Alphonse Lemerre, éditeur (p. i-iv).



Le Charmeur de Serpents, à qui les serpents avaient appris leur ténébreuse sagesse, parla ainsi à l’éphèbe :

« Le bonheur est vaste et hautain comme le désespoir. Il faut que ton bonheur épouvante, comme le désespoir.

« Le seul bonheur véritable est celui de l’ermite et du solitaire. Il faut que le bonheur, comme le désespoir, soit indifférent à tous les êtres et à leurs paroles et à leurs pensées.

« Je n’ai qu’un exemple à le proposer, l’exemple de la Femme au manteau d’hermine. Lorsque son manteau d’hermine se détacha et tomba misérablement dans la boue, des passants le ramassèrent et le lui tendirent : mais, d’un geste altier, elle se détourna et passa son chemin, les épaules nues sous le vent et la pluie.

« Garde-toi de la modération ainsi que d’autres se gardent de l’excès. Car la Prudence est le seul adversaire dangereux de l’héroïsme et du bonheur.

« Ne suis jamais un conseil, pas même l’un de ceux que je te donne. Tout être doit vivre sa vie personnelle et gagner chèrement l’expérience qui ne prouve rien.

« La seule douleur sans étoiles est celle des êtres qui souffrent de ne point souffrir.

« L’amitié est plus périlleuse que l’amour, car ses racines sont plus fortes et plus profondes que les racines de l’amour.

« La douleur d’amitié est plus amère que la douleur d’amour.

« Certains êtres aiment l’amitié comme d’autres aiment l’amour. Ils souffrent par l’amitié comme d’autres par l’amour. Ils n’ont dans leur existence qu’une seule amitié, comme d’autres n’ont qu’un seul amour. C’est à l’heure où l’amitié leur échappe qu’ils désespèrent finalement.

« Et c’est lorsqu’ils désespèrent finalement qu’ils rencontrent le bonheur.

« Car le bonheur est pareil à la magnificence des ruines.

« Voici ce que m’ont appris les serpents, conseillers de volupté :

« Fuis l’acte d’initiation, aussi lâche que le pillage, aussi brutal que la rapine, aussi sanglant que le massacre, et digne seulement d’une soldatesque ivre et barbare.

« Si la femme que tu aimes est vierge, laisse à un inconnu le viol des premières pudeurs. L’amour doit être pur de tout ce qui n’est point la volupté. La souffrance dans l’amour est la discordance dans la musique.

« Ne redoute point le souffle nocturne des fleurs auprès de ton sommeil.

« Car leurs parfums apaisent les Présences invisibles.

« Crains le sommeil, qui apporte les songes lourds d’effrois, et les angoisses qui font bénir le réveil, le gris réveil lui-même.

« Mais ne crains pas la Mort.

« Car les Morts, couchés sur un lit de violettes, retrouvent enfin les rêves que l’existence n’a point animés, les parfums évanouis et les musiques éteintes.

« Car les Morts seuls retrouvent, intacts et purs de tout souvenir cruel, l’amitié qui jadis trompa et l’amour qui jadis trahit. »


SAN GIOVANNI.