Paul Ollendorff (p. 93-113).

DEUXIÈME PARTIE

I

Amédée Richard fils, commis voyageur en cuirs, représentant, pour la Normandie et la Bretagne, d’une importante maison de Paris, inscrivit sur son calepin la commande de M. Barthe, un gros fabricant de chaussures de la rue Potard. Puis il se retira. Au même moment une jeune femme passait. Il consulta sa montre. Ses courses étaient finies. Il résolut de se distraire jusqu’au dîner.

Il rejoignit Lucie place de la Cathédrale et la distança, tout en la dévisageant effrontément. Elle le trouva bien.

C’était un homme de trente-cinq ans, grand, fort, d’épaules carrées, de marche lourde, d’ensemble commun. Il portait un chapeau haut de forme et râpé et un paletot noisette de mauvaise coupe, dont le bas godait, par suite sans doute d’une doublure trop étriquée.

Elle ne perçut pas ces défectuosités, le jugeant sur sa figure, qu’il avait correcte et belle. Ses succès parmi les bonnes d’hôtel et les petites bourgeoises l’armaient d’une assurance imperturbable. Au café, en jouant la manille, il affichait des théories de don Juan qui émerveillaient ses adversaires.

— Amédée Richard fils ? disait-on, c’est un casseur de cœurs, il a toutes celles qu’il veut…

Et on lui supposait des liaisons avec des dames du monde.

Cette fois-ci cependant la rapidité de son triomphe l’étourdit. Quand il s’arrêtait, elle le dépassait, puis s’arrêtait à son tour devant les vitrines. Ils parcoururent ainsi la rue de la Grosse-Horloge. Au Vieux-Marché ils s’avançaient côte à côte. Il sifflota l’air de la Favorite :

Un ange, une femme inconnue…


Elle le gratifia d’un regard d’intelligence. Rue de Crosne, recourant à son stratagème ordinaire, il visa le bout de l’ombrelle dont elle se servait comme appui, et y posa brusquement le pied. L’ombrelle tomba. Mais le manche, un manche japonais d’un travail délicat, se brisa sur le pavé, et Richard n’en put recueillir que d’infimes morceaux.

Il se confondit en excuses. Son chagrin semblait extrême. Embarrassée, Lucie affirma :

— Ça ne fait rien, j’en ai d’autres…

— Ah ! tant mieux, soupira-t-il comme allégé.

Des gens s’attroupaient. Elle se remit en route.

À peine chez elle, elle gravit rapidement l’escalier, et ouvrit sa croisée. Il attendait, la cigarette à la bouche. Elle ôta ses gants, sa capote, sa jaquette, et s’accouda sur la rampe en bois. Ils restèrent longtemps ainsi. Lui, allait et venait, fumant toujours, pour se donner une contenance. Elle observait son manège. L’ombre descendit.

Le soir, avant de se coucher, Lucie écarta le rideau. En face, sous une porte, se dressait une haute silhouette. Un point rouge, lueur de cigare, tremblotait. Cela l’enorgueillit.

Le lendemain matin Richard expédia ses affaires. À deux heures il était à son poste. Elle sortit en toute hâte.

Le commis voyageur emboîta le pas derrière elle. Par la rue Thiers, elle gagna la rue Jeanne-d’Arc. Il faisait doux. Un gai soleil de printemps versait de la joie sur la monotonie des grandes façades symétriques. Tout en bas, une mâture de navire, grêle et gigantesque, fermait la rue amincie. À l’autre extrémité, en haut, c’était un décor de verdure, le mont Fortin, avec des toits rouges parmi les arbres.

Elle marchait, agile, heureuse, sans but, évitant de se demander ce qu’elle désirait. Souvent elle se retournait à moitié, et distinguait à quelques mètres d’elle le pardessus noisette de Richard. Mais soudain, en face du Palais de Justice, la foule, le bruit la gênant, elle se jeta dans une rue transversale, et se mit à considérer des photographies, à l’étalage d’un opticien. L’espérance mal définie qui la retenait fut trompée ; Richard ne l’aborda pas.

