, ces parois elles-mêmes sont si épaisses, ces massifs de maçonnerie se carrent si bravement au milieu de l’eau, que nulle inquiétude ne peut entrer dans l’esprit, et qu’on est tout entier à la stupéfaction qu’inspire une œuvre pareille.

Aux issues, deux lions en granit et d’assez noble apparence sont les gardiens muets de ce passage aérien ; ils sont couchés et dorment en sécurité près du corridor en métal qui semble leur tanière, et une inscription, belle par sa brièveté et sa concision, est gravée sur le premier pilier :

Erected anno Domini MDCCCLI.
Robert Stephenson, engineer.

C’est dire en peu de mots bien des choses, et M. Stephenson n’a pas à se plaindre. Vous regretteriez avec moi, mon cher ami, de voir qu’une si grande œuvre n’ait pas l’air grand ; vous vous rappelleriez sans le vouloir et sans raison directe, j’en suis certain, ce temple de Thésée, si immense avec sa petitesse, et ce Parthénon qui domine tous les autres ; vous vous demanderiez comment il se fait qu’aucun des monuments de l’industrie moderne n’arrive à faire vibrer d’autre fibre en nous que celle de l’étonnement.

Les anciens se faisaient admirer à peu de frais, c’était là leur secret, et ils ne nous l’ont pas laissé. Tant pis pour nous. Enfin, vous auriez peut-être partagé avec moi un sentiment d’envie dont je m’accuse hautement, mais qui ne peut qu’honorer mon patriotisme.

J’ai vu dans mon esprit des lions plus gracieux, des piliers plus élégants, en un mot, un pont tubulaire français. Ma consolation, c’est que la compagnie française qui eût fait ce pont, eût probablement subi le sort de celle-ci, c’est-à-dire qu’elle eût presque été ruinée par l’excès de la dépense. Contentons-nous donc de ce que nous inventons, et soyons justes pour nos voisins.

Cependant je ne veux pas aller plus loin sans vous entretenir un instant d’un monument qu’on voit derrière le pont de Bangor se détacher au sommet d’une colline. C’est la colonne construite pour lord Anglesea lorsqu’il perdit la cuisse à Waterloo. Le ciel me préserve de critiquer ce qui part d’un bon sentiment ; je dirai seulement que chez nous, où l’on élève déjà trop de statues, on attend du moins pour satisfaire ce penchant, que les héros auxquels elles sont dédiées aient perdu mieux qu’une jambe. Maintenant revenons à Bangor pour attendre le convoi direct qui se rend de là à Londres en huit heures. J’avais encore deux heures à passer dans la petite ville, et je n’ai eu occasion de remarquer que fort peu de chose, si ce n’est d’abord un hôtel de la tempérance, c’est-à-dire un hôtel où à quelque prix que ce soit on ne vendrait une boisson spiritueuse ; partant point d’ivrognes ; on ne les prend pas en traîtres, car cette sobriété, par consigne, est formulée en grosses lettres sur les vitres des fenêtres, et on ne peut pas se plaindre de tomber dans un guet-apens.

Ma seconde observation a trait aux femmes de l’endroit qui, au lieu de chapeaux de femmes, portent de bels et bons chapeaux d’hommes, de vrais petases, campés bêtement sur leur bonnet festonné, ce qui leur donne par derrière des tournures différentes, suivant les tailles, quant à la grandeur, mais bien uniformes pour le ridicule. Afin d’être rationnel j’ai cherché à Bangor, malheureusement en vain, des hommes coiffés de chapeaux de femmes ; peine inutile ; du reste cela ne m’eût point surpris. En fait de renversement dans les usages reçus de la toilette, celui-ci est assez remarquable, je pense, et prouve que rien ne coûte aux Anglais pour satisfaire les bizarreries de leur imagination.

À quatre heures, un sifflet aigu sortant du tunnel qui aboutit à la station nous annonça le convoi de Londres. Le soir même à onze heures et demie nous entrions dans la gare de Eaton square, et ce bruit de plaques tournantes qui crie sous les roues des wagons et de la locomotive avec un son triste et régulier me réveilla d’un somme couleur de rose dans lequel je mêlais les souvenirs les plus tendres à des projets de repas formidables assaisonnés par un cuisinier parisien quelconque.

Je suis maintenant arrivé à une toute autre phase d’observations : je vais vous mener voir un autre monde, et vous entretenir des spectacles assez singuliers dont j’ai été le témoin. Vous savez qu’à l’automne, Londres, à l’ouest, ce West-End si célèbre par ses squares et ses domestiques poudrés, ce Londres enfin de la richesse et du luxe est complétement désert. Le monde vit dans les châteaux ; les grauss sont tués, mais il reste des perdrix, des lièvres et des faisans pour les chasseurs à tir, de plus, les moissons vont être rentrées et on commencera tout à l’heure à se casser le cou pour la plus grande satisfaction de soi-même en courant des renards ; enfin, jusqu’au mois de mars, ces manoirs immenses regorgeront de visiteurs, les intrigues des jeunes gens et les coquetteries des jeunes personnes à marier prendront de la consistance et aboutiront au printemps prochain, s’il plait à Dieu, au mariage pour la plupart : pour les autres à des résultats négatifs à reporter sur la saison de campagne suivante.

Mais à une autre extrémité de la ville, à l’est, la vie d’affaires et de commerce ne s’arrête guère ; c’est la même fièvre, la même cohue au sein de cette fourmilière appelée la cité, où dans les bureaux les plus sombres et les plus tristes se traitent les plus grandes affaires du monde : les voitures traversent Fleet street par milliers, sans ralentir un instant leur marche, l’existence vivante s’est reportée là. Derrière cette cité et en se dirigeant vers le port, vers les docks, il y a des quartiers dont Dickens a fait le théâtre de ses observations et de ses drames, et Oliver Twist a pris naissance au fond de rues où certainement dix-neuf sur vingt Anglais du West-End n’ont jamais mis le pied.

