Alphonse Lemerre, éditeur (p. 133-141).

XII
Op. 22
beethoven.

\version "2.20.0"

\header {
  title = "XII"
  subtitle = "Op. 22"

  composer = "BEETHOVEN."
}
  \layout {
  indent = #10  
  %ragged-last = ##ttt
  }
{

    \new PianoStaff = "piano" \with { instrumentName = ""} 
         <<
      \new Staff = "upper" { \relative c'  {\key c \minor \autoBeamOff \set Staff.midiInstrument = #"piano"
         \set Staff.midiMinimumVolume = #0.7
         \set Staff.midiMaximumVolume = #0.9
         \time 9/8 \override Staff.Rest.style = #'classical \override TupletBracket.bracket-visibility = ##f
         \set Score.tempoHideNote = ##t \tempo 4=30 \omit Score.BarNumber
% Ligne 1
  r4\pp r8 r4 r8 \slurDown g'([~ \slashedGrace aes g16 f g aes]\break
% Ligne 2
  a4. \tieDown bes)~ \stemDown bes8[ \slashedGrace c8 \slurUp bes16( a! bes b] \break
% Ligne 3
  b4 d16.[ c32]) \stemUp f,4.~ \slurDown f8([ \slashedGrace g f16 e f g] \break
% Ligne 4
  aes4.~ aes16[ g f e f g] aes[ bes c b c aes] \break
% Ligne 5
  fis4. g) r4 r8


  \bar "||"  
    
 

      }}
      \new Staff = "lower" { \override TupletBracket.bracket-visibility = ##t
        
        \relative c  {\clef "bass" \key c \minor \set Staff.midiInstrument = #"piano" 
                      \set Staff.midiMinimumVolume = #0.3
                      \set Staff.midiMaximumVolume = #0.5
                      \override Staff.Rest.style = #'classical
% Ligne 1
   \stemDown <ees g bes>8-.[\( <ees g bes>8-. <ees g bes>8-.]\) 
  <ees g bes>8-.[\( <ees g bes>8-. <ees g bes>8-.]\)
  <ees g bes>8-.[\( <ees g bes>8-. <ees g bes>8-.]\)
% Ligne 2    
  <ees g bes>8[ <ees g bes>8 <ees g bes>8]
  <ees g bes>8[ <ees g bes>8 <ees g bes>8]
  <ees g bes>8[ <ees g bes>8 <ees g bes>8]
% Ligne 3  
  <d aes' bes>[ <d aes' bes> <d aes' bes>]
  <d aes' bes>[ <d aes' bes> <d aes' bes>]
  <d aes' bes>[ <d aes' bes> <d aes' bes>]
% Ligne 4  
  <d aes' bes>[ <d aes' bes> <d aes' bes>]
  <d aes' bes>[ <d aes' bes> <d aes' bes>]
  <d aes' bes>[ <d aes' bes> <d aes' bes>]
% Ligne 5  
  <ees aes bes>[ <ees aes bes> <ees aes bes>]
  <ees g bes >4. r4 r8

      }}
>>
}


XII


Le soir est glorieux ainsi qu’un hosanna…
Jadis, il me comprit et me rasséréna.

Je pleure, en contemplant le ciel roux comme l’ocre,
Sur mon esprit flottant et mon cœur médiocre.

Le fiévreux souvenir d’une Amie est dans l’air…
L’Arc-en-Ciel de la Mort se lève sur la mer.

Et vers toi la Prêtresse, et vers moi la disciple,
Monte la Nuit unique et diverse et multiple.

La couleur de mes jours, tel un prisme incomplet,
S’assombrit gravement du vert au violet.


Sans révolte, j’attends le crépuscule neutre,
Sable gris où le pas se veloute et se feutre.

Plus rouge que le vin aux Noces de Cana,
Voici venir le soir qui me rasséréna

Jadis, et qui versa ses ors de soufre et d’ocre
Sur mon esprit flottant et mon cœur médiocre.


La voix exquisement artificielle de Vally modulait ces vers attristés que San Giovanni lui avait dédiés jadis.

J’entrai. Mes vêtements de deuil mettaient une note sombre parmi les couleurs jeunes.

L’auditoire attentif de ma Loreley la contemplait en toute ferveur et l’acclamait frénétiquement. Le Prostitué se faisait surtout remarquer par l’excès de son admiration.

Vally, Madone perverse des chapelles profanes, respirait avec une douceur lointaine l’encens de ses fidèles.

J’ai la haine et l’horreur des écrivains et de tous ceux qui participent, directement ou indirectement, à la débauche d’imprimerie, déshonneur de notre époque. Aussi les amis littéraires de Vally s’empressèrent-ils de prendre congé d’elle, dès qu’ils me virent entrer. Je les mettais évidemment en fuite.