Elle repartit, déconfite, longea la cathédrale, l’archevêché, aboutit à Saint-Maclou. L’église était vide, propice. Elle s’agenouilla et ses lèvres dirent une prière. Des pas retentirent. Lucie se leva, palpitante, la physionomie digne déjà. Un mendiant lui tendait la main. Elle s’enfuit, repêcha le commis voyageur sur le parvis et le remorqua dans le faubourg Martinville.

Longtemps ainsi ils errèrent, respectueusement distants l’un de l’autre. Elle ne s’expliquait pas cette réserve, inadmissible en ce quartier misérable où elle ne pouvait être reconnue. Au Pré Thuileau, elle fit une troisième halte pareillement inutile. Il n’osait pas. Le souvenir de l’ombrelle cassée le paralysait. Il craignait quelque bévue de ce genre et de paraître maladroit ou grossier aux yeux de cette femme qu’il sentait à un niveau supérieur au sien et différente de toutes ses maîtresses.

Agacée, Lucie reprit sa course. Son désir se précisait maintenant. Elle voulait que cet homme l’accostât et lui déclarât sa passion, dût-elle le rembarrer vertement. Elle ne voyait pas plus loin que ceci : des mots échangés, des mots nouveaux pour elle, amusants, flatteurs. Enfin, à la nuit tombante, elle échouait au jardin de Saint-Ouen.

Situé derrière l’église et la mairie, bordé de rues ouvrières, humide et triste avec ses arbres antiques et l’ombre énorme du monument, le square reste vide en semaine, peuplé de ses statues de bronze et d’une poignée de marmots en haillons.

Lucie enfila une avenue de marronniers terminée par une pente rapide. Mais, au lieu de descendre, elle revint brusquement sur ses pas, ralentit son allure et croisa le commis voyageur. Il dit d’une voix sourde :

— Bonjour, Madame.

Elle s’arrêta net.

— Vous avez à me parler, Monsieur ?

Il balbutia :

— Oui, je suis content d’avoir l’occasion… de me faire pardonner… vous savez… hier… l’ombrelle.

Elle s’exclama comme la veille :

— Bah ! j’en ai d’autres !

Et il redit :

— Ah ! tant mieux !

Ils se turent. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle sourit malicieusement, et il fit :

— Pourquoi riez-vous ?

— Moi ? je ne sais pas.

Ils touchèrent à plusieurs sujets, puis se confièrent leurs prénoms. Richard s’écria :

— C’est exquis ce nom de Lucie, je ne l’oublierai jamais.

Elle, au contraire, le taquina sur le sien, qu’elle jugeait ridicule.

Il s’excusa, confus :

— Ce n’est pas de ma faute. Mon parrain s’appelait ainsi, Amédée, Amédée Lecoucheur.

Ils cheminèrent au pied du vieil édifice. La paix religieuse des hautes voûtes semblait suinter à l’extérieur et former autour de l’église une atmosphère de silence. L’envers des vitraux racontait de pieuses histoires, un peu obscures. Une cloche sonna, sonna très rapide et très légère. Et tout cela devait donner au souvenir que Lucie enregistra une teinte de poésie mélancolique.

Richard cependant s’enhardissait. Il avait glissé son bras sous celui de la jeune femme, et du doigt, il caressait la chair entre le gant et la manche. Et il prononçait d’un ton emphatique :

— Bien pittoresque, ce vieux Rouen. J’ai exploré aujourd’hui des quartiers que j’ignorais. Ces ruelles étroites, ces maisons branlantes, c’est d’un aspect singulier, auquel je ne trouve rien à comparer, et pourtant j’en ai vu du pays !

Elle lui posa la question qu’il souhaitait :

— Vous voyagez beaucoup ?

