Une galerie antique de soixante-quatre tableaux/Texte sans commentaires

LIVRE PREMIER




I

Le Scamandre.


Tu reconnais, mon enfant, que ce sujet est tiré d’Homère ; mais peut-être n’y as-tu pas songé. En voyant le feu vivre dans l’eau, ton esprit n’aura été occupé que de ce spectacle merveilleux : cherchons ce que cela peut signifier. Mais consens d’abord à détourner tes regards pour te représenter la description d’Homère, dont s’est inspiré l’artiste. Tu te rappelles ce passage de l’Iliade où Homère nous montre Achille s’élançant pour venger Patrocle, où les dieux se préparent à combattre les uns contre les autres. Le peintre n’a point voulu nous mettre sous les yeux tous les événements de cette guerre divine, il n’en a choisi qu’un seul, Héphæstos se précipitant sur le Scamandre avec impétuosité, avec fureur. Considère maintenant le tableau : tout est tiré de là. Cette ville élevée, garnie de créneaux, c’est Ilium ; cette plaine est assez vaste pour avoir vu aux prises l’Europe et l’Asie. Le feu couvre la plaine comme un torrent débordé ; il rampe et s’étale sur les rives du fleuve, où l’on ne voit plus déjà aucune végétation. Cependant Héphæstos entouré de flammes qu’il entraîne se porte vers le fleuve ; et voici le fleuve en personne qui gémit et supplie Héphæstos. Si le Scamandre n’a point sa belle chevelure, c’est qu’elle a été brûlée par le feu ; si Héphæstos ne boîte pas, c’est à cause de la vitesse de sa course. Le feu ne jette point un éclat rougeâtre, n’a point son aspect accoutumé ; mais il brille comme l’or ou les rayons du soleil, Homère n’est pour rien dans ce détail.


II. Cômos.


Cômos, ce génie qui préside aux promenades nocturnes des joyeux convives, se tient sur le seuil d’une chambre aux portes dorées ; dorées elles me semblent en effet, bien que l’œil soit lent à les discerner dans l’ombre de la nuit. La nuit n’est point personnifiée, mais elle se reconnaît à ses effets. Le vestibule, digne d’un temple, atteste l’opulence des jeunes mariés, qui reposent sur la couche nuptiale. Cômos est venu, dieu jeune, vers des jeunes gens ; il a encore toutes les grâces tendres de l’enfance ; les fumées du vin ont coloré son visage ; debout, il cède cependant au sommeil de l’ivresse ; oui, il dort la tête penchée sur la poitrine ; la main gauche posée sur un épieu qu’elle croit tenir se détend et s’abandonne, comme il arrive quand les premières caresses du sommeil engourdissent notre mémoire et notre esprit ; le flambeau que tient la main droite semble aussi échapper, par l’effet de la même cause, à ses doigts alanguis. Craignant que le feu n’approche de sa jambe, Cômos porte la cuisse gauche sur la droite et son flambeau du côté gauche, de manière à écarter la main et la flamme du genou qui fait saillie. Les peintres doivent traiter avec soin la figure des personnages qui ont toute la vivacité de la jeunesse, s’ils ne veulent pas que leurs peintures soient mornes, comme le visage d’un aveugle ; mais pour Cômos, dont la tête penchée projette une ombre sur les traits, la figure a peu d’importance. L’artiste, j’imagine, recommande ainsi à ceux qui ont l’âge de Cômos, de ne pas fêter le dieu sans prendre le masque. Le reste du corps atteste une observation minutieuse de tous les détails, et le flambeau qui enveloppe le dieu de sa lumière fait ressortir toutes ses perfections. Admirons aussi la couronne de roses, non pour être fidèlement peinte, car représenter les fleurs avec des couleurs, avec le rouge ou le bleu, suivant le besoin, ce n’est point là un grand mérite, mais ce qu’il faut louer, c’est combien la couronne semble souple et délicate, c’est aussi combien les roses semblent fraîches ; j’ose le dire, elles ont le parfum de vraies roses. Après avoir parlé de Cômos, il nous reste à parler de ceux qui le célèbrent. N’entends-tu pas les crotales, les sons de la flûte, un murmure confus ? Des flambeaux, épars çà et là, permettent à nos joyeux compagnons de voir devant eux et à nous de les voir. C’est une foule variée et remuante d’hommes et de femmes, chaussés sans distinction de sexe, vêtus d’une façon extraordinaire, car Cômos permet à la femme de se donner les airs d’un homme et à l’homme de revêtir la robe des femmes, de prendre une démarche féminine. Mais les couronnes de fleurs n’ont plus leur premier éclat, c’est que, pour ne point les perdre en courant, ils les ont tous fixées à leur tête : or la fleur, jalouse de sa liberté, craint le contact de la main qui la flétrit avant le temps. Enfin le peintre a encore représenté le battement des mains qui plait surtout à Cômos ; la main droite frappe avec les doigts repliés dans la paume de la main gauche, et toutes les mains s’entre-choquant à la manière des cymbales, rendent le même son.


III

Les Fables.


Les Fables viennent trouver Ésope qu’elles aiment, en retour de la tendresse qu’il a pour elles. Ce n’est pas que ce genre de fiction ait été dédaigné par Homère, par Hésiode, ni par Archiloque, écrivant contre Lycambé ; mais c’est Ésope qui a mis en fable toute la vie humaine, et qui a donné aux bêtes le langage, pour parler à notre raison ; car ainsi il réprime la cupidité, il bannit la violence et la fraude ; et cela en attribuant un rôle au lion, au renard, au cheval, à tous les animaux, voire même à la tortue, qui cesse d’être muette, elle aussi, pour instruire les enfants des choses de la vie. C’est pourquoi les Fables, mises en honneur par Ésope, se pressent devant la porte du sage afin de lui ceindre la tête de bandelettes et le couronner de branches nouvelles. Quant à Ésope, il compose une fable, j’imagine, on le devine à son sourire, à ses yeux fixés sur le sol. Une douce sérénité qui détend l’âme, est nécessaire au fabuliste ; l’artiste le savait bien. La peinture se montre aussi fort ingénieuse dans la manière dont elle personnifie les fables ; les personnages en effet dont elle entoure Ésope comme d’un chœur tragique tiennent à la fois de l’homme et de la bête ; et sont composées d’éléments empruntés au théâtre même du poète. Le renard est le coryphée ; c’est que, dans la plupart des cas, Ésope se sert du renard comme la comédie de Dave pour exposer son dessein.


IV

Ménœcée.


Cette ville assiégée est Thèbes, car le mur a sept portes ; cette armée est celle de Polynice, fils d’Œdipe, car elle est divisée en sept corps. Ce chef qui s’approche du camp, c’est Amphiaraos ; il a l’air découragé d’un homme qui pressent une cruelle catastrophe. Les chefs de corps sont également effrayés ; aussi lèvent-ils les mains vers le ciel. Capanée contemple avec mépris les murailles et les créneaux, car il compte sur les échelles pour l’escalade. Les défenseurs du rempart n’envoient pas de traits ; les Thébains craignent d’engager la lutte. Admirons ici l’art ingénieux du peintre : des hommes armés qui enveloppent la ville, les uns nous apparaissent tout entiers, les autres ont les jambes cachées, ceux-ci n’ont de visible que la moitié du corps, ceux-là la poitrine, puis les têtes seules émergent, puis les casques seuls, puis les pointes des lances. C’est un effet de perspective, mon enfant ; à mesure que l’œil s’enfonce dans le tableau, les rangs d’hommes doivent se masquer de plus en plus les uns les autres. Les prédictions ne manquent pas non plus à Thèbes. Tirésias profère un oracle qui condamne Ménœcée, le fils de Créon, à périr dans le repaire d’un dragon, s’il veut sauver sa patrie. Et voilà Ménœcée qui meurt, à l’insu de son père : son âge le rend digne de pitié, mais c’est être heureux que d’avoir un tel courage. Considère en effet la peinture, ce n’est point un jeune homme au teint délicat, aux traits efféminés ; il est plein de vie ; fortifié par la palestre, il a cette belle carnation d’un brun doré qui plait au fils d’Ariston ; la poitrine offre des muscles saillants, les hanches, les fesses, les cuisses sont bien proportionnées. Les épaules annoncent de la force, le cou est sans raideur, la chevelure est abondante sans excès. Debout près de l’antre du dragon, il retire l’épée dont il s’est déjà percé le flanc. Recevons, mon enfant, recevons dans le pli de notre robe le sang qui s’écoule de sa blessure, l’âme s’échappe elle aussi ; encore un moment et tu l’entendras pousser son cri d’adieu, car les âmes aiment les beaux corps et ne s’en séparent qu’avec regret. À mesure que le sang s’écoule, Ménœcée chancelle, il se jette dans les bras de la mort avec un visage calme et souriant, presque avec l’air d’un homme qui s’endort.



V

Les Coudées.


Autour du Nil jouent les Coudées, enfants ainsi nommés à cause de leur taille, chers au Nil à bien des titres, et surtout parce qu’ils annoncent aux Égyptiens quelle sera la profondeur de ses eaux débordées. Ils sont amenés vers le dieu par le flot même, et semblent en sortir, frais et souriants, je crois même qu’ils ne sont pas privés de la parole. Les uns s’asseoient sur les épaules du fleuve, les autres se suspendent aux tresses de ses cheveux, ceux-ci s’endorment dans ses bras, les autres folâtrent sur sa poitrine. Et lui, le dieu, leur abandonne les fleurs qu’ils trouvent les uns sur sa poitrine, les autres entre ses bras, pour qu’ils s’en tressent des couronnes et s’endorment sur les fleurs, comme des êtres divins et sacrés. Ils montent sur les épaules les uns des autres, au bruit des sistres, dont les eaux du Nil aiment à retentir. Quant aux crocodiles et aux hippopotames que certains artistes placent à côté du Nil, ils se tiennent au plus profond du gouffre, pour ne point inspirer de frayeur aux enfants ; d’ailleurs voici les attributs de la navigation et de l’agriculture qui désignent manifestement le Nil, tu n’ignores pas pourquoi, mon enfant ; c’est le Nil qui rend l’Égypte navigable et dont les eaux bues par la terre donnent à ses plaines de si riches moissons. En Éthiopie, d’où il vient, se tient un dieu qui règle son cours avec prudence suivant les saisons ; dans le tableau, on devine qu’il est d’une stature à toucher le ciel ; il a le pied posé près des sources ; il semble baisser la tête, à Poseidon, en signe d’assentiment ; le fleuve tourne ses regards de son côté, et lui demande beaucoup d’enfants, semblables à ceux-ci.



VI

Les Amours.


Les Amours font la récolte des pommes, comme tu vois ; ne sois pas surpris de leur nombre, car ces enfants des Nymphes, qui gouvernent toute la race mortelle, sont innombrables en raison des innombrables désirs de l’homme. Il est, cependant, dit-on, un amour céleste qui a dans le ciel des fonctions divines. L’agréable parfum qui s’exhale du verger ne vient-il pas jusqu’à toi ? aurais-tu l’odorat paresseux ? oui ; eh bien, écoute attentivement, mes paroles apporteront jusqu’à toi l’odeur des fruits. Plantés en lignes droites, ces arbres laissent entre eux de larges avenues pour les promeneurs ; les allées sont bordées d’une herbe fine qui peut tenir lieu d’un lit de repos. Aux extrémités des branches pendent des pommes dorées, couleur de feu ou blondes comme un rayon de soleil qui invitent l’essaim tout entier des amours au rôle de vendangeurs. Les carquois rehaussés d’or, ou tout en or, et remplis de leurs flèches, toute la bande s’en est dépouillée ; légère, elle prend ses ébats, après avoir suspendu cet attirail aux pommiers ; les manteaux brodés sont étendus sur le gazon, où ils brillent de l’éclat de mille couleurs. Les Amours n’ont point sur la tête de couronnes de fleurs, leur chevelure leur est une parure suffisante, leurs ailes bleu d’azur ou couleur de pourpre, quelques-unes dorées, font presque entendre en battant l’air un mettre la main sur la patte du lièvre ; mais à peine l’a-t-il saisie qu’elle lui échappe ; aussi de rire tombant les uns sur le flanc, les autres la tête verse, tous de différentes manières, suivant qu’ils ont manqué la bête d’une façon ou d’une autre. Aucun ne lance une flèche : ils s’efforcent de prendre le lièvre vivant comme l’offrande la plus agréable à la déesse Aphrodite. Tu sais en effet que le lièvre passe pour avoir reçu d’Aphrodite la plupart de ses instincts ; on dit que la femelle pendant qu’elle allaite ses petits devient mère de nouveau, qu’elle nourrit la nouvelle portée avec le lait de la première, puis qu’elle conçoit encore et qu’en aucun temps elle ne cesse d’être pleine ; quant au mâle, non seulement il féconde la femelle, ce qui est dans son rôle de mâle, mais il conçoit lui-même, ce qui est contre nature. Aussi les amoureux sans délicatesse, persuadés qu’il y a en cet animal quelque vertu persuasive, favorable à l’amour, s’en servent pour faire violence à l’objet de leur tendresse. Mais laissons ce procédé aux hommes sans loyauté, indignes d’inspirer l’amour, et tourne les yeux vers Aphrodite. Où est-elle ? en quelle partie du verger ? Tu vois là-bas cette grotte creusée dans le rocher, de laquelle s’échappe, reflétant l’azur sombre du ciel et le vert des pommiers, une source d’eau limpide qui se divise en canaux pour arroser le verger ? Sois certain qu’il y a là une statue d’Aphrodite parée, j’imagine, par les Nymphes, pour la remercier de les avoir rendues mères des Amours, mères de si beaux enfants. Quant à ce miroir d’argent, à cette riche sandale dorée, à ces agrafes d’or, ce sont toutes offrandes parlantes ; elles me disent qu’elles sont consacrées à Aphrodite ; cela est écrit d’ailleurs et nous lisons que ces dons viennent des Nymphes. Les Amours de leur côté offrent les prémices des pommes, et debout en cercle ils demandent dans leur prière que leur verger soit toujours aussi beau.


VII

Memnon.


Cette armée est celle de Memnon ; les soldats ont laissé leurs armes pour exposer et pleurer le plus grand d’entre eux, atteint en pleine poitrine par une lance, le fameux frêne d’Achille, je suppose. En effet, à la vue de cette vaste plaine, de ces tentes, de ce camp retranché, de cette ville entourée de fortes murailles, je ne puis m’empêcher de dire : voici les Éthiopiens, voici Troie et ce héros que l’on pleure est Memnon fils de l’Aurore. Il était venu au secours de Troie et fut tué, dit-on, par le fils de Pélée ; les deux adversaires étaient de taille à se mesurer. Vois en effet quelle étendue de terre Memnon couvre de son corps, et quelle belle gerbe de cheveux bouclés il entretenait, je pense, pour la consacrer au Nil, car si les bouches du Nil appartiennent aux Égyptiens, les Éthiopiens en possèdent les sources ; vois cette mâle beauté qui paraît encore, malgré des yeux éteints, vois sur le visage ce léger duvet, attestant que le héros avait l’âge de son vainqueur. Et l’on ne dirait point que Memnon fut noir, car sa figure, quoique d’un noir intense, laisse deviner je ne sais quelle fleur de jeunesse. Des déesses se montrent dans les airs ; l’Aurore, se lamentant sur la perte de son fils, voile l’éclat du Soleil et prie la nuit de répandre, avant le temps, ses ombres sur l’armée afin qu’il lui soit possible, Jupiter consentant au larcin, de dérober le cadavre de son fils. Et regarde, le corps a été enlevé ; on aperçoit Memnon sur les confins du tableau. Où donc ? en quel lieu de la terre ? Le tombeau de Memnon n’est nulle part ; mais Memnon lui-même est en Éthiopie, changé en pierre noire, son attitude est celle d’une personne assise, ses traits sont, j’imagine, ceux que tu lui vois dans le tableau. Cette statue est frappée par les rayons du soleil, qui en glissant, comme un plectre sur la bouche de Memnon, semblent en faire sortir une voix et consoler le jour par les sons de cette parole artificielle.



VIII

Amymone.


Tu as rencontré, je crois, dans Homère Poseidon voyageant sur les flots comme sur la terre, quand il se rend d’Eges vers les Achéens, et que la mer aplanie lui donne pour l’accompagner ses chevaux et ses monstres marins. Ce cortège qui frémit de joie sur les pas du dieu, tu le retrouves ici. Dans le poète, il est vrai, ce sont des chevaux de terre ferme ; tu le reconnais, j’imagine, à leurs pieds d’airain, à leur vitesse que le fouet accélère ; mais ici ce sont des hippocampes attelés à un char ; leurs sabots sont faits pour effleurer l’eau, pour nager ; leurs yeux ont un éclat verdâtre ; on dirait, Zeus me soit témoin, on dirait des dauphins. Dans Homère, Poseidon se montre irrité, indigné contre Zeus qui fait plier l’armée grecque et la condamne à la défaite : ici la joie brille sur son visage, anime son regard ; il s’agite comme ému d’une violente passion. En effet Amymone, à force de fréquenter les bords de l’Inachos, a vaincu le dieu, et le voilà qui s’élance à sa poursuite ; la jeune fille ne connaît pas encore l’amour qu’elle inspire ; son air effrayé, son agitation, ses mains qui laissent échapper la cruche d’or, tout montre qu’elle est éperdue et qu’elle ne sait pour quel motif le dieu sort précipitamment des flots. Autour de ses membres d’albâtre l’or brille d’un éclat qui se reflète dans l’eau. Retirons-nous, mon enfant, devant la nymphe, car le flot s’arrondit déjà en voûte autour de l’épouse, un flot bleu aux teintes d’azur, mais que Poseidon doit assombrir par le mélange de ses eaux.


IX

Le Marécage.


Le terrain est humide ; il produit le roseau et la fléole qui croissent naturellement, sans semis ni labour, dans les lieux marécageux. On distingue aussi dans le tableau le tamaris et le souchet, qui sont des plantes aquatiques. Des montagnes formant ceinture autour du marais perdent leur cime dans les airs ; elles ne présentent pas toutes la même nature de terrain ; le pin qui croît sur celles-ci annonce une terre fine et légère ; celles-là sont couvertes de cyprès qui attestent la présence de l’argile. Quant à ces sapins, ne disent-ils pas que la montagne qui les porte est rocailleuse et battue par les orages ? car ils ne se plaisent point dans un sol labourable, ils n’aiment point les rayons du soleil, aussi délaissent-ils la plaine pour la montagne, où ils doivent atteindre une plus grande hauteur. Des sources jaillissent en bouillonnant de ces hauteurs, elles suivent les pentes et confondant leurs eaux font de la plaine un marécage ; il n’y a d’ailleurs ni désordre ni confusion. L’art a dirigé le cours des ruisseaux comme l’aurait fait la nature, avec sa souveraine habileté. L’eau s’égare en de nombreux méandres où croît l’ache en abondance, où les oiseaux aquatiques se livrent en toute sécurité à leurs ébats. Vois ces canards, avec quelle aisance ils nagent et soufflent l’eau comme par jets ! Que dirons-nous de la tribu des oies ? La peinture est fidèle : ces oiseaux glissent sur la surface de l’eau, ils naviguent. Et ceux-ci perchés sur de longues jambes, tu les reconnais sans peine pour des étrangers, pour des personnages délicats ; ils ont chacun un plumage différent, leurs attitudes sont également variées. Celui-ci, au sommet d’un rocher, repose alternativement sur l’une de ses deux pattes, celui-là sèche ses ailes, cet autre les nettoie, cet autre tient je ne sais quelle proie saisie dans l’eau, cet autre se penche vers le sol comme pour y chercher sa nourriture. Si nous voyons des cygnes montés par des Amours, n’en soyons point surpris ; car ce sont des dieux insolents qui dans leurs jeux ne respectent guère les oiseaux. Ne passons donc point sans donner un regard à cette course des amours, et à la partie de l’étang qui sert d’hippodrome ; nulle part l’eau n’est plus belle, car elle sort de la terre à l’endroit même, et trouve à remplir un bassin admirable. Au milieu de ce bassin les amarantes penchent de côté et d’autre leurs gracieux épis qui effleurent l’eau ; c’est autour de cette barrière que les Amours font courir les oiseaux sacrés, au frein d’or, celui-ci abandonnant les rênes, cet autre les serrant, cet autre les tirant de côté, cet autre tournant autour de la borne ; et il me semble les entendre qui exhortent les cygnes, qui se menacent les uns les autres, qui s’injurient, car tout cela se lit sur leurs visages. L’un démonte son voisin, l’autre l’a déjà démonté ; à cet autre il a plu de se jeter à bas de son coursier ailé pour se baigner dans le bassin. En cercle sur le rivage se tiennent les plus habiles chanteurs d’entre les cygnes ; ils entonnent, j’imagine, le nome orthien, comme il convient pour de pareilles luttes. Ce jeune homme ailé que tu vois est là pour montrer que les oiseaux chantent, c’est le Zéphyre, ce dieu qui donne le chant aux cygnes. Le peintre l’a représenté délicat et charmant, par allusion au souffle léger du Zéphyre, et c’est pour être frappés par ce souffle, que les cygnes déploient leurs ailes. Vois encore ce fleuve sortir du marais ; il est large, il enfle légèrement ses eaux ; des chevriers, des pasteurs le passent sur un pont. Ne félicite pas le peintre de nous avoir représenté des chèvres bondissantes et capricieuses, d’avoir donné aux brebis une démarche paresseuse, comme si leur laine était un pesant fardeau ; laissons les syrinx et ceux qui en jouent ; ne louons pas la façon dont ces derniers pressent le roseau de leurs lèvres fermées, ce serait estimer la partie la plus humble de la peinture, celle qui relève de l’imitation, et ce ne serait pas rendre justice à la profonde raison du peintre, à son sentiment de la convenance, c’est-à-dire à ce qu’il y a de meilleur dans l’art. Où donc est cette profonde raison ? L’artiste a jeté sur le fleuve un palmier pour servir de pont, et c’est une idée fort ingénieuse ; connaissant en effet ce que l’on dit des palmiers, à savoir qu’il y a parmi eux mâles et femelles ; renseigné sur leurs amours, sur la façon dont le mâle se dirige vers la femelle, l’enveloppe de ses branches et se presse contre elle, il a peint deux palmiers de l’un et l’autre sexe, un sur chaque rivage ; le mâle se baisse amoureusement, franchit le fleuve, et ne pouvant encore atteindre le palmier femelle qui est loin, il se couche servilement, et unissant ainsi les deux rives, il devient un pont sur lequel le pied, maintenu par les rugosités de l’écorce, ne saurait glisser.


X

Amphion.