Par une conséquence bien simple j’ai eu un vif désir de me rendre compte de cette vie souterraine et de toucher du doigt la couche inférieure d’un monde qui cache si bien ses plaies aux yeux, dont la curiosité se satisfait des apparences extérieures. Je voulais depuis longtemps profiter de la première occasion pour visiter ces lieux entourés de tant de mystères ; mais cette occasion ne se présentait guère, car je parle assez bien l’anglais pour me faire comprendre, mais pas assez pour qu’on s’y méprenne, tant s’en faut ; de plus, sans guide, je n’avais aucune donnée exacte pour trouver la nuit mon chemin au milieu de ce dédale de rues obscures et enchevêtrées ; enfin, je l’avoue franchement, je ne désirais nullement en faisant parade d’un courage inutile, s’il n’est pas certain du succès, recevoir à mon entrée, dans le premier bouge venu, un traitement proportionné à mon indiscrétion, et rapporter penaud et contrit un de mes yeux crevés ou quelques côtes enfoncées, indépendamment des autres mécomptes qui rendent impossibles à un étranger seul ces investigations physiologiques.

Grâce à une lettre d’introduction d’un ami, pour un personnage haut placé dans la police, j’obtins avec la plus grande amabilité la promesse de deux fonctionnaires à ma discrétion, pour la seule nuit dont j’eusse à disposer à Londres ; et je pris rendez-vous pour le soir même à neuf heures, à mon hôtel, avec mes deux introducteurs.

À l’heure dite, mes hommes arrivèrent ponctuellement, parfaitement bien mis, polis au delà de toute expression, et entièrement à mes ordres.

— À qui ai-je l’honneur de parler, Messieurs ?

Inspector ***.

Inspector ***, fut la réponse successive de ces messieurs, et ils ajoutèrent : par où voulez-vous commencer ? absolument comme si j’avais su moi-même ce que j’allais voir.

Je les priai de diriger eux-mêmes les mouvements que nous allions exécuter, et de me dire seulement si le costume plus que modeste que j’avais endossé pour la circonstance, l’était encore assez, eu égard à la société avec laquelle je me proposais de passer la nuit. Ils me rassurèrent sur ce point, et me prièrent seulement de vouloir bien ne rien mettre dans mes poches, recommandation fort inutile et que j’avais pressentie.

— Vous pouvez être bien sur, me dirent-ils, que si vous emportez quoique ce soit, vous ne le rapporterez pas.

Là-dessus je leur donnai de la monnaie, dont ils se chargèrent pour payer nos dépenses en boissons dans les cabarets, et nous montâmes à neuf heures un quart en fiacre ; un des deux inspecteurs se plaça sur le siège, l’autre avec moi, et j’avoue que je trouvai en ce moment ma situation fort originale ! Me voilà parti pour faire une inspection de police occulte, Dieu sait dans quels endroits ! C’est, je le crois bien, la seule fois que je serai à pareille fête.

La conversation, pendant le long chemin qui sépare le beau quartier, c’est-à-dire Saint-James et Piccadilly de la Banque, au centre de la Cité, fut toute nouvelle pour moi ; mon ami l’inspecteur me mit au courant des voleurs et des bandits principaux de Londres ; il me demandait très-simplement si tel et tel raffinement du métier existait chez nous. J’avoue en toute humilité que j’ai répondu un peu au hasard, quitte à fausser les idées de l’inspecteur anglais sur bien des points. Je renvoyai mon compagnon aux Mystères de Paris pour plus de sûreté ; mais le bonheur voulut qu’il fût de sa nature fort expansif, et je ris encore de tous les vols qu’il me raconta.

— Tels voleurs ont l’habitude, me disait-il, de prendre les bourses dans les poches des gens.

— Permettez, pour un voleur, c’est assez généralement…

— Vous allez voir ; ils vident ces bourses dans leur poche et les remettent dans celle de la première personne venue, de cette façon on ne saisit sur eux aucune pièce de conviction. Un jour, je m’en souviens, ajouta-t-il, un monsieur vint m’apporter quatre bourses qu’il avait trouvées ainsi dans son gousset, et dont il ne pouvait assez naturellement pas s’expliquer la provenance ; je fus obligé de lui en rendre compte. Monsieur, ces gens sont si adroits dans leur façon de visiter leur prochain, que je me chargerais de vous faire voler pendant le temps que vous franchiriez une porte, par un homme appuyé contre elle et dont vous vous méfieriez… et ainsi de suite. Du reste, vous voudrez bien, tout le temps que nous ferons nos courses dans les maisons, regarder avec soin les figures que vous verrez, et en sortant j’aurai l’honneur de vous les nommer, car il en est peu que je ne connaisse.

C’était mon intention, et j’eus bientôt occasion de me mettre à la besogne.

Derrière la Banque d’Angleterre, notre fiacre commença à prendre des rues complétement inconnues pour moi, rues fort étroites, ruelles où souvent il n’y avait que juste la place nécessaire pour une seule voiture, toutes d’ailleurs éclairées au gaz et bâties sur le même modèle que le reste de Londres ; car c’est une chose curieuse que ces repaires de voleurs et de brigands présentent à l’extérieur les apparences les plus honnêtes et les plus tranquilles. Après mille et un détours qui achevèrent de me désorienter, la voiture arrêta devant un assez bel établissement ayant un péristyle soutenu par des colonnes, et nous descendîmes.

Nous étions aux bains modèles de White Chapel, dans Goulston square. Ne croyez pas que ces bains soient un endroit comme ceux que j’ai visités ensuite ; mes guides, par amour-propre national maladroit, voulurent d’abord me montrer le remède avant le mal. Les bains venaient d’être fermés depuis une demi-heure, mais en notre faveur un gros homme asthmatique ralluma le gaz et nous introduisit. Ici je vais un peu devenir pour vous un prospectus ; mais n’ayant aucun intérêt dans l’affaire, j’ai le droit des détails et de dire combien j’ai admiré l’ordonnance de la maison. Donner aux pauvres les moyens de conserver une propreté complète à la fois pour leur personne et leur linge, est une idée philanthropique de la bonne espèce. Assez de philanthropes s’occupent du salut des âmes, cela fait plus de bruit, coûte moins d’argent, et personne ne va vérifier les résultats de ces conversions si nombreuses. Mais les fondateurs de ces bains, ainsi que ceux des garnis modèles où j’ai été conduit ensuite, ont exécuté une œuvre bonne et profitable, et ont droit à une vraie reconnaissance.