— Moi ? tout le temps. Il n’est pas un coin de Normandie ou de Bretagne qui ne me soit familier.

Elle fut ravie :

— Ah ! vous connaissez la Bretagne ?

— Comme ma poche, fit-il fièrement.

Ils causèrent Bretagne.

— Il y a là des sites enchanteurs, la nature y est abrupte et porte à la contemplation.

Et il insinua de sa plus douce voix de séducteur :

— Il faut être deux, deux amoureux, devant de tels panoramas.

— Oh ! oui, soupira-t-elle.

Et à son tour elle lui servit deux réminiscences conjugales, son clair de lune à Roskoff et son coucher de soleil à la pointe de Penmarch.

— C’était mon rêve d’aimer quelqu’un dans ce pays-là.

Il lui serra le bras, et comme elle parlait de le quitter :

— Je vous reverrai, n’est-ce pas ? J’ai tant de choses à vous avouer.

Elle repartit, simplement :

— Demain, ici, à deux heures.

Elle s’éloigna. Aussitôt Amédée se reprocha sa timidité. Il laissait une mauvaise impression. Pour l’effacer, il courut après Lucie, lui saisit le poignet et le couvrit de baisers, en bégayant :

— Je vous aime ! je vous aime !

Le soir, des amis de Robert vinrent fumer une cigarette et faire un whist. Ils remarquèrent la gentillesse de Mme  Chalmin avec son mari.

— Quel charmant ménage, dirent-ils en s’en allant. Ça donne envie de les imiter.

Dans sa chambre, elle continua ses cajoleries. L’accent d’Amédée vibrait encore à son oreille. Et elle eût voulu que Robert murmurât comme l’autre : « Je t’aime, je t’aime ! » Elle eût voulu entendre son intonation spéciale dans les mêmes mots et comparer les deux voix, leur chaleur, leur tendresse, leur tremblement, surtout les sensations produites sur elle.

Elle ne réussit pas. Alors ayant constaté la présence de Richard sous ses fenêtres elle s’offrit en se déshabillant une longue méditation orgueilleuse. « Comme il m’aime, celui-là ! » songeait-elle. Un tel amour méritait des sacrifices : elle repoussa les caresses de Chalmin avec une fermeté déconcertante.

Elle consacra toute la matinée à sa toilette. Son corps fut l’objet de soins inusités. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Son imagination échauffée lui retraçait la scène de la veille, lui représentait les péripéties probables qui se préparaient, mais se refusait à une vision plus précise. L’idée de la chute ne la hanta même pas.

Avant de partir, elle embrassa son mari, calmement, sans émotion.

À l’heure assignée, elle débouchait dans le jardin de Saint-Ouen. Amédée se précipita vers elle, son chapeau de soie à la main, le crâne peu garni, l’air désolé :

— Un vrai contretemps, mes affaires me réclament à Yvetot… une grosse commande… il faut que j’y sois pour dîner si je ne veux pas que mon concurrent me la souffle… ma voiture m’attend là, à côté, rue de l’Épée… un gamin la surveille…

Il reprit haleine et hasarda :

— Si vous vouliez… vous m’accompagneriez jusqu’à Maromme, à travers la forêt Verte, et vous reviendriez en tramway…

Il insista si désespérément qu’elle se rendit à sa prière. Elle le suivit. Il monta le premier, saisit les guides, et, n’avisant rien de suspect aux environs, la fit prestement asseoir auprès de lui. Puis, par précaution, il baissa la capote, accrocha le tablier de cuir et ouvrit un immense parapluie qu’elle tint en bouclier devant elle.

La voiture s’ébranla. C’était un vénérable cabriolet, haut perché sur ses quatre roues, muni à l’arrière d’un vaste coffre. Du drap bleu, défraîchi et crevé à divers endroits, capitonnait l’intérieur. Les ressorts étaient durs et l’on sautait de pavé en pavé.