On dit qu’Hermès le premier s’avisa de construire une lyre avec deux cornes, une pièce transversale et une carapace de tortue, et qu’il donna cet instrument d’abord au dieu Apollon, aux Muses, enfin à Amphion le Thébain. Or Amphion qui vivait à Thèbes, lorsque cette ville n’avait pas encore de murailles, parla aux pierres le langage de la mélodie et les voici qui dociles à ses accents, accourent en foule. Tel est, en effet, le sujet de notre tableau. Considère d’abord la lyre pour voir si la représentation en est exacte. La corne, la corne du bouc bondissant, selon l’expression du poète, sert à la fois pour la lyre du musicien, et pour l’arme de l’archer : noires, dentelées, capables de porter un coup terrible, sont ici les cornes qui forment les montants ; pour les parties qui doivent être en bois, on a choisi un buis lisse, d’un grain serré. L’ivoire ne paraît nulle part, les hommes ne connaissant alors ni l’éléphant, ni l’usage qu’on devait faire un jour de ses défenses. L’écaille est noire ; elle est peinte d’après nature, sur toute sa surface des cercles irréguliers inscrivent des ombilics de couleur blonde. Portée par le chevalet, la partie inférieure des cordes fait saillie et vient à la rencontre des ombilics ; au-dessous du joug, on dirait (je ne vois rien de mieux pour les décrire) qu’elles se sont couchées bien droites sur la lyre. Et Amphion, que fait-il ? il touche les cordes de la lyre ; il donne une entière attention à son jeu ; il laisse voir ses dents, autant qu’il est nécessaire à un chanteur ; or, il chante, j’imagine, cette mère féconde de toutes choses qui enfante même des murailles spontanées. Une chevelure, gracieuse par elle-même, erre gracieusement autour de son front, descend avec le duvet du visage le long de l’oreille, et se colore de reflets dorés ; elle tire un nouveau charme de la mitre, cet ornement aimable qui sied si bien à un joueur de lyre et que des poètes, auteurs d’hymnes sacrés, ont appelé l’œuvre des grâces. Je crois, pour ma part, qu’Hermès épris d’amour pour Amphion lui fit présent à la fois et de la mitre et de la lyre. La chlamyde aussi est un don d’Hermès ; car elle est d’une couleur variable et chatoyante, et passe par toutes les nuances de l’iris. Assis sur un tertre, il bat la mesure d’un pied ; de la main droite, armée du plectre, il frappe les cordes ; il les touche de la main gauche dont les doigts étendus font saillie, effet que la plastique seule me paraissait capable de produire. Mais passons. Que font les pierres ? Elles accourent en foule, attirées par le chant ; elles écoutent, elles s’assemblent pour élever les murailles. Les unes sont déjà en place dans la construction, les autres sont en train de monter, les autres ne font que d’arriver. Ce sont là de charmantes pierres, en vérité, qui rivalisent de zèle et travaillent en mercenaires sous les ordres du musicien ! Le mur a sept portes autant que la Iyre a de cordes.


XI

Phaéthon.


Les Héliades pleurèrent, dit-on, des larmes d’or sur le sort de Phaéthon, ce fils du Soleil qui, dans sa passion pour le rôle de cocher, osa monter sur le char paternel, et qui n’ayant pas su tenir les rênes glissa et tomba dans l’Eridan. Selon les philosophes, des chaleurs excessives donnèrent lieu à cette allégorie ; mais pour les poètes et les peintres le char et les chevaux sont véritables. Le désordre règne dans le ciel ; regarde en effet ; en plein midi la nuit chasse le jour et derrière le globe du soleil qui se précipite vers la terre paraissent les astres ; les Heures désertant les portes confiées à leur garde s’élancent en fuyant vers les ténèbres qui viennent au devant d’elles ; les chevaux échappés du joug n’obéissent qu’à la fureur qui les emporte ; en signe de détresse, la Terre lève les mains vers le ciel, d’où se précipite sur elle ce torrent enflammé. Le jeune homme lancé hors de son char roule dans l’espace ; sa chevelure est consumée par la flamme ; sa poitrine vomit la fumée ; il va tomber dans l’Eridan et donner à ce fleuve une célébrité fabuleuse. Car les cygnes qui depuis cette aventure soupirent mélodieusement, chanteront le jeune homme, et voyageant par bandes à travers les airs, iront redire ses malheurs au Caystre et à l’Ister, si bien que nulle part son histoire ne sera inconnue. Partout, sur leur route, ils trouveront Zéphyre, le léger Zéphyre, pour accompagner leur chant : car il leur a promis, dit-on, de pleurer Phaéthon de concert avec eux. C’est bien là en effet ce qui se passe sous mes yeux : le souffle du vent touche les cygnes, comme s’ils étaient de véritables instruments. Sur le rivage se tiennent les Héliades ; car elles n’ont pas encore cessé d’être femmes, mais on dit qu’à force de pleurer elles sont devenues des arbres et qu’ainsi transformées elles répandent encore des larmes. Sachant cela, le peintre nous montre les Héliades prenant racine : les unes sont arbres jusqu’au milieu du corps ; les autres ont déjà les mains atteintes par les branches. Vois cette chevelure, c’est la cime d’un peuplier noir ; vois ces larmes, elles sont dorées ; ruisselant dans les yeux, elles égaient la prunelle de leur éclat et l’illuminent d’un rayon ; sur les joues elles étincellent au milieu des roses du teint ; sur la poitrine où elles tombent goutte à goutte elles ont déjà tous les caractères de l’or. Sortant de ses eaux tournoyantes, le fleuve se lamente. Il étend sous Phaéthon le pli de sa robe pour le recevoir dans sa chute ; puis il se fera le jardinier des Héliades. Servi par les vents et les gelées qu’il envoie, il changera leurs larmes en pierres, il les recevra une fois tombées, et sur ses eaux limpides les transportera jusqu’à la mer. Ainsi s’en iront chez les barbares qui habitent les côtes de l’Océan ces paillettes provenant des peupliers.


XII

Le Bosphore.


Ces femmes que tu vois sur le rivage poussent des cris ; elles semblent recommander aux chevaux de ne point jeter bas les enfants qui les montent, de ne point prendre le mors aux dents, d’atteindre à la course et de fouler aux pieds les bêtes fauves ; les chevaux entendent, j’imagine, et se montrent dociles. De retour, les chasseurs, après avoir pris leur repas, traversent sur un navire le détroit de quatre stades environ qui sépare l’Europe de l’Asie ; ils tiennent eux-mêmes les rames. Déjà ils jettent l’amarre, ils sont reçus dans une maison charmante qui laisse voir des chambres intérieures, des salles pour les hommes, des constructions percées de petites fenêtres ; elle est située au milieu d’une enceinte formée par un mur à créneaux. Mais ce qu’elle offre de plus attrayant, c’est le long de la mer un portique semi-circulaire, bâti de pierres jaunâtres. Ces pierres doivent leur origine à l’action des eaux ; au pied des montagnes de la basse Phrygie jaillit une source chaude qui pénètre dans les carrières, arrose quelques-unes des roches et communique une nature aqueuse aux pierres qui se forment : de là une coloration variée. Là où l’eau s’étend en nappe dormante et jaunâtre, les pierres ont un aspect terreux ; elles ont la transparence du cristal là où l’eau est limpide ; changeant avec chacune des nombreuses fissures qui la reçoivent, elle donne des teintes différentes aux différentes couches de la carrière. Le rivage est élevé ; une légende qui s’y rattache nous est rappelée par allégorie. Une belle jeune fille et un bel adolescent, élèves du même maître, se sont épris d’un amour mutuel, et ne pouvant se jeter en sécurité dans les bras l’un de l’autre, ils ont résolu de mourir ; du haut de ce rocher ils se sont précipités dans la mer, étroitement enlacés pour la première et la dernière fois. Eros, sur le rocher, étend la main vers la mer ; voilà comment le peintre nous fait souvenir de la Fable. — Dans la maison voisine habite une veuve que les jeunes gens, par leurs importunités, ont forcée de quitter la ville ; ils prétendaient l’enlever et, dans cette espérance, ils se réunissaient sans cesse pour des promenades nocturnes et la tentaient par des présents. Celle-ci, par une adroite coquetterie, pique au jeu les jeunes gens et se retire furtivement en ce pays, où elle habite un château fortifié. Vois comme la place est bien défendue : la falaise qui domine la mer se retire et se creuse près du flot ; à sa partie supérieure elle s’avance et suspend sur la mer la maison qu’elle supporte ; si bien que l’eau, vue par dessous cet escarpement, paraît d’un bleu plus sombre, et que la terre, au mouvement près, ressemble de tous points à un navire. Pour être venue dans cette forteresse, elle n’a point découragé ses poursuivants. Ils se sont jetés, celui-ci dans une barque à la proue d’azur, celui-là dans une autre à la proue d’or ; leur flottille étale mille couleurs ; comme de joyeux convives, les voilà parés et couronnés : l’un joue de la flûte, l’autre bat des mains, un troisième chante, je crois ; ils jettent leurs couronnes, ils envoient des baisers ; d’ailleurs tout mouvement des rames est suspendu ; ils relâchent au pied du précipice. De sa maison comme d’un observatoire la jeune femme contemple cette scène, et rit de cet appareil de fête, toute fière d’avoir forcé ses poursuivants non seulement à s’embarquer, mais encore à nager pour aborder. Plus loin tu rencontreras des troupeaux de brebis, tu entendras les bœufs mugir, la syrinx retentira partout à tes oreilles ; voici des chasseurs et des laboureurs, des fleuves, des étangs, des sources, tout est dans cette peinture, ce qui est, ce qui a été, on y voit même comment certaines choses doivent se passer dans l’avenir, et la multitude des objets ne nuit en rien à l’exactitude de la représentation ; tout est aussi achevé que si l’artiste n’eût eu qu’un seul objet à peindre. Nous arrivons ainsi à Hiéron. Là tu aperçois, je pense, un temple entouré de colonnes, et à l’entrée du détroit, le fanal élevé qui sert de guide aux navigateurs venant du Pont. — Mais n’as-tu point une autre scène à nous expliquer ? Le Bosphore nous à retenus assez longtemps. — Ne t’impatiente pas, je n’ai pas tout dit : restent les pêcheurs dont j’avais promis filet et permettent à quelques-uns de s’échapper : tant la pêche est abondante !


XIII

Sémélé.


Ce personnage au visage farouche, c’est la Foudre ; cet autre, dont les yeux jettent des flammes, c’est l’Éclair ; leur présence jointe à ce feu violent qui du ciel s’est abattu sur la maison royale, nous montre, si tu as bon souvenir, que nous avons devant les yeux le sujet suivant. Un nuage de feu, après avoir enveloppé la ville de Thèbes, se déchire sur le palais de Cadmos où Zeus mène joyeuse vie auprès de Sémélé. Sémélé meurt, comme il semble, et Dionysos naît vraiment sous l’action de la flamme. On aperçoit l’image effacée de Sémélé qui monte vers le ciel, où les Muses fêteront son arrivée par des chants. Quant à Dionysos, il s’élance du sein maternel ainsi déchiré, et brillant comme un astre, il fait pâlir l’éclat du feu par le sien propre. La flamme s’entr’ouvre, ébauchant autour de Dionysos la forme d’un antre ; le dieu n’en a point un plus gracieux en Assyrie ni en Lydie. Les hélices, les baies du lierre, des vignes déjà robustes, les tiges dont on fait les thyrses en tapissent les contours, et toute cette végétation sort si volontiers de terre, qu’elle croît en partie au milieu du feu. Et ne nous étonnons point que la terre pose sur les flammes comme une couronne de plantes, en l’honneur de Dionysos : ne doit-elle pas un jour, s’associant au dieu, connaître les fureurs des Bacchantes, épancher des ruisseaux de vin, et de son sol, de ses rochers même, comme de mamelles, faire jaillir un lait abondant. Écoute le dieu Pan ; il semble chanter Dionysos sur les sommets du Cithéron, bondissant çà et là aux cris d’Evoé. Le Cithéron, sous la figure humaine, pleure les malheurs dont un peu plus tard il sera le témoin ; il porte sur la tête une couronne qui s’en échappe, car c’est bien à contre-cœur qu’il s’en est paré. Près de là, Mégæra plante un pied de sapin et fait jaillir une source d’eau vive ; la source sera funeste au chasseur Actéon, le sapin à Penthée.

XIV

Ariadne.


Ariadne fut abandonnée pendant son sommeil dans l’île de Dia par le perfide Thésée (fut-ce bien une perfidie ? il obéissait, disent quelques-uns, à l’ordre de Dionysos) ; ta nourrice t’a fait sans doute ce récit, car elles sont savantes en pareille matière, les femmes de cette condition, et elles pleurent en contant, à volonté. Je n’ai donc pas besoin de te dire que c’est Thésée que le navire emporte, et que sur le rivage nous voyons Dionysos ; et si j’appelle tes yeux de ce côté, ce n’est point pour l’apprendre le nom de la jeune femme qui dort sur les rochers d’un sommeil paisible. Il ne suffit point non plus de louer chez le peintre des qualités qui pourraient être louées chez un autre, car il est facile à tout artiste de peindre une belle Ariadne, un beau Thésée. Dionysos a mille aspects divers ; qu’un sculpteur ou un peintre en saisisse un seul, même peu important, il a fixé le dieu. En effet, une couronne formée des baies du lierre, des cornes qui font saillie près des tempes, une pardalis, dont les bords apparaissent, voilà des symboles sans équivoque, fussent-ils l’œuvre d’un médiocre artiste. Mais ici Dionysos n’est reconnaissable qu’à son amour ; vêtements brodés, thyrses, nébrides, tout a été rejeté par le dieu, comme n’étant pas de saison ; les Bacchantes ne font pas retentir les cymbales, les satyres ne jouent pas de la flûte ; Pan lui-même se contient pour ne pas réveiller la jeune femme par des bonds désordonnés ; vêtu d’un péplos de pourpre, couronné de roses, Dionysos s’approche d’Ariadne ; il est ivre d’amour, comme dit le poète de Téos, en parlant des amants trop passionnés. Quant à Thésée, il soupire aussi, mais après la fumée qui s’élève des toits d’Athènes ; il ne connaît plus Ariadne, il ne l’a jamais connue, je dis plus, il a oublié le labyrinthe, il ne sait plus pourquoi il est passé en Crète, il ne voit que devant la proue de son vaisseau. Regarde aussi Ariadne, ou plutôt le sommeil lui-même ; la poitrine est nue jusqu’au milieu du corps, le cou est penché en arrière laissant voir une gorge délicate, toute l’épaule droite est à découvert, la main gauche repose sur la draperie par crainte des témérités du vent. Combien son haleine est douce et suave, ô Dionysos ! exhale-t-elle le parfum des pommes ou des raisins, tu nous le diras à ton premier baiser.


XV

Pasiphaé.


Éprise d’un taureau, Pasiphaé a demandé au génie de Dédale les moyens de fléchir la bête, et Dédale fabrique une génisse creuse semblable de tous points à une vraie génisse, compagne habituelle du taureau. L’union fut accomplie, comme le prouve le Minotaure, cet assemblage monstrueux de deux natures différentes, mais ce n’est point cette union que l’artiste a représentée ici, c’est l’atelier même de Dédale. Autour de lui sont rangées des figures, les unes ébauchées, les autres achevées, ces dernières avec des jambes séparées qui permettent de marcher, c’est là un progrès dont l’art de la statuaire, avant Dédale, ne s’était point avisé. Dédale est un véritable Athénien ; cela se voit à l’air du visage qui révèle une science profonde, à l’expression réfléchie du regard ; cela se voit aussi au costume, car non seulement il est enveloppé dans un manteau brun, mais il est représenté pieds nus ; chez les Athéniens, cette simplicité est une parure. Il s’est assis pour mieux façonner la génisse et se fait aider, dans son travail, par les Amours, car il ne saurait se passer tout à fait d’Aphrodite. Tu les reconnais sans peine, mon enfant ; les uns manient le vilebrequin, les autres, par Jupiter, polissent avec l’herminette les endroits encore mal dégrossis de la génisse, les autres mesurent, cherchent ces justes proportions que l’art poursuit comme son but ; d’autres qui tiennent la scie, sont au-dessus de tout éloge pour l’invention, le dessin et la couleur. Vois en effet ; la scie a pénétré dans le bois, et le traverse de part en part ; deux Amours la font manœuvrer, l’un de bas en haut, l’autre de haut en bas, tous deux se penchent et se relèvent, mais non en même temps, c’est du moins ce que nous devons croire ; car l’un s’est baissé comme pour se relever, l’autre se redresse pour se baisser de nouveau ; le premier, en se relevant a la poitrine soulevée par l’air qu’il aspire, le second, aspirant l’air d’en-haut, les mains appuyées en bas sur la scie, a le ventre gonflé par l’effort. En dehors de l’atelier Pasiphaé, au milieu du bétail, considère le taureau avec admiration ; elle pense le séduire par sa beauté, par l’éclat merveilleux de sa robe qui défie toute la splendeur de l’arc-en-ciel. On lit dans son regard le trouble de son âme, car elle sait qui elle aime, et n’en persiste pas moins à désirer les embrassements du taureau. Lui cependant demeure insensible et regarde sa génisse. Il est représenté fier, comme il convient au chef du troupeau, armé de cornes élégantes, éclatant de blancheur, marchant d’un pas ferme, avec de larges fanons, un cou robuste, l’œil amoureusement fixé sur sa compagne quant à la génisse, errant en liberté avec le reste du troupeau, elle a la tête noire et le reste du corps entièrement blanc ; et se jouant du taureau, elle bondit comme une jeune fille qui se dérobe aux importunités d’un amant.



XVI

Hippodamie.


C’est ici une scène de surprise et d’effroi : autour d’Œnomaos l’Arcadien, tu entends crier, j’imagine, une foule qui représente l’Arcadie et tout le Péloponèse. Le char, versé par l’artifice de Myrtilos, a volé en éclats ; il était traîné par quatre chevaux. On n’avait pas encore osé se servir pour la guerre de ce genre d’attelage ; mais il était connu, il était en honneur dans les jeux publics. Les Lydiens qui ont la passion des chevaux attelaient déjà quatre chevaux à leurs chars, du temps de Pélops ; plus tard ils firent usage de quatre timons et conduisirent dit-on, huit chevaux ensemble. Considère la peinture : les coursiers d’Œnomaos sont fiers et fougueux, ils écument de rage (ce qui est surtout propre aux chevaux d’Arcadie), ils sont noirs comme il convient pour une besogne étrange et sinistre ; ceux de Pélops au contraire sont éclatants de blancheur ; sensibles aux rênes, amis des paroles persuasives, ils ont un hennissement plein de douceur, qui est comme leur chant de victoire. Œnomaos, étendu à terre, est représenté comme Diomède le Thrace avec un air farouche et cruel. Quant à Pélops, en le voyant, tu ne l’étonneras pas que Poseidon se soit épris d’amour pour sa beauté le jour où sur le Sipyle il servit d’échanson aux dieux, et que dans son admiration il ait donné au héros, tout jeune encore, un char à conduire. C’est un char qui court sur les flots aussi bien que sur la terre, sans rejaillissement d’une seule goutte d’eau sur l’essieu ; la mer s’étend comme un sol ferme sous les pieds des chevaux. Pélops et Hippodamie remportent la victoire dans cette course, on les voit debout tous les deux sur le char, étroitement serrés ; peu s’en faut que l’ardeur mutuelle qui les dompte ne les jette dans les bras l’un de l’autre. Pélops est vêtu élégamment à la mode lydienne, il a l’âge et la beauté que tu admirais en lui à l’instant, quand il demandait des chevaux à Poseidon. Hippodamie porte le costume d’une fiancée, elle vient d’écarter le voile qui couvrait son visage, la victoire lui donnant un mari. L’Alphée bondit du fond de ses eaux tourbillonnantes pour offrir une couronne d’olivier à Pélops qui pousse ses chevaux du côté du rivage. Ces tombeaux, au milieu de l’hippodrome, renferment les prétendants au nombre de treize tués par Œnomaos qui différait ainsi le mariage de sa fille. La terre produit maintenant des fleurs autour de ces tombeaux comme pour faire participer les prétendants, en les gratifiant d’une sorte de couronne, à la victoire qui les venge d’Œnomaos.


XVII

Les Bacchantes.


Cette peinture représente les scènes du Cithéron : voici les chœurs de Bacchantes, les pierres ruisselant de vin, les grappes distillant le nectar, les mottes de terre toutes reluisantes de l’éclat du lait, voici le lierre à la tige rampante, les serpents dressant la tête, les thyrses, et les arbres d’où le miel s’échappe goutte à goutte. Vois ce sapin étendu sur le sol, sa chute est l’œuvre des femmes violemment agitées par Dionysos ; en le secouant, les Bacchantes l’ont fait tomber avec Penthée qu’elles prennent pour un lion ; les voilà qui déchirent leur proie, les tantes détachent les mains, la mère traîne son fils par les cheveux. On entend, dirait-on, leur chant de victoire ; le cri d’évoé semble sortir de leurs poitrines haletantes. Quant à Dionysos, il contemple cette scène d’un lieu élevé, les joues toutes rouges de colère, soufflant aux femmes le délire divin ; elles ne voient pas ce qu’elles font ; Penthée s’épuise vainement en prières ; elles disent qu’elles entendent le rugissement d’un lion. Tout ceci a lieu sur la montagne ; plus près de nous, voici Thèbes et le palais de Cadmos ; au milieu des lamentations funèbres, les parents de Penthée réunissent ses membres dispersés, afin de déposer au moins un cadavre entier dans le tombeau. La tête, gisant sur le sol, n’est plus méconnaissable ; elle ferait pitié à Dionysos lui-même par son air de jeunesse, par un menton délicat, par des cheveux blonds que n’ont point couronnés ni le lierre, ni le smilax, ni le pampre, que ni la flûte n’a dérangés, ni la fureur bacchique. Irrité par les Bacchantes, il les irritait à son tour ; il était en délire par cela même qu’il ne partageait pas le délire de Dionysos. Notre pitié est due aussi aux femmes qui sur le Cithéron furent frappées d’un tel aveuglement, qui sont devenues maintenant si clairvoyantes ! Leur fureur est tombée, et en même temps la force qu’elles possédaient dans leurs transports. Tu vois comme sur le Cithéron elles s’élancent enivrées par la lutte, réveillant par leurs cris aigus l’écho de la montagne ; ici elles sont calmes, ce qu’elles ont fait dans leurs ébats de bacchantes, elles le comprennent ; assises par terre, l’une a la tête penchée sur les genoux, l’autre sur l’épaule. Pour Agavé, elle voudrait embrasser son fils et craint de le toucher ; ses mains, ses joues, ses seins à moitié nus, sont couverts de sang. Harmonie et Cadmos sont aussi présents, mais non tels qu’ils étaient autrefois ; déjà les extrémités inférieures, depuis les cuisses, se transforment en serpents ; tout disparaît sous les écailles depuis les pieds jusqu’aux hanches ; la métamorphose gagne les parties supérieures. Harmonie et Cadmos sont frappés d’épouvante ; ils s’embrassent mutuellement comme si, par cette étreinte, ils devaient arrêter leur corps dans sa fuite et sauver du moins ce qui leur reste encore de la forme humaine.


XVIII

Les Tyrrhéniens.


