Une lettre inédite de Jean-Jacques Rousseau à Ducis
La Société Jean-Jacques Rousseau a acquis à la vente Arna à Paris, le 23 novembre 1935, une lettre inédite autographe écrite par J.-J. Rousseau à Ducis, l’auteur d’Amélise, né à Versailles d’une famille de Savoie en 1733. Les lignes de Rousseau ont été écrites le 28 janvier 1770.
A cette époque, Rousseau datait ses lettres en indiquant le jour et le mois par une fraction. En le faisant, il imitait son ancien correspondant, le Docteur Tronchin[1]. Depuis quelques jours, il a abandonné le pseudonyme de Renou porté à Grenoble, et signe de nouveau de son patronymique. En reprenant son nom, il se mit à ajouter dans sa correspondance un quatrain à la date, coutume qu’il conserva jusqu’au 16 février 1771. D’après la Correspondance littéraire de Grimm, Diderot, Meister, etc. (Paris 1877-1882), Rousseau aurait rimé ces vers pendant le rêve où Hume s’écria : « Je le tiens » et il en aurait fait l’entête de ses lettres depuis la réalisation de ce songe. De fait, comme on voit, il adopta cette façon de dater dix ans plus tard.
Rousseau remerciait Ducis de lui avoir adressé une pièce de théâtre, évidemment 'Hamlet, adapté de Shakespeare au théâtre français l’année précédente. Ducis devait remplacer Voltaire à l’Académie française il passa à la postérité surtout comme épistolier et laissa des lettres bien dignes de l’admiration de Jean-Jacques :
« …Qu’on joue, ou qu’on ne joue pas mon Hamlet », écrit-il à l’auteur d’Agamemnon, « tout cela m’est égal.... pourvu que mon vrai moi vive, il y a un autre moi que j’abandonne. L’air de ce globe n’est pas bon, ce soleil-ci n’est pas le véritable : je m’attends à mieux en attendant, je jette mon âme, je la lance dans l’avenir. Je tâche de m’élever si haut par le mépris, de tout ce qui n’est pas tout, que toutes les grandeurs de la terre ne soient plus pour moi qu’un point tout à l’heure imperceptible… »
Ducis appréciait Rousseau et ne pouvait comprendre chez Voltaire, âgé de 84 ans, cette soif insatiable de bruit, cette inquiétude fiévreuse.
La lettre inédite que nous reproduisons est intéressante à plus d’un titre : elle montre tout d’abord que, précisément à la date de l’existence de Rousseau qui attira l’attention des aliénistes[2], il vivait en bonne intelligence avec son bailleur, M. de Césarges, aimait la nature, révélait une sensibilité réelle et ne demandait qu’à vivre en paix avec les hommes et avec sa conscience. D’autre part, bien que nous ne possédions pas la lettre de Ducis à laquelle Rousseau répond, grâce à cette réponse nous connaissons mieux l’admiration du dramaturge pour Jean-Jacques. Toute sa vie et sous tous les régimes, Ducis continua d’apprécier le philosophe.
Quinze années plus tard, le 11 juin 1785, Ducis en parlant de la Savoie, écrivait à son ami Deleyre de Chambéry :
« …Avant de quitter la Savoie, j’ai voulu aller visiter le désert de la Grande-Chartreuse… Il lui parle « …de cette maison de paix où Rousseau a été avec l’abbé Rozier, apportant avec lui la moisson qu’il avait faite en route sur les montagnes… ».
« …Je vous avoue, mon cher ami », écrit alors Ducis en pensant à Rousseau, « que toutes ces idées de fortune, de gloire, de femmes, de plaisirs, tout ce tumulte de la vie, tout ce tapage qui est dans nos yeux, nos oreilles, notre imagination restent à l’entrée de ces déserts pour nous rappeler à nous-mêmes, à la nature et à son auteur. »
A Monquin
Pauvres aveugles que nous sommes !
Ciel démasque les imposteurs
Et force leurs barbares cœurs
A s’ouvrir aux regards des hommes.
28 17 70[3] 1
Vous m’avez envoyé, Monsieur, une très belle pièce à laquelle j’applaudis bien sincèrement. Vous m’exprimez en fils qui a des entrailles l’attendrissement et de vos parens et de vous mêmes au tableau de la piété filiale que vous leur avez présenté ; c’est un sentiment que j’étais fait pour gouter comme eux et vous, mais dont m’ont privé mes malheurs et mes fautes. Votre lettre me plaît et me touche. Vous vous déclarez peu savant : ah tant mieux ! Soyez toujours homme : étudiez cultivez la nature, ne parlez que d’après elle, et laissez les livres. Vous êtes l’ami de M. l’abbé de Cesarge ; j’en suis bien aise pour l’un et pour l’autre. Il est aimable ; je le crois bien né ; j’aurai toujours part à sa bienveillance, s’il me rend celle que j’ai pour lui. Veuillez, Monsieur, lui faire mes salutations et les recevoir.
- ↑ Cf. Annales J. J. Rousseau, t. XV : L. J. Courtois, Chronologie critique, p. 207, note 3.
- ↑ Möbius. J. J. Rousseau’ Krankheitsgeschichte, Leipzig, 1889 ; Châtelain, La folie de J. J. Rousseau, Neuchâtel, 1890.
- ↑ Cette date se lit : 28 janvier 1770. Plusieurs lettres de Rousseau écrites cette année-là sont datées de la même façon et précédées des mêmes vers. Cf. Correspondance générale, t. XIX, p. 215. Voir aussi ci-dessus, p. 171.