Ils escaladèrent la rue de la République et la rue du Champ-des-Oiseaux. Amédée conduisait rondement. Le cheval, une grande bête efflanquée, au poil roux, à l’arête du dos tranchante, trottait par enjambées énormes qui secouaient les harnais et les brancards. En quelques minutes ils atteignirent l’octroi. Lucie ferma son parapluie et s’écria :

— Vous avez un rude cheval.

Il s’épanouit et modestement :

— Oui, c’est un canasson solide. Et je ne le presse pas. Sans cela, rien que le bruit du fouet et il va comme le vent. Ah ! nous avons brûlé la politesse à plus d’un « client », n’est-ce pas, Bichon ?

Et, se levant à demi, il tapota la croupe osseuse de l’animal.

La côte serpentait au creux d’un vallon entre deux haies touffues. De loin en loin, quelque ferme montrait son toit de chaume, ses poutres noires, et au milieu de la cour, une niche où des chiens aboyaient. Des vergers passaient, plantés de pommiers respectables, tordus, bossus, étayés, la tête neigeuse de fleurs. Des prairies de marguerites défilaient. Au sommet des collines, sur le bleu du ciel, des arbres affectaient parfois une forme suggestive. Ils s’en amusèrent, et Richard ayant apaisé l’ardeur de Bichon par des : « Oh ! là… Oh ! là », et de petits coups de rênes progressifs, désigna du bout de son fouet deux arbustes penchés l’un vers l’autre, les branches entrelacées.

— Ne croirait-on pas qu’ils se bécotent ?

La route était déserte.

— Si vous étiez bonne, dit-il, nous ferions comme eux.

Il lâcha les guides et lui entoura la taille de son bras. Elle ne résista pas, curieuse. Qu’allait-il demander ? Et elle se pelotonnait au fond de la voiture. Il l’attira d’un mouvement fort et continu. Leurs épaules se touchèrent. Alors elle frissonna, de peur et aussi de joie. Elle eut envie de se débattre, et en même temps elle souhaitait qu’il entreprît davantage encore.

Lui, la face rouge, cherchait en vain des mots d’amour. À la fin il modula simplement :

— Oh ! Lucie, ma Lucie, combien je vous aime !

Il lui baisa le front, puis, comme elle se taisait, la joue, puis la bouche. Elle tressaillit. L’image de Robert la traversa, sans cependant lui suggérer rien de pénible ou d’agréable. Amédée geignait :

— Et vous, méchante, vous ne m’embrassez pas ?

Elle répondit par un baiser. Un bruit de voiture les sépara.

La côte terminée, ils franchirent une large plaine et entrèrent dans la forêt. Le chemin contournait la maison du garde et se déroulait ensuite en ligne droite, à perte de vue, solitaire.

Amédée mit son cheval au pas. Ils recommencèrent leurs caresses en toute sécurité. De chaque côté courait un talus garni de fourrés épais, que çà et là dominait la masse d’un chêne. Puis il y eut des échappées sur de lointaines profondeurs, rayées de grands troncs lisses de hêtres. Et l’on pouvait voir aussi dans les taillis la fuite, vers un point de soleil, de sentiers romanesques, pareils à des tunnels de verdure.

Mais eux ne regardaient rien. Ils ne disaient rien non plus. Les lèvres unies, ils n’osaient bouger, non qu’ils craignissent d’interrompre leur jouissance, mais ils redoutaient la nécessité d’une conversation. De quoi s’entretenir ? Quel sujet entamer qui fût capable de les intéresser et de mettre leurs âmes en contact ? Deux jours avant ils ne se connaissaient point. Il ignorait tout de sa vie. Son passé, à lui, restait impénétrable. Et ils s’étonnaient eux-mêmes de se trouver ensemble dans ce coin de forêt, dans cette voiture, bouche contre bouche.