Voici deux navires : l’un d’apparat ; l’autre à usage de pirates. Le premier est dirigé par Dionysos, l’autre est monté par les Tyrrhéniens qui infestent les parages voisins de leur pays. Dans la galère, les bacchantes célèbrent, en frémissant, les cérémonies sacrées et Dionysos préside ; une harmonie, celle qu’on entend dans les mystères, retentit sur la mer qui, s’aplanissant pour Dionysos, paraît aussi unie que le sol lydien. Saisis de folie, les matelots de l’autre vaisseau oublient de ramer ; beaucoup d’entre eux n’ont déjà plus de mains. Quel est donc le sujet de ce tableau ? c’est, mon enfant, la tentative des Tyrrhéniens pour surprendre Dionysos. Car ils ont entendu dire que Dionysos est un efféminé, un charlatan ; que son navire était comme une mine d’or, tant il contient de richesses ; qu’il est suivi de femmes lydiennes, de satyres, de joueurs de flûte, d’un vieillard portant férule ; qu’il boit le vin de Maronée et que Maron lui-même fait partie de son cortège. Ils savent aussi que les Pans naviguent avec Dionysos ; emmener les bacchantes et livrer à ces dieux, qui ont forme de boucs, des chèvres nées sur la terre tyrrhénienne, tel est leur projet. Le navire des pirates est armé en guerre : outre les épotides et l’éperon dont il est muni, il possède des mains de fer, des lances à pointe acérée, de longs bâtons, munis de faux à leur extrémité. Pour semer l’effroi sur son passage, pour apparaître aux yeux de l’ennemi comme une bête monstrueuse, il est couleur vert de mer et ouvre à sa proue deux yeux menaçants qui semblent regarder ; sa poupe, amincie en forme de croissant, ressemble à la queue recourbée des poissons. Le navire de Dionysos est comme une masse rocheuse, si ce n’est que la poupe a l’air d’être formée d’écailles, elle disparaît en effet sous les cymbales qui se recouvrent l’une l’autre, utile précaution au cas où les Satyres, appesantis par le vin, céderaient au sommeil : car Dionysos ne saurait voguer en silence. Quant à la proue, elle présente, en saillie, l’image d’une panthère dorée. Cet animal est cher à Dionysos parce que de toutes les bêtes, c’est la plus ardente, parce qu’elle bondit avec la légèreté d’une Ménade. Tu vois d’ailleurs, sur le vaisseau même de Dionysos, une vraie panthère qui s’élance contre les Tyrrhéniens avant même que le dieu lui en ait donné l’ordre. Voici un thyrse qui du milieu du navire s’est dressé en guise de mât ; il soutient des voiles de pourpre dont l’éclat chatoie dans l’ombre des plis, et sur lesquelles se détachent, brodées en or, les bacchantes du Tmolos et les aventures de Dionysos en Lydie. Que le navire paraisse couronné par la vigne et le lierre, que les grappes se balancent au-dessus de lui, c’est là une merveille, mais rien n’est plus merveilleux que la source de vin qui jaillit de la cavité du navire et pour ainsi dire de la sentine. Mais retournons aux Tyrrhéniens pendant qu’ils sont encore eux-mêmes : car Dionysos, après avoir égaré leur raison, leur fait revêtir une forme étrange ; les voilà dauphins, mais dauphins peu familiers encore avec la mer ; l’un a les flancs azurés ; la poitrine de l’autre devient gluante ; une nageoire croît sur le dos de celui-ci ; celui-là étale une queue récente ; ici la tête manque au corps, là le corps à la tête ; l’un n’a plus que des mains sans consistance ; l’autre se lamente, sentant ses pieds s’évanouir. À la proue Dionysos rit de l’aventure et encourage les Tyrrhéniens qui d’hommes pervers se transforment ainsi en animaux secourables. Dans peu de temps en effet Palémon parcourra les mers monté sur un dauphin, et cela sans être éveillé, mais étendu sur le dos de l’animal qui bercera son sommeil ; et voici qu’Arion de Ténare nous prouve que les dauphins sont amis de l’homme, qu’ils se plaisent aux chants et qu’ils sont capables de prendre parti contre les pirates pour les hommes et la musique.


XIX

Les Satyres.


Célènes est le lieu représenté, si ces sources et cet antre ne nous trompent pas ; point de Marsyas, il est vrai ; c’est qu’il fait paître ses troupeaux, ou que sa querelle avec Apollon a déjà eu lieu. N’admire point l’eau : car, si limpide et si calme qu’elle ait été représentée, Olympos te semblera encore réunir plus d’attraits. Après avoir joué de la flûte, il dort, mol adolescent, sur un moelleux tapis de fleurs, mêlant sa sueur à la rosée de la prairie ; le zéphyre cherche à le réveiller en jouant dans sa chevelure, et lui de son côté répond aux caresses du vent par le souffle qui sort de sa poitrine. Les roseaux chantants sont aux pieds d’Olympos, avec les outils de fer qui servent à percer les flûtes. Éprise d’amour pour le jeune homme, la troupe des satyres le contemple ; ils ont la joue en feu, le sourire sur les lèvres ; ils voudraient l’un toucher la poitrine d’Olympos, l’autre se jeter à son cou, l’autre ravir un baiser ; ils sèment sur lui les fleurs et l’adorent comme une statue ; le plus avisé d’entre eux, saisissant une des flûtes encore tiède de la chaleur des lèvres, arrache la languette et la mord ; il s’imagine ainsi embrasser Olympos et prétend même respirer avec délices le parfum de son haleine.


XX

Olympos.


Pour qui joues-tu de la flûte, Olympos ? Que sert la musique dans la solitude ? Il n’est là ni berger ni chevrier pour t’entendre ; les Nymphes mêmes sont absentes, les Nymphes qui danseraient volontiers au son de la flûte. Je ne sais pourquoi tu te plais à regarder cette eau qui coule au pied du rocher. Qu’y a-t-il de commun entre elle et toi ? Ce n’est pas pour toi qu’elle babille ; elle n’accompagnera pas les sons de la flûte de mouvements cadencés ; d’ailleurs nous ne te mesurons pas le temps, nous qui voudrions prolonger jusque dans la nuit le plaisir de t’entendre. Si c’est ta beauté que tu considères ainsi, n’interroge point l’eau ; mieux qu’elle, nous saurons te l’expliquer de point en point. Tes yeux sont brillants, presque tous leurs regards se concentrent sur la flûte ; tes sourcils décrivent un arc, ils indiquent le caractère des airs que tu fais entendre ; ta joue paraît s’agiter et comme danser en cadence ; tu souffles dans l’instrument et tu ne gonfles outre mesure aucune partie de ton visage. Ta chevelure n’est point inculte ; elle n’est point non plus lisse et parfumée comme celle d’un jeune élégant ; si elle se hérisse, si elle est sèche et aride, ce défaut ne paraît pas sous les feuilles vertes et rigides du pin qui ceignent ta tête. C’est là une belle couronne et qui rehausse l’éclat de ta beauté ; quant aux fleurs, laisse-les croître pour les jeunes filles ; laissons-les prêter aux femmes leurs éclatantes couleurs. Ta poitrine, j’ose l’affirmer, n’est point seulement emplie par le souffle que tu en tires, mais par l’inspiration musicale, par la science des modulations. L’eau sur laquelle tu te penches du haut d’un rocher ne réfléchit que la partie supérieure de ton corps ; si tu avais été debout, la partie au-dessous de la poitrine eût apparu déformée ; car les objets vus dans l’eau viennent comme à la surface en se ramassant sur eux-mêmes. En outre ton image vacille ; c’est que le souffle sortant de ta flûte vient frapper la source, c’est que le Zéphyre s’en mêle, le Zéphyre qui inspire le musicien, enfle la flûte, et ride la surface de l’eau.


XXI

Midas.


Le satyre dort, parlons de lui à voix basse, de peur qu’il ne s’éveille et que le tableau ne s’évanouisse comme un fantôme. Midas l’a pris en Phrygie au pied de ces montagnes que tu vois : le roi avait mêlé du vin à l’eau de cette source, au bord de laquelle le satyre, encore étendu, vomit des flots de vin pendant son sommeil. Les satyres nous plaisent par leur vivacité, quand ils dansent, par leur gaieté bouffonne, quand ils sourient amoureusement, les dignes personnages, et que par leurs adroites caresses ils réduisent à leur merci les femmes lydiennes. Voici encore des traits qui leur conviennent : des formes sèches, de longues oreilles, des hanches évidées, une queue de cheval ; ajoutez-y l’ardeur d’un sang impétueux, un air de fierté et d’insolence. Le prisonnier de Midas n’est point représenté autrement ; appesanti par le vin, il a cette respiration pénible qui est propre à l’ivresse, il boirait plus aisément toutes les eaux de la source qu’un autre ne ferait une coupe ; les nymphes bravant le satyre endormi forment une chaîne autour de lui. Admire la mollesse et l’indolence de Midas ; il a grand soin de sa mitre, des boucles de sa chevelure ; il porte le thyrse et une robe brodée d’or. Vois aussi ses longues oreilles ; c’est elles qu’il faut accuser de la somnolence qui paraît envahir ses yeux si doux, de la langueur qui éteint l’aimable vivacité du regard. Le peintre veut nous rappeler que l’aventure a été divulguée, et que les roseaux ont parlé, la terre n’ayant pu garder le secret qui lui était confié.



XXII

Narcisse.


Cette source reproduit les traits de Narcisse, comme la peinture reproduit la source, Narcisse lui-même et son image. Le jeune homme, de retour de la chasse, se lient debout près de la source, soupirant pour lui-même, épris de sa propre beauté, illuminant l’eau, comme tu vois, de sa grâce éclatante. Quant à cet antre, c’est celui d’Achéloos et des nymphes(a). La vraisemblance a été observée : car on y voit des statues grossièrement sculptées dans une pierre qui provient du lieu même ; les unes ont été rongées par le temps ; les autres ont été mutilées par des enfants de bouviers ou de pâtres, qui, en raison de leur âge, ne sentent pas encore la présence du dieu. Elle n’est point non plus étrangère au culte dionysiaque, cette source que Dionysos a fait comme jaillir pour les bacchantes. La vigne, le lierre, le lierre hélix aux belles vrilles(b), y forment un berceau chargé de grappes de raisins, entremêlé de ces férules qui donnent les thyrses(c) ; au-dessus d’elle, prennent leurs ébats des oiseaux qui gazouillent mélodieusement, chacun à sa façon. Des fleurs, nées près de l’eau, en honneur du jeune homme, ne font que d’entr’ouvrir leurs blanches corolles ; fidèle à la vérité, la peinture nous montre la goutte de rosée suspendue aux pétales : une abeille se pose sur la fleur ; je ne saurais dire si elle est trompée par la peinture, ou si ce n’est pas nous qui nous trompons en croyant qu’elle existe réellement. Mais soit, il y a erreur de notre part. Quant à toi, à jeune homme, ce n’est pas une peinture qui cause ton illusion ; ce ne sont pas des couleurs, ni une cire trompeuse qui te tiennent enchaîné(d) ; tu ne vois pas que l’eau te reproduit tel que tu te contemples ; tu ne t’aperçois pas de l’artifice de cette source, et cependant il te suffirait pour cela de te pencher, de passer d’une expression à une autre, d’agiter la main, de changer d’attitude ; mais, comme si tu venais de rencontrer un compagnon, tu restes immobile, attendant ce qui va suivre. Crois-tu donc que la source va entrer en conversation avec toi ? Mais Narcisse ne nous écoule point : l’eau a captivé ses yeux et ses oreilles. Disons, du moins, comment le peintre l’a représenté. Debout, le jeune homme croisant les pieds s’appuie de la main gauche sur son épieu fiché en terre, pendant que la main droite repose sur ses flancs ; ainsi il se soutient lui-même(c), et sa hanche droite présente une forte saillie par suite de l’abaissement de la gauche. On aperçoit l’air entre le coude et le bras, à la hauteur du coude(f) ; des plis se dessinent à la jointure du poignet. Des ombres sillonnent la paume de la main en lignes obliques(g), par suite de la position des doigts qui s’infléchissent en dedans. Sa poitrine se soulève : est-ce l’animation de la chasse qui persiste encore, est-ce déjà un soupir amoureux ? Je ne saurais dire : le regard est bien celui d’un homme qui aime avec passion ; naturellement vif et farouche, il est tempéré par je ne sais quelle langueur voluptueuse ; peut-être s’imagine-t-il être aimé comme il aime, son image le regardant avec la même tendresse qu’il la regarde. Nous aurions beaucoup à dire sur sa chevelure si nous avions rencontré Narcisse pendant qu’il chassait ; que de mouvements, en effet, lui aurait imprimés la vitesse de la course, aidée surtout par le souffle du vent ! mais, telle qu’elle est, nous ne saurions nous en taire. Très abondante et comme dorée, elle retombe en partie sur le cou, en partie sur les oreilles qui la partagent ; ondoyante sur le front, elle se mêle au poil follet du visage. Les deux Narcisse sont semblables, brillent de la même beauté ; la seule différence entre eux, c’est que l’un se détache sur un fond qui est le ciel, et que l’autre est vu comme plongé dans l’eau ; le jeune homme se tient immobile au-dessus de l’eau qui est immobile, ou plutôt qui le contemple fixement, et comme éprise de sa beauté.


XXIII

Hyacinthe.

Reconnais l’hyacinthe à son inscription ; la fleur elle-même nous rappelle qu’elle est née de la terre, en l’honneur d’un bel adolescent ; au retour de chaque printemps, elle le pleure sans doute par reconnaissance de la vie qu’il lui a communiquée en mourant. Et que l’aspect de cette prairie couverte de fleurs ne te fasse pas croire à une autre origine ; en tant que plante, elle est bien née de ce sol ; mais le jeune homme, c’est le peintre qui nous l’apprend, avait une chevelure semblable pour la couleur à l’hyacinthe ; le sang qu’il perdit avec la vie fut bu par la terre et fournit sa teinte propre à la fleur. Ici le sang coule de la tête sur laquelle le disque est tombé : maladresse étrange qu’on ose à peine mettre sur le compte d’Apollon. Mais puisque nous sommes venus voir des tableaux, en simples curieux, non pour expliquer les mythes ni pour émettre des doutes, ne considérons que la peinture, et d’abord la borne même du jeu. C’est une petite levée de terre suffisante pour un homme s’y tenant debout ; supportant la jambe droite, elle permet au corps de se pencher en avant et rend plus aisé le mouvement de la jambe gauche, rejetée en arrière, qui doit s’élancer et se déplacer en même temps que la main droite. Ainsi posé, le discobole doit, tournant la tête vers la droite, se pencher à ce point qu’il ait les yeux fixés sur sa hanche, puis jeter le disque en le tirant comme d’un puits et en faisant effort de toute la partie droite du corps. C’est ainsi qu’Apollon a lancé le disque ; il n’aurait pu faire autrement. Atteint par le disque, c’est sur le disque lui-même que l’adolescent est couché. C’était un jeune Lacédémonien, exercé à la course, aux jambes bien droites, au bras déjà plein de vigueur ; laissant deviner sous les chairs une gracieuse ossature. Apollon encore debout sur la borne à détourné les yeux et regarde la terre ; on dirait qu’il est comme frappé d’immobilité, tant est grande la stupeur qui l’accable. C’est le barbare Zéphyre qui dans sa colère contre le dieu a dirigé le disque contre le jeune homme. Tout cela lui paraît un jeu, et il rit du lieu élevé d’où il observe. Tu le reconnais, je pense, aux ailes de ses tempes, à son air efféminé, à sa couronne tressée de toutes les fleurs auxquelles il mêlera bientôt l’hyacinthe.


XXIV

Les Andriens.


Les Andriens enivrés par le fleuve de vin qui traverse leur île, tel est le sujet de cette peinture. C’est Dionysos qui pour les Andriens a fait jaillir du sein de la terre ce véritable fleuve, petit en comparaison de nos rivières, divin et considérable, si vous pensez qu’il roule des flots de vin. Celui qui y puise peut mépriser le Nil et l’Ister, et dire qu’ils vaudraient mieux, si moins importants qu’ils ne le sont, ils étaient semblables à celui-ci. Et voilà sans doute ce que chantent les Andriens, avec leurs femmes et leurs enfants, tous couronnés de lierre et de smilax, les uns dansant, les autres couchés sur l’une et l’autre rive. J’imagine les entendre : l’Achéloos, disent-ils, produit des roseaux ; le Pénée arrose des vallées verdoyantes, les fleurs croissent sur les bords du Pactole, mais ce fleuve enrichit les hommes, les rend puissants sur la place publique, riches et serviables envers leurs amis, leur donne la beauté, et fussent-ils des nains, une taille de quatre coudées ; car tous ces avantages, celui qui s’est enivré ici, peut les réunir, s’en parer en imagination. Ils chantent aussi sans doute que seul d’entre les fleuves celui-ci n’est point franchi par les troupeaux et les chevaux, que, versé des mains mêmes de Dionysos, il est bu dans toute sa pureté, ne coulant que pour les hommes. Imagine-toi entendre cet hymne, et aussi le balbutiement de quelques chanteurs avinés. Voici maintenant ce qui se voit. Couché sur un lit de grappes de raisin, le teint empourpré et le visage un peu bouffi, le fleuve répand ses eaux ; des thyrses ont poussé près de lui, comme les roseaux dans les fleuves ordinaires. Au moment où il quitte la terre et les banquets dont il est témoin, vers l’embouchure, les Tritons viennent à sa rencontre, et puisant le vin dans leurs conques, le boivent ou le lancent dans les airs en soufflant ; quelques-uns même d’entre eux sont ivres et se mettent à danser. Dionysos se rend par mer vers Andros et ses festins ; déjà le navire est entré dans le port, amenant la troupe confuse des satyres, des bacchantes, des silènes ; il porte aussi et le Rire et Cômos, les dieux les plus gais, les meilleurs compagnons de l’ivresse, les plus dignes d’assister le dieu, en humeur de vendange.


XXV

La naissance d’hermès.


Cet enfant tout jeune, encore dans ses langes, qui pousse des génisses vers une ouverture de la terre, c’est Hermès, c’est lui encore qui dérobe les flèches d’Apollon. Ils sont tout à fait plaisants les larcins du dieu. On dit que le fils de Maia, à peine né, eut la passion et le génie du vol ; non par indigence, puisqu’il était dieu, mais par manière de passe-temps et par espièglerie. Veux-tu savoir ce qu’il sait faire ? considère le tableau. Hermès vient de naître sur les sommets de l’Olympe, dans les hautes demeures des dieux. Ce séjour, dit Homère, ne connaît point la pluie, n’entend point le souffle des vents, n’est point battu de la neige, tant il est élevé : la montagne toute divine, est exempte des intempéries qui sont le partage des montagnes habitées par les hommes. C’est là que les Heures prennent soin d’Hermès. Car ces déesses sont aussi représentées, chacune avec la grâce qui lui est propre ; elles enveloppent l’enfant dans ses langes et répandent sur lui les plus belles fleurs, honneur bien dû au berceau d’un dieu. Puis elles se tournent du côté de la mère d’Hermès, que l’on voit étendue sur son lit ; alors Hermès se dégage de ses langes, se met à marcher et descend de l’Olympe. La montagne se réjouit à sa vue ; elle sourit presque comme le ferait un homme ; elle est toute fière en effet d’avoir donné naissance à Hermès. Mais venons au larcin. Ces génisses que tu vois paître, au pied de l’Olympe, ont les cornes dorées, la robe plus blanche que la neige ; c’est qu’elles sont consacrées à Apollon. Hermès les emmène, les pousse devant lui vers une excavation de la terre, non pour les y laisser périr, mais pour les faire disparaître pendant un jour, jusqu’au moment où Apollon s’avisera de songer à elles, puis l’enfant, comme s’il n’était pour rien dans l’aventure, rentre dans ses langes. Mais voilà Apollon qui vient trouver Maia pour réclamer ses génisses ; celle-ci se montre incrédule, et croit que le dieu veut plaisanter. Veux-tu savoir ce qu’il dit ? Il me semble non seulement le voir parler, mais comprendre son langage d’après sa figure. Il est donc sur le point de tenir ce discours à Maia : « Je suis victime de ton fils, cet enfant que tu as mis au monde hier ; les génisses qui faisaient ma joie, il me les a précipitées dans un abîme, je ne sais lequel ; il périra à son tour, et sera précipité plus bas que les génisses. Maia s’étonne, ne comprend pas ses paroles. Pendant cet entretien même, Hermès se tient derrière Apollon, saute sur ses épaules d’un bond léger et sans bruit, détache l’arc du dieu ; il fait son larcin sans être aperçu, mais le larcin une fois commis, l’auteur n’en est pas douteux. C’est là que l’artiste a fait preuve de talent ; il a déridé Apollon, il nous le montre souriant de ce sourire qui se pose sur le visage, quand la colère cède à un sentiment de plaisir.



XXXVI

Amphiaraos.


Ce char à deux chevaux (les héros de ce temps, à l’exception de l’audacieux Hector, n’attelaient pas encore quatre chevaux ensemble) porte Amphiaraos au retour de Thèbes, quand la terre s’entr’ouvrit, dit-on, sous ses pas voulant qu’il fût devin en Attique, prophète véridique et savant au milieu des hommes les plus éclairés. Des sept chefs qui s’efforcèrent de rendre le pouvoir à Polynice le Thébain, nul ne revint dans sa patrie, excepté Adraste et Amphiaraos. Quant aux autres, la terre de Cadmée les garde. Tous moururent frappés ou par la lance ou par les pierres, ou par la hache ; seul Capanée, pour avoir blessé Jupiter par son orgueil provocateur, fut foudroyé. Mais nous parlerons ailleurs de ces chefs ; la peinture nous invite à regarder Amphiaraos, pénétrant déjà dans la terre entr’ouverte, la tête ceinte de bandelettes et de feuilles de laurier. L’attelage est blanc ; les roues du char semblent tourner avec rapidité ; les chevaux soufflent à pleins naseaux ; ils humectent la terre de leur écume ; leurs crinières sont couchées ; à la sueur qui ruisselle sur leurs flancs, se mêle une fine poussière qui les rend moins beaux, mais plus vrais. Amphiaraos est couvert de toutes ses armes ; il ne lui manque que le casque, sa tête étant consacrée à Apollon ; il a le regard d’un homme divin, d’un prophète. L’artiste nous montre aussi Orope sous les traits d’un adolescent, au milieu de femmes au vêtement azuré qui représentent les mers ; voici le sanctuaire où médite Amphiaraos, l’antre sacré et mystérieux. Là se tient la Vérité en robe blanche ; là sont aussi les portes des songes. Car, pour consulter l’oracle, il faut dormir. Le Rêve lui-même est représenté avec un visage où se peint l’abandon ; il porte une robe blanche sur une noire ; c’est que la nuit et le jour lui appartiennent. Il a une corne entre ses mains pour montrer qu’il introduit les songes par la porte de vérité.


XXVII

La chasse au sanglier.