Voici en peu de mots la distribution de la maison. Une grande chaudière placée au centre du bâtiment renferme l’eau nécessaire à la fois aux bains et à la lessive. Les baignoires sont chacune dans une cellule séparée, doublées en fer étamé ou en faïence, et d’une propreté parfaite ; des rebords en bois blanc ronds et sans cesse lavés à l’eau de savon, donnent un air de fraîcheur complète et inspirent la confiance. L’établissement fournit les instruments de toilette, et la durée de chaque bain est d’une demi-heure ; le prix fixé pour les bains de première classe est de six pences ou douze sous de France, et ceux de deuxième classe, de deux pences ou quatre sous ; or la seule différence entre ces deux classes de bains consiste en ce que dans la première on peut soi-même modifier le degré du bain, grâce à un système de robinet rond et tournant en deux sens, soit pour l’eau froide, soit pour l’eau chaude, tandis que dans la deuxième classe, il faut appeler pour un des hommes de service. Le cas échéant, je n’hésiterais pas pour mon compte à prendre les secondes classes, car je déclare n’avoir vu dans leur construction aucune différence quelconque avec les autres ; mais tel n’est pas le goût des habitués de l’endroit, et l’amour-propre aidant, ils se montrent bien plus amateurs des premières classes. Une ventilation bien ménagée au sommet de la toiture vitrée de la salle, permet de fournir une température égale et suffisamment chaude.

Passant de cette salle à la salle voisine, on se trouve dans une immense buanderie ; là, chaque femme a une case particulière avec un assez grand bassin où elle peut verser, grâce à trois robinets différents, de l’eau froide, de l’eau chaude ou de la vapeur. Quand la lessive est faite, de hauts séchoirs disposés en tiroirs verticaux, en nombre égal aux cases, permettent de suspendre le linge et de le sécher en quinze minutes, et enfin des planches sur toute la longueur de la chambre servent à le repasser. Les fers chauffent dans un poêle alimenté par le feu de la chaudière et sont prêtés gratuitement. De la sorte, un grand nombre de femmes nettoient en même temps tout leur linge, et cela pour la somme de un pence par demi-heure ou un pence et demi par heure.

L’établissement est ouvert de six heures du matin à neuf heures du soir, et grâce au ciel, il prospère. Tous les jours, baignoires et buanderie sont remplies, et sur les bancs qui bordent le corridor d’entrée, une foule de pauvres gens attendent souvent leur tour. Les frais sont payés ; et pour ce prix modique, une charité bien entendue est faite, et probablement bien des maux évités : cela vaut, je crois, beaucoup de sermons et de syllogismes !

Afin de continuer à me démontrer ce que peut obtenir de bons résultats une entreprise par association, mes inspecteurs me menèrent de là dans une maison modèle d’habitation pour des hommes seuls. Ces institutions ont pris là-bas un corps et fonctionnent supérieurement. Là, des ouvriers sont logés tous les soirs pour deux shillings et six pences par semaine, s’ils s’engagent à séjourner deux semaines dans l’établissement, pour trois schillings s’ils ne s’engagent que pour une seule.

De longs dortoirs à cellules parfaitement aérées, contenant chacune la place largement suffisante pour un lit, une chaise et des vêtements sont établis au premier étage ; ces dortoirs sont éclairés au gaz et d’une propreté remarquable ; derrière s’ouvre une chambre où les objets de toilette, l’eau en abondance et à discrétion, attendent les habitants passagers de ces demeures hospitalières. Au rez-de-chaussée s’étend un grand parloir central, également éclairé au gaz, avec des tables et des bancs où les ouvriers peuvent lire, jouer et fumer à leur aise ; à droite, une vaste cuisine où chacun fait lui-même son repas, avec des instruments fournis par l’établissement ; enfin à gauche une bibliothèque où il est défendu de fumer, présente aux plus assidus des livres spéciaux pour leurs professions, et d’autres, en tous cas, fort utiles pour leur instruction. J’ai été très-frappé de l’apparence tranquille et saine de ces salles ; il y avait à peu près une cinquantaine d’ouvriers en ce moment, qui causaient et jouaient paisiblement, d’autres lisaient dans la bibliothèque, d’autres examinaient une publication à gravures à laquelle ils s’étaient abonnés en commun ; le tout respirait un bien-être introuvable dans les maisons ignobles qu’ils habiteraient sans cette précaution.

Eh bien, beaucoup d’entre eux se refusent à reconnaître l’avantage de pareilles maisons. Ils croient voir l’esclavage dans la règle, bien légère pourtant, qui gouverne ces établissements où ils ne sont rien moins qu’esclaves, et ils préfèrent ce qu’ils appellent la liberté avec la misère et le dénuement. Aussi, et jusqu’à ce que l’habitude en soit bien prise, les gens dont les capitaux sont engagés dans cette belle œuvre de bienfaisance ne retireront-ils pas un gros intérêt de leur argent. Pour ceux qui ont agi avec la conscience du bien à faire à de pauvres gens, ils n’ont pas recherché la spéculation et seront assez récompensés par le résultat ; si les autres l’ont recherchée, tant pis pour eux : il faut qu’il en coûte un peu pour se montrer bienfaisant une fois qu’on s’en mêle.

— Maintenant, Monsieur, me dit malicieusement un de mes compagnons, vous venez de voir ce que les ouvriers appellent parfois de l’esclavage, je vais vous faire connaître ce qu’ils appellent la liberté.

Le fiacre repartit, et, au bout de cinq minutes, nous mimes pied à terre à l’entrée d’une ruelle d’assez mauvaise apparence.

— Vous allez faire connaissance avec des voleurs, Monsieur, me dit-on ; cela ne vous fera pas peur ? Et nous frappâmes à la porte basse d’une maison à travers les volets de laquelle on n’apercevait aucune lumière. Tout d’un coup la flamme blanche d’un bec de gaz nous éblouit, et un vieil homme, en habits fort sales, ouvrit la porte tout entière. Le comptoir d’un cabaret borgne nous faisait face dans une chambre assez basse ; une cheminée pleine de charbon allumé à droite ; à gauche, un buffet avec quelques assiettes ébréchées ; tout autour, des bancs sur lesquels se tenaient une demi-douzaine d’hommes et autant de femmes. Les hommes étaient en général jeunes ; pas un n’avait plus de vingt-six à vingt-neuf ans. Les femmes étaient jeunes également, mais pouvaient accepter, relativement à leur âge, toutes les suppositions, tant leurs traits étaient décomposés par la débauche, tant les rides précoces et l’épuisement prématuré d’une vie de désordre et d’ivrognerie avaient marqué de traces sur leurs visages. Elles étaient à peu près vêtues uniformément de robes de toile, sales et grasses ; l’une portait sur la tête une résille retenant des cheveux appauvris, l’autre un chapeau de paille, une troisième une coiffure en étoffe, méconnaissable sous les taches ; celle-ci était assise sur les genoux d’un buveur endormi, celle-là fumait une longue pipe, la tête penchée sur le brasier.

