Une famille pendant la guerre/XXXII

J. Hetzel (p. 106-108).

Du même à la même.
Paris, 6 novembre.

Ce matin, l’Officiel annonce la rupture des négociations. La cause principale est le refus de la Prusse d’accorder aucun ravitaillement ; on aurait pu passer sur les autres conditions, mais il n’y avait pas moyen de se livrer soi-même ainsi, pieds et poings liés, c’était rendre Paris à discrétion. Cela est si clair (heureusement !) que tout le monde le sent et que chacun essaye de refaire bravement volte-face vers la défense à outrance, le jeûne, le froid et les gardes aux remparts.

Avec le rejet de l’armistice, l’Officiel contient un décret de formation de trois nouvelles armées tirées des défenseurs de Paris. C’est une bonne chose que d’essayer d’occuper en ce moment les pensées de chacun pour les détourner, même violemment, du regret inavoué du beau rêve évoqué par le mot d’armistice, mais ce sera difficile. On y a trop compté. Que de familles chez lesquelles, pendant ces cinq derniers jours, on a doublé sans arriver pour cela encore à l’excès la portion de nourriture de chacun ! On croyait en avoir fini avec ces longues privations, et voilà qu’il faut les reprendre plus sévères que jamais, et jusqu’à quand ?

On se perd en conjectures sur la cause de l’obstination de la Prusse à maintenir une clause aussi évidemment inacceptable.

Les uns disent que la capitulation de l’armée de Bazaine, en rendant impossible la délivrance par le dehors a augmenté du même coup les prétentions de Bismarck et qu’il a introduit cette clause pour rompre les négociations sans endosser l’odieux d’un refus tout net de traiter ; d’autres jurent que c’est l’émeute du 31 octobre qui a donné au chancelier prussien l’espérance de voir Paris s’ouvrir de lui-même avant peu et se livrer à lui par crainte du désordre.

Quoiqu’il en soit, rien ne pouvait être plus habile au point de vue prussien, et plus fatal pour nous que cette espérance donnée et reprise. Si les premières ouvertures ont été faites par déférence pour les scrupules de l’Europe, sa tiède amitié n’aura servi qu’à préparer un piège où nous pouvons périr. L’esprit guerrier aura peine à se ranimer ; on s’est amolli, je ne le sais que trop par moi-même, dans la vision délicieuse du retour des siens, on a caressé des images trop chères, on a trop bien cru être au bout de l’effort, on a regardé derrière soi pour admirer sa résistance : près de cinquante jours de siége, qui l’eût attendu de Paris ? Chacun a compté qu’il avait fait tout ce que la patrie réclamait de lui et a cru le moment venu de jouir en paix de son héroïsme.

Mais non. Voilà qu’au contraire c’est l’heure du dévouement vrai et du réel sacrifice, l’heure de lutter pour l’honneur et non plus pour le succès, l’heure de souffrir pour le seul devoir. Ô mon pays ! je ne veux pas douter de toi ! c’est un grand naufrage que le nôtre et nul ne sait quelles épaves chacun pourra recueillir quand le calme se sera fait. Nul ne sait ce qui restera de Paris ou de la France le jour où, le dernier morceau de pain mangé, on subira l’ennemi. Mais si le succès ne dépend d’aucun homme, il est une portion de l’honneur du pays à la garde de chacun : que chacun lui soit fidèle !

Nulle puissance humaine ne peut nous ôter la douceur d’avoir mieux aimé souffrir que faiblir, mourir et même laisser mourir que nous soumettre.

Je sais que tu dis avec moi : Jusqu’au bout, jusqu’au bout du devoir. Tu as une grande part dans mon entière résignation parce que je sens que tu l’approuves, comme le peuple de femmes qui ne laisse pas, même à cette heure, échapper un murmure, aura une grande part dans le respect que le monde devra, j’espère, à la défense de Paris.