Ne nous devancez pas, vous qui chassez : ne poussez pas vos chevaux à toute bride, avant que nous n’ayons deviné quel est votre dessein, et quelle bête vous poursuivez. Vous allez courre un sanglier, dites-vous, et en effet, je vois le dégât commis par l’animal ; il a déraciné les oliviers, il a coupé les vignes ; il n’a laissé debout ni un figuier ni un pommier, ni un seul arbre à fruit ; il a tout dévasté, fouillant ici la terre, se ruant là, frottant son corps contre les plantes ; je le vois qui hérisse ses soies, qui jette le feu par les yeux ; je perçois le bruit de ses dents qu’il aiguise contre vous, braves chasseurs ; car ces animaux ont une ouïe merveilleusement fine pour entendre de loin le bruit d’une troupe en marche. La beauté de ce jeune homme vous a séduits ; et vous les poursuivants, vous êtes vraiment ses captifs ; et pour lui vous vous jetez au-devant du danger. Pourquoi, en effet, êtes-vous si près de lui, au point de le toucher ? Pourquoi vos yeux sont-ils tournés sur lui seul ? Pourquoi vos chevaux sont-ils ainsi serrés les uns contre les autres ? Mais quoi ? voilà que l’illusion est complète ; je crois voir, non des personnages peints, mais des êtres réels qui se meuvent, qui sont en proie à l’amour ; car je les raille comme s’ils m’entendaient, et je m’imagine entendre leur réponse. Et toi, qui n’as rien dit pour me ramener à la réalité alors que je m’égarais, tu étais la dupe de la même illusion, tu n’as pas su mieux que moi te défendre contre l’artifice du peintre et le sommeil de la raison ! Mais regardons la peinture elle-même, puisque nous sommes devant elle. Autour du jeune homme que j’ai dit, sont rangés d’autres jeunes gens, beaux et épris des belles choses, de bonne famille, selon toute apparence ; l’un se distingue par un air viril qui sent sa palestre, l’autre par une grâce naïve, l’autre par ses manières élégantes. On dirait que cet autre vient de fermer son livre et de relever les yeux. Ils sont montés sur des chevaux tous différents entre eux, l’un est blanc, l’autre isabelle, l’autre noir, l’autre bai-brun, tous ont des freins d’argent, des housses brodées, des phalères d’or. Ces couleurs diverses sont versées par les barbares voisins de l’Océan sur l’airain incandescent ; elles prennent de la consistance, et ce qui est peint ainsi demeure inaltérable. Point de ressemblance, non plus dans les vêtements et la tenue. L’un des cavaliers rattache par une ceinture une légère tunique ; c’est, je crois, un homme habile à lancer le javelot ; cet autre, comme s’il menaçait le sanglier d’une lutte corps à corps a la poitrine et les jambes armées de toutes pièces. Quant à l’adolescent, le cheval qui le porte est blanc ; la tête seule est noire ; mais sur le front s’arrondit une tache blanche, semblable pour la forme à la pleine lune, il a des phalères d’or et une bride teinte en écarlate de Médie ; unie à l’éclat de l’or, cette couleur brille comme l’escarboucle. Le jeune homme a pour vêtement une chlamyde légèrement enflée et ridée par le vent, teinte avec cette pourpre tyrienne, chère aux Phéniciens, et qui est bien la plus belle des pourpres ; car, bien qu’elle soit d’une couleur sombre, elle participe en quelque sorte de l’éclat du soleil et semble refléter tout l’éclat chatoyant de l’arc-en-ciel. Ne voulant point, par pudeur, se montrer nu à ses compagnons, il a revêtu une légère tunique de pourpre qui descend jusqu’au milieu de la cuisse et couvre le bras jusqu’au pli du coude. Il sourit, son regard est plein de vivacité ; sa chevelure qui est longue ne l’est pas assez pour voiler ses yeux quand elle sera agitée par le vent. Un autre admirera peut-être ses joues, son nez si bien proportionné, et successivement chaque partie de sa figure ; pour moi, j’aime surtout son air superbe ; on voit en effet qu’il est brave comme un chasseur doit l’être, qu’il est fier de son cheval, qu’il se sent aimé. Des mulets et des muletiers portent l’attirail des chasseurs, trappes, filets, épieux, javelots, lances armées de leurs dents latérales. Voici les valets de limier, les piqueurs ; voici les chiens de différentes espèces, non seulement ceux qui ont l’odorat exquis ou les pieds agiles, mais encore les chiens courageux ; car il faut de la vaillance contre le sanglier. Chiens de Locres, de Laconie, Indous et Crétois sont là devant nos yeux, les uns qui dressent fièrement la tête et aboient ; les autres comme se recueillant ; ceux-là qui quêtent et grincent des dents en suivant la piste. Quand les chasseurs seront plus loin, ils chanteront un hymne en l’honneur d’Artémis chasseresse ; car elle a en cet endroit un temple, une statue polie par le temps et pour offrandes des têtes de sangliers et d’ours. Là aussi paissent en toute liberté, dédiés à la déesse, des faons, des loups, des lièvres, tous animaux apprivoisés et qui ne redoutent point l’approche de l’homme. Après la prière, la chasse commence. Le sanglier qui ne peut se tenir caché bondit hors de sa bauge, se précipite sur les cavaliers, et par son élan même jette le désordre parmi eux. Accablé sous le nombre des traits, il n’est point cependant blessé mortellement, car il oppose aux coups une véritable armure, et, d’un autre côté, ses ennemis ne l’attaquent point avec assez de hardiesse. Atteint d’une légère blessure qui ralentit sa course, il fuit à travers les halliers, il entre dans un marais profond et du marais dans un lac voisin. Tous les chasseurs le poursuivent avec des cris jusqu’au marais, mais le jeune homme se précipite avec la bête dans le lac, suivi des quatre chiens que tu vois. Le sanglier se retourne furieux contre le cheval ; il le blesserait si le jeune homme penché sur sa monture et manœuvrant à droite ne lançait à la bête de toute la force de sa main un trait qui l’atteint, à l’endroit même où le cou se confond avec l’épaule. Les chiens ramènent le sanglier vers la terre, tandis que nos amoureux crient du rivage, comme à l’envi les uns des autres, chacun cherchant à dominer la voix de son voisin. L’un d’eux est tombé pour avoir effrayé son cheval au lieu de le contenir ; un autre tresse pour le vainqueur une couronne avec les fleurs qu’il cueille dans cette prairie marécageuse ; le jeune homme est encore dans le lac, conservant l’attitude qu’il a prise pour lancer le javelot ; ses compagnons, saisis d’étonnement, le contemplent comme s’il était peint.


XXVIII

Persée.


Ce n’est point ici la mer Erythrée ni l’Inde. Tu vois des Éthiopiens, un héros grec en Éthiopie et l’entreprise périlleuse dans laquelle ce héros se jette par amour. Je pense, mon enfant, que tu n’es pas sans avoir entendu parler de Persée, le vainqueur de ce monstre qui échappé de la mer Atlantique, désolait l’Éthiopie, s’attaquant tout à la fois aux troupeaux et aux hommes. Le peintre a donc choisi ce sujet par admiration pour le héros et par compassion pour Andromède qui fut exposée au monstre. Le combat est terminé ; l’énorme bête est étendue sur le rivage, baignée dans des flots de sang qui se mêlent à la mer et la colorent ; Andromède est délivrée de ses liens par Eros. Selon l’habitude, le dieu est ailé ; mais contrairement à l’usage, il est représenté sous les traits d’un jeune homme ; il respire avec force ; on sent qu’il n’a point accompli sa tâche sans fatigue. Persée avait, en effet, avant le combat, supplié Eros de venir en personne, de fondre avec lui sur le monstre, et le dieu est arrivé, fléchi par les prières du héros. La jeune fille, charmante en Éthiopie par l’éclatante blancheur de son teint est encore plus charmante par les traits même de son visage ; elle éclipserait et les grâces délicates de la Lydienne, et la beauté imposante de l’Athénienne, et les attraits plus virils de la femme spartiate. La circonstance même ajoute à sa beauté ; elle semble, en effet, conserver quelque défiance, sa joie est mêlée d’étonnement, elle fixe sur Persée un regard animé déjà par un sourire. Le héros est couché non loin de la jeune fille sur l’herbe tendre et parfumée ; la terre est humide de ses sueurs ; il tient à l’écart l’épouvantail de la Gorgone de peur de changer en pierres ceux dont les regards la rencontreraient. Des pâtres en grand nombre offrent au héros du lait et du vin. Les Éthiopiens ne sont point sans charme, malgré l’étrangeté de leur couleur ; leur sourire, quoique farouche, exprime cependant la joie ; la plupart de ces hommes se ressemblent ; Persée reçoit leurs offrandes avec empressement, et s’appuyant sur le coude, il soulève sa poitrine haletante ; ses yeux sont fixés sur la jeune fille. Il laisse flotter au gré du vent sa chlamyde de pourpre, toute parsemée des gouttelettes de sang qui ont rejailli sur elle dans la lutte contre le monstre. Laissons les Pélopides se vanter de leur épaule ; elle n’égale point celle de Persée. À sa beauté naturelle, à l’éclat d’un sang riche, la fatigue ajoute je ne sais quelle grâce ; les veines se sont gonflées comme il arrive quand la respiration devient plus pressée. La présence de la jeune fille est aussi pour beaucoup dans cette grande animation.


XXIX

Pélops.


Des vêtements somptueux, le costume lydien, un jeune homme dans l’âge du premier duvet, Poseidon souriant à ce jeune homme, et lui faisant don de chevaux superbes, tout nous fait reconnaître Pélops le Lydien, venu vers la mer pour appeler la colère de Poseidon contre Œnomaos. Ce prince ne voulant point de gendre, comme on sait, faisait périr tous les prétendants d’Hippodamie ; puis, à la manière des chasseurs qui ont pris des bêtes sauvages, se composait un trophée avec la tête, les mains et les pieds de ses victimes. Pélops a prié : et voilà qu’il voit sortir des flots un char en or, traîné par des chevaux de terre ferme, mais capables de traverser la mer Égée sans mouiller l’essieu et d’une course rapide. Pélops parcourra la carrière avec succès, mais voyons avec quel succès le peintre a parcouru la sienne. Ce n’est point, en effet, pour l’artiste une petite entreprise que d’atteler quatre chevaux à un char, de manière à laisser voir toutes les jambes sans qu’il y ait confusion ; de les montrer à la fois impétueux et dociles au frein, de représenter l’un impatient de partir, l’autre trépignant, pendant qu’un troisième se laisse manier, et que le quatrième, fier de porter un si beau cavalier ouvre de larges narines et semble hennir. Ceci encore est une preuve d’habileté. Poseidon aime le jeune homme depuis le jour où Pélops, sortant du bassin de Clotho, éblouit le dieu par l’éclat de son épaule. Cependant Poseidon, loin de le détourner du mariage auquel il aspire, content d’ailleurs de toucher, de presser de sa main la main de Pélops, lui fournit les moyens d’être vainqueur à la course. Quant au héros, il respire l’ardeur de la lutte, il lève fièrement les yeux sur les chevaux. Son regard exprime la joie et l’orgueil de porter la tiare ; de cette coiffure s’échappe en ondes dorées une chevelure qui accompagne heureusement les traits du visage, s’unit au duvet des joues, et tombant de chaque côté de la tête, reste gracieusement immobile. Les flancs, la poitrine de Pélops, toutes les parties dont on aimerait à juger la beauté, nous sont dérobés, avec la cuisse elle-même, par le vêtement ; c’est que les Lydiens et autres barbares emprisonnent la beauté dans les habits, et se parent fièrement de leurs tissus quand ils pourraient se parer des grâces naturelles. Le corps est donc tout entier caché ; cependant là où commence l’épaule gauche, la tunique mal ajustée s’entr’ouvre pour en laisser voir l’éclat ; car, la nuit couvrant la terre, le jeune homme est éclairé par son épaule qui rayonne comme l’étoile du soir au milieu des ténèbres.


XXX

Les présents d’hospitalité.


Il est beau de cueillir les figues, et aussi de ne point passer près d’elles sans dire mot. Voici des figues noires, en tas sur des feuilles de vigne ; elles distillent un suc abondant. Le peintre a représenté les fissures de l’enveloppe ; les unes en effet s’entr’ouvrent et donnent passage à une espèce de miel, les autres sont comme fendues en deux par la maturité. Tout auprès de ces figues est étendue une branche de figuier, point stérile ma foi, mais chargée de fruits. Sous ses feuilles, elle cache des figues, les unes encore dures et compactes, les autres ridées et flétries ; les autres baillant un peu et laissant voir l’éclat doré du suc ; celle-là, tout au haut de la branche, a été creusée par le bec d’un oiseau, ce qui n’arrive, semble-t-il, qu’aux figues les plus savoureuses. Tout le sol est jonché de noix dont les unes n’ont plus de brou, les autres l’ont encore, mais entr’ouvert, les autres enfin laissent voir à nu le bord des deux valves. Les poires s’entassent sur les poires, les pommes sur les pommes ; partout des constructions de fruits à dix étages, partout un parfum délicieux, une couleur dorée. L’incarnat dont brillent ces fruits ne paraît point avoir été appliqué à leur surface, mais s’être épanoui du dedans au dehors. Voici les dons du cerisier : voici dans ce panier toute une récolte de grappes, et le panier lui-même n’a été tressé qu’avec les sarments de la vigne. Si tu considères les rameaux entrelacés, les grappes qui s’y suspendent, les grains qui se laissent examiner un à un, tu chanteras Dionysos, j’en suis sûr, et tu entonneras l’hymne en l’honneur de la vigne : « Ô vénérable mère des grappes vermeilles ! » On dirait en effet que les raisins représentés par le peintre sont mûrs à point et gonflés de liqueur. Autre détail charmant. Voici sur des figues de figuier un rayon de miel d’un jaune pâle ; les cellules de cire sont récentes et prêtes à déborder, pour peu qu’on les pressât. Sur une autre feuille, nous voyons un fromage nouvellement caillé et qui semble trembler encore ; puis voici des jattes remplies d’un lait, je ne dirai pas blanc, mais éclatant de blancheur ; cet éclat, il le doit à la crème qui flotte à sa surface.

LIVRE PREMIER




I

Chœur de jeunes filles.


Au milieu d’un frais bosquet de myrtes, de fraîches jeunes filles chantent Aphrodite éléphantine. Le chœur est dirigé par une femme d’expérience, mais belle encore ; car les premières rides ont je ne sais quelle grâce qui fond ensemble la gravité naissante de la vieillesse et le dernier éclat de l’âge en sa fleur. Aphrodite est nue, dans une attitude décente : c’est une statue d’ivoire, formée de petits blocs rapprochés. Mais la déesse ne veut pas que l’on croie à une peinture ; elle se détache en relief et semble offrir prise à la main. Veux-tu que sur son autel nous fassions une libation en paroles ? Assez d’encens, de romarin, de myrrhe lui est offert ; d’ailleurs il s’exhale ici, je crois, un peu de cet enthousiasme qui inspirait Sappho. Il nous faut donc louer l’habileté du peintre. D’abord, ornant la déesse des pierres précieuses qui lui sont chères, il n’a pas tant cherché à les imiter par la couleur que par un jeu de lumière : un point brillant semblable à celui de la prunelle, les rend comme transparentes. C’est aussi un effet du talent, si nous entendons l’hymne. Car elles chantent, ces jeunes filles, elles chantent ; et l’une d’elles perdant la mesure, la maîtresse de chœur la regarde, en battant des mains pour lui faire retrouver le véritable mouvement. Leur costume qui est des plus simples et ne les gênerait pas si elles voulaient jouer ; leur ceinture qui serre étroitement le corps, la tunique qui ne couvre pas les bras, la façon joyeuse dont pieds nus elles foulent l’herbe tendre, tout humide encore d’une rosée rafraîchissante ; leurs vêtements fleuris comme une prairie, remarquables par l’harmonie des couleurs, tout cela a été divinement rendu, et avec grande raison. Ce sont là des accessoires, mais la peinture qui les dédaigne manque de vérité. Quant à la beauté des jeunes filles, si nous chargions Pâris ou tout autre arbitre de juger entre elles, il serait embarrassé, je crois, pour rendre sa sentence : tantôt elles rivalisent entre elles, ayant toutes des bras frais comme la rose, des yeux pleins de vivacité, de belles joues, une voix emmiellée, pour me servir d’une aimable expression de Sappho. Près d’elles, Eros penchant son arc en pince la corde, la fait chanter dans tous les modes, et prétend qu’à elle seule elle est aussi complète que la lyre véritable ; il semble mouvoir ses yeux avec rapidité, comme s’il poursuivait, en pensée, quelque rhythme. Que chantent donc les jeunes filles ? car la peinture a représenté aussi quelque chose du chant. Elles disent qu’Aphrodite est sortie de la mer fécondée par une pluie céleste ; en quelle île elle est abordée, elles ne le disent pas encore, mais elles nommeront Paphos. Oui, c’est bien la naissance de la déesse qu’elles célèbrent ; leur attitude le montre assez ; fixer les yeux sur le ciel, c’est indiquer qu’elle en est descendue ; relever doucement les mains, en tenant la paume tournée en haut, c’est montrer qu’elle est sortie des flots ; sourire, comme elles le font, c’est rappeler le calme de la mer.


II

Éducation d’Achille.


Des faons, des lièvres, voilà quelle est maintenant la chasse d’Achille ; plus tard il prendra des villes, des chevaux, des rangées d’hommes ; il aura pour adversaires des fleuves qu’il empêchera de couler ; et pour prix de ses exploits, il possédera Briséis, sept femmes de Lesbos, de l’or, des trépieds ; il aura le sort des Achéens entre ses mains. Des pommes, des rayons de miel, voilà sa récompense près de Chiron. Tu te contentes, Achille, de ces humbles dons, toi qui dédaigneras un jour et des villes et l’alliance d’Agamemnon. Un héros debout sur le bord d’un fossé, faisant reculer les Troyens par son seul cri de guerre, tuant sans relâche, teignant de sang les eaux du Scamandre, conduisant des chevaux immortels, traînant le cadavre d’Hector, rugissant de douleur sur le corps de Patrocle, tel nous apparut Achille dans Homère qui nous le montre aussi chantant, priant, partageant son toit avec Priam. Nous le voyons ici sous un autre aspect : c’est un enfant qui n’a pas encore conscience de son courage, qui se nourrit encore de lait, de moelle et de miel ; il est l’élève de Chiron, aux chairs encore tendres, à l’air sauvage, déjà léger à la course ; en effet la jambe est bien droite ; les mains viennent aux genoux, les mains, ces utiles auxiliaires pour le coureur. La chevelure charmante ne demeure point immobile ; le zéphire semble en se jouant la déranger, et la jeter tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme s’il voulait que l’enfant changeât d’aspect. Il a déjà un sourcil épais et menaçant ; mais cette expression est corrigée par un regard sans méchanceté, par des joues où siège la pitié et qui s’éclairent de je ne sais quel tendre sourire. La chlamyde dont il est revêtu est sans doute un don de sa mère. Elle est belle, teinte en pourpre, d’une couleur changeante, alternativement sombre et brillante comme le feu. Chiron le flattant comme il ferait à un lion, l’encourage à prendre des lièvres, à voler sur la piste des faons ; c’est pourquoi, venant de saisir un faon, il se présente devant Chiron pour réclamer sa récompense ; la réclamation plaît au centaure qui s’agenouillant sur ses pattes de devant pour s’accommoder à la taille de son élève, tire de son sein des pommes de belle apparence, d’un parfum exquis (car cela aussi semble rendu par la peinture) et les tend à l’enfant, avec un rayon de miel qui s’épanche en gouttelettes, étant l’œuvre d’abeilles bien nourries. En effet quand les abeilles, trouvant à leur portée les plantes qui leur conviennent, se sont chargées de suc, les gâteaux s’emplissent outre mesure et les cellules qui les composent regorgent de miel. Chiron est représenté, comme d’ordinaire les centaures : unir un corps de cheval à un corps d’homme, ce n’est point là une merveille, mais dérober le passage d’une nature à l’autre, des deux n’en faire qu’une seule, ne laisser voir aux yeux les plus pénétrants ni où celle-ci finit, ni où celle-là commence, c’est là, je crois, l’œuvre d’un habile peintre. D’un autre côté, le regard de Chiron est plein de douceur : c’est qu’il agit et pense selon la justice, c’est aussi que jouant de la cithare, il a subi l’influence de la musique. Il a aussi un air caressant, car il sait, le centaure, que les caresses sont, pour l’enfant, aussi douces que le miel, et plus nourrissantes que le lait. Ceci se passe à l’entrée de la caverne, mais vois dans la plaine, ce cavalier, cet enfant sur le dos du centaure, c’est toujours Achille. Chiron, son maître d’équitation, lui sert de monture, mesure la vitesse de sa course aux forces de l’enfant, et celui-ci riant aux éclats dans l’excès de sa joie, le centaure se retourne, lui sourit et lui dit presque : vois comme je piaffe sans l’aide du fouet ; vois comme je m’excite moi-même, en ta faveur ; tu ne rirais pas, si tu montais un cheval fougueux ; exercé par moi sans rudesse et devenu habile à manier le cheval, tu seras porté un jour par Xanthos et Balios ; tu prendras des villes, tu extermineras de nombreux ennemis fuyant devant toi comme devant un dieu. » Ainsi parle Chiron ; riantes et belles prédictions, bien différentes des prédictions de Xanthos.


III

Les Centaurides.


Tu croyais que les centaures étaient nés des chênes, des pierres, ou même de cavales fécondées, dit la fable, par le fils d’Ixion, ce qui expliquerait comment ils réunissent en eux une double nature : la vérité est que dans l’espèce des centaures les mères ont toujours eu de la ressemblance avec des femmes, leurs petits avec les enfants des hommes, et qu’ils avaient dès le principe le plus agréable des séjours. Je ne pense pas, en effet, que tu aies quelque prévention contre le Pélion, contre la vie qu’on y mène, contre les forêts de frênes cultivées par le vent, qui donnent des lances bien droites, à la pointe aussi dure que le fer. Que dire de ces belles cavernes, de ces sources que fréquentent les femelles des centaures, semblables à des Naïades si nous oublions leur nature chevaline, rappelant à certains égards les Amazones : c’est le cheval uni à la femme, c’est la force s’ajoutant à la délicatesse des formes. Quant aux enfants des centaures, les uns sont encore couchés dans leurs langes, les autres commencent à en sortir ; ceux-ci semblent pleurer ; ceux-là sont heureux et sourient à la mamelle qui leur verse le lait en abondance ; d’autres bondissent sous leur mère ; d’autres embrassent les centaurides agenouillées ; en voici un qui dans sa précoce insolence lance une pierre contre sa mère ; ceux-ci n’ont encore que les formes indistinctes de l’enfance aux chairs gonflées de lait ; ceux-là, qui bondissent déjà, montrent je ne sais quelle rudesse de mœurs malgré leur crinière à peine naissante et leurs sabots encore tendres. Vois aussi comme les mères sont belles, même à ne considérer que leur partie chevaline ; blanche chez les unes, jaune chez les autres, ailleurs de teintes variées ; toutes brillent de cet éclat qui est propre aux cavales bien entretenues. Celle-ci, sur un corps de cheval tout noir, élève un buste d’une blancheur parfaite : ce violent contraste contribue à la beauté de l’ensemble.


IV

Hippolyte.


Docile aux inspirations de Thésée, ce monstre s’est jeté sur les chevaux d’Hippolyte, il ressemble par la forme à un taureau, par sa couleur verdâtre aux dauphins. Il a été vomi par la mer pour servir une injuste vengeance. Phèdre, belle-mère d’Hippolyte, a faussement accusé le jeune homme prétendant être aimée de lui, lorsque c’était elle qui l’aimait, et Thésée trompé par cette calomnie a fait contre son fils un vœu dont tu vois l’accomplissement. Les chevaux hérissent leur crinière affranchie du joug ; ils ne piaffent pas comme des chevaux superbes et maîtres d’eux ; ils sont éperdus, en proie à la terreur. Dans la plaine qu’ils blanchissent de leur écume, l’un en fuyant, se retourne vers le monstre, l’autre se précipite sur lui, l’autre le regarde d’un œil farouche, l’autre s’élance vers les flots comme s’il s’oubliait lui-même et la terre avec lui ; tous, les narines au vent, poussent des hennissements aigus que la peinture a rendus sensibles. Des roues du char, l’une a perdu ses rayons fracassés par le poids du char qui est tombé sur elle, l’autre chassée de son essieu roule encore dans la plaine, emportée par son élan. Saisis d’un même effroi, les chevaux des compagnons d’Hippolyte ont démonté leurs cavaliers, ou les entraînent au hasard, malgré leurs efforts désespérés. Quant à toi, jeune homme, ton amour de la sagesse t’a livré en proie à l’injustice de ta belle-mère, à l’injustice plus atroce de ton père. La peinture gémit sur toi, elle aussi ; elle est comme une espèce de lamentation poétique, de plainte funèbre, composée en ton honneur. Les hauteurs escarpées sur lesquelles tu chassais en compagnie de Diane nous apparaissent sous les traits de femmes qui se déchirent les joues ; ces jeunes gens représentent les prés, purs de toute profanation, comme tu les nommais ; par compassion pour toi, leurs fleurs se flétrissent ; tes nourrices, les nymphes de ces sources, soulèvent au-dessus de l’eau leur poitrine ruisselante et s’arrachent les cheveux. Ni ton courage ni la force de ton bras n’ont pu te servir ; tes membres ont été les uns déchirés, les autres broyés ; tes cheveux sont souillés ; ta poitrine respire encore comme si la vie ne l’abandonnait qu’avec peine et ton regard semble errer sur tes blessures. Comme tu es beau encore ! Vraiment nous ne savions pas que la beauté fût invulnérable ; non seulement elle n’a pas abandonné le jeune homme, mais des blessures mêmes elle tire je ne sais quelle grâce.


