Une horrible aventure/Partie II/Chapitre XV

Journal L’Événement (p. 108-112).

XV


En moins de six minutes, la petite Pauline avait franchi la distance qui sépare le Luxembourg de la rue des Grès.

Elle monta quatre à quatre les interminables escaliers qui conduisaient au logis de la princesse et tomba comme une bombe dans une pièce qui lui était contiguë — le sélamlik du vieux Turc Ahmed.

Il y avait là notre ancienne connaissance Verlac et maître Arnaud en personne — Arnaud, tout à la fois artiste en ouvrages de cire, ventriloque et prestidigitateur.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, long et maigre comme un bambou.

Épars sur les meubles, jonchant le parquet, ou installés sur des socles improvisés, se voyaient de vieilles tentures décolorées, des mannequins boiteux, divers costumes antédiluviens, une collection de bustes en cire, des perruques, des barbes postiches — bref, un pandémonium impossible à décrire d’objets disparates !

— Eh bien ? firent les deux hommes, en levant la tête, au moment où Pauline entrait.

— Victoire ! mon cher papa, répondit joyeusement la fillette.

— Il a donné dans le piège ?

— Tête baissée.

— Où t’es-tu laissé rejoindre ?

— Au Luxembourg. Il est venu en collision avec moi, soufflant comme un phoque et tout épuisé par une course furieuse.

— Hum ! Il avait une fière peur de te manquer.

Dame ! c’est qu’aussi j’allais d’un train à décourager toutes les poursuites. Mais mon chevalier n’étant pas de ceux que l’on déconcerte du premier coup, nous nous sommes presque heurtés au tournant d’une allée.

— Il t’aura pris pour une sauvagesse des environs de Québec !

— Dans tous les cas, son erreur n’a pas été de longue durée, car il m’a aussitôt fait des excuses, et la conversation a de suite pris une tournure confidentielle.

— Ah ! Ah !… A-t-il mordu notre hameçon ?

— Comme un brochet qui fait carême… Le cher homme est amoureux fou de la princesse Calamaki et ne parlait de rien moins que de prendre nos appartements d’assaut.

— Il s’est donc ouvert à toi complètement, petite ?

— Oh ! sans la moindre restriction. Pendant plus d’une heure, il m’a parlé de son amour, de ses souffrances, de ses insomnies, et que sais-je ? Il a terminé en disant que rien au monde ne l’empêchera de pénétrer ici et qu’il se brûlera la cervelle, si la princesse refuse de le recevoir.

— Mille cadédis ! ricana Verlac, ce gaillard-là aurait-il, par hasard, le toupet de changer notre comédie en mélodrame ?

— Rassurez-vous, répondit Pauline : monsieur Labrosse s’est ravisé. Il ne nous prendra pas d’assaut et ne se mettra pas, non plus, de boulette de plomb dans la tête.

— C’est déjà beaucoup, fit Verlac, et je respire.

— Comment nous arrivera-t-il donc ? demanda Arnaud.

— Oh ! fort tranquillement, par la porte et les escaliers, comme un honnête amoureux.

— Et mes deux esclaves, cerbères vigilants et incorruptibles, qui gardent toutes les issues ?… Et moi, le terrible Ahmed, dont la jalousie féroce tient toujours les yeux ouverts ?…

— Vous dormirez tous, aimables bourreaux de la princesse Calamaki.

— Mais non !

— Mais si !

— Je veux veiller sur mon bien, moi que diable !

— Vous ne le pouvez pas, infortuné père : la main criminelle de votre fille aura versé dans votre café un puissant soporifique.

— Tu veux m’empoisonner, malheureuse ?

— Hélas ! oui, cher père… mais pas tout-à-fait, et vous n’en mourrez pas.

— Allons ! je me résigne, puisqu’il le faut.

— Vous êtes sublime, papa.

— Et, petite sournoise, quand tu auras accompli ce noir forfait-là, quand tu nous auras tous jetés dans les bras de Morphée, que comptes-tu faire ?

— Je vais à mon complice, installé à sa fenêtre et attendant un signal qui veut dire : ça y est ! — puis je descends les escaliers pour le conduire ici.

Et mon rôle est fini : le vôtre commence.

— Très-bien, ma fille : tu as pour l’intrigue des aptitudes que je ne te soupçonnais pas. Nous tâcherons de les utiliser pour le plus grand bien de notre bourse.

— Comme vous voudrez ! répondit la fillette, en clignotant ses yeux mutins.

— Pauline, dit à son tour Verlac, à la première révolution qui va poindre, je te fais conspirer avec nous.

— C’est bon, c’est bon… mais, en attendant, il me faut écrire à ce digne monsieur Labrosse, pour lui annoncer que la princesse, touchée de son amour, consent à le recevoir.

— Vous êtes convenus de cela ?

— Oui. Je dois déposer la lettre, aujourd’hui ou demain, sous une grosse racine, près de l’endroit où nous avons causé.

— Très-bien. Prends la plume et rédigeons ensemble cette épître-là.

— Tout sera prêt pour demain soir, n’est-ce pas ?

— Oui : il n’y a plus que quelques portières à disposer et le menu de la mise-en-scène à régler.

— Écrivons donc.