Alors, ne sachant quelles paroles prononcer, ils se baisaient. Ils se baisaient indéfiniment, comme s’ils eussent espéré surprendre ainsi un peu de leur existence, un peu de leur pensée.

Lui, marmottait de temps en temps :

— Oh ! Lucie… ma Lucie… chère Lucie !

Elle, une seule fois, tant ce nom lui déplaisait, répliqua :

— Cher Amédée.

Il feignit un violent accès de gratitude :

— Merci, mon adorée, merci de votre amour… moi, je vous aime comme un fou !

Ses désirs devenaient impérieux. Il dégrafa son corsage. Elle ne se défendit pas, avide d’admiration. Mais la quittant soudain, d’un mouvement sec il arrêta Bichon, inspecta rapidement les abords de la route, colla son œil à la lucarne de la capote, et s’abattit à genoux en bredouillant :

— Oh ! ma Lucie, nous sommes seuls, seuls !

Une stupeur la paralysa. Elle ne s’attendait point, en réalité, à cette tentative. Pourtant, l’idée ne lui vint pas d’une résistance. Elle s’abandonna.

Une pile de cartons s’écroula sur elle. Le bec d’une canne lui meurtrissait les reins. Puis Bichon, las de cette halte, se mit à trotter. Amédée jurait. Et tout cela lui sembla si comique qu’elle éclata d’un rire nerveux.

Revenue de sa défaillance, Lucie sortit la tête hors de la voiture et respira longuement. À gauche, elle aperçut une borne kilométrique. Elle lut : « Rouen, 6 kilomètres. » Au même moment Richard tirait sa montre :

— Cristi, déjà quatre heures ; tu m’excuseras, chérie, je n’ai que le temps.

Il fouetta sa bête et l’on partit. L’étreinte ayant dissipé leur embarras, ils eurent une crise d’expansion. Il raconta des anecdotes de sa vie errante, des histoires de femmes, de bonnes grosses farces de paysans. Elle, les bras autour du bras de son amant, les mains jointes sur sa main, la joue sur son épaule, parla de son mariage. Et, sans raison, par un besoin naturel, elle débita des mensonges. En toute sincérité elle se plaignit du caractère odieux et des façons brutales de son mari. Puis elle décrivit les passions fabuleuses qu’elle avait inspirées, arrangea son aventure avec Lemercier, et fit si bien que Richard se dit :

— Eh bien, vrai ! moi qui me flattais d’être le premier ! Quelle mâtine !

À intervalles fixes ils estimaient convenable de se donner des marques de leur affection. Ils échangeaient d’ardents baisers et Amédée répétait :

— Ma Lucie, ma petite Lucie, comme je t’aime !

Il se lançait aussi dans des phrases d’amour ampoulées qu’il n’achevait pas, ou bien se lamentait sur les rigueurs du sort.

— Hélas ! je me prépare beaucoup de chagrins. Tu es mariée, mère de famille, sans compter que tu peux m’oublier, en aimer un autre.

— Et toi, répondit-elle, toi qui voyages, ne céderas-tu pas aux occasions, à l’entraînement ?

Ils gémirent, s’accordèrent une grande tristesse, et se turent afin de la mieux savourer.

Des hauteurs boisées les entouraient. Le soleil disparut. Une voix d’homme chanta que scandait le bruit d’une cognée. Des terres de labour étalaient leurs rectangles. Un paysan les salua. Ils approchaient de Maromme, où ils devaient se séparer, et Richard, loquace maintenant, exposait ses plans d’avenir et promettait de changer sa position, si lucrative qu’elle fût, pour un métier qui lui permît de résider à Rouen.

— Je suis connu sur la place, j’ai l’habitude des affaires, la réussite est certaine, et — ajoutait-il finement — j’aurai un magasin à double entrée.

Il pérorait à tort et à travers, crevant de vanité auprès de sa maîtresse, et supputant le relief que lui vaudrait cette liaison.