V

Rhodogune.


Le sang rougit la terre, ajoutant une teinte vive à l’éclat de l’airain et des vêtements de pourpre, dont brille le camp ; c’est là un spectacle agréable, mais il nous plaît aussi de voir des cadavres couchés çà et là, des chevaux que la terreur jette hors des rangs, un fleuve qui roule des eaux ensanglantées. Voici des prisonniers et un trophée élevé par Rhodogune et les Perses, à l’occasion de la victoire remportée sur les Arméniens. Ces peuples, pendant les cérémonies mêmes du traité, avaient couru aux armes ; Rhodogune, sans prendre même le temps de relever sa chevelure du côté droit, leur livra bataille et les défit. Ne sent-on pas qu’elle est heureuse et fière de sa victoire ? elle comprend sans doute que cet exploit sera chanté sur la cithare et la flûte en tout pays hellénique. Près d’elle est une cavale de Nisa noire, avec les jambes, le poitrail et les naseaux blancs, et une tache blanche parfaitement ronde, sur le front. Pierres précieuses, colliers, riches ornements de toute sorte, Rhodogune, les dédaignant pour elle, les a prodigués à son cheval, afin que, fier de sa parure, il ronge le frein avec moins d’impatience. Tout brille en elle de l’éclat de la pourpre, hors son visage qui brille par lui-même ; une ceinture gracieuse maintient la robe à la hauteur du genou ; ses braies collantes flattent l’œil par leurs broderies ; de l’épaule au coude une série d’agraffes rattache la manche de la tunique, et dans les intervalles apparaît la blancheur du bras. L’épaule est couverte : ce n’est donc point là tout à fait le costume des Amazones. Il nous faut aussi admirer le bouclier qui est de dimension moyenne, mais suffit pour couvrir la poitrine. Le talent du peintre est ici digne de notre examen ; la main gauche passée dans l’anneau le dépasse et tient une lance, en écartant le bouclier de la poitrine ; le bord du bouclier, ainsi tenu dans une position verticale, on en aperçoit les deux faces ; la face extérieure n’est-elle pas resplendissante comme l’or ? ne paraît-elle pas animée ? La face intérieure, voisine de la main, s’empourpre des reflets de la tunique qui recouvre le bras jusqu’au coude. Tu me parais sentir la beauté de cette attitude, mon enfant, et tu veux que je discoure à ce sujet : écoute donc. Rhodogune fait des libations en l’honneur de sa victoire sur les Arméniens ; le sens de sa prière se comprend ; elle demande à vaincre les hommes, mais ainsi qu’elle les a vaincus aujourd’hui ; elle ne paraît pas en effet avide des triomphes qui sont dus à l’amour. Sa chevelure est en partie retenue par le bandeau ; de là un air de pudeur qui tempère la fierté de son visage ; elle flotte en partie ; de là un air animé, une apparence de force ; blonds et plus brillants que l’or sont les cheveux ainsi livrés à eux-mêmes. Les autres par cela seul qu’ils sont rangés, ne paraissent pas être tout à fait de la même nuance. Les sourcils naissent du même lieu et tout près de la racine du nez, ce qui est une grâce ; ils s’arrondissent d’une façon encore plus gracieuse ; car il ne faut pas seulement qu’ils fassent saillie au devant de l’œil ; il faut encore qu’autour de lui ils dessinent une courbe. Un air de gaieté répandu sur la joue (car c’est la joue qui donne au sourire tout son charme) accompagne heureusement la douceur du regard. Les yeux sont d’un bleu profond, presque noir ; la nature les a fait beaux, la victoire les anime, le pouvoir royal les rend fiers ; la bouche délicate est mûre pour l’amour, la baiser serait chose douce ; la décrire est difficile. Mais voici ce qu’il te suffit de savoir, mon enfant ; les lèvres sont vermeilles, régulières ; la bouche bien proportionnée s’entr’ouvre pour prier, en action de grâces du trophée. Prêtons l’oreille, et nous entendrons peut-être Rhodogune s’exprimer en grec.


VI

Arrhichion.


Tu assistes aux jeux Olympiques et au plus beau de tous, je veux dire le pancrace ; le vainqueur Arrhichion est mort au milieu de sa victoire et voici l’hellanodice qui le couronne ; un juge impartial : il prouve en effet par son action qu’il aime la vérité ; un vrai juge : car il est représenté avec le costume de ces sortes d’arbitres. Le stade se trouve dans une vallée unie, suffisamment longue, d’où s’échappent les eaux légères de l’Alphée (si légères que seules des eaux fluviales elles sont portées par les flots de la mer), entre des rives bordées de beaux oliviers sauvages, aux feuilles d’un vert pâle et frisées à la manière de l’ache. Mais nous contemplerons plus tard ces objets et beaucoup d’autres ; considérons le stade et l’exploit d’Arrhichion. Il semble qu’il ait triomphé non pas seulement de son adversaire, mais de la Grèce tout entière. Les spectateurs s’élancent de leurs sièges en poussant des cris ; les uns agitent leurs mains, les autres secouent leurs vêtements ; ceux-ci bondissent en l’air ; ceux-là, par amusement, engagent une lutte avec leurs voisins, car un spectacle si émouvant ne permet à personne de se contenir. Qui serait assez froid pour ne point acclamer un tel athlète ? C’était déjà bien glorieux pour lui d’avoir été deux fois vainqueur aux jeux Olympiques ; sa troisième victoire est encore plus belle, car il l’achète de sa vie et c’est, couvert de poussière, qu’il entre dans le séjour des heureux ; le hasard, crois-le bien, n’a pas conduit les événements, l’adresse la plus consommée a donné la victoire à notre athlète. C’est une lutte dangereuse, mon enfant, que le pancrace ; il faut savoir tomber à la renverse, ce qui n’est point sans péril pour l’athlète ; il faut enlacer son adversaire, et vaincre, quoiqu’il paraisse vous tenir sous lui ; il faut avec art le serrer fortement, tantôt ici et tantôt là ; s’attaquer à la cheville d’un pied, tordre une main, frapper et assaillir en bondissant ; car le pancrace autorise tous ces moyens ; il ne défend que de mordre et de crever les yeux. Et encore cette restriction n’est-elle point connue des Lacédémoniens qui ne luttent, j’imagine, que pour se préparer aux combats. Mais chez les Eléens, dont ce sont ici les jeux, sauf ces deux choses, tout est permis, même de serrer à étouffer. Aussi l’adversaire d’Arrhichion l’ayant saisi par le milieu du corps a résolu de le tuer : il lui applique le coude sur la gorge et intercepte la respiration ; ses cuisses pressent le bas-ventre d’Arrhichion et de chacun de ses pieds il lui entoure un jarret ; un sommeil mortel engourdit les sens d’Arrhichion ; mais le vainqueur qui a surpris ainsi son adversaire au point de l’étouffer, se laisse surprendre à son tour par l’habileté du vaincu, dont il cesse de comprimer la jambe assez fortement. Arrhichion en effet a repoussé par un violent effort le pied qui étreignait son jarret droit ; sa jambe se balance maintenant dans l’air, il maintient alors son adversaire contre ses flancs, de façon à lui ôter tout moyen de résistance ; puis s’appuyant sur le côté gauche et comprimant dans le pli du jarret l’extrémité du pied de son adversaire, il lui arrache par un mouvement violent de conversion en dehors l’os qui forme la malléole du pied ; l’âme en effet, lorsqu’elle s’échappe du corps, en fait une masse inerte, mais puissante par son poids même. Celui des deux athlètes qui étouffe l’autre a été représenté semblable à un mort et confessant de la main sa défaite ; Arrhichion, au contraire, est représenté comme le sont d’ordinaire les vainqueurs ; il a les couleurs de la santé ; la sueur ne s’est point refroidie sur son corps ; il sourit comme font ceux qui survivant à la lutte ont conscience de leur victoire.


VII

Antiloque.


Achille aimait Antiloque ; tu l’as sans doute deviné en lisant dans Homère, qu’Antiloque était le plus jeune des Grecs, et en pensant au demi-talent d’or, prix de la victoire. C’est de lui qu’Achille apprit la mort de Patrocle. Ménélas, par un choix habile, l’avait chargé de la nouvelle, dans la pensée que ce serait pour le héros une consolation de reporter les yeux sur l’objet de sa tendresse. Antiloque se lamente avec son ami désolé, lui contient les mains, l’empêche de se tuer ; Achille, j’imagine, est heureux de cette étreinte et de ces larmes. Tels sont les tableaux d’Homère ; voici le sujet traité par le peintre. Antiloque s’étant jeté devant son père, Memnon venu de l’Éthiopie tue le jeune homme et fait reculer les Achéens, glacés d’épouvante comme à la vue d’un monstre ; car avant Memnon, tout ce qu’on rapportait des nègres paraissait fabuleux. Les Achéens s’étant emparés du cadavre, Antiloque est pleuré par les Atrides, par le héros d’Ithaque, par le fils de Tydée, par les deux Ajax. Ulysse est reconnaissable à son aspect sévère, à la vivacité de son regard, Ménélas à la douceur de l’expression, Agamemnon à quelque chose de divin. Le fils de Tydée respire une indocile fierté. Ajax, fils de Télamon, a l’air farouche qui lui est propre ; Ajax le Locrien est prêt à tout oser. L’armée est rangée autour du cadavre qu’elle pleure ; appuyés sur leurs lances fixées en terre les compagnons d’Antiloque croisent les jambes et laissent tomber leur tête appesantie par la douleur. Achille ne se reconnaît pas à sa chevelure, il s’en est dépouillé depuis la mort de Patrocle, mais à sa beauté. Il se lamente couché sur la poitrine d’Antiloque ; il lui promet un bûcher, j’imagine, les offrandes habituelles, peut-être aussi les armes et la tête de Memnon. Memnon en effet subira le même châtiment qu’Hector ; car il ne faut pas qu’Antiloque, même en cela, soit moins bien traité que Patrocle ; quant à Memnon, il se tient debout dans l’armée des Ethiopiens, l’air menaçant, la lance dans la main, une peau de lion sur les épaules, provoquant Achille par son sourire. Mais considérons encore Antiloque, l’âge du premier duvet est déjà passé ; il fait ondoyer une chevelure dorée ; légère est la jambe ; le corps bien proportionné annonce un agile coureur. La poitrine, ensanglantée par la lance, brille comme l’ivoire teint de pourpre. Tout mort qu’il est, l’adolescent loin de paraître triste et de ressembler à un cadavre, a le visage serein et souriant ; c’est que, j’imagine, quand Antiloque a été frappé de la lance, la joie d’avoir sauvé son père était peinte sur sa figure, et quand l’âme a cessé d’animer les traits, loin de souffrir, elle était dominée par un sentiment de bonheur.


VIII

Mélès.


Les amours de l’Énipée et de Tyro ont été chantées par Homère : le poète a dit aussi la ruse de Poseidon, les eaux formant une voûte brillante au-dessus de la couche nuptiale. Le sujet de ce tableau est autre ; il ne vient pas de Thessalie mais d’Ionie. L’Ionienne Crithéis aime le Mélès ; celui-ci a les traits d’un jeune homme ; il se laisse voir tout entier au spectateur, ayant son embouchure et sa source au même endroit. Crithéis boit sans avoir soif, puise dans sa main l’eau du fleuve, cause avec le courant dont elle prend le murmure pour le bruit de la parole, répand des larmes amoureuses que le fleuve, lui aussi, épris d’amour, roule avec bonheur mêlées à ses propres flots. La peinture ne nous offre pas d’objet plus attrayant que le Mélès lui-même. Le safran et le lotus lui font un lit, avec l’hyacinthe dont il aime la fleur, symbole de jeunesse ; il montre les grâces tendres de l’adolescence, non sans un mélange de gravité ; on dirait, à l’expression des yeux, que Mélès médite une de ces ruses, chantées par les poètes ; mais ce qu’il y a de charmant en lui, c’est qu’il ne répand pas ses eaux avec violence, comme on le voit faire d’habitude dans les peintures à des fleuves sans esprit ; égratignant la terre du bout des doigts, il reçoit dans le creux de sa main l’eau qui jaillit sans bruit. C’est bien de l’eau que nous voyons là, nous et Crithéis, qui s’imagine aimer un fantôme, un rêve, comme on dit ; mais non, ce n’est point un rêve, Crithéis ; ce n’est point sur l’eau que tu écris ton amour ; le fleuve t’aime, je le sais, et, soulevant ses flots, se prépare pour lui et pour toi une chambre, un lit nuptial. Comment se formera cette chambre, je te l’expliquerai si tu es incrédule. Un vent léger, courant sous la vague, l’arrondit en voûte, la rend spacieuse et de toutes couleurs, car les rayons réfléchis du soleil donnent un aspect irisé à l’eau suspendue dans les airs. Mais pourquoi, mon enfant, me prends-tu par la main ? Que ne me laisses-tu parcourir les autres parties de ce tableau ? Décrivons Crithéis, puisque tu le veux, puisque c’est un plaisir pour toi, dis-tu, que de m’entendre longuement sur un tel sujet. Écoute donc. Par sa beauté délicate, c’est bien une femme d’Ionie ; et cette beauté est rehaussée par la pudeur qui colore ses joues d’un éclat modéré ; sur sa chevelure, relevée au-dessous de l’oreille, est posé un crédemnon de pourpre. Cet ornement est, je pense, un don d’une Néréide ou d’une Naïade, car il est naturel que ces déesses s’unissent pour former un chœur auprès du Mélès, dont les sources sont si voisines de l’embouchure. Le regard de Crithéis, singulièrement aimable et naïf, annonce une bonté qui perce à travers les larmes ; son cou a d’autant plus de charme qu’il n’est point orné ; en effet les chaînes, les pierres aux feux étincelants, les colliers prêtent aux femmes médiocrement belles un aimable éclat, et même, si j’ose dire, leur donne une espèce de beauté ; mais celles qui sont belles ou très laides n’en reçoivent qu’un mauvais service ; celles-là paraissent ce qu’elles sont ; l’œil distrait se détourne de celles-ci. Examinons les mains ; les doigts sont délicats, allongés sans excès, blancs comme le reste du bras : et le bras lui-même, vois comme à travers la robe blanche il paraît plus blanc encore ; vois aussi comme les seins se soulevant eux-mêmes soulèvent l’étoffe transparente. Mais pourquoi les Muses sont-elles ici ? Pourquoi les voyons-nous près des sources du Mélès ? Quand les Athéniens envoyèrent une colonie en lonie, les Muses sous la forme d’abeilles, conduisirent l’expédition ; elles se félicitaient d’habiter l’Ionie, à cause du Mélès dont elles savaient les eaux meilleures à boire que celles du Céphise et de l’Olmeios. Peut-être un jour les rencontreras-tu dansant en chœur ici-même : pour le moment elles filent le jour natal d’Homère avec l’approbation des Parques. Grâce au Mélès ou plutôt à son fils, le Pénée roulera l’argent dans ses eaux, le Titarésios sera léger et rapide, l’Énipée s’appellera divin, l’Axios très beau, Xanthos tirera son origine de Jupiter et tous les fleuves de l’Océan.


IX

Panthée.


Xénophon a peint la belle Panthée au moral ; il a dit comment elle dédaigna Araspe, résista aux consolations de Cyrus, et voulut partager le tombeau d’Abradate ; mais ni sa chevelure, ni ses sourcils, ni son regard, ni sa bouche, n’ont été décrits par Xénophon, bien qu’il fût habile à parler sur ce sujet ; or voici qu’un homme, incapable d’écrire, très capable de peindre, n’ayant jamais rencontré Panthée, mais familier avec Xénophon, représente Panthée telle qu’il l’a vue en imagination, d’après ses vertus. Laissons les murs et les maisons brûler ; laissons les Perses emmener les belles Lydiennes et ravir tout ce qui peut être pris. Ne cherchons point Crésus et son bûcher qui ne sont point dans Xénophon lui-même ; aussi le peintre ne connaît point ce détail ou le néglige par respect pour Cyrus ; considérons le drame que la peinture veut nous montrer, Panthée mourante sur le cadavre d’Abradate. Leur amour était mutuel ; la jeune femme avait voulu que ses ornements servissent à embellir les armes de son mari ; Abradate combattait pour Cyrus contre Crésus, monté sur un char à quatre timons et huit chevaux ; c’était encore un jeune homme, à l’âge du premier duvet, à ce moment de la vie, où les arbres mêmes, arrachés au sol, inspirent de la compassion aux poètes. Les blessures d’Abradate, mon enfant, sont bien celles que fait la machæra dans les batailles ; les chairs sont comme hachées. Un flot de sang d’une pureté parfaite rougit les armes d’Abradate, Abradate lui-même, et s’est répandu même sur l’aigrette qui s’élève au-dessus d’un casque doré et dont l’éclat empourpré ajoute au rayonnement de l’or. C’est sans doute un beau linceul que ses armes, pour qui ne les a point déshonorées ni perdues dans le combat. Cyrus apporte à ce vaillant guerrier de nombreuses offrandes ravies à l’Assyrie ou à la Lydie, entre autres un char rempli d’un sable d’or qui a été trouvé dans les trésors inutiles du roi Crésus. Mais Panthée ne croit pas le tombeau assez riche en offrandes funèbres, si elle ne s’offre elle-même. Elle s’est déjà plongé un cimeterre dans la poitrine, et cela avec tant de force qu’elle n’a pas même poussé un gémissement. Elle s’affaisse donc : sa bouche conserve sa régularité parfaite, et même son éclat, qui au moment où elle se tait pour jamais brille encore sur ses lèvres. Elle n’a point encore retiré le cimeterre de la blessure, elle l’y enfonce davantage, le tenant par la garde ; cette garde ressemble à une tige d’or ayant deux branches garnies d’émeraudes, mais les doigts qui la tiennent sont plus agréables à voir. D’ailleurs Panthée n’a rien perdu de sa beauté par la souffrance ; pour dire mieux, elle ne paraît pas souffrir, mais plutôt quitter la vie avec joie, en femme qui se congédie elle-même. Elle ne se retire point comme la femme de Protésilas, après les cérémonies bachiques, encore couronnée de lierre, ni comme celle de Capanée, s’élançant de l’autel au tombeau ; elle conserve et emporte avec elle cette beauté sans apprêts qu’admirait Abradate, laissant flotter sur ses épaules et sa nuque une épaisse chevelure noire, et montrant la blancheur d’un cou embelli plutôt que déparé par la trace délicate des ongles. L’approche de la mort n’enlève point à ses joues l’éclat qu’elles tiennent de la beauté et de la pudeur. Les narines légèrement relevées dessinent comme une base au nez qui à son sommet déploie, semblables à deux rejetons en forme de croissant, des sourcils noirs sous un front blanc. Quant aux yeux, mon enfant, ne les admirons point pour être grands ou noirs ; considérons le sentiment profond qui se peint en eux, et par Jupiter, toutes les qualités de l’âme qu’ils attirent pour ainsi dire du fond à la surface ; la pitié attendrit leur regard sans en voiler l’éclat ; ils sont hardis, mais d’une hardiesse où il entre plus de raison que de témérité ; ils attendent la mort, mais ne sont point encore fermés. Le désir, compagnon de l’amour, a si bien mouillé ses yeux qu’il s’en échappe visiblement comme goutte à goutte. Voici d’ailleurs Eros lui-même, témoin naturel d’une pareille scène, voici la Lydie qui recueille le sang de Panthée, et cela, comme tu vois, dans le pli doré de sa robe.


X

Cassandre.


Des personnages gisant çà et là dans une salle de festin, le vin et le sang mêlés ensemble, des hommes mourant près des tables, ce cratère repoussé du pied par un convive dans les convulsions de l’agonie, une jeune fille en robe de prophétesse, les yeux fixés sur une hache qui va tomber sur elle : tout indique le retour d’Agamemnon après la guerre de Troie et l’accueil qui lui est fait par Clytemnestre. L’ivresse de tous est si profonde qu’Egisthe lui-même s’est enhardi à frapper ; quant à Clytemnestre, elle a prudemment enveloppé Agamemnon d’un voile sans issue et l’a frappé d’une de ces haches à deux tranchants qui servent à couper les arbres de haute taille ; puis avec cette même hache, chaude encore, elle tue la fille de Priam qui avait eu le tort de paraître belle aux yeux d’Agamemnon, et qui chantait des oracles mal écoutés. À ne considérer que le sujet, ce sont là, mon enfant, de bien grands forfaits accomplis en peu de temps ; si nous examinons la peinture, mille objets frappent nos yeux : voici les lampes qui dispensent la lumière (car tout cela se passe pendant la nuit) ; voici les cratères d’or plus resplendissants que le feu ; voici les tables chargées de mets telles qu’elles étaient dressées pour les héros ; mais aucun de ces objets n’est à sa place. Les uns ont été foulés aux pieds par les convives, les autres ont été mis en pièces, les autres rejetés au loin ; les mains ont abandonné les coupes pleines de sang pour la plupart. Tous ces hommes meurent sans défense, car ils sont ivres. Ils sont renversés dans des attitudes diverses ; c’est que l’un a eu la gorge coupée au moment où il mangeait ou buvait ; que l’autre a eu la tête séparée du corps, pendant qu’il se penchait sur le cratère ; cet autre portait la main à la bouche quand le fer lui a enlevé la main ; celui-ci roulant à bas du lit, entraîne avec lui la table ; celui-là est tombé sur les épaules et la tête, le poète dirait en tournoyant sur lui-même, tel d’entre eux doute encore de sa perte, tel autre n’a point la force de fuir ; on dirait que l’ivresse lui a mis des entraves aux pieds. Pas un n’est pâle ; car ceux qui meurent dans l’orgie conservent encore quelque temps la vivacité du teint. Le principal personnage du drame est Agamemnon ; il est étendu, non dans les plaines de Troie ni sur les rivages du Scamandre, mais au milieu de jeunes hommes et de jeunes femmes ; le taureau repose près de la crèche ; ainsi disons-nous quand le festin succède aux fatigues. Mais c’est Cassandre qui nous inspire la pitié la plus vive. Clytemnestre, la fureur dans les yeux, les cheveux en désordre, le bras raidi, tient la hache suspendue sur sa victime ; celle-ci dans un transport de tendresse et d’enthousiasme veut s’élancer vers Agamemnon ; elle jette loin d’elle ses bandelettes et pour ainsi dire l’enveloppe des insignes de son art ; mais elle lève les yeux vers la hache levée sur elle et pousse un cri si lamentable que le héros qui l’entend emploie ce qui lui reste de vie à la pleurer ; il se souviendra, en effet, de cette scène dans les enfers, et la racontera à Ulysse au milieu des âmes rassemblées.


