Une horrible aventure/Partie II/Chapitre IX (2)

Journal L’Événement (p. 83-86).

IX (2)


Il n’est pas besoin de dire que le programme tracé par Verlac fut suivi à la lettre.

Dès le lendemain, les étudiants engagèrent la partie, en insinuant à Georges qu’il allait chercher bien loin, dans Paris, ce qu’un heureux hasard mettait à sa portée immédiate ; et, sans avoir l’air d’y attacher la moindre importance, ils manœuvrèrent si habilement, que notre héros donna tête baissée dans le traquenard.

Néanmoins, il n’en laissa rien paraître et sembla assez médiocrement touché des infortunes de son intéressante voisine. Il se contenta de ne pas perdre un mot de la conversation, à bâtons rompus, des jeunes gens sur le compte de la princesse et de son tyran. Refoulant au plus creux de son cœur ses élans d’indignation ; étouffant dans sa gorge les questions qui s’y pressaient, il demeura calme et froid au dehors pendant que son âme était en feu et que son imagination, les ailes déployées, parcourait toutes les zones de l’idéal.

Cette aventure chérie, qu’il était venu chercher par-delà les mers et qui devait lui ouvrir des horizons inconnus, il la voyait là, devant lui ; il la tenait : il en était le possesseur…

Et, pourtant, par un prodigieux effort de volonté, l’héroïque jeune homme ne se départit pas de son indifférence dédaigneuse, ne tonna pas contre la tyrannie des hommes, en général, et celle des Turcs, en particulier, ne fit aucunement le serment solennel de delivrer la malheureuse princesse.

C’est que, comme un avare de son aventure il la voulait pour lui seul. Aucune main étrangère ne devait lui prêter son concours ; aucun œil profane ne pouvait sonder les mystiques profondeurs où il voulait s’engager.

Notre héros se cuirassa donc d’une triple armure de dissimulation et répondit aux invitations insidieuses qu’on lui faisait :

— Eh ! mon Dieu, je ne suis pas un Don Quichotte pour voler ainsi au secours de la première infortune venue. S’il me fallait écouter les doléances de toutes les femmes qui ne sont pas contentes de leur sort, j’en aurais pour jusqu’à la fin du monde à batailler contre les maris et les amants. Le métier de redresseur de torts ne me sourit aucunement. Que votre princesse se tire d’affaire comme elle pourra.

— Diable ! elle aura de la difficulté, car son vieux chenapan de Turc a la poigne solide.

— Et de bons verroux à ses portes.

— Et, pour gardiens, deux certains grands gaillards noirs qui n’ont pas une mine fort rassurante, je vous le jure.

— Psittt !… fit audacieusement Georges, de tels obstacles n’arrêtent pas un homme courageux. J’en ai vu d’autres que cela, allez, dans mon pays.

— Hum ! grommela Verlac, c’est que…

— Quoi ?

— C’est que, si nous ne vous connaissions mieux…

— Eh bien ?

— Votre refus de vous lancer dans la magnifique aventure qui se présente pourrait s’interprêter…

— Je vous comprends, monsieur Verlac. Mais j’espère que vous ne vous arrêtez pas à la pensée que j’ai peur.

— Oh ! non assurément, mon cher Labrosse, ce sentiment-là ne peut avoir de prise sur un homme qui a accompli des exploits comme ceux que vous nous avez racontés.

— Merci, mon ami ; vous me rendez justice, vous.

— Sur un tueur de Sauvages ! achevèrent en chœur les étudiants.

— Mille remerciements, messieurs ; vous êtes de braves jeunes gens, et vous avez raison de supposer que le sang français qui coule dans mes veines doit m’interdire le sentiment de la peur.

— Bravo ! voilà qui est galamment dit, cousin, clamèrent les jeunes gens.

Georges se leva.

— Maintenant, bonsoir, mes amis, dit-il, j’ai quelque peu bamboché la nuit dernière, et ma pauvre tête en est restée tout alourdie. Je vais me reposer.

— Voilà ce que c’est d’aller en partie fine.

Notre héros, qui avait fait quelques pas vers la porte, se retourna :

— À propos, fit-il en souriant, comment se nomme ma belle voisine de mansarde ?

— La petite princesse ?

— Oui.

— Ma foi, nous ne savons guère, murmurèrent les étudiants, en se regardant les uns les autres.

Verlac parut chercher.

— Attendez donc, dit-il… On l’a nommée devant moi. C’est un drôle de nom… Cala… Oui, c’est cela : Calamaki !

Calamaki !… Mais c’est un nom tout-à-fait harmonieux ! Ça vous a un parfum oriental qui fait penser aux Mille-et-une nuits !…

À demain messieurs. Je vais me coucher et rêver que j’arrache l’aimable princesse Calamaki des griffes de son affreux mahométan !