Les hommes avaient des figures pâles et maigres, les pommettes saillantes, les yeux enfoncés dans leur orbite ; leurs mains osseuses, effilées et minces, à doigts carrés, avec des pouces en spatule, soutenaient des pots de bière et des verres d’eau-de-vie et de gin ; personne ne parlait, ou du moins on ne parlait qu’à voix basse. On ne fît pas, en apparence, grande attention à nous quand nous entrâmes, et c’est à peine si ces têtes alourdies semblèrent tourner les yeux de notre côté ; mais sous ces sourcils proéminents et ce regard éteint, j’ai parfaitement vu la fixité des prunelles de véritables bêtes fauves ; leurs mouvements eux-mêmes étaient mous et souples, et s’ils ne s’étaient pas aperçus immédiatement du caractère de mes compagnons, ils eussent bondi à coup sûr et nous eussent dévalisés.

Comme j’étais tout entier à graver dans ma mémoire les traits des personnages que renfermait cette chambre, un bruit aigre de violon arriva à mes oreilles, partant d’une porte bâtarde derrière le comptoir du cabaret.

— Entrons ici, dit l’inspecteur ***. Et il tourna la clef. Le maître du cabaret nous regarda en dessous et courut nous chercher de l’ale. C’était la salle de bal de l’endroit, salle de douze pieds carrés à peu près, éclairée au gaz comme la première, mais sans feu ; des loques étendues sur des cordes cachaient la cheminée ; un papier rose et représentant des paysages, la tour de Pise par exemple, le Colysée, etc., etc., couvrait par intervalles les parois de la muraille et retombait décollé dans plusieurs places. Autour d’une table en noyer se tenaient sept ou huit hommes jouant fiévreusement avec des cartes à moitié roulées par un usage immodéré et recouvertes d’une couche noire de crasse et de graisse. Ils ne nous remarquèrent même pas et ne se tournèrent que lorsque j’eus fait une question, je ne sais laquelle, dans un anglais dont ils reconnurent la prononciation pour étrangère. Parmi ces hommes, ou mieux ces enfants, se trouvait un vieillard d’une soixantaine d’années qui paraissait donner des conseils à ses compagnons, probablement sur la meilleure manière d’exploiter son prochain. Ce vieillard avait un nez camus, des lèvres très-minces et des yeux microscopiques très-enfoncés, de plus un teint basané et d’énormes épaules. Autour des joueurs, deux ou trois petits garçons de dix à douze ans fumaient leur pipe, la casquette sur l’oreille, et comme déjà blasés par tous les plaisirs. Dans un coin, un musicien embrassait la taille d’une femme affreuse, assise sur ses genoux, et se servait de son violon en en appuyant l’extrémité sur les reins de cette femme et en faisant agir son archet de l’autre main. Alors la danse qui avait cessé à notre arrivée recommença. C’était la gig.

Afin de donner l’exemple, le fils du maître de la maison, un des enfants qui fumaient, se mit, avec un sérieux imperturbable et sa longue pipe à la bouche, vis-à-vis d’un grand gaillard de cinq pieds six pouces, et le ballet s’organisa. Un léger trémoussement formé par l’extrémité du pied placé d’abord à terre et ensuite le talon, et cela alternativement pour chaque pied, une augmentation graduelle de rapidité dans ce mouvement jusqu’à une célérité inconcevable, puis un saut terminé par une pirouette et un chassé-croisé, voilà en gros cette danse sauvage. Quand un des deux danseurs est fatigué, un autre rentre, comme lorsque les enfants sautent à la corde, et ainsi de suite.

Au son du violon, plusieurs des femmes que nous avions vues dans le cabaret accoururent et prirent successivement part à leur tour à la gig, et au bout d’un quart d’heure, chacun avait fait son pas. Le petit garçon du cabaretier déployait surtout une vivacité de mouvements et un flegme admirables. Les verres d’eau-de-vie et de gin circulèrent, la joie devint générale, se traduisant par des rires gutturaux et rauques ou des éclats de voix glapissants.

— Ne perdons pas notre temps ici, observa un des inspecteurs, et sortons. Il paya la dépense et nous gagnâmes la rue en traversant de nouveau le cabaret, dont l’aspect n’avait pas changé.

— Tous les gens que vous venez de voir, dit-il, sont des repris de justice et des voleurs de profession. Il n’en est pas un qui n’ait passé en cours d’assises au moins trois ou quatre fois. Les femmes sont leurs maîtresses ou des prostituées, de plus des receleuses ; en outre, elles volent pour leur compte. Le maître de la maison qui tient ce tripot est lui-même un voleur, sa femme est prostituée, sa fille prostituée, et le petit garçon que vous avez vu danser le premier a déjà été condamné trois fois ; il a douze ans à peine.

— Voilà une jolie société ! observai-je.

— Ce petit garçon est un sujet très-distingué. Vous avez dû voir quelles mains imperceptibles il possède, eh bien ! ces petites mains en valent dix comme les autres. Il n’y a pas une foule, Monsieur, dont ce jeune homme n’ait retourné toutes les poches avant que vous ayez seulement pu vous apercevoir de sa présence ; aussi est-il très-considéré parmi ses compagnons.

— Charmant enfant ! et la belle dame que tenait sur ses genoux le joueur de violon ?

— C’est la fille de la maîtresse de la maison.

— Merci bien, — et nous remontâmes dans le fiacre que nous venions de rejoindre au bout de la rue.