XI

Pan.


Pan, disaient les Nymphes, danse sans aucune grâce ; dans ses transports désordonnés il saute et bondit comme les boucs à la joie pétulante ; apprenons-lui une autre danse d’un caractère plus aimable. Mais Pan, loin de les écouter, portait la main sur elles, touchait leurs seins. Elles l’ont donc surpris, vers le milieu du jour, à l’heure où, dit-on, le dieu s’abandonne au sommeil, après la fatigue de la chasse. Car il dormait autrefois dans une pose indolente, les ailes du nez mollement rabattues, dépouillées par le sommeil de toute marque de colère ; aujourd’hui le dieu est outré de fureur ; assailli par les nymphes qui lui ont attaché les mains derrière le dos, il craint pour ses jambes qu’elles veulent saisir. Sa barbe, à laquelle il tient tant, est tombée sous le fer du rasoir. Ses ennemies lui disent qu’elles persuaderont à Echo de le mépriser, de ne plus lui parler. Après avoir contemplé d’un seul regard le groupe des Nymphes, examinons-les par tribus : voici les Naïades avec leurs cheveux qui laissent tomber l’eau goutte à goutte ; voici les nymphes agrestes, non moins belles avec leur chevelure négligée et aride. En voici d’autres qui ont reçu de la nature une couronne de fleurs, couleur de l’hyacinthe.


XII

Pindare.


C’est un étonnement pour toi, j’imagine, que ces abeilles si finement peintes, dont toutes les parties, la trompe, les pieds, les ailes se laissent si bien distinguer, qui présentent la même disposition, la même variété de couleurs que dans la nature. Pourquoi ne sont-elles pas dans leur ruche, ces sages ouvrières ? Pourquoi viennent-elles dans une ville ? Elles se pressent joyeusement aux portes de Daïphantos (car Pindare est déjà né, comme tu vois) pour former l’enfant dès le berceau, pour lui donner le goût de la mélodie et du chant. Elles sont à l’œuvre. L’enfant repose sur le laurier et sur des branches de myrte, son père conjecturant qu’il lui était né un enfant sacré ; en effet la maison avait retenti du bruit des cymbales, à sa naissance ; on avait entendu le tambour de Rhéa ; on disait encore que les Nymphes unies par la main avaient dansé en son honneur et que Pan s’était mis à sauter. (Plus tard, dit-on, quand Pindare fut poète, le dieu, cessant de danser, chanta les vers de Pindare.) La statue de Rhéa, habilement travaillée, a été placée près des portes ; je m’imagine voir une statue en vrai marbre, tant la peinture a bien reproduit la dureté de la pierre, et, pour ainsi dire, les marques du ciseau ! L’artiste a représenté les Nymphes humides de rosée et comme sortant de leurs sources. Pan danse je ne sais sur quel rhythme ; son visage est radieux ; ses narines ne respirent pas la colère. À l’intérieur de la maison, les abeilles empressées autour de l’enfant lui versent le miel sur les lèvres, rentrant leur aiguillon, de peur de le piquer. Elles viennent sans doute de l’Hymette et d’Athènes, la ville brillante, la ville au poétique renom ; le miel qu’elles distillent sur la bouche du poète se sentira de cette origine.


XIII

Les Gyres.


Sur ces rochers dominant les flots et battus par la vague écumante, se tient un héros au regard terrible et qui paraît comme courroucé contre la mer, C’est le Locrien Ajax. S’élançant de son navire frappé par la foudre et enveloppé par les flammes, il s’est jeté au-devant des vagues, nageant à travers les unes, glissant sur les autres, refoulant les autres de chaque côté par l’effort de sa poitrine. Ayant atteint les Gyres, rochers qui s’élèvent au milieu de la mer Egée, il se répand en orgueilleuses imprécations contre les dieux ; sur quoi Poseidon lui-même s’avance contre les Gyres, l’épouvante de la tempête répandue sur ses traits, la chevelure hérissée. Cependant il combattait autrefois avec le héros locrien contre Ilion, mais alors celui-ci avait des sentiments modestes et se gardait d’offenser les dieux. Au lieu donc de lui communiquer comme jadis une force invisible en le touchant de son sceptre, le dieu, témoin d’une telle arrogance, s’arme contre lui de son trident. Il s’apprête à frapper la crête du rocher pour faire tomber d’une même chute Ajax et son orgueil. Tel est le sujet du tableau : on croit voir les roches blanchissantes, les écueils minés par le travail incessant des flots, le navire vomissant la flamme qui se gonfle au souffle du vent, et voguant ainsi comme à l’aide d’une voile. Ajax, comme revenu de son ivresse, parcourt des yeux la mer sans apercevoir la terre ni un vaisseau ; il ne s’effraie même pas à la vue de Poseidon qui s’approche et semble encore se raidir contre la divinité ; ses bras ont conservé toute leur force ; il porte fièrement la tête comme autrefois en face d’Hector et des Troyens. Le dieu d’un coup de trident va précipiter Ajax avec un fragment de rocher : ce qui reste des Gyres existera aussi longtemps que la mer, élevant au-dessus des flots une cime respectée de Poseidon.


XIV

La Thessalie.


Au premier regard jeté sur cette peinture, on croit voir l’Égypte, mais c’est une erreur : la contrée est celle des Thessaliens. Si les Égyptiens en effet sont redevables au Nil de leur pays, le Pénée autrefois ne permettait pas aux Thessaliens d’avoir une contrée, toutes les plaines étant environnées de montagnes et inondées par le fleuve qui ne trouvait point d’issue. Poseidon frappera la montagne de son trident et ouvrira les portes au fleuve ; le moment choisi est précisément celui où le dieu s’efforce de dégager les plaines. La main qui doit frapper est déjà levée ; mais les montagnes, avant de recevoir le coup, s’entr’ouvrent laissant entre elles un passage suffisant pour le fleuve. L’effort du dieu est rendu d’une manière frappante ; le côté droit se ramasse sur lui-même et se porte en avant tout à la fois ; si bien que Poseidon menace non pas tant de la main que du corps tout entier. Ce n’est point ici le dieu azuré, le dieu de la mer ; c’est le Poseidon de la terre ferme. C’est pourquoi il aime à voir les plaines parfaitement unies et spacieuses comme la mer. Le fleuve aussi se félicite et semble s’enorgueillir ; appuyé sur le coude (les fleuves n’ont point l’habitude de se tenir debout), il soutient le Titarèse dont les eaux sont plus légères et plus douces, et s’engage vis-à-vis de Poseidon à s’épancher hors des plaines en suivant la route qui lui est ouverte. Emergeant à mesure que les eaux s’abaissent, la Thessalie se couronne d’oliviers, d’épis, et caresse un poulain d’apparition récente comme elle-même, présent de Poseidon ; en effet la terre fécondée par le dieu endormi doit enfanter un cheval.


XV

Glaukos, dieu marin.


Laissant derrière soi le Bosphore et les Symplégades, le navire Argo fend déjà les eaux du Pont ; Orphée par ses chants charme la mer attentive et aplanit le chemin liquide. Le navire porte les Dioscures, Héraclès, les Æacides, les fils de Borée, toute une race de demi-dieux qui florissait alors ; la carène a été faite d’un arbre antique que Jupiter avait choisi dans la forêt de Dodone pour rendre ses oracles. Voici le motif de cette expédition. Une toison d’or est conservée à Colchos, celle de l’antique bélier qui, dit-on, passa à travers les airs Hellé et Phryxos. Jason veut s’en emparer, mais elle ne peut être que le prix d’une victoire, car dans ses replis se glisse un gardien au regard terrible, un dragon qui ne connaît point le sommeil. Jason commande le navire, en sa qualité de promoteur de l’entreprise. Le pilote est Tiphys, le premier homme qui, dit-on, ait osé pratiquer un art suspect. Lynceus, fils d’Apharée, se tient à la proue ; doué d’un regard perçant qui voit de loin et distingue sous les flots à une grande profondeur, il aperçoit, le premier, les rochers cachés ; le premier, il salue la terre apparaissant à l’horizon. Mais en ce moment les yeux de Lyncée expriment l’épouvante, à l’approche d’une vision qui suspend les rames dans les mains de cinquante rameurs. Héraclès seul habitué aux spectacles étranges, n’est point ému ; mais je me trompe bien si pour les autres ce n’est point un prodige ; ils ont en effet devant les yeux Glaukos, le dieu marin. Glaukos, dit la fable, habitait autrefois l’antique Anthédon ; il goûta un jour je ne sais quelle herbe du rivage ; surpris et emporté par le flot, il descendit aux lieux qu’habitent les poissons. Il prophétise quelque grand évènement, car il excelle en cet art. Quant à son aspect, les poils frisés de sa barbe sont humides et blancs comme l’écume de l’eau jaillissante ; sa chevelure retombe en lourdes tresses, et verse sur ses épaules l’eau dont elle est chargée, ses sourcils épais se rapprochent de manière à n’en faire qu’un. Quel bras robuste ! on voit qu’il a lutté contre la mer frappant sans cesse les flots et les aplanissant pour mieux nager. Admire cette poitrine couverte par endroits de poils qui ont retenu l’algue et les mousses ; le ventre ne répond point au reste du corps ; il se replie au-dessous du buste. Car Glaukos finit en poisson, comme le prouvent les deux queues qui se redressent et se retournent vers la hanche ; chacune d’elles est terminée par un croissant qui brille d’un éclat voisin de la pourpre. Autour de lui chantent en courant des Alcyons, autant pour célébrer les actions de la race humaine dont ils ont fait partie, eux et Glaukos, sous leur première forme, que pour montrer leur voix à Orphée, leur voix qui est la musique de la mer.


XVI

Palemon.


Ce peuple sacrifiant dans l’Isthme doit être celui de Corinthe ; son roi que voici, s’appelle Sisyphe, j’imagine ; enfin voilà le téménos de Poseidon, entouré de pins dont les cimes répondent par un doux murmure à celui des flots. Ino et son enfant sont tombés à la mer ; pour Ino, elle sera Leucothoé et entrera dans le chœur des Néréides ; pour l’enfant, c’est la terre qui le possédera. Et déjà il aborde, porté par un dauphin. L’animal complaisant aplanit son échine sous l’enfant qui dort et pour ne point le réveiller glisse sans bruit sur l’onde tranquille. Au moment où l’enfant approche, un sanctuaire s’ouvre dans l’Isthme, au milieu des entrailles de la terre, par la volonté de Poseidon qui sans doute a prédit à Sisyphe l’arrivée d’un nouvel hôte et lui a prescrit un sacrifice. Le roi immole donc, comme tu vois, un taureau noir qu’il a choisi, j’imagine, dans le troupeau consacré à Poseidon. Ne parlons ni du rite du sacrifice, ni du costume des sacrificateurs, ni des libations, ni de la manière d’égorger les victimes, toutes choses propres aux mystères de Palæmon ; c’est là une science vénérable et tout à fait réservée, introduite dans la religion par Sisyphe le sage : de cette sagesse même, son air attentif et grave est déjà une preuve. Quant à Poseidon, s’il devait fendre les rochers du nom de Gyres ou les montagnes de la Thessalie, il serait représenté avec des yeux farouches et semblerait frapper ; mais donnant l’hospitalité à Mélicerte et voulant le cacher dans le sein de la terre, il sourit à l’enfant qui entre dans le port, il ordonne à l’Isthme d’ouvrir son giron et d’offrir un asile au fils d’Ino. L’Isthme, mon enfant, est représenté sous la figure d’un dieu ; il repose sur la terre, les yeux tournés vers le ciel, et comme dans la nature, semblable à un pont jeté entre deux mers, il sépare l’Adriatique et la mer Egée. À sa droite se tient un jeune homme, Léchæon, j’imagine ; ces jeunes filles à gauche sont peut-être les Cenchrées ; voici enfin, assises près de la terre qui représente l’Isthme des Thalattai (mers) unissant la beauté à une sérénité profonde.


XVII

Les îles.


Veux-tu, mon enfant, que nous parlions de ces îles, comme si sur un navire nous en faisions le tour pendant le printemps, alors que le zéphyr, promenant son haleine sur les flots, donne à la mer un riant aspect ? Cette mer aussi, que tu vois, t’engage à quitter le rivage ; elle n’est ni soulevée, ni déchainée ; elle n’est pas non plus unie et dormante, elle aide la manœuvre des matelots, elle est comme animée d’un souffle de vie. Nous voici déjà embarqués, avec ta permission, n’est-il pas vrai ? — Et l’enfant de répondre je ne demande pas mieux ; mettons à la voile. — La mer, comme tu le vois, s’étend au loin ; elle est parsemée d’îles qui ne ressemblent point en vérité à Lesbos, à Imbros ou à Lemnos ; à les voir si modestes, si petites, on dirait des villages, des lieux d’escale ou encore des fermes échelonnées sur la mer. La première d’entre elles escarpée, inaccessible, naturellement fortifiée, élève jusqu’au ciel la cime de ses hauteurs, d’où Poseidon surveille l’horizon ; des ruisseaux y portent partout la fraîcheur ; ses montagnes se couvrent de fleurs qui nourrissent les abeilles et que les Néréides cueillent sans doute quand elles se jouent à la surface des flots. L’île voisine dont le sol est uni et propre à la culture, est habitée par des pêcheurs et des laboureurs qui apportent sur un marché commun, ceux-ci leur récolte, ceux-là leur pêche. Voici un Poseidon laboureur qu’ils ont élevé sur une charrue munie d’un joug, attribuant à ce dieu les bienfaits de la terre ; mais pour que Poseidon n’ait point tout à fait l’air d’une divinité de terre ferme, une proue a été adaptée à la charrue, et le dieu en ouvrant le sol semble naviguer. Les deux îles qui suivent n’en formaient qu’une autrefois ; elles ont été séparées par la mer qui s’est frayé un passage et qui a laissé entre elles deux la largeur d’un fleuve. Tu peux, mon enfant, te rendre compte du fait, en regardant la peinture ; l’île en se déchirant, a mis en face l’une de l’autre deux côtes de même aspect, symétriques, avec des enfoncements et des saillies qui se correspondent. En Europe, dans la Thessalie, la vallée de Tempé présente un aspect semblable. Ouvertes par des tremblements de terre, les montagnes ont encore conservé sur leur pente la trace de la rupture ; on voit les cavités qu’a produites l’arrachement des roches et qui pourraient encore les recevoir ; la forêt qui a suivi les montagnes dans leur écartement n’a pas complètement disparu ; les fosses où plongeaient les racines des arbres se distinguent encore. Selon toute apparence, notre île a eu le même sort ; un pont, jeté sur le détroit, des deux îles semble n’en faire qu’une ; de l’une à l’autre on se rend soit en barque, soit en char ; tu vois les allants et venants, ici des voyageurs par terre, là des matelots. L’île voisine, mon enfant, nous offre un spectacle merveilleux ; dans toute son étendue, couve un feu souterrain qui vomit la flamme par les fissures et les cavernes comme par autant de canaux ; cette lave terrible forme de grands fleuves de feu qui se jettent en bouillonnant dans la mer. Voici la raison de ce phénomène. Le sol de l’île est de même nature que l’asphalte et le soufre ; une fois minée par les flots, elle est battue par les vents qui viennent de la mer et qui mettent le feu à toute cette matière combustible. La peinture suit le récit des poètes et nous explique l’éruption de l’île par la fable ; c’est un géant, dit celle-ci, qui a été précipité là autrefois ; comme il avait peine à mourir, une île jetée sur lui, devait lui servir de prison ; mais loin de céder, il lutte encore sous la terre, et lance avec menace des torrents de feu. Ainsi veulent faire, dit-on, Typhon en Sicile, Encelade en Italie ; ces deux géants sur lesquels pèsent des continents et des îles ne sont pas encore morts, mais ils ne cessent de mourir. Tu peux, mon enfant, te croire transporté sur le lieu du combat, si tu regardes le sommet de la montagne ; car voici ce qu’on y voit. Zeus lance la foudre sur le géant qui bien qu’à bout de forces a toujours confiance dans le secours de la terre ; mais la terre contenue par Poseidon qui l’empêche de se dresser, renonce à la lutte. L’artiste a enveloppé cette scène d’un brouillard afin qu’elle parût plutôt appartenir au passé qu’au présent. Quant à cette colline, baignée de tous côtés par la mer, elle est habitée par un dragon qui y garde, j’imagine, un trésor caché sous la terre. Car cet animal a, dit-on, de la tendresse pour l’or ; tout ce qui est doré, il l’aime avec passion et le couvre de son corps ; c’est pourquoi la toison de Colchos et les pommes des Hespérides qui brillaient de l’éclat de l’or, étaient gardées par deux dragons, toujours éveillés, qui les regardaient comme leur bien propre. Et ce dragon d’Athènes qui habite dans l’Acropole, s’il protège les Athéniens, c’est sans doute à cause des cigales d’or, dont ils ornaient leur chevelure. Le dragon qui est ici est lui-même doré, comme nous pouvons en juger ; car il sort la tête de son antre, craignant, j’imagine, pour son trésor enfoui. Cette autre île qui disparaît sous le lierre, le smilax et les vignes, nous dit qu’elle est consacrée à Dionysos, mais Dionysos est absent et promène son ivresse sur le continent, laissant à Silène le soin de célébrer ici les mystères ; les cymbales sacrées gisent à terre sur le sol ; les cratères d’or sont renversés ; les flûtes, encore tièdes, reposent à côté des tambours muets ; le zéphyr soulève de terre les nébrides ; des serpents s’enroulent autour des thyrses, pendant que d’autres, ivres de vin et endormis, se laissent porter par les Bacchantes comme des ceintures. Le raisin est ici gonflé de suc, là commence à mûrir ; ailleurs il n’est pas mûr ou paraît être en fleur ; car Dionysos a eu la précaution de ne point assigner aux vignes la même époque de maturité afin de prolonger la vendange. Les grappes sont tellement abondantes qu’elles descendent avec la falaise et pendent au-dessus des flots. Des bandes d’oiseaux tant de la mer que de la terre s’abattent sur les raisins pour les becqueter. Dionysos, en effet, veut que la vigne se donne à tous les oiseaux, il ne repousse de ses grappes que la chouette qui inspire aux hommes l’horreur du vin ; car si un enfant vient à manger les œufs d’une chouette avant de savoir parler et d’avoir pris du vin, il déteste cette liqueur pendant toute sa vie, se garde d’en boire lui-même et redoute l’ivresse des autres. Quant à toi, mon enfant, tu as assez de hardiesse pour regarder le gardien de l’île, Silène, qui est ivre pourtant et porte la main sur une bacchante. Celle-ci ne daigne pas tourner les yeux vers lui, c’est Dionysos qu’elle aime, que son imagination lui représente, et qu’elle voit, bien qu’absent ; aussi le regard de la bacchante est-il comme fixé sur l’espace, et ne laisse pas de réfléchir une pensée amoureuse. Plus loin, la nature en rapprochant les montagnes, a formé une île couverte d’épais fourrés et de forêts, où l’on distingue le cyprès élevé, le pin, le sapin, le chêne et le cèdre, car chaque arbre a été représenté avec le caractère qui lui est propre. Cette île est peuplée de sangliers et de cerfs que des chasseurs poursuivent, armés les uns de lances, les autres de flèches ; les plus hardis ont l’épée courte et la massue pour combattre de près. Ces filets que tu vois sont tendus à travers les halliers pour envelopper, enlacer ou arrêter le gibier ; et déjà certaines bêtes sont prises, d’autres combattent, d’autres ont terrassé leur adversaire. Aucun des chasseurs, aucun bras ne reste inactif, les chiens mêlent leurs aboiements aux cris des hommes ; Echo elle-même semble partager l’ivresse de la chasse. Des bûcherons abattent de grands arbres qui jonchent le sol ; l’un a la hache levée, l’autre a déjà frappé ; l’autre aiguise sa cognée émoussée par un long usage ; celui-ci considère un sapin pour savoir s’il peut en faire un mât de navire ; l’autre abat des jeunes arbres bien droits, pour les façonner en rames. Quant à cette roche escarpée, à cette bande de mouettes rangées autour d’un autre oiseau, voici quelle a été la pensée de l’artiste en les peignant. Les hommes font la guerre aux mouettes, non point à cause de leur chair qui est noire, malsaine et de mauvais goût, même pour celui qui a faim, mais parce que leur ventre fournit un remède dont se servent les médecins pour rendre à leurs malades l’appétit et la souplesse des organes. Comme elles cèdent aisément au sommeil et que les chasseurs les prennent la nuit en les éblouissant par l’éclat de la lumière, elles s’adjoignent le céyx qui, moyennant une part dans le butin, prévoit et veille pour elles. Le céyx est aussi un oiseau de mer, mais insouciant, paresseux, de peu d’entrain pour la chasse ; d’ailleurs il résiste au sommeil et dort peu. C’est pourquoi il loue ses yeux aux mouettes. Quand celles-ci se mettent en quête de leur nourriture, il fait sentinelle au logis, c’est-à-dire sur le rocher ; le soir elles reviennent, lui apportent la dixième partie de leur chasse, puis elles s’endorment rangées autour de leur gardien qui ne dort pas et qui ne se laisse vaincre par le sommeil que quand elles le veulent bien. Sent-il approcher quelque piège, il pousse un cri aigu et perçant, et toutes, à ce signal, s’enlèvent et fuient soutenant leur gardien de peur que ses forces ne le trahissent en volant. Pour le moment, il se tient sur le rocher et promène son regard sur les mouettes endormies. Debout au milieu de ces oiseaux, il ressemble à Protée au milieu des phoques ; mais il ne dort pas ; c’est un avantage sur Protée. Cependant, nous voici abordés dans une île : quel est son nom ? je l’ignore ; je l’appellerais volontiers l’île d’or, si les poètes n’avaient à la légère donné ce nom à tout ce qui est beau et merveilleux. Pour toute habitation, elle offre un petit palais ; il serait impossible d’y labourer la terre ou d’y cultiver la vigne ; mais les sources y abondent, les unes limpides et fraîches, les autres bouillantes ; l’île est tellement arrosée qu’elle verse à la mer l’excès de ses eaux. Tu vois avec quelle impétuosité elles jaillissent. C’est que les sources placées au centre de l’île et sortant de terre en bouillonnant, sont comme l’eau qui s’agite dans une chaudière et passe par-dessus les bords. Cette merveilleuse production des sources doit-elle être attribuée à la mer ou à la terre ? c’est une question que décidera Protée ; il est venu en effet pour se prononcer sur ce point. Mais considérons maintenant l’autre partie de l’île, la ville ou plutôt le simulacre d’une ville, car si elle est belle et brillante elle n’est pas plus grande qu’une maison. Un enfant royal y est élevé et la ville lui sert d’amusement. En effet elle renferme des théâtres assez grands pour le recevoir lui et les compagnons de ses jeux ; elle possède aussi un hippodrome de grandeur raisonnable pour être parcouru par les petits chiens de Milet ; car l’enfant se sert de ces animaux comme de chevaux ; il les attelle au joug et au char et leur donne pour cochers des singes dont il fait ses serviteurs. Voici un lièvre introduit d’hier dans la maison ; il est retenu par une laisse de pourpre comme un chien, mais il est mécontent d’être enchainé et s’efforce de se dégager de ses liens à l’aide de ses pattes de devant. Voici enfin dans une cage tressée un perroquet et une pie qui, comme des Sirènes, font retentir l’île de leurs chants ; celle-ci chante ce qu’elle sait par elle-même, celui-là ce qu’il apprend.