Seul, le Prostitué fit face à l’ennemi, représenté par mon humble personne. Il écoutait avec ferveur les paroles légères de Vally.

« Je me souviens, » disait-elle, « d’un petit cousin, que je me plaisais à battre comme plâtre. À travers ses larmes, il se réjouissait d’être battu. Le pauvre enfant était timide et doux ; il habillait d’étoffes éclatantes des poupées que je décapitais ensuite sans remords.

— Que je regrette, mademoiselle, de ne point vous avoir connue à cette époque ! » soupira imbécilement le Prostitué. « Vous deviez être une si adorable enfant !

— Il est banal comme l’adultère, » observai-je, lorsque enfin le jeune homme quitta le salon de ma Loreley.

Vally détourna de moi ses yeux glacés. Elle ne répondit pas directement à cette attaque.

Je continuai :

« San Giovanni me disait hier : “Si j’avais été assez malheureuse ou assez imbécile pour me marier, la lecture du trois cent millionième roman d’adultère aurait déterminé en moi une irrésistible vocation d’épouse fidèle. Oh le roman à l’usage des femmes du monde et des petites bourgeoises en mal de coupables idylles ! »

À ce moment, la robe serpentine de San Giovanni glissa sur le tapis avec un frémissement d’écailles.

« Vous venez une minute trop tôt ou trop tard, » observai-je. « L’auditoire enthousiaste qui écoutait vos vers vient de s’enfuir à l’instant, et je me préparais à vous louer d’une respectueuse admiration au moment de votre arrivée. Votre présence a tari en moi le flot des éloges. Je ne parle plus. J’écoute.

— Je viens de passer une heure mystique dans une église très ancienne, » dit San Giovanni. « Je me suis attardée parmi les ténèbres grises de la nef, et l’encens a divinement alourdi mon cerveau. En présence de ces hommes silencieux et de ces femmes recueillies, une parole très profonde d’un aveugle, entendue à Tunis, m’est revenue en mémoire « Donnez-moi un peu d’argent, afin d’acheter de la lumière. » Tous, nous oublions que la lumière ne se vend pas. Nous sommes les Aveugles, » ajouta San Giovanni d’une voix assourdie, « et nous épuisons inutilement notre volonté dans l’effort de voir, au lieu de fermer les paupières et de regarder en nous-mêmes. La lumière est en nous et non point au dehors. Nous ne verrons qu’en nous résignant à ne point voir.

— Ah ! contempler ce qui éblouit les prunelles fixes des aveugles ! Entendre les harmonies sanglotantes que les sourds écoutent en extase ! » interrompis-je. « Et surtout rêver le rêve incompréhensible et démesuré des Fous ! La douleur n’a sur eux aucune emprise. Ils vivent dans la splendeur d’une royauté illusoire. D’aucuns pensent être Dieu, et sont en vérité ce qu’ils pensent être. Ils sont énigmatiques et surhumains.

— Tu parles toujours trop, » reprocha Vally.

« Ne peux-tu écouter San Giovanni, au lieu de nous infliger tes dissertations futiles sur les fous auxquels tu ressembles ?

— Ne crois pas me l’apprendre, Vally… »

… La portière se souleva. Dans un bruit de feuilles remuées, une Femme m’apparut. Mes yeux furent attirés par une chevelure de Mélisande, une irréelle et rouge chevelure de martyre. Elle avait le regard lointain des filles du Nord. En la voyant, j’éprouvai ce divin et terrible frisson que réveillent une statue, jaillissement de marbre radieux, un tableau nostalgique, un accord infini. Avec un trouble de toute l’âme, j’entendis son nom : Éva.

Ce ne fut qu’une Vision. La jeune fille nous quitta presque aussitôt. Le charme religieux de sa voix grave persistait en moi.

Nous nous tûmes après son départ. L’ombre semblait plus mystérieuse. L’effluve de cet être inexprimable imprégnait l’atmosphère. Il y avait en Éva et autour d’elle une solennelle douceur.

Vally et la poétesse se remirent à causer, mais plus bas. Je sortis bientôt dans la rue tumultueuse. J’avais l’âme oppressée par la Discordance et par le Bruit. La laideur de la ville m’attristait. J’aspirais de toutes mes forces à un silence fraîchement vert parmi l’eau vive et les forêts.

Soudain, planant au-dessus de la confusion, des cloches égrenèrent leurs notes séraphiques. Elles louaient, à l’unisson, une Sainte, une Martyre, elles glorifiaient le nom sacré : Éva ! Éva ! Éva !