Afin de varier les impressions singulières que la vue de ce cabaret m’avait laissées, on me conduisit successivement dans plusieurs cafés chantants, à l’American Wizard, au Brown Bear, puis au Mahogany Bar, dont je dirai quelques mots, le Brown Bear et l’autre étant à peu près semblables.

Ce sont des petites salles de spectacle imperceptibles avec des banquettes transversales sur le dos desquelles une planchette reçoit les pots de bière et les verres d’eau-de-vie. Il n’y a là ni loges, ni stalles d’orchestre, une seule galerie supérieure entoure la salle et aboutit à la scène. Cette scène a environ douze pieds de largeur sur quatre de profondeur depuis l’extrémité jusqu’à la rampe. Trois violons et une basse composent l’orchestre, et de temps en temps des chanteurs viennent vociférer des romances de circonstance dont les lourdes plaisanteries et les allusions obscènes peu dissimulées réjouissent infiniment ce public ordinaire de filles perdues, de matelots et de vagabonds. À Mahogany Bar, nous tombâmes sur une de ces romances : une jeune femme, une paysanne assez bien tenue, regrette son amant embarqué à bord d’un bâtiment de la marine de Sa Majesté Britannique ; elle se souvient des beaux jours d’amour qui ont précédé le départ de son bien-aimé, elle les regrette, elle pleure ; son bien-aimé ne revient pas. « Oh ! combien l’absence est dure ! Oh ! qu’il était beau ! » etc., etc. Tout cela en tenues fort explicites et en gestes plus explicites encore. Tout à coup un bruit se fait entendre, il se rapproche, se rapproche, la femme met la main sur son cœur et un énorme matelot tombe dans ses bras en l’embrassant éperdument et fort explicitement aussi. À ces baisers, la dame reconnaît son amant, mais croit le reconnaître désagréablement, c’est-à-dire, pour m’expliquer plus clairement, elle déclare ne pas retrouver, dans son matelot de prédilection, la douce inexpérience des premières caresses ! De là, scènes de jalousie, emportement contre les voyages qui modifient les hommes et les développent tant quand il ne le faudrait pas, etc., etc., etc. ; puis raccommodement et nouveaux baisers, le tout accompagné d’une pantomime qui ne laisse rien à désirer. Vous pouvez juger des rires de l’auditoire aux passages lestes, les cris d’approbation ou d’improbation des femmes. Dans une autre de ces salles, le White-Swan, cygne blanc, ou le Paddy’s goose comme l’appellent les habitués, nous entendîmes l’apologie du mariage faite par un pauvre chanteur enroué et maladif. Aussi fut-il hué par les dames de la société pendant l’énumération qu’il fit des avantages de cette institution, et, au contraire, couvert d’applaudissements quand il eut à parler de ses inconvénients. Tout le temps que duraient ces chansons, le tabac, l’ale, le gin, le whisky, l’eau-de-vie circulaient, et femmes et hommes en absorbaient des quantités effrayantes. Ces petites salles sont assez élégantes d’apparence, bien ornées de dorures, avec de jolis lustres ; elles sont au fond des cabarets et à l’arrière-boutique. On y entre pour deux, trois ou quatre pences, c’est la consommation qui paye les dépenses, et plus d’un de ces endroits vaut à son propriétaire des revenus considérables.

Après avoir visité sept ou huit de ces salles, mes compagnons m’annoncèrent que nous allions rentrer dans le monde de la première taverne dont celui-ci est un peu différent, c’est-à-dire que ce sont des vagabonds et des fainéants au lieu d’être des voleurs et des brigands. Je vous avoue que, n’ayant pas l’expérience de ces messieurs, je n’avais pas trop remarqué la distinction. Le Coq of Neptune nous tendait les bras et notre véhicule nous y conduisit en peu de temps. Là encore il fallait bien regarder sans se permettre de questions oiseuses dans l’intervalle ; le Coq of Neptune fait le coin d’une rue assez large et l’extérieur est celui de toute taverne du monde, fort propre, appétissante et bien éclairée ; mais à peine a-t-on fait tourner sur ses gonds la double porte sans serrure et s’ouvrant par les deux sens, qu’on se trouve au milieu d’un bouge horrible. Le cabaret en lui-même n’a rien que d’assez ordinaire, mais il est joint par une cloison à la salle où se passent les plus dégoûtantes orgies. Dans cette salle, haute de huit pieds à peine et d’environ vingt pieds de longueur sur autant de largeur, j’ai compté une trentaine de femmes et quarante hommes à peu près. C’étaient des matelots fraîchement débarqués, amenés là par ces créatures pour y être volés dans l’ivresse, des ouvriers des ports, de jeunes et de vieux brigands vautrés sur les bancs de bois placés autour des tables sur lesquelles souvent ils étaient étendus ivres-morts. Au milieu d’eux et comme des furies, criaient, vociféraient, juraient ces malheureuses femmes, injuriant celui-ci, prenant à celui-là son verre d’eau-de-vie plein pour le vider d’un trait et tomber à côté de lui ; dominant ce tumulte et ce désordre, les sons aigus d’une harpe indignement fausse et d’un violon détestable rappelaient qu’on pouvait, si on le voulait absolument, se livrer à la danse. Mais pour ce faire il faut être jusqu’à un certain point capable de se tenir sur ses jambes, et bien des acteurs de ce tableau n’étaient guère en état de satisfaire à cette condition. Trois ou quatre femmes qui se promenaient au milieu des groupes nous accostèrent, mes guides et moi, non point poussées par le désir d’entamer la conversation, mais pour nous supplier de leur payer à boire ; on y mit la condition qu’elles danseraient, et peu à peu la gig se mit en train ; alors plusieurs des hommes attablés se levèrent et vinrent prendre part à la réjouissance ; c’était certes un curieux spectacle, et ces corps à moitié chancelants obligés de satisfaire aux exigences d’une mesure très-vive, en ondulant sur eux-mêmes comme des serpents, en trébuchant à chaque pas, en s’appuyant contre les bords des tables ou des bancs, présentaient bien l’aspect de la plus parfaite dégradation.

