Une horrible aventure/Partie I/Chapitre I

Journal L’Événement (p. 3-8).




PREMIÈRE PARTIE



POUR UN BORBORYGME.

I


Au moment où nous le mettons en scène, Georges Labrosse a vingt ans.

Il vient de terminer, au Séminaire de Québec, des études qui n’ont été ni brillantes, ni mauvaises : — ce qu’on est convenu d’appeler de bonnes études.

N’ayant pas eu de velléités pour la prêtrise, Georges est libre de choisir l’état de vie qui lui plaira le mieux. L’horizon vaste infini — l’horizon féérique où vont s’abattre nos aspirations, à vingt ans — s’arrondit devant lui, par de tout nuage. Aucune entrave ne gêne ses mouvements ! aucune chaîne ne lie son cœur ! aucun obstacle ne se montre sur la route large, saturée de tous les parfums, qui s’ouvre et se déroule sous ses pieds, à mesure qu’il fait un pas en avant.

Que faut-il pour réussir dans le monde ?

Quatre choses : de l’argent, de l’instruction, de l’énergie et du génie pour la spécialité à laquelle on se destine.

C’est bien ! ces quatre choses indispensables au succès d’une entreprise sérieuse quelconque, notre héros les possède toutes à un haut degré.

Voyons plutôt.

Son père, en mourant, lui a laissé deux milles piastres de revenu : — ce qui suppose, comme vous voyez, une fortune assez ronde pour capital.

Donc Georges a de l’argent.

Et d’une !

Poursuivons notre examen.

Les études que notre héros a faites au Séminaire, de Québec — bien que pouvant être surpassées — représentent, il faut l’avouer, une somme assez respectable de connaissances ; et, à moins de faire injure à l’institution où il s’est formé, on ne peut refuser à notre ami Labrosse une instruction capable d’être un bon élément de succès dans les occupations ordinaires de la vie. D’ailleurs pour surcroît de preuve — il a pâti, pendant plusieurs années, sur de vieux livres latins et grecs : le quos ego ne l’effraie pas plus que rosa, rosæ ; tous les alphas et les omegas du monde rangés en bataille ou déployés en tirailleurs, ne lui feraient pas trembler un muscle. Surabondamment, il a une teinte de pottountacais et possède un soupçon de zolof.

Donc, nous sommes tous d’accord pour bombarder Georges… instruit.

Et de deux !

Tâchons maintenant de lui trouver de l’énergie.

Nous n’avons pas besoin d’aller bien loin, ni de faire de longues phrases, pour prouver l’existence de cette faculté dans l’âme de notre héros. Prenons, au hasard, un exemple dans sa vie privée.

Un jour qu’il flânait sur la Plate-Forme, bâillant aux… oiseaux blancs (c’était en mars), Georges, alors grand garçon de dix-huit ans, fut insulté, cerné, bloqué, par une bordée de gamins irlandais, qui, le prenant sans doute pour une place forte anglaise, l’attaquèrent en règle, en lui lançant une grêle de boules de neige.

Le bombardement dura un bon quart-d’heure.

Georges, pris à l’improviste, ne savait trop que faire. Les murs qui protégeaient la place n’étaient pas une garantie suffisante contre la pluie de boulets que vomissaient les batteries irlandaises. De plus, des brèches s’ouvraient çà et là. La tour centrale — un superbe chapeau de castor — minée par les projectiles venait… patatrrr !… de s’abîmer sur le sol, et, qui plus est, les assiégés exaspérés demandaient à grands cris une imprudente sortie — laquelle, sans doute, eût tout gâté…

Telle était la situation !

C’était à en perdre la tête.

Notre héros n’en fit rien. Il eut la cyclopéenne énergie de confirmer les ardeurs belliqueuses de la garnison et ne brûla pas même une seule amorce pour se défendre, se contentant de toiser dédaigneusement ses ennemis du haut de ces cinq pieds huit pouces.

Cela lui réussit. Les assiégeants, voyant la bonne tenue de la garnison et craignant que le siége ne vînt à traîner en longueur, décampèrent honteusement sans tambours ni trompettes, abandonnant tout leur matériel d’artillerie au pouvoir du vainqueur.

Hein ! qu’en pensez-vous ? Vous faut-il d’autres preuves après cette surhumaine preuve ? Non, non ; concluons bien vite que George Labrosse est doué d’une énergie d’enfer.

Et de trois !

Il ne nous reste plus qu’à exhumer des plis de son âme cette faculté quasi-divine qu’on nomme le génie. Ce serait chose difficile si nous avions à nous occuper d’un autre homme que notre héros. Mais, lorsqu’il s’agit de lui, toute obscurité devient lumière, toute étincelle une conflagration, tout sentier tortueux une route large et belle, que le soleil inonde de ses rayons les plus dorés.

Sans donc ergoter à perte de vue et marauder dans les champs de la philosophie et de la rhétorique ; sans même épater nos lecteurs par les plus profondes inductions et les plus sonores déductions, — nous poserons tout bonnement un problème des plus simples, avec l’aide duquel nous arriverons en deux temps au résultat désiré.

Attention !

Étant donné : un thème latin de la longueur d’une page de nos livres ordinaires ; une version grecque, consistant en une demi-page d’un auteur quelconque ; puis, pour couronner l’œuvre une simplification iroquoise philosophico-humanitaire, sur ce sujet tant controversé chez les philosophes iroquois anciens et modernes : « Le pétun facilite-t-il ou entrave-t-il la digestion du guerrier ? — étant donné ces trois tâches à parachever dans la période de soixante-douze heures du concours actif de quelle faculté de l’âme ces trois opérations sont-elles nécessiteuses ?

Voilà une question qui mérite une réponse, et elle ne se fera pas attendre, car il nous semble, lecteurs, vous entendre souffler à l’oreille à l’envi les uns des autres : le génie ! le génie !

Oui, le génie seul peut mener à bonne fin de semblables entreprises ; le génie qui fait les grands hommes, partant les grandes choses ; le génie qui ouvre à ses favoris des horizons nouveaux, profonds, pleins de verve ou l’œil d’un mortel ordinaire ne pourrait plonger, éperdu qu’il serait de terreur superstitieuse ; le génie qui fait envisager sans frayeur les secrets de Dieu ; le génie, qui a fait Pascal, Newton, Racine, Shakespeare, Napoléon, Châteaubriand ; le génie, enfin, qui est une étincelle volée au dévorant foyer de science dont la personne de Dieu est environnée !…

Halte-là ! et hâtons-nous de tirer une seconde conclusion qui découle essentiellement de la première ; c’est que Georges Labrosse, qui a mainte fois exécuté le tour de force intellectuel ci-haut mentionné est encore mieux doué sous le rapport du génie que tout autres.

Et de quatre !