XVIII

Le Cyclope.


Ces moissonneurs et ces vendangeurs que tu vois, mon enfant, n’ont fait ni semailles ni plantations ; le sol de lui-même produit pour eux la vigne et les moissons. Ce sont en effet des Cyclopes, pour lesquels comme le veulent les poètes, je ne sais pour quel motif, la terre est fertile sans culture. La terre a donc fait d’eux des pasteurs, en nourrissant leurs troupeaux dont le lait leur sert de boisson et d’aliment. Ils n’ont ni place publique ni un lieu pour délibérer, ni demeures privées ; ils habitent les cavités de la montagne. Négligeant tous les autres, considère en cet endroit le plus sauvage d’entre eux, Polyphème, fils de Poseidon ; son unique sourcil dessine un arc sur son œil unique ; son nez aplati descend sur sa lèvre. Voilà le monstre qui dévore les hommes comme un lion féroce, mais en ce moment il ne songe point à un tel repas, ne voulant paraître ni vorace ni odieux ; car il aime Galatée qui prend ses ébats dans cette mer, et la contemple du haut de la montagne. La syrinx est encore sous son bras ; immobile, il chante, à la manière des pasteurs, que Galatée est blanche et fière et plus douce que le raisin, et que pour Galatée il élève des faons et des petits ours. Il chante ainsi sous une yeuse, et pendant ce temps, ne sait ni où paissent ses brebis, ni combien elles sont, ni où est la terre. Le peintre lui a conservé l’aspect sauvage et terrible ; il secoue une chevelure épaisse et droite comme un pin ; ses mâchoires voraces découvrent des dents aiguës ; sa poitrine, son ventre, ses bras jusqu’aux ongles, tout est velu. Il veut prendre une tendre expression, conforme à son amour ; mais son regard a quelque chose de sauvage et de sournois, comme celui des bêtes féroces, quand elles cèdent à la nécessité. Galatée, de son côté, se joue noblement sur les flots, menant un attelage de quatre dauphins unis par les mêmes sentiments comme par le même joug, et que dirigent, à l’aide du frein, les filles de Triton, servantes de Galatée, pour prévenir toute incartade de leur part, toute rébellion contre les rênes. Au-dessus de sa tête, elle déploie au souffle du zéphyr une étoffe légère couleur de pourpre qui lui donne de l’ombre, sert de voile au char, éclaire son front et sa tête d’un reflet charmant, moins charmant cependant que l’incarnat de ses joues. Ses cheveux ne flottent point au gré du vent ; chargés d’eau, ils défient les efforts du zéphyr. Le coude droit est en saillie, et l’avant-bras, d’une éclatante blancheur, s’incline au point que les doigts reposent sur l’épaule délicate de Galatée. Ses bras ont de molles rondeurs, les seins ont de la fermeté ; le genou même a sa grâce. Le pied, d’une délicatesse conforme à la beauté de l’ensemble, pose sur la mer et l’effleure comme pour servir de gouvernail au char. Les yeux sont une merveille ; leurs regards, comme perdus dans l’espace, semblent atteindre les dernières limites de la mer.


XIX

Phorbas.


Ce fleuve, mon enfant, est le Céphise, celui de Béotie, un favori des Muses, lui aussi ; sur ces rives tu vois les tentes des Phlégyens, peuple barbare qui n’a point encore de ville. De ces deux personnages qui combattent à coups de poings, l’un est Apollon, je pense, l’autre Phorbas élu roi par les Phlégyens, comme le plus grand entre eux tous et le plus cruel de cette nation. Apollon en est venu aux mains avec lui pour ouvrir le passage, car Phorbas occupant la voie qui conduit directement en Phocide et à Delphes, personne n’offre de sacrifice dans Pytho, personne ne paie au dieu le tribut des péans ; prophéties, oracles, voix du trépied, tout est délaissé. Le brigand est posté à l’écart des Phlégyens ; tu vois ce chêne, c’est sa demeure ; c’est le palais royal où il reçoit les Phlégyens rassemblés pour rendre la justice. Les vieillards et les enfants qui se rendent au temple, Phorbas les saisit, les envoie au campement des Phlégyens pour y être dépouillés et rançonnés ; quant aux hommes robustes, il les force à joûter avec lui ; il terrasse les uns à la lutte, devance les autres à la course, est vainqueur au pancrace comme au disque ; puis coupant les têtes de ses victimes, il les suspend à son chêne et vit sous ces dépouilles sanglantes qui se balançant aux branches distillent la pourriture. Tu aperçois ces têtes ; celles-ci sont desséchées ; celles-là sont récentes ; en voici d’autres dont le crâne est à nu, qui entrebâillent les dents et qui paraissent gémir, traversées par le souffle du vent. Pendant que Phorbas s’enorgueillit de ces triomphes dignes d’Olympie, Apollon se présente dans l’appareil d’un jeune pugil ; le dieu se reconnaît d’ailleurs à sa longue chevelure rattachée par une bandelette, afin de combattre, pour ainsi dire, la tête armée à la légère ; des rayons s’échappent de ses yeux, ses joues se contractent à la fois par l’effet du sourire et de la colère ; le regard perçant vise au but avec justesse et s’élève avec les mains elles-mêmes, ses mains sont enlacées dans les courroies ; elles seraient plus belles si elles étaient chargées de couronnes. La lutte est déjà terminée ; la main assénée avec force conserve encore la position qu’elle a prise pour le coup décisif ; le Phlégyen couvre le sol de son corps, le poète dira sur quelle étendue. La tempe est ouverte, et le sang s’échappe de la blessure comme l’eau d’une source. À voir l’air féroce, l’aspect de sanglier que le peintre a donné au monstre, on le croirait plus capable de manger les étrangers vivants que de les tuer par passe-temps. La foudre lancée du ciel tombe sur l’arbre et doit l’embraser, sans pourtant en effacer la mémoire : car le lieu, témoin de ces horreurs, s’appelle encore, mon enfant, « les têtes de chêne ».


XX

Atlas.


Héraclès, cette fois sans avoir reçu l’ordre d’Eurysthée, lutta aussi contre Atlas, se faisant fort de porter le ciel mieux que le géant qu’il voyait courbant le dos, écrasé sous le poids, appuyé sur un genou et perdant presque l’équilibre : lui au contraire il se sentait capable de soulever le ciel et de se tenir debout sous le fardeau pendant un long temps. Ici, le héros dissimulant tout sentiment de rivalité, dit à Atlas qu’il compatit à ses souffrances et qu’il veut prendre pour lui une part de sa lourde tâche. Atlas non seulement accueille avec joie les offres d’Héraclès, mais il le prie de venir à son secours. À voir dans la peinture son corps ruisselant de sueur, son bras qui tremble, on conjecture, on comprend qu’il cède à la fatigue ; le héros au contraire désire ardemment éprouver ses forces. Tout le prouve, l’empressement peint sur son visage, sa massue jetée à terre, ses mains qui réclament le fardeau. Les ombres sur le corps d’Héraclès sont bien rendues ; mais le succès du peintre ne doit pas nous surprendre ; car dans la position couchée ou verticale l’ombre se prête très bien à l’imitation et la dessiner avec exactitude n’est point un rare mérite ; mais les ombres répandues sur Atlas sont merveilleuses ; comme il est ramassé sur lui-même, elles se couvrent les unes les autres ; les parties saillantes non seulement n’en sont pas obscurcies, mais éclairent par voie de reflet les parties creusées et rentrantes. Aussi sous le buste qui se penche, on distingue aisément le ventre, on croit le voir s’abaisser et se soulever. L’espace éthéré avec les constellations qui font partie du fardeau d’Atlas, a été représenté tel qu’il est ; voici le taureau, c’est bien celui qui brille au ciel ; voilà les ourses, ce sont bien celles qu’on voit là haut ; voici les vents ; ceux-ci soufflent ensemble, ceux-là dans des directions différentes ; fidèles ici comme dans le ciel même à leurs amitiés et à leurs haines. Aujourd’hui Héraclès, tu soulèves ces êtres divers, bientôt tu vivras dans le ciel au milieu d’eux, tenant la coupe dans une main, et de l’autre enlaçant la belle Hébé ; car tu dois épouser la plus jeune et la plus âgée des divinités, la plus âgée, car si les dieux aussi ont été jeunes, c’est grâce à elle.


XXI

Antée.


Un nuage de poussière, comme dans les luttes qui ont lieu près de la source d’huile, deux athlètes dont l’un couvre son oreille de l’amphotide, l’autre détache de ses épaule une peau de lion, des tertres funèraires, des colonnes et des lettres gravées en creux, tous ces détails rappellent la Libye et Antée, véritable brigand enfanté par la terre pour provoquer à la lutte et dépouiller les étrangers. Voilà les exploits du monstre, voilà comme il ensevelissait, dans la palestre même, ceux qu’il tuait ; en face de lui, la peinture amène Héraclès. Le héros s’est déjà emparé des fameuses pommes des Hespérides. Tromper la vigilance des Hespérides était facile : mais tuer le dragon, voilà la merveille. Sans prendre le temps de fléchir le genou, comme on dit, encore tout haletant de la fatigue d’une longue route, Héraclès se prépare au combat. Son regard est fixe ; c’est qu’il songe à la lutte, qu’il étudie ses mouvements ; il a mis un frein à sa colère, pour ne point s’emporter au delà de la prudence. Gonflé d’orgueil et plein de mépris pour son adversaire, Antée semble lui adresser ces paroles : « Malheur à ceux dont les fils… » et d’autres semblables, et par ces injures il affermit son propre courage. En supposant Héraclès rompu aux exercices de la lutte, il n’eût point été autre qu’il n’est ici représenté, tant il paraît robuste, tant on le juge adroit lutteur, à le voir si bien proportionné. Il a d’ailleurs la taille d’un géant et une beauté plus qu’humaine : son sang a de l’éclat ; ses veines, gonflées par la colère, sont comme en travail. Antée lui inspire, je crois, quelque frayeur, mon enfant ; il ressemble en effet à une bête féroce, ayant presque la même dimension en longueur et largeur ; le cou est uni aux épaules de telle sorte que la plus grande partie de celles-ci semble appartenir au cou ; son bras a la même épaisseur que les épaules ; cette poitrine, ce ventre qui semblent comme faits au marteau, cette cuisse mal tournée et trop lourde donnent à Antée une grande force, mais enchaînent ses mouvements et lui ôtent le secours de l’art. Voilà pour la scène qui précède la lutte. Mais tu as aussi sous les yeux la lutte elle-même ou plutôt la fin de la lutte et la victoire d’Héraclès. Le héros vient à bout de son adversaire en l’élevant au-dessus du sol ; car la terre se soulevait d’elle-même pour secourir Antée et le redressait comme à l’aide d’un levier, toutes les fois qu’il fléchissait. Héraclès après avoir vainement lutté contre une telle manœuvre, saisit Antée par le milieu du corps, au-dessus du ventre, à l’endroit des flancs, le soulève sans fléchir lui-même, le presse contre sa cuisse, maintient ses deux bras, et plaçant le coude au-dessous des parties molles du ventre qu’il écrase, il arrête la respiration et tue Antée en lui enfonçant dans le foie l’extrémité aiguë des côtes. Tu le vois gémissant et l’œil fixé sur la terre qui ne peut le secourir ; Héraclès au contraire, dans la plénitude de ses forces, sourit à son ouvrage. Considère avec attention le sommet de la montagne, et pense que de là, comme d’un observatoire, les dieux contemplent le combat. En effet, le peintre a représenté un nuage d’or qui sert, j’imagine, de tente aux dieux, et je vois Hermès en descendre pour couronner Héraclès, qui lui a donné le spectacle d’une si belle lutte.


XXII

Héraclès parmi les pygmées.


Héraclès s’étant endormi sur la terre de Libye après avoir tué Antée est assailli par les Pygmées qui veulent venger Antée, disaient-ils, car ils sont frères du géant, des frères qu’il peut avouer : ce ne sont pas des athlètes ni des lutteurs émérites, il est vrai, mais ils sont fils de la Terre, et d’ailleurs robustes. À leur sortie du sol, le sable ondule comme les flots de la mer. Les Pygmées en effet habitent sous la terre, comme les fourmis ; ils ont leur grenier de réserve et se nourrissent non sur le bien d’autrui, mais sur leurs provisions propres et leur récolte. Car ils sèment et moissonnent, traînés par un attelage de chevaux nains ; on dit même qu’ils se servent de la hache contre les épis qui sont pour eux des arbres. Admire leur audace ! les voilà qui s’avancent vers Héraclès et qui prétendent le tuer pendant son sommeil ; d’ailleurs ils ne le craindraient pas, même s’il était éveillé. Héraclès, vaincu par les fatigues de la lutte, dort mollement étendu sur le sable ; la bouche ouverte, il respire de toute la force de ses poumons et, pour ainsi dire, s’emplit de sommeil. Le sommeil personnifié se tient à ses côtés, se glorifiant, je suppose, d’avoir terrassé Héraclès. Antée est aussi couché, mais par une merveille de l’art, Héraclès respire et conserve la chaleur de la vie, tandis qu’Antée paraît un cadavre, une dépouille aride que la terre attend. L’armée des Pygmées a donc enveloppé Héraclès ; une phalange dirige ses attaques contre la main gauche ; ces deux compagnies marchent contre la main droite qui est une position plus forte ; des archers font le siège des pieds et toute une troupe de frondeurs celui des cuisses qui les frappent de stupeur par leur masse. L’assaut de la tête paraissant plus difficile, c’est là que s’est porté le roi avec un corps d’élite. Ils approchent des machines comme pour emporter une citadelle ; voici le feu pour embraser sa chevelure ; voici un hoyau à deux pointes pour lui crever les yeux, voici des portes pour fermer sa bouche, d’autres pour fermer ses narines ; car il ne faut point qu’Héraclès puisse respirer, quand la tête sera prise. Ceci a lieu pendant son sommeil, mais vois comme le héros se dresse de toute sa hauteur, comme il rit à la vue de ses formidables ennemis, comme il les enveloppe tous pêle-mêle dans sa peau de lion, et se dispose, je pense, à les porter à Eurysthée.


XXIII

Héraclès furieux.


Luttez contre Héraclès, braves serviteurs, et repoussez-le en avançant vous-mêmes. Que du moins il épargne celui de ses enfants qui vit encore, deux sont déjà morts, et l’arc à la main, il vise le troisième, avec une justesse digne d’Héraclès. C’est là pour vous un travail de héros ; Héraclès lui-même, avant sa folie, n’a rien fait de plus ardu. Mais n’ayez aucune crainte ; il ne pense point à vous : c’est Argos qu’il voit, ce sont les fils d’Eurysthée qu’il croit massacrer. Je l’ai entendu dans Euripide au moment où monté sur un char et pressant les chevaux de l’aiguillon il menaçait d’exterminer la race d’Eurysthée. La folie est en effet sujette à l’erreur ; elle ne voit pas les objets qui sont présents ; elle voit ceux qui ne le sont pas. Mais en voilà assez à l’adresse des serviteurs ; il est temps de te faire connaître le sujet du tableau. Cette chambre vers laquelle Héraclès se précipite renferme Mégara et un fils d’Héraclès, le dernier survivant. Corbeilles, bassin pour les mains, orge du sacrifice, bois du bûcher, cratère, tous les objets du culte de Jupiter Hercéen ont été foulés aux pieds ; le taureau est là debout ; mais ces nobles enfants du héros, véritables victimes, sont gisants près de l’autel et de la peau de lion. Celui-ci, la flèche l’a atteint au gosier et a traversé les chairs délicates de la gorge. L’autre est tombé sur la poitrine ; les pointes de la flèche qui l’a tué se sont engagées dans les vertèbres, comme il est aisé de le voir, le corps étant couché sur le flanc. Leurs joues sont humides de larmes ; et ne t’étonne pas s’ils ont pleuré un peu seulement ; petites ou grandes elles sont d’or, elles sont touchantes les larmes des enfants. Toute la foule des serviteurs se presse autour du héros en délire comme les pâtres autour d’un taureau furieux : l’un cherche à l’enchaîner, l’autre se met en posture de le contenir, un troisième crie ; celui-ci se pend aux mains du héros ; celui-là essaie de lui faire manquer le pied ; d’autres lui livrent un véritable assaut. Mais Héraclès sans voir même ceux qui luttent contre lui les disperse de côté et d’autre, les foule aux pieds ; l’écume sort abondamment de sa bouche ; il sourit d’une manière étrange et terrible ; il a le regard fixé sur l’œuvre même de ses mains, mais son esprit est détourné de la réalité par une image trompeuse. Des mugissements s’échappent de sa gorge ; les veines du cou se sont gonflées, laissant ainsi remonter jusque dans les parties les plus délicates de la tête la maladie et son cortège d’effets désastreux. Ce désordre est l’œuvre de l’Erinnys que tu as vue souvent sur la scène, mais qui ne paraît point ici ; car elle est entrée dans la personne même d’Héraclès ; elle se livre à ses transports dans la poitrine du héros, y bondit avec fureur, et trouble profondément sa raison. Tel est le sujet de notre tableau ; les poètes dépassent le peintre en audace ; ils enchaînent Héraclès, et prétendent néanmoins que c’est Héraclès qui a délivré Prométhée.

XXIV

Thiodamas.


Si cet homme est de mœurs sauvages, sauvage aussi est la contrée ; car je reconnais l’île de Rhodes et le territoire de Lindos, le plus rocailleux de l’île ; la vigne et le figuier y poussent heureusement, mais le labour n’y réussit point et les chemins manquent pour les chariots. Ce vieillard, encore vert, au visage sombre, est un laboureur, Thiodamas de Lindos, dont tu n’es pas sans avoir entendu parler. Admire son audace ; il s’emporte contre Héraclès qui près de lui égorge et dévore un des bœufs de son attelage. Le héros est coutumier d’un pareil repas ; tu as lu dans Pindare comment Héraclès, étant entré sous le toit de Coronos, dévora un bœuf tout entier, y compris les os. Le héros a rencontré Thiodamas à l’heure où l’on dételle les bœufs ; il s’est procuré du feu à l’aide de pierres fort commodes pour cet usage, et le voilà qui fait rôtir le bœuf sur les charbons enflammés, tâtant les chairs, examinant le degré de cuisson et gourmandant presque la paresse du feu. L’artiste n’a point négligé de donner au sol son caractère propre ; car là même où la terre ne se refuse pas à toute culture, on voit bien, si je ne me trompe, qu’elle manque de fertilité. Héraclès n’a qu’une pensée, dévorer le bœuf ; les imprécations de Thiodamas le préoccupent tout juste assez pour dérider son visage. Le laboureur assaille d’ailleurs Héraclès à coups de pierres ; sa chevelure est inculte ; son visage immonde ; ses bras, ses genoux sont ceux que la terre, dans sa tendresse, donne aux athlètes qui luttent contre elle. Depuis cet exploit d’Héraclès, Thiodamas est vénéré des Lindiens qui immolent au héros un bœuf de labour, et commencent le sacrifice par des imprécations, celles-là, j’imagine, que profère l’antique laboureur. Héraclès aime à les entendre et comble de biens les habitants de Lindos, en récompense de leurs malédictions.


XXV

Les funérailles d’Abdère.


N’allons pas croire, mon enfant, que ravir les cavales de Diomède et les faire périr sous la massue, ait été pour Héraclès une dure épreuve. L’une déjà morte est gisante ; l’autre râle ; celle-ci semble vouloir se relever ; celle-là s’affaisse ; toutes ont la crinière hérissée, le sabot velu ; ce sont de vraies bêtes fauves. Les mangeoires sont abondamment remplies de chairs et d’ossements humains, seule nourriture en usage dans les écuries de Diomède, et voilà le maître lui-même plus sauvage encore que ses cavales auprès desquelles il est tombé. L’épreuve la plus terrible pour Héraclès est celle qui lui fut imposée par Eros après tant d’autres : car une cruelle douleur vient ici s’ajouter à la fatigue ; le voilà qui emporte, après l’avoir arraché à la dent des cavales, le corps demi-dévoré d’Abdère ; jeune encore et dans un âge plus tendre qu’Iphitos, le malheureux a servi de repas à ces monstres. Ce qui reste de lui permet encore de juger ce qu’il était ; ils conservent encore leur beauté, ces débris que renferme la peau de lion. Si le héros a versé des larmes sur cette dépouille inanimée, s’il a jeté ses bras autour du cadavre, s’il a proféré des gémissements, si son visage est assombri par la douleur, ce sont là des marques d’affection données à d’autres amants ; quelques-uns élèvent sur la tombe du bel adolescent qu’ils ont aimé une stèle qui parle de lui avec honneur ; un hommage plus rare est réservé à Abdère ; Héraclès fonde une ville que nous appelons Abdère de son nom ; il établira ensuite des jeux et près du tombeau on se disputera le prix du pugilat, du pancrace, de la lutte, de tous les exercices, la course des chevaux exceptée.


XXVI

Présents d’hospitalité.


Ce lièvre enfermé dans une cage a été pris au filet ; il est assis sur ses pattes de derrière et remue doucement celles de devant ; il dresse l’oreille et ouvre les yeux aussi grands qu’il peut ; il voudrait regarder derrière lui, tant il est inquiet et sans cesse tremblant ; cet autre qui est suspendu à une branche de chêne desséchée, le ventre ouvert et les pattes dépouillées, témoigne de la vitesse du chien assis au pied de l’arbre pour se reposer et aussi pour montrer que seul il a pris la bête. Voici des canards, au nombre de dix (tu peux les compter) et des oies en nombre égal ; il n’est pas besoin de tâter les uns ni les autres ; ils ont été plumés tout autour de la poitrine qui est l’endroit le plus gras chez les oiseaux aquatiques. Aimes-tu les pains au levain ou les pains octablomes[1], ils sont ici près dans une profonde corbeille. Aimes-tu avec le pain un assaisonnement, ces pains eux-mêmes te l’offriront, car ils sont apprêtés avec le fenouil, le persil et les pavots qui procurent un si doux sommeil. Es-tu impatient d’être à table : renvoie ces provisions au cuisinier, mais en attendant, régale-toi des bonnes choses qui n’ont pas besoin de voir le feu. Pourquoi ne t’empares-tu pas de ces fruits qui s’élèvent en deux corbeilles ? ne sais-tu pas que, pour peu que tu attendes, tu ne les retrouveras plus tels qu’ils sont maintenant, avec leur parure de rosée ? Ne regarde pas non plus avec indifférence les friandises, si tu n’as pas d’antipathie contre les nèfles et contre les châtaignes, ce fruit étrange, à l’enveloppe hérissée de pointes, qui vient sur le plus lisse des arbres. Ni le miel ni rien de ce qui lui ressemble n’a de prix à côté de cet amas de figues, de cette palathé, c’est le nom usité ; rien n’est plus doux que ce fruit. Quant au panier, les feuilles de figuiers qui l’enveloppent lui donnent encore un aspect plus agréable. Je crois voir la peinture offrir ces présents au maître du sol qui les produit, mais ce maître est sans doute au bain, songeant à un vin de Pramne ou de Thasos, lorsqu’il pourrait boire un vin délicieux à sa table, revenir à la ville tout parfumé de vendange et d’oisiveté, et se mêler aux citadins avec le hoquet de l’ivresse.



XXVII

Naissance d’Athénâ.