Au moment le plus chaud de la gig, et sans qu’aucun cri se fût fait entendre, un homme vêtu d’une chemise en tricot rouge et la tête couverte d’un chapeau de marin, fendit la foule en poussant devant lui un garçon d’une vingtaine d’années qui offrait une certaine résistance et qui venait de boxer. Les sourcils et la partie inférieure de ses yeux se réunissaient en un bourrelet de chair violacée et meurtrie au point de dissimuler complétement leur orbite, les tempes et le front noirs et tuméfiés n’offraient qu’une succession de bosses et de gonflements hideux, et de ses joues ouvertes en plusieurs endroits coulait du sang en abondance. Ce malheureux fut mis à la porte, et pas un des habitués du Coq-de-Neptune ne le remarqua, ne lui accorda le moindre signe d’étonnement ou même d’attention. Une femme se mit à rire, les autres firent de même et tout fut dit. Cet incident ayant un peu dérangé la danse, la gig reprit de plus belle. Des acrobates se présentèrent alors, et les danseurs se rangèrent autour, on fit une petite place, et là ces infortunés clowns, déployant un tapis déchiré qu’ils étendirent à terre, se mirent en devoir d’exécuter leurs tours. Les pauvres gens devaient, à cause du peu de place, tourner sur eux-mêmes à pieds joints, et faire leurs sauts périlleux sans élan. Une ou deux fois ils retombèrent sur la tête, alors on les huait, d’autres fois ils réussissaient et on ne les applaudissait pas. Nos inspecteurs leur donnèrent une pièce blanche qui les ravit, et nous sortîmes. Avec toute la meilleure volonté du monde et en cherchant à refouler en soi les amers sentiments qui assiègent l’esprit dans ces dégoûtants endroits, il est impossible, vous le comprendrez, n’est-ce pas, mon cher ami, de ne pas se sentir le cœur soulevé à la vue de ces corruptions s’exerçant ainsi sans contrôle et sans entraves. Une fois dans la rue, on m’expliqua que nous avions assisté au premier acte de la pièce jouée tous les soirs au Coq-de-Neptune et autres tripots du même genre ; avant de passer au second, M. P*** m’annonça qu’il m’introduirait dans la sérieuse misère, comme il l’appelait. Il était onze heures et demie et il valait mieux passer d’abord par les logements des vrais pauvres de la Cité, aussi me fit-on enfiler une suite de petits corridors tortueux et crottés aboutissant à une cour mal pavée et parsemée de tas d’ordures dont l’eau pluviale, qui tombait à torrents, faisait sortir des miasmes fétides. C’est le Glass house yard, white chanel, ou logement pour les émigrants d’Amérique. Là séjournent en attendant le bâtiment qui doit les emporter vers le Nouveau-Monde, Eldorado fantastique de leurs têtes enivrées par la misère, les émigrants de toutes nations. Presque tous sont Allemands et viennent d’Allemagne pour cinq livres sterling ou cent vingt-cinq francs. Dans cette somme est comprise leur traversée jusqu’en Amérique, et c’est là que j’ai vu de tristes spectacles. Jadis et avant l’intervention insuffisante encore, mais déjà utile cependant de l’autorité, on logeait jusqu’à quatre cents de ces malheureux dans le Glass house yard ; entasser, empiler, écraser les uns contre les autres seraient les expressions exactes pour peindre ces logements misérables. Le premier étage et le second sont divisés en compartiments comme les cadres des vaisseaux. La chambre avait en longueur à peu près trente-cinq pieds sur vingt-cinq de largeur et contenait quatre-vingt-dix-neuf personnes ! Dans ces cadres, cinq ou six corps humains, hommes, femmes ou enfants vêtus de haillons ou dépouillés de leurs vêtements se disputaient le ridicule espace laissé à chacun. L’amélioration consiste en ce que les cadres supérieurs ont été enlevés, ce qui doublait naturellement le nombre des habitants, et que le cadre au niveau du sol est le seul qui reste dans ces sortes d’armoires vivantes. Vous auriez vu là de pauvres visages épuisés par la fatigue et la faim, des enfants à moitié étouffés près de leurs parents serrés eux-mêmes à mourir ; une vermine terrible avait obligé la plupart à enfreindre le règlement et à sortir du cadre, pour le traîner au milieu du passage laissé libre, le matelas souillé servant de lit. Le manque presque absolu de ventilation mêlait à l’air déjà raréfié par la présence de tant de monde des puanteurs affreuses, et de temps en temps les soupirs et les aspirations de ces malheureux cherchant dans un sommeil de plomb une atmosphère plus saine complétaient l’impression plus que douloureuse de ce tableau. Je vois d’ici une pauvre femme assise sur le matelas entre ses trois enfants endormis à ses genoux et deux hommes inconnus : la malheureuse créature tenait sa tête avec ses deux mains, et lorsque la lanterne sourde du logeur dirigea sur son visage les rayons de la lumière, elle leva vers nous de grands et beaux yeux étonnés et rendus stupides.

— Pourquoi ne dormez-vous pas ? lui demandai-je en allemand.

— Monsieur, cela m’est impossible, à cause de la vermine.

— D’où êtes-vous ?

— De Nuremberg.

— Où allez-vous ?

— À New-York.

— Quoi faire ?

— Retrouver mon mari qui vit seul depuis deux ans.

— Il faut dormir, ajouta un de mes compagnons, vous ne pouvez pas rester ainsi. Monsieur ***, en se tournant vers le logeur, veillez à ce que les lits ne sortent plus des cadres, vous savez que cela ne doit pas être, et là-dessus nous redescendîmes.

Enfin nous visitâmes aux environs plusieurs garnis, comme il y en a tant partout, et comme vous avez dû en voir chez nous, où, pour quelques sous, les ouvriers sans domicile peuvent venir passer la nuit. Ceux-là étaient suffisamment propres et aérés. Chaque chambre contient un écriteau indiquant le nombre de lits permis, et il est défendu aux logeurs d’en mettre davantage. De la sorte les premières lois de l’hygiène sont respectées.

