Une horrible aventure/Partie I/Chapitre XII

Journal L’Événement (p. 51-53).

XII


Que vous dire maintenant, ami lecteur ?

Faut-il vous retracer ici tous les incidents de cette entrevue mémorable ? vous reproduire, avec la plume véridique de l’historien, les faits et gestes de l’habile Georges Labrosse, cherchant à convaincre son oncle de la nécessité où il se trouvait de faire un voyage en Europe, pour tâter sa vocation ? Vous redire les mouvements d’éloquence, les assertions avec preuves à l’appui, les citations sentant leur savant d’une lieue, les exemples rapportés d’hommes célèbres ayant traversé l’Océan, les inductions, déductions et conclusions tirées de tout cela… dont se servit notre héros pour faire taire les scrupules de son tuteur et le rouler de la belle manière ?

La tâche serait vraiment trop forte, et un volume pourrait à peine contenir tous les flots d’éloquence qui jaillirent des lèvres de notre digne ami, lors de ce plaidoyer fameux.

Qu’il nous suffise de vous déclarer que Georges fut sublime et emporta à la pointe de sa rhétorique tous les mais et les cependant derrière lesquels se retranchait le vieux notaire.

Battu sur toute la ligne, le bonhomme fut forcé d’avouer qu’un voyage en Europe ne pouvait qu’augmenter les vastes connaissances de son neveu, et il poussa l’amabilité jusqu’à accorder six mois entiers à Georges pour accomplir cette tournée sur la vieille terre de nos aïeux.

Seulement, il imposa au jeune touriste la condition de s’enquérir, auprès des célébrités médicales d’outre-Océan, des meilleurs remèdes à opposer aux borborygmes.

Georges promit tout ce que voulut le vieil oncle, — et, huit jours plus tard, il était bercé, sur le pont de la Ville de Paris, par les grands vagues de l’Atlantique.

Accoudé sur le bastingage, il se faisait à lui-même cette réflexion philosophique :

— Ce que c’est de nous, et comme on a bien raison de dire : « Aux grands événements, les causes infimes ! » Si je n’eusse pas été dérangé dans ma quiétude par cette histoire de maladie dans mes boyaux, inventée par mon oncle et Marguerite, je n’aurais pas éprouvé le besoin de lire, pour tranquilliser mon esprit ; et si je n’avais pas éprouvé le besoin de lire, je n’aurais pas non plus, en cherchant Constantinople de mon ami Gauthier, mis la main sur ces alléchants romans qui m’ont ouvert des horizons nouveaux et lancée sur la voie que je parcours !…

De sorte que je puis me dire et me répéter que si, au lieu d’être engourdi dans mon sélamlik, je me trouve aujourd’hui sur le pont de la Ville de Paris, voguant en quête d’une aventure, c’est pour un borborygme !