Ce sont des dieux et des déesses que tu vois ainsi frappés de stupeur : ordre a été donné à tous, même aux nymphes, de ne pas quitter le ciel et de comparaître, ces dernières avec les fleuves qui leur ont donné naissance. Ce qui fait trembler, c’est la vue d’Athénà qui vient de sortir tout armée de la tête de Jupiter, ouverte par l’industrie d’Héphæstos, ainsi que l’indique la hache. On ne saurait trop dire de quelle matière est faite l’armure de la déesse ; autant Iris déploie de couleurs en reflétant la lumière de mille façons, autant les armes d’Athénà présentent de nuances. Héphæstos à l’air de se demander avec inquiétude comment il gagnera les bonnes grâces de la déesse ; ne pouvant donner à la déesse les armes avec lesquelles elle est née, le dieu a perdu d’avance les moyens de lui être agréable. Zeus respire avec plaisir comme font ceux qui, au prix d’un pénible travail, ont obtenu un grand résultat ; il contemple sa fille et paraît fier de son ouvrage. Quant à Héra, loin d’avoir l’air courroucé, elle se réjouit comme si Athénà était née d’elle. Et déjà sur deux acropoles, deux peuples, les Athéniens et les Rhodiens, la terre et la mer, offrent des sacrifices à la déesse ; à Rhodes, le feu n’étant pas employé, la cérémonie reste incomplète ; chez les Athéniens, rien ne manque, ni le feu, ni la graisse brûlée des victimes, ni la fumée qui s’échappe de l’autel, en répandant une douce odeur dont la peinture nous apporte presque la sensation ; aussi la déesse est-elle venue chez les Athéniens comme plus sages et plus savants dans l’art des sacrifices. Quant aux Rhodiens, un nuage creva sur leur tête et il s’en échappa une pluie d’or qui remplit leurs maisons et leurs rues ; c’est ainsi que Zeus les récompensa pour avoir salué la naissance d’Athénà. Sur le sommet de l’Acropole se tient Ploutos ; il est représenté avec des ailes, étant descendu des nuées ; il est en or ayant paru sous la forme de ce métal ; enfin il a des yeux, ce n’est point en effet par aveuglement qu’il est allé chez les Rhodiens.


XVIII

Les Toiles.


Devant une bonne peinture représentant Pénélope à son métier, tu chantes les louanges de l’artiste : voilà bien, dis-tu, une véritable toile : les fils de la chaîne sont bien tendus ; les ornements se voient sous les lisses ; on entend presque le son de la navette ; Pénélope elle-même pleure de vraies larmes, semblables à la neige fondante, selon l’expression d’Homère, et défait son propre ouvrage. Considère maintenant de près le travail d’une araignée ; vois si elle n’est pas meilleure ouvrière que Pénélope et même que les Sères dont les tissus d’une extrême finesse échappent presque à la vue. C’est ici le vestibule d’une maison peu fortunée ; on dirait qu’elle n’a point de maître ; à l’intérieur, on aperçoit une cour déserte ; les colonnes qui se sont affaissées et déjetées ne soutiennent plus rien ; les seuls hôtes sont les araignées ; c’est un animal qui recherche le silence pour tisser sa toile. Vois-les maintenant à l’œuvre ; le fil qu’elles tirent de leur corps, elles le laissent tomber à terre. Le peintre nous les montre descendant et grimpant le long de cette échelle, insectes à la haute volée, comme les appelle Hésiode ; elles tissent dans les angles leurs demeures dont les unes sont tout en surface, les autres sont de forme concave : les premières sont des habitations d’été, les autres offrent un asile commode pendant l’hiver. Autres remarques à l’honneur du peintre : son araignée d’une exécution minutieuse, hérissée et tachetée comme dans la nature, présente à la vue quelque chose de menaçant et de sauvage ; reconnais à ces traits un artiste habile, soucieux de la vérité, et soucieux à ce point qu’il a représenté les fils les plus menus du tissu. Vois en effet : un fil quadruple, servant de câble, est fixé aux angles de la toile ; à ce fil se suspend la toile légère formée de nombreux cercles concentriques ; ces cercles sont réunis depuis le premier et le plus grand jusqu’au plus petit par des fils qui les traversent en droite ligne, ne laissant entre eux d’autre distance que celle qui est entre les cercles. Les ouvrières parcourent le tissu pour tendre les lisses qui se sont relâchées. Elles trouvent d’ailleurs la récompense de leurs peines ; elles dévorent les mouches que leurs filets ont retenues captives. Le peintre n’a pas oublié de représenter ce genre de chasse. Une mouche est retenue par la patte ; l’autre, par l’extrémité de l’aile ; la tête d’une autre est déjà dévorée. Les victimes tressaillent et font des efforts pour fuir ; mais elles ne peuvent ni briser ni agrandir les mailles du tissu.


XXIX

Antigone.


Tydeus et Capaneus, de même Hipomédon et Parthénopæos, s’ils se trouvent ici au nombre des morts, seront ensevelis par les Athéniens qui ont combattu pour recouvrer leurs cadavres. Quant à Polynice, fils d’Œdipe, c’est Antigone sa sœur qui l’ensevelit ; c’est elle qui, pendant la nuit, étant sortie des murs, confie sa dépouille au sol de la patrie que la proclamation prétendait lui interdire, sous prétexte qu’il en avait rêvé l’asservissement. La plaine est couverte de corps amoncelés, de chevaux couchés là où ils sont tombés, des armes abandonnées par les guerriers, et enfin de cette boue sanglante qui, dit-on, comble de joie Enyo. Au pied du mur, au milieu des cadavres des chefs reconnaissables à leurs proportions plus qu’humaines, on aperçoit Capaneus semblable à un géant et par sa taille et par son genre de mort ; atteint par la foudre de Zeus, il est enveloppé de fumée. Antigone a soulevé le corps de Polynice, aussi grand que celui des autres chefs, pour l’ensevelir dans le monument d’Etéocle, pensant ainsi réconcilier les deux frères, seule réconciliation désormais possible. Admirons, mon enfant, l’habileté du peintre : la lune répand sur la scène une lumière douteuse ; frappée d’épouvante, la jeune fille qui entoure de ses bras robustes le corps de son frère est sur le point de pousser un gémissement ; mais elle retient le cri sur ses lèvres, craignant qu’il n’arrive jusqu’aux oreilles des gardiens ; et tout en voulant promener ses yeux autour d’elle, elle contemple son frère, un genou appuyé sur le sol. Le grenadier que tu vois a poussé de lui-même ; ou plutôt les Erinnyes, dit-on, l’ont fait croître sur le tombeau ; si tu cueillais un fruit, maintenant encore le sang jaillirait de l’arbre. Le feu allumé pour la cérémonie funèbre nous offre aussi un aspect étonnant ; il ne s’élève point d’un seul jet ; au lieu de se fondre ensemble, les flammes se séparent et forment des foyers distincts, montrant par là que les deux frères ennemis sont encore tels dans leur tombeau.


XXX

Evadné.


Que signifie ce bûcher sur lequel gisent des victimes égorgées et un cadavre d’une taille extraordinaire ? Quelle est cette femme qui s’élance avec tant d’impétuosité dans les flammes ? Ce tableau, mon enfant, nous transporte dans la ville d’Argos, où Capaneus est enseveli par ses proches ; c’est à Thèbes que le héros est mort, lorsqu’il avait déjà escaladé les murs de la ville. Tu sais par les poètes comment il fut foudroyé par Jupiter en punition de son arrogance et comment il expira avant même d’avoir atteint le sol dans sa chute, le jour où les autres chefs périrent aussi sur la terre cadméenne. Après la victoire des Athéniens qui leur assure à tous la sépulture, Capaneus est exposé ; les mêmes honneurs lui seront rendus qu’à un Tydeus, à un Hippomédon et aux autres ; mais il en est un qui le met au-dessus de tous les rois et capitaines. Evadné a résolu de mourir sur son cadavre ; elle n’approche point l’épée de sa gorge, elle ne se suspend point à un lacet, tous genres de mort choisis par des veuves désolées ; mais elle se jette dans le feu, persuadée qu’elle ne retrouverait pas son mari, si son mari ne la retrouvait à ses côtés. Tel est l’hommage funèbre rendu à Capaneus. Sa femme, imitant ceux qui parent les victimes de couronnes et d’or pour rendre le sacrifice plus solennel et plus agréable aux dieux, a revêtu ses plus beaux ornements ; ses regards ne veulent point exciter la pitié ; on dirait qu’en s’élançant au milieu des flammes elle appelle son mari, car elle semble crier : je ne doute pas que pour sauver Capaneus elle n’eût exposé sa tête aux coups de la foudre. Les Amours se sont chargés d’allumer le bûcher avec leurs torches ; loin d’en être souillée, la flamme de leurs flambeaux n’en sera, pensent-ils, que plus belle et plus pure, quand elle aura servi à rendre les derniers honneurs à ceux qui ont su aimer.


XXXI

Thémistocle.


Ce Grec entouré de barbares, ce personnage à l’aspect viril, au milieu d’hommes efféminés, cet Athénien, car il porte le tribon, prononce, je crois, quelque éloquent discours pour convertir son auditoire et l’arracher à la mollesse. Nous sommes chez les Mèdes, au milieu même de Babylone : voici l’insigne royal, l’aigle d’or sur le bouclier échancré ; voici sur son trône d’or le roi lui-même, étoilé comme un paon. Nous ne louerons pas le peintre d’avoir imité la tiare, la calasiris, le candys et les bêtes fantastiques de toutes sortes que les barbares brodent sur les étoffes, mais bien pour ces fils d’or habilement mêlés au tissu et disposés suivant des formes qu’ils ne sauraient plus perdre ; et aussi, que Jupiter m’en soit témoin, pour la figure de ces eunuques. C’est également de l’or véritable qui brille dans cette cour du palais peinte de manière à ne pas paraître une peinture, mais une construction réelle. Des odeurs d’encens et de myrrhe viennent jusqu’à nous ; car les barbares, loin de laisser l’air à sa pureté naturelle, le vicient par des parfums. De ces deux doryphores nous dirons qu’ils s’entretiennent au sujet du personnage grec dont leur intelligence étonnée sent confusément la grandeur. Tu as reconnu en effet Thémistocle, le fils de Néoclès, qui, comme tu l’as appris, vint d’Athènes à Babylone, après l’immortelle victoire de Salamine, ne trouvant en Grèce aucun asile sûr et eut avec le grand roi un entretien sur les services qu’il avait rendus à Xerxès, comme général de l’armée grecque. L’appareil des rois Mèdes ne l’intimide pas ; il parle avec assurance comme du haut de la tribune. La langue dont il se sert n’est point la nôtre, mais celle des Mèdes dont il avait fait une longue étude en Perse même. Si tu ne me crois pas, regarde comme les auditeurs témoignent par l’expression du regard qu’ils le comprennent ; comme Thémistocle lui-même, qui a bien d’ailleurs le port de tête d’un orateur, laisse errer ses yeux en homme qui se sert d’une langue nouvellement apprise.


XXXII

Palestra.


Nous avons devant les yeux l’endroit le plus beau de l’Arcadie, celui qui a les préférences de Jupiter, la plaine d’Olympie ; les hommes n’y luttent point encore, ne connaissent point encore la passion de la lutte, mais ce moment est proche. Car Palestra, la fille d’Hermès, est déjà dans la fleur de l’âge ; déjà elle a inventé la lutte, et la terre se réjouit de cette découverte qui, mettant trêve aux querelles des hommes, les obligera à déposer le fer belliqueux, qui leur fera oublier les camps pour les stades où du moins ils combattront nus. Ces enfants sont les différentes figures de la lutte : car ils bondissent avec pétulance autour de Palestra, et suivant ses lois, plient leur corps à mille postures diverses ; on les dirait nés de la terre, car la vierge montre assez par son aspect viril qu’elle ne se soumettra point volontiers au joug du mariage et qu’elle n’aura point d’enfants. D’ailleurs ces figures de la lutte sont bien différentes entre elles : la meilleure est celle qui tient du pugilat. Quant à l’aspect de Palestra, elle paraîtra jeune fille si on la compare à un jeune homme, et jeune homme si la pensée se représente une jeune fille. Sa chevelure est trop courte pour être relevée ; son regard ne désigne pas un sexe plus que l’autre ; son sourcil témoigne de son mépris pour les amants et même pour les lutteurs ; elle semble dire qu’elle se sent forte contre les uns et les autres et qu’on ne saurait lui toucher le sein en luttant, tant elle excelle dans son art. Sa poitrine, semblable à celle d’un adolescent, offre des seins à peine formés ; d’ailleurs elle n’a aucun des goûts féminins ; elle ne veut point avoir des bras éclatants de blancheur ; certainement elle n’approuve pas les Dryades qui, pour être blanches, recherchent l’ombre ; habitante des profondes vallées de l’Arcadie, elle demande au soleil la faveur d’un teint hâlé et le soleil colore la jeune fille d’un éclat légèrement rougeâtre. Palestra est assise, et c’est là, mon enfant, une très heureuse idée du peintre, car les ombres projetées ainsi par le corps sont plus nombreuses, et c’est là, d’ailleurs, une attitude qui n’a point par elle mauvaise grâce. Elle fait bien aussi, cette branche d’olivier que Palestra appuie sur son sein ; la déesse aime cette plante qui donne aux lutteurs l’huile indispensable et fait les délices des hommes.


XXXIII

Dodone.


La savante colombe aux ailes d’or se tient encore sur le chêne fatidique pour redire les oracles qui viennent de Jupiter ; voici la hache abandonnée par le bûcheron Hellos qui donna son nom aux Helles de Dodone ; des bandelettes sont suspendues à l’arbre, car comme le trépied de Pytho, il rend des oracles. L’un vient pour l’interroger, l’autre pour faire un sacrifice. Il est entouré en ce moment par un chœur de Thébains qui font hommage à leur patrie de la sagesse de l’arbre ; et en effet, c’est chez eux, je crois, que la colombe aux ailes d’or s’est laissée prendre au piège. Quant à ces devins de Zeus, dont les pieds ne connaissent pas l’usage du bain et qui dorment sur la dure, suivant Homère, ce sont gens sans prévoyance du lendemain, et n’ayant point encore de moyens certains d’existence. D’ailleurs ils ne veulent point en avoir, prétendant qu’ils font plaisir à Zeus en se contentant ainsi des premières choses venues. Ce sont en effet les prêtres de Zeus : l’un est chargé de parer les murs du temple, l’autre récite les prières ; celui-ci dispose les gâteaux sacrés ; celui-là, l’orge et les corbeilles ; celui-là égorge la victime ; cet autre est le seul à la dépouiller de sa peau. De ce côté, tu reconnais les prêtresses de Dodone à leur aspect sévère et vénérable ; on dirait qu’elles respirent l’odeur des libations et des parfums. D’ailleurs le peintre a représenté la fumée de l’encens qui enveloppe tout ce lieu et jusqu’aux voix divines dont il retentit : voici une statue en airain de la nymphe Echo qui met, comme tu le vois, la main sur sa bouche ; en effet, parmi les offrandes consacrées à Zeus dans le temple de Dodone, il y avait un bassin qui résonnait pendant la plus grande partie du jour et qui ne se taisait que si on venait à le toucher.

XXXIV

Les Heures.


Que les portes du ciel sont confiées à la garde des Heures, Homère seul a pu le savoir et le dire, car il avait vécu avec les Heures, ayant eu lui-même le ciel pour premier séjour ; mais tout homme est capable de reconnaître le sujet de notre peinture. Descendues du ciel sous la forme qui leur est propre, les mains enlacées, les Heures mènent, j’imagine, la ronde de l’année ; la terre, savante en l’art de plaire, produit sous leurs pas les richesses de toutes les saisons. Je ne dirai pas aux Heures du printemps : Ne foulez pas l’hyacinthe et les roses ; car foulées par elles, ces fleurs n’en paraissent que plus charmantes et retiennent je ne sais quel parfum émané des Heures mêmes. Je ne dirai point aux Heures de l’hiver : Ne marchez pas sur la terre molle des sillons ; car les épis naîtront là où elles auront posé leurs pas. Celles-ci, qui sont blondes, marchent sur la pointe des épis sans les briser ni les courber, tant elles sont légères, tant elles pèsent peu sur la moisson ! C’est un spectacle charmant que de vous voir, ô vignes, essayer de retenir dans leur vol les Heures de l’automne ; car vous les aimez, ces Heures auxquelles vous devez votre beauté et la liqueur sucrée de vos fruits. Mais ce n’est là que le côté rural, pour ainsi dire, de notre tableau ; pour les Heures elles-mêmes, elles sont pleines de charme et peintes avec un art merveilleux. Vois en effet comme elles semblent bien chanter, avec quelle rapidité tourne leur ronde, comme nulle d’entre elles n’est vue de dos, toutes semblant venir au-devant du spectateur. Elles ont un bras levé, leur chevelure flotte en liberté, leurs joues sont animées par la course ; leurs yeux même participent à la cadence. Je ne sais si elles ne nous permettent point de raconter une fable sur le peintre ; il me semble en effet qu’il rencontra les Heures comme elles dansaient, que sur leurs exhortations pressantes il se mit à l’ouvrage, les déesses voulant ainsi montrer, j’imagine, que le sentiment de la grâce est nécessaire au peintre.

XXXV

Télèphe blessé[2].


Ce héros est le chef indomptable de la Teuthranie, c’est Télèphe qui naguère tenant tête aux Grecs, ensanglantait la terrible mêlée et remplissait de cadavres les eaux rougies du Caïque ; c’est le guerrier qui affrontait la lance d’Achille ; maintenant blessé à la cuisse, il couve un mal cruel ; le souffle semble l’abandonner, sa chair toute vive se consume et se tord convulsivement. Tant de souffrances ne rassurent point le cœur tremblant des Achéens qui fuient pêle-mêle le rivage de Teuthras.


Notes sur le texte
XXII. — NARCISSE.


a). Quant à cet antre, c’est celui d’Achéloos et des Nymphes. L’Achéloos, fleuve de l’Epire qui sépare l’Acarnanie de l’Etolie, coule loin de la contrée de Thespie où les poètes et les mythologues placent ordinairement la fable de Narcisse. Philostrate se rappelle le passage du Phédre de Platon (230 b) : « Les statues et les offrandes nous montrent que nous avons devant nous l’antre de quelques nymphes et d’Achéloos. » Comme Socrate qui parle ainsi se trouve sur les bords de l’Ilissus, on peut croire que Platon fait également allusion à un passage de quelque poète, que nous ne connaissons pas. Il s’agirait alors d’un antre semblable à l’antre célèbre et vanté par les poètes d’Acheloos et des Nymphes.

b). Ἀμπέλῳ γοῦν καὶ κιττῷ ἤρπεται καὶ ἕλιξι καλαῖς : mot à mot elle est couronnée (la grotte) de vigne, de lierre, et de beaux hélix. Ἒλιξ désigne en grec tout objet tourné en spirale, les vrilles des plantes grimpantes, par exemple. Il n’est guère admissible cependant que Philostrate, après avoir nommé la vigne et le lierre, finisse sa phrase sans changer la construction, en désignant les vrilles du lierre et de la vigne. Le mot hélix s’applique aussi à une espèce de lierre. Pline (XVI, 62) après avoir distingué le lierre mâle et le lierre femelle, ajoute : « Species horum generum tres : est enim candida, et nigra edera, tertiaque quae vocatur helico. » Nous avons cru que Philostrate avait voulu plutôt désigner cette troisième espèce de lierre que les vrilles du lierre.

c). Ὅθεν οἱ θύρσοι. Jacobs suppose qu’il faut lire, καὶ νάθηκος, ὅθεν οἱ θύρσοι. Peut-être faut-il tout simplement faire rapporter ὅθεν à tous les mots qui précèdent ; le lierre, en effet, et les grappes de raisin servaient, non à faire le thyrse, mais à l’orner.

d). Κηρῷ. C’est la cire ayant servi pour peindre. Les tableaux décrits par Philostrate étaient donc des peintures à l’encaustique. Voir sur ce genre de peinture, Helbig, Wandgemälde, XI, et la discussion au sujet de la célèbre phrase de Pline (XXXV, 149) : « Encausto pingendi duo fuisse antiquitus genera constat ; cera, et in ebore, cestro, id est viriculo ; donec classes pingi coepere ; hoc tertium accessit, resolutis ignis ceris penicillo utendi. »

e). Ἀνασχεῖν τε αὐτὸν. Welcker : « Dextram lumbo inniti ait Philostratus, simul quo illa Narcissum sustentet, quod sine hoc fulcro qui pedem pede premit facile vacillat, simul quo manu fortiter in lumbum dextrum pressa, nates, quas pro praecipua venustatis parte habet, in alteram partem compactae appareant. » Nous avouons ne rien comprendre à cette explication de Welcker ; d’abord il n’est pas dit que Narcisse a un pied sur l’autre ; en outre, la pression de la main sur la hanche ne saurait en aucune façon soutenir Narcisse qui, d’ailleurs, n’a pas besoin d’être soutenu, puisqu’il s’appuie sur un épieu, avec la main gauche ; enfin ce n’est pas en appuyant, même fortement, la main droite sur le flanc droit, que la hanche peut faire à gauche une forte saillie. Nous croyons que le texte de Philostrate a été mal ponctué ; les mots ἡ δεξιὰ δὲ περιῆκται ἐς τὸ ἰσχίον, forment comme une parenthèse ; après avoir dit que Narcisse tient un épieu dans sa main gauche, Philostrate ajoute que c’est afin de se soutenir et faire saillir la hanche gauche ; aucune attitude n’est plus naturelle ; c’est celle d’un très grand nombre de statues.

f). Δεικνύει δὲ ἡ χεὶρ ἀέρα μέν. Le bras montre l’air, nous avons traduit : on aperçoit l’air entre le corps et le bras. Mais nous conservons des doutes sur la correction du texte. La phrase signifie mot à mot : le bras montre l’air, là où le coude s’infléchit, et une ride, là où le poignet se retourne. La ride ou pli du poignet serait donc opposée à l’air : les deux mots ne sont pas du même ordre ! Ne faut-il pas supposer à la place de ἀέρα un mot désignant une partie du corps, une partie du coude ? Si les manuscrits n’étaient pas tous d’accord pour donner cet incompréhensible ἀέρα, nous aurions volontiers proposé ἄρθρα, l’articulation.

g). Λοξαὶ δ' ἀκτῖνες. Le dos de la main repose sur la hanche qui reçoit la principale lumière ; l’ombre dans laquelle se trouve la paume de la main est produite par les doigts qui, en s’écartant, laissent passer des rayons de lumière ; de là l’expression de αἱ ἀκτῖνες σκίας, les rayons de l’ombre, c’est-à-dire les lignes obscures séparées par des lignes de lumière. Ces lignes obscures étaient naturellement obliques, attendu que les doigts qui se ferment s’infléchissent du côté du pouce. Comparez avec cette expression d’ἀκτῖνες, le vers de La Fontaine :

Les derniers traits de l’ombre empêchent qu’il ne voie
Le filet.

(VIII, 22, Le Chat et le Rat.)


  1. Mot à mot de huit bouchées. Il est probablement question de pains divisés en compartiments par des sillons allant du centre à la circonférence ; les peintures campaniennes offrent des pains qui ont cet aspect.
  2. Comme Philostrate l’Ancien avait composé, suivant Suidas, un livre d’épigrammes, on a dû lui attribuer cette épigramme sur Télèphe dont l’auteur, mentionné par l’Anthologie de Planude, est un Philostrate.