Une horrible aventure/Partie II/Chapitre XIV

Journal L’Événement (p. 102-108).

XIV


C’est sur un banc rustique, à moitié perdu dans le feuillage jaunissant, que Georges conduisit la jeune fille.

Les décors était bien en harmonie avec la scène qui allait se dérouler. Les feuilles flétries, tombant une à une et silencieusement des grands arbres immobiles ; ce ciel gris, à travers lequel les pâles rayons du soleil se faisaient jour péniblement ; ces avenues désertes, tapissées de verdure décolorée ; le silence pesant du vieux jardin… tout cela portait l’âme à la mélancolie, mettait au cœur des pensées d’amertume et d’amour !

Georges était ému. Il se promenait nerveusement en face du banc où était assise dans une attitude grave et quelque peu théâtrale, la soubrette de la princesse Calamaki.

Il fallait pourtant rompre la glace et commencer l’entretien.

Georges s’arrêta tout-à-coup, et prenant la main de la jeune fille :

— Comment vous appelez-vous, mademoiselle ?

— Pauline.

— Eh bien ! Pauline, mon amie, avez-vous quelque sympathie pour votre voisin de mansarde ?

— Vous le savez bien, monsieur Labrosse.

— Vous sentez-vous capable d’aider un malheureux jeune homme qui se meurt d’amour ?

— Oui… pourvu que ce jeune homme soit vous.

— Oh ! merci, merci ; je savais bien que vous devez être bonne : cela se lit dans vos deux yeux bleus.

— Même sans avoir fait d’humanités, n’est-ce pas ?

— Surtout quand on en a pas faites… Maintenant, écoutez-moi, ma petite amie : vous pouvez me rendre un grand service, un de ces services qu’on n’oublie jamais.

— Parlez : je suis à vos ordres.

— Eh bien ! Pauline, sachez que, depuis près d’un mois… j’aime à en mourir… votre maîtresse… la princesse Calamaki !

Si Georges s’attendait à produire un coup de théâtre avec cette déclaration, il fut bien trompé, car la jeune fille répondit simplement :

— Je le savais, monsieur.

— Comment ! vous saviez cela ?

— Mon Dieu, oui.

— Mais alors ?…

— Eh bien ?…

— La princesse…

— La princesse sait, elle aussi, qu’un beau jeune homme a pitié de son infortune.

— Pitié ! Ah ! si vous disiez que, depuis le jour béni où j’ai entrevu sa divine figure, je suis fou, j’ai la tête en feu et du plomb fondu dans les veines !… si vous disiez que nuit et jour mon esprit est avec elle, épiant dans ses beaux yeux humides chacune de ses pensées de tristesse, suivant sur son pâle visage les progrès de sa douleur !… si vous disiez que le désespoir envahit mon âme, lorsque je vois sa morne silhouette se découper, le soir, sur ses blancs rideaux, à peine éclairés !… si vous disiez enfin que de vertigineuses colères galvanisent mes nerfs chaque fois que je pense à ce Turc maudit dont elle est la prisonnière… vous approcheriez de la vérité…

De la pitié seulement ?… Allons donc ! Ce n’est ni de l’intérêt, ni de la compassion, ni même de l’amour que j’ai pour votre maîtresse : c’est de l’adoration, de l’idolâtrie, du fétichisme !

— Oh ! monsieur, je donnerais bien quelques années de ma vie pour que la princesse pût vous entendre parler ainsi. Il y a si longtemps qu’une voix amie — une voix d’homme — n’a pas résonné à son oreille.

— Elle m’entendra, car je lui dirai tout cela à elle-même.

La soubrette se leva vivement en joignant les mains, pâle d’effroi :

— Y songez-vous, monsieur Georges ?

— Il faut que je la voie ; je veux la voir ; je la verrai.

— Mais mon cher monsieur, vous ne savez donc pas que jamais un homme n’a mis les pieds chez le terrible Ahmed.

— Tant mieux ; je serai le premier.

— Vous ignorez donc que deux esclaves armés veillent nuit et jour à la porte du harem de la princesse !

— Que m’importent ces moricauds ?… Quand toute la Turquie serait là, rangée en bataille pour me barrer le chemin, je passerai.

— Vous êtes fou en vérité !

— Je passerai, vous dis-je, car pour arriver à ma divine princesse, je traverserai, l’enfer, bousculant tous les bataillons cornus de Satan.

— C’est trop souffrir !… Je veux braver les lâches bourreaux de cette noble enfant de la Grèce, je veux me traîner jusqu’à ses genoux, pour lui dire combien je l’aime… Ensuite, je pourrai mourir : les gens de mon pays n’ont pas peur de la mort !

— Ainsi, ce n’est pas une plaisanterie ; vous êtes décidé à pénétrer jusqu’à la princesse Calamaki ?

— Aucune puissance humaine ne me fera changer de résolution.

— Mais si la princesse elle-même vous supplie de ne pas faire une semblable folie ?

— Si la princesse me demande cela, c’est qu’elle ne m’aime pas. Alors, je me ferai sauter la cervelle.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la petite Pauline, à bout d’arguments. C’est qu’en vérité il le ferait bien comme il le dit !… Et ma pauvre maîtresse ?… Elle en mourrait !

Georges entendit ces derniers mots.

— Elle m’aime donc un peu, ta maîtresse ? articula-t-il lentement tout en pressant les mains de la jeune fille.

— Si elle vous aime ? La pauvre enfant ne pense qu’à vous. Elle m’a dit que l’amour que vous semblez lui porter est la seule joie qu’elle ait éprouvé depuis sa captivité.

— Chère et noble femme !

— Et, tenez, c’est à sa prière et dans l’espoir de vous attirer sur mes pas, que je suis sortie ce matin.

— Vraiment ? Oh ! vous me rendez fou !

— Là ! êtes-vous satisfait ? allez-vous être sage maintenant et renoncer à votre projet d’escalade ?

— Moins que jamais, ma belle enfant. Seulement, je ferai une concession. Au lieu d’entrer de vive force et armé de pied en cap, je me glisserai comme un serpent entre les jambes du vieil Ahmed et de ses deux mal blanchis.

— C’est mieux que tantôt. Mais je me demande comment vous vous y prendrez.

— Je trouverai bien un moyen… Eh ! pardieu ! c’est tout trouvé…

— Déjà !

— Ma foi, oui.

— Voyons cela.

— Le seigneur Ahmed n’a-t-il pas l’habitude, après son repas, de boire du café, tout en fumant son tchibouk ?

— Certainement… Il passe ainsi toutes ses soirées.

— À merveille. Eh bien ! Pauline, il faudra mettre, un de ces soirs — le plus tôt possible — une forte dose d’opium dans ce café et m’avertir par un signal que c’est fait.

— Je comprends. — Le bonhomme fera une excursion dans le pays des songes, et, pendant son sommeil, vous conterez fleurette à la princesse.

— Précisément.

— Et les deux cerbères, qu’en faites-vous ?

— Je les narcotise aussi par le même moyen.

— Hum ! c’est assez bien imaginé ; mais il faudra que les circonstances nous favorisent grandement pour que nous réussissions.

— Nous réussirons, j’en ai la certitude. Ma bonne Pauline, vous aimez votre maîtresse et vous êtes intelligente : — je compte sur vous pour mener à bonne fin cette charmante aventure.

— Je veux bien vous servir ; mais avant de m’engager d’une manière définitive, je dois parler à la princesse. Je plaiderai chaleureusement votre cause, et, si elle consent, demain à l’heure de midi, vous trouverez ici-même — dans un endroit dont nous allons convenir ensemble — une lettre qui vous donnera tous les renseignements nécessaires.

— Vous êtes adorable, Pauline, et vous savez mieux conspirer que feu le duc de Richelieu.

— Ainsi, c’est entendu : Vous serez sage jusqu’à ce que, la princesse et moi, nous ayons narcotisé nos aimables bourreaux ?

— Je serai impatient, mais sage : je vous le promets.

— Voilà qui est bien. Trouvons maintenant une bonne cachette.

Ce ne fut pas long.

Une grosse racine se tordait, non loin de là, dans les hautes herbes de la pelouse ; on convint qu’une de ses profondes sinuosités servirait de boite à lettres.

— Maintenant, séparons-nous, dit la jeune fille. Laissez-moi rentrer, et allez faire une bonne promenade sur les boulevards, afin que personne ne se doute de notre rencontre.

Georges embrassa cordialement Pauline sur les deux joues, et l’on se quitta en se disant :

— À bientôt !