Minuit venait de sonner à l’horloge d’une église voisine, et M. P. me demanda si je ne répugnerais pas à voir un logement d’Irlandais comme échantillon ; sur ma réponse négative nous nous dirigeâmes vers East-Saint-Georges-Parish dans le Blachsmith’s arm’s Court. Ce devait être le nec plus ultra de nos explorations parmi ces repaires, et je n’oublierai de ma vie l’horreur de la scène dont j’ai été témoin. Pour atteindre jusqu’à la porte de ces bouges renfermés dans une maison d’un étage et assez longue, il fallait passer par une ruelle où des flaques d’eau croupissante et empoisonnée répandaient une odeur fétide. La maison est divisée en trois parties et appartient à un seul propriétaire. Un policeman qui nous avait suivis jusque-là, frappa à la fenêtre du rez-de-chaussée en ordonnant d’ouvrir au nom de la police : il frappa assez longtemps sans obtenir de réponse ; enfin, un grognement se fit entendre et la porte s’entre-bâilla lentement ; la lanterne du policeman s’éteignit à ce moment et mon pied butta contre un corps étendu en travers ; la lanterne rallumée, je pus apercevoir sept ou huit personnes couchées sur le plancher, enveloppées dans de mauvais draps au milieu d’une odeur affreuse ; c’était le maître du garni et sa famille ; au fond de la chambre un petit escalier auquel manquaient les deux premières marches conduisait à l’étage supérieur, et là m’attendait la vue de la misère la plus hideuse et la plus repoussante. Avant de monter, on m’avait fait allumer un cigare afin de lutter contre l’atmosphère empestée de ce taudis, et lorsque j’eus atteint le dernier gradin de cette échelle vermoulue, je vis une chambre de dix pieds carrés, haute de six pieds à peine avec une fenêtre de quelques pouces hermétiquement fermée ; je faillis tomber à la renverse par suite de la puanteur qui s’exhalait de cette place ; des cordons tendus aux deux extrémités des murs soutenaient les haillons et les guenilles de ces misérables, et sur le sol, séparés des planches par une toile noirâtre, étaient couchés les uns sur les autres dix ou douze corps humains. Une toile également noire et empestée, trop petite pour les couvrir tous, étalait à nos yeux des trous immenses, et des extrémités sortaient des bras, des jambes et des têtes maigres et décharnés. Là grouillaient, c’est le mot, pêle-mêle hommes, femmes et enfants, nus, parfaitement nus dans toutes les postures, au milieu de la vermine la plus épouvantable et de copeaux, restes d’un matelas, souillés de boue et d’ordures, en long, en large, en travers. Un vieillard d’une pâleur cadavéreuse se courba sur son séant et nous demanda d’un ton de reproche : « Que venez-vous encore faire ici ? » Une femme, probablement novice dans cette dégradation, avait rejeté une partie de l’ignoble loque qui recouvrait son corps et montrait un sein et une épaule jeunes et fraîches encore.

— Fumez, fumez. Monsieur, me disait le policeman en me voyant ému d’une pareille vue, autrement cela vous ferait mal, et si vous en avez assez, allons-nous-en, car cela agit sur moi aussi qui en ai l’habitude.

— Il faut travailler, disait un des inspecteurs au vieillard qui avait parlé le premier.

— Mais où, répliquait celui-ci, il n’y a pas d’ouvrage ?

Mon cher ami, je me suis sauvé, car je n’en pouvais plus, et je n’ai pu respirer que dans la ruelle de la maison, tout empoisonnée qu’elle était !

— N’est-ce pas, Monsieur, reprit le policeman en s’adressant à moi, que c’est de la misère, cela ; eh bien, il y a déjà bien du progrès, je vous assure ; du reste, vous n’avez pas vu là un des plus sales de ces logements.

— Celui-ci me suffit bien, interrompis-je ; que peut-il y avoir dans les autres, grand Dieu !

— À peu près la même chose ; mais ici, du moins, il n’y a pas de malades qui rendent encore l’endroit plus inhabitable. No sickness, master Jinks, ajouta-t-il en parlant au logeur (pas de maladies) ?

No, sir.

All right then.

Et il tira la porte sur lui. Nous pénétrâmes aussi dans les deux logements voisins, et je ne vous en donnerai pas de nouveaux détails, ils ressemblaient aux premiers ; je n’y suis entré que par conscience, pour me convaincre de la réalité de ce dénuement inconcevable.

Il était une heure du matin, et les inspecteurs me prévinrent que nous allions maintenant assister au second acte de la triste comédie dont nous avions vu représenter le premier au Coq of Neptune et dans les autres tavernes ; c’est-à-dire que les femmes, après avoir enivré les matelots et les avoir rendus incapables de se défendre, les avaient emmenés chez elles pour achever de les dévaliser à l’aide de leurs amis, voleurs de profession qui leur prêtent main forte à l’occasion. Quant à ceci, mon cher ami, je ne puis vraiment pas vous raconter les scènes d’intérieur dont j’ai été le témoin ; la parole vaut mieux que la plume pour ces récits, et je vous promets de ne vous épargner aucuns détails, s’ils vous intéressent, quand je vous reverrai. À un moment seulement où nous causions sur le trottoir entre deux visites, un bruit de voix confus arriva à nos oreilles, et nous vîmes deux policemen accourir et se diriger vers une ruelle appelée Glass-House street. Les suivre fut notre mouvement simultané, et en débouchant vers ce petit couloir, nous tombâmes au milieu des plus sauvages cris, des plus incroyables imprécations du monde ; leur origine et leur motif remontait à un vol commis sur un vieux bonhomme, ivre lui-même au milieu de la rue, et auquel s’adressaient les injures et les vociférations. Ce pauvre homme, fort peu à plaindre au fond, avait été emmené et volé par une de ces aimables jeunes personnes, et cherchait à reconnaître celle qui l’avait dépouillé, peine parfaitement inutile, ce qui avait excité au plus haut point la joie et la gaieté du public. Peu à peu, elles s’étaient mutuellement accusées du vol, et au moment où nous survînmes avec les policemen, c’était un feu roulant de grossièretés comme je défie qu’on en puisse souvent entendre. De toutes les fenêtres sortaient des têtes de femmes à peine vêtues, prenant part à la querelle ; il pleuvait à torrents, et plusieurs, afin d’être mieux à même d’insulter leur victime, étaient descendues pour ainsi dire nues sur la chaussée ; les réverbères éclairaient d’une teinte blafarde toutes ces apparitions, qu’on aurait pu prendre pour des figures de folles furieuses, et la venue des policemen ne ralentit nullement le vacarme. Après avoir vainement cherché à obtenir du volé, qui refusait de porter plainte tout en réclamant, des renseignements afin de lui venir en aide, le policeman finit par lui dire :