Lucie l’écoutait, distraite. Le regardant, elle le jugea un peu commun, moins bien que Robert. Elle se demanda vainement pourquoi elle l’avait accepté comme amant. Une gêne l’envahit. Elle eut tout d’un coup la sensation désagréable d’être en voiture, seule avec un étranger. Le souvenir de ses caresses la laissait indifférente. Sa chair, n’ayant rien éprouvé, ne se rappelait rien et ne lui imposait pas cette tendresse lasse des gens assouvis. Et ce monsieur en chapeau haut de forme, en pardessus noisette, le buste droit, la moustache régulière, la physionomie béate, l’importuna jusqu’à mouiller ses yeux de pleurs.

Ils arrivèrent. Les adieux d’Amédée furent touchants. Lucie, crispée, y coupa court en sautant à terre.

À peine en tramway, débarrassée de lui, elle eut une explosion de joie. Elle avait un amant ! Durant le trajet, ses attitudes, ses sourires, son agitation évidente, intriguèrent les voyageurs, de petits rentiers ou des boutiquiers de Maromme.

Elle descendit au bas du boulevard Cauchoise, et légère, la taille souple, elle se dirigea vers sa demeure, en aspirant de fraîches bouffées d’air qu’elle exhalait ensuite avec satisfaction. En face de la Préfecture, elle croisa Paul Bouju-Gavart.

— Deux mots, s’écria-t-elle haletante, j’ai deux mots à te dire.

Elle se planta devant lui :

— Regarde-moi, tu ne devines pas ?

— Non, fit-il, interdit.

Alors, elle articula posément, fièrement :

— Mon cher, aujourd’hui sept mai, à quatre heures, en pleine Forêt-Verte, à six kilomètres de Rouen, j’ai eu un amant !

Cet aveu calma son exaltation. Elle rentra chez elle, sereine et apaisée. Entendant des cris dans la chambre de l’enfant, elle s’y rendit. René pleurait. Elle le consola et le fit jouer quelques minutes comme de coutume.

Au dîner, elle mangea de bon appétit. Ses gestes étaient aisés, son maintien paisible, son visage franc. Mais un tel bonheur se dégageait de ses yeux, des trous de ses fossettes, de l’éclair de ses dents, de l’harmonie parfaite de ses mouvements, que Robert lui-même en fut imprégné.

On servit le café de monsieur. Elle y trempait toujours un morceau de sucre. Il l’attira sur ses genoux et dit :

— C’est un plaisir de te voir !

Elle lui saisit la tête et riva ses yeux aux siens. Une chose la déroutait. Elle s’attendait à ce que son mari lui parût ridicule, et elle ne découvrait rien qui justifiât ses prévisions. Pourtant quel bouleversement dans cette vie ! Entre ce repas et le précédent un fait s’était produit qui changeait irrévocablement cet homme en un homme nouveau. Il aurait dû ne pas être le même que jadis, du moins ne pas lui sembler tel. Mais, malgré ses efforts et son envie, l’impression qu’elle recevait de lui ne différait pas de l’ancienne impression.

À la fin, il l’interrogea :

— Qu’est-ce que tu as à me lorgner ainsi ?

Elle réfléchit et prononça d’une voix convaincue :

— Je suis heureuse.

Ils bavardèrent. Lucie causait avec gravité. Parfois, néanmoins, pour une boutade de Robert, pour un mot, il lui échappait un rire fou, saccadé, interminable. Elle suffoquait.

Chalmin travaillant à son bureau, elle monta seule. Sa gaieté redoubla. Elle jetait ses affaires au hasard, sur les meubles, sur le tapis, au plafond, d’un bout à l’autre de la chambre. Son corset se suspendit à un candélabre. Sa chemise, en tampon, glissa derrière un fauteuil. Puis, soudain sérieuse, disposant sa glace à la lueur de plusieurs bougies, elle se contempla, selon son habitude.

Cette fois, elle se trouva plus belle encore. Sa peau avait une blancheur inusitée, la ligne de ses jambes plus de moelleux, sa gorge plus d’ampleur. Elle examinait, elle palpait curieusement ce corps que gonflait le sang d’un étranger. Rien non plus n’indiquait une transformation. « Et cependant, se dit-elle, c’est comme Robert, il n’est plus le même. » Son corps actuel et son corps de la veille étaient distincts l’un de l’autre. Une seconde avait suffi pour que s’opérât cette irréparable métamorphose.

Et elle l’aimait aussi ce corps neuf, ce corps d’amour, ce corps d’adultère, comme elle le proclama tout haut, par une sorte de bravade.

Elle se mit au lit. Son ivresse persistait. Elle se répéta à diverses reprises :

— J’ai un amant, enfin j’ai un amant.

Cette phrase lui était d’une douceur ineffable. Pas un instant l’image de Richard n’assiégea son esprit. Un homme l’avait possédée, elle le savait, mais ne prêtait à cet homme qu’une attention secondaire. Les détails de l’acte consommé restaient vagues, ne l’occupaient pas comme la plupart des femmes qui recueillent pieusement l’histoire de leur chute. Seul, l’intéressait le résultat de sa conduite : elle avait un amant. Elle se sentit plus complète. La seconde phase de sa vie de femme s’ouvrait devant elle.

À l’arrivée de Robert, elle feignit le sommeil. Il se coucha, lui baisa les cheveux, et ils s’endormirent côte à côte, l’haleine confondue, des coins de leur chair en contact, dans l’intimité du lit nuptial.

Le surlendemain, Lucie retirait de la poste restante une lettre d’Amédée. L’écriture était penchée, petite, régulière, composée des pleins et des déliés de rigueur, agrémentée d’enroulements et d’entortillements artistiques. Un parafe compliqué, enchevêtré, hérissé, savant, encadrait une signature irréprochable. Le papier portait comme en-tête :

Amédée Richard fils

Représentant de la maison Gouget,

Bellavoine frères et Rameau.

Elle lut :

« Mon adorée Lucie,

« Je viens d’enlever la fameuse affaire dont je t’ai entretenue, et tandis qu’on attelle Bichon, j’en profite pour t’assurer encore de mon amour éternel. Quel serrement de cœur, hier, au moment de l’adieu suprême ! À tour de bras j’ai fouetté mon cheval, qui n’en pouvait mais, le malheureux ! et nous avons galopé jusqu’au bois de la Valette, à en perdre le souffle. Alors j’ai sangloté comme un enfant. Hélas ! quand deux êtres s’aiment autant que nous, La destinée a-t-elle le droit de les séparer ! Oh ! ces affaires, quelle servitude !

« À Yvetot, j’ai passé une nuit très agitée. Le souvenir de ma Lucie me poursuivait, me brûlait. Puis d’innombrables petites bêtes m’ont attaqué ; une, deux, trois, cinq, dix, des douzaines de ces insectes maudits se sont acharnés après moi. Jusqu’au matin, je me suis retourné, trémoussé comme un pauvre diable. Aussi j’ai flanqué à l’aubergiste une de ces semonces dont il se rappellera.

« Allons, adieu, ma femme chérie, ma voiture m’attend. Je me fais une fête de m’y installer, de courir la campagne, en pensant à toi, dans cet espace où je t’ai eue, où tu t’es donnée à celui qui t’aime. Mon Dieu ! quel souvenir ! Ma plume tremble en traçant de telles lignes !

« Je vais faire Bolbec, le Havre, Dieppe, etc. Je serai de retour à Rouen vers le 30 courant, et j’espère bien rattraper le temps perdu.

» En attendant, je t’envoie un million de baisers.

« Ton amant pour la vie,
« Amédée Richard fils »

Lucie reçut encore une lettre, puis une autre, puis ce fut tout.

Elle ne le revit jamais.