Hang yourself, ce qui peut se traduire librement par : « Allez vous faire pendre ailleurs ! » Et comme, après tout, la tranquillité publique n’était pas troublée, nous nous éloignâmes sans rien ajouter… Après des inspections nombreuses dans de singulières maisons où nous retrouvâmes presque tous les acteurs des scènes que j’ai essayé de vous retracer, l’heure de trois heures et demie ne tarda pas à venir, et mes initiateurs me dirent qu’ils m’avaient montré des échantillons de tout ce que Londres contient la nuit dans ces quartiers lointains. Si vous n’êtes pas satisfait, ajoutèrent-ils, nous sommes prêts à vous introduire où il vous plaira d’aller ; mais vous ne verrez rien de nouveau ; nous allons seulement passer par le Pavillon Room’s, qui doit être encore ouvert. Et en effets le Pavillon Room’s contenait, malgré l’heure avancée, quelques buveurs acharnés, parmi lesquels un nommé Burges, sorte de chanteur qui nous débita deux romances de sa composition fort spirituelles au milieu de leur cynisme, accompagné sur le piano par un vieux brigand à moustaches grisonnantes, qui frappait comme un sourd sur le pauvre instrument éclopé, seul orchestre de l’établissement.

Le second acte était donc terminé dans ma promenade nocturne ; sachez-moi gré de vous en éviter les détails fort grossièrement prosaïques et conséquences naturelles des plaisirs auxquels j’avais assisté pendant la première moitié de la soirée. Il ne me restait donc plus qu’à tirer une conclusion matérielle de mes courses, et je demandai ce que devenaient les hôtes des tavernes quand l’ivresse ou les mauvais traitements les avait attardés : « Vous allez le savoir, » fut la réponse, et la sonnette d’une maison fort propre résonna, vigoureusement tirée par l’inspecteur P***. Un policeman vint ouvrir, et nous nous trouvâmes à la station de police de la circonscription de White-Chapel. Une sorte de parloir fort propre, avec une table et des registres ouverts, attendait les prises de la nuit. Des jurements fort significatifs partant de cellules grillagées et garnies de barreaux, indiquaient suffisamment que la nuit avait été fructueuse ; on me pria de ne pas m’approcher trop des cellules, parce que les prisonniers étaient ce jour-là d’une nature turbulente (sic) ; et en effet je vis, au travers du grillage, des visages en tout semblables à ceux de l’American Wizard ou du Coq of Neptune. On me montra en grand détail le livre d’écrous, et la manière dont les prévenus étaient enregistrés ; mais ceci rentrait dans la vie ordinaire et m’intéressa beaucoup moins ; aussi, je raccourcis ma visite et me disposais à sortir, lorsque quatre policemen amenèrent deux hommes, dont un bandit que nous avions remarqué au Coq of Neptune, et qu’on venait de prendre à voler dans la rue. Son interrogatoire ne fut pas long, et on le mit dans une cellule sans qu’il en fût le moins du monde affecté, n’étant pas un novice, tant s’en faut. L’autre était un Irlandais, et la déposition du policeman fut celle-ci :

« Je faisais ma ronde paisiblement dans la rue (je ne me souvient pas du nom), lorsque ce Monsieur passa près de moi avec deux autres, et avant que j’aie pu rien voir, J’étais couché sur le trottoir les jambes en l’air ; en me relevant, je n’ai pu prendre que Monsieur, et le voici. »

Alors l’Irlandais, homme assez bien bâti et n’ayant pas, du reste, une très-mauvaise figure, commença un long speech et profita de l’occasion pour énumérer ses antécédents parfaitement honorables, ce qui amena un sourire sur les figures fort graves des policemen, et il finit en disant : « Non, Messieurs, je n’ai jamais de ma vie jeté personne, personne au monde, sur le dos, dans la rue… » Ceci fut dit avec une grande emphase.

— Excepté moi, répliqua, sans rien ajouter, le policeman en se frottant le dos, et l’Irlandais fut mis dans sa cellule.

Ce dernier épisode vidé, mes inspecteurs me demandèrent si j’étais satisfait et si j’avais rempli mon but ; ils exigèrent de me ramener chez moi, et ne me quittèrent qu’à ma porte. Nous réglâmes les frais de la dépense pendant la nuit, et après les avoir remerciés de mon mieux de leur complaisance et de leur bonne grâce, je les quittai.

Maintenant, mon cher ami, n’exigez pas de moi que je vous fasse le moindre commentaire ; le sujet prendrait trop de temps à expliquer, et les observations seraient trop longues à développer ; vous aurez sans doute été frappé de tout ce qu’on laisse faire, de tout ce qu’on n’empêche pas dans ces repaires de vices et de débauche. Vous trouverez peut-être avec moi que de ce qu’une plaie existe forcément au milieu d’une grande réunion d’hommes, il ne s’ensuit pas qu’on doive fermer les yeux et la laisser béante et contagieuse ; vous voudriez qu’on cherchât davantage à la guérir, ou, du moins, à en diminuer autant que possible les conséquences. Tel n’est pas le système chez nos voisins, et nous ne sommes pas chargés de leur donner des conseils. Tous les jours, heureusement, ces tanières où je suis entré, grâce aux facilités qui m’ont été accordées, diminuent de plus en plus ; des philanthropes qui s’occupent de la transformation matérielle au moins autant que de la résurrection spirituelle, et ceux-là sont les vrais, obtiennent déjà de beaux résultats. Ils ne feront pas que les pauvres deviennent des riches ; pour cela, il faut autre chose que de la philanthropie ; mais, du moins, ils les aideront à supporter la pauvreté, et les relèveront à leurs propres yeux, ce qui, ce me semble, est un peu le but à chercher et à atteindre. En tout cas, j’ai passé là les neuf plus curieuses heures, et j’ai été longtemps à m’endormir en rentrant le matin à cinq heures à l’auberge. Le soir même, j’étais en route pour Paris, et à huit heures et demie, le lendemain, de retour. Vous voyez que je n’ai pas encore trop perdu mon temps là-bas ; ce que je désire, c’est que vous puissiez en dire autant après m’avoir lu.


ÉDOUARD DELESSERT.


(Extrait de la